Cet article propose un éclairage nouveau sur la dernière grande affaire de sorcellerie du Danemark qui s’est déroulée entre 1696 et 1698, et surtout sur les changements dans le processus de narration lorsque l’affaire a été transférée du district de Thisted, plutôt rural, vers la capitale Copenhague. Il s’agit d’un exemple qui montre que les siècles de traditions et de croyances ont perduré parmi la population générale, même si les élites dirigeantes commençaient à modifier leur vision du monde.
Entre 1696 et 1698, la ville de Thisted au nord du Danemark est le cadre d’une série d’événements qui sont rapidement interprétés comme des cas de possession2. Le 14 mai 1697, une commission nommée par le roi condamne à mort certaines des prétendues « possédées », plutôt que les sorcières accusées d’avoir perpétré les faits. En 1698, la Cour suprême du Danemark commue leur peine : il n’y aura finalement aucune exécution parmi les parties concernées, que ce soit les présumées sorcières, les soi-disant victimes ou l’instigateur de la chasse aux sorcières, le pasteur Ole Bjørn. Il est ensuite ordonné de détruire tous les documents se rapportant à l’affaire, peut-être parce qu’elle suscite trop d’embarras. Ainsi, de nombreuses pages du dossier sont maculées d’encre, ne laissant apparaître, ici ou là, que quelques mots encore lisibles3. Heureusement d’autres sources nous sont parvenues. Ainsi, un petit livre publié un an après le jugement fournit une description complète des événements, qui sont introduits de la manière suivante :
La réputation et les rumeurs qui courent au Danemark depuis quelque temps au sujet de la grande tyrannie et du terrible pouvoir exercé par le Diable sur certaines femmes de Thisted, à l’extérieur du diocèse d’Aalborg, dans le Jutland, rendent chacun autorisé à savoir comment elles se sont formées, surtout après la diffusion de tant d’histoires au sujet des miracles qui se sont produits, de la manière dont le Diable est apparu à ces femmes, a parlé à travers elles, révélé que plusieurs habitantes pauvres ou riches étaient des sorcières et qu’elles lui appartenaient corps et âme, et qu’elles devaient être brûlées avant qu’il disparaisse, entre autres choses4.
La publication se présentait comme un Rapport bref et véritable sur la très célèbre affaire de possession de Thisted : portant à la connaissance de tous des faits tirés d’actes originaux et de documents crédibles, reliés les uns aux autres(abrégé en Rapport dans la suite de cet article)5. Malgré l’ordre de détruire tous les documents se rapportant à l’affaire, l’auteur, qui avait dû avoir accès à l’ensemble du dossier, voulait apparemment la faire connaître au plus grand nombre. Cette publication anonyme est le plus couramment attribuée à l’érudit islandais Árni Magnússon, qui demeurait au Danemark, même si la plupart des historiens s’accordent à penser qu’il agissait à la demande du juge de la Cour suprême Matthias Moth6. En 1699, cependant, Magnusson écrit à son compatriote islandais Thormod Torfæus qu’il est très occupé car Moth lui a demandé de relire le rapport. Magnusson n’aurait ainsi pas été l’auteur, mais aurait surtout apporté son concours à son mécène7. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette publica-tion et sur Moth plus loin dans cet article, mais pour le moment, portons nos regards vers Thisted.
Thisted est un bourg situé au nord du Danemark, qui comptait environ 1 000 habitants en 1696. L’absolutisme avait été instauré en 1660, menant à une centralisation du pouvoir dans tout le royaume. De nombreux postes officiels avaient ainsi été fusionnés ou déplacés des petits bourgs vers les villes les plus proches. C’est pourquoi peu d’hommes éduqués (seuls les hommes pouvaient alors remplir des fonctions officielles au Danemark) résidaient à Thisted. Il y avait bien une école de latin8, qui dispensait des cours aux lycéens, mais pas de médecin à proprement parler. En cas de besoin, il fallait se rendre à Viborg, siège de l’évêché, ou s’en remettre, pour les désagréments les plus mineurs, au barbier Peder Sattelmeyer9.
Ole Bjørn10, né en 1648, avait obtenu son diplôme de magistrat en 1671. Il est principal adjoint de l’école de latin d’Aalborg de 1670 à 1684, avant d’exercer les fonctions de principal au cours de l’année 1685. Après quelques années passées sans position publique, il pose sa candidature en 1692 à la fonction de pasteur de Thisted et est ordonné en 1693. Dans une longue lettre, son employeur, l’évêque Henrik Bornemann, lui décrit l’état désastreux des paroisses qu’il lui revient désormais de diriger. Son prédécesseur, âgé et de santé fragile11, avait négligé les écoles et délaissé ses paroissiens. Étant donné l’expé-rience d’Ole Bjørn dans le domaine éducatif, l’évêque entretient les plus grands espoirs :
[…] et c’est avec joie que je me rends compte de tout le bon travail qui, depuis quelques années déjà, en raison de l’austérité de votre prédécesseur et ce malgré tous les avertissements, a été négligé, maintenant que par la grâce et le secours de Dieu j’ai reçu l’aide d’un œil zélé et attentif, et d’une main prête et dévouée qui n’aura pas besoin de beaucoup d’avertissements, ainsi que j’en peux juger par l’activité et l’énergie que vous avez jusqu’à présent montrées dans vos affaires12.
Il est important de noter la confiance que l’évêque manifeste à Ole Bjørn dès son accession à ses nouvelles fonctions, car il s’agit peut-être là d’une des raisons qui expliquent qu’il se soit impliqué dans la chasse aux sorcières avec autant de zèle. C’était là l’un des devoirs qu’il se sentait tenu d’accomplir.
Ole Bjørn s’installe au presbytère de Thisted avec quelques fermiers et domestiques ; la fille de sa sœur, Charlotte Amalie, tient la maison. Vers 1693, il demande en mariage Ingeborg Catherine Lugge, belle-fille du maire, malgré son statut social plus élevé et de 27 ans sa cadette. Son refus l’aurait profondément blessé et aurait fait naître des sentiments d’hostilité et de rancune envers ses parents, Anne Søe et le maire Enevold Nielsen Bjerregaard13. Cette demande malheureuse allait devenir un point majeur de l’argumentation des juges de la Cour suprême quelques années plus tard.
L’apparition du diable
L’affaire elle-même débute en 1696, quand Ole Bjørn acquiert la conviction qu’une jeune femme, Maren Spillemands, a été possédée par des esprits malins à la suite de sortilèges jetés par une sorcière du voisinage. Depuis l’enfance, Maren Spillemands est victime d’une affliction qui se traduit parfois par de terribles convulsions, et Ole Bjørn n’est pas le premier à y voir la manifestation d’une possession démoniaque. Comme on l’a vu précédemment, il n’y a pas de docteur spécialisé à Thisted, et le barbier ne sait rien de la maladie dont elle semble souffrir.
Maren Spillemands et son père soupçonnent tous deux Anne Christensdatter, une voisine, d’être à l’origine de ses maux, à la suite de plusieurs différends ayant opposé les deux maisons par le passé. L’accusation n’est pas lancée sur le champ ; la famille nourrit son ressentiment jusqu’à ce que les crises de Maren deviennent si violentes qu’elle décide de faire appel à Ole Bjørn14. Convaincu qu’il s’agit bien là d’un cas de possession, celui-ci entre-prend d’abord de l’en délivrer par des prières et des chants, intimant au Diable l’ordre de quitter le corps de la malheureuse. S’il apporte quelque soulagement, il ne parvient pas à empêcher totalement le Diable – ou du moins les convulsions – de réapparaître, et installe Maren dans sa propre maison pour pouvoir intervenir lorsque les crises commencent. C’est alors que de nouveaux signes de possession se manifestent chez la petite Kirsten Langgaard, âgée de neuf ans. La jeune femme et la petite fille se déclarent possédées par les démons Lutzer et Rat Blanc15, et leur comportement devient de plus en plus incon-trôlable : elles sont affectées de contorsions, aboient, crachent et mordent, hurlent et poussent des jurons, et appellent à grands cris leur « Petite Mère16 ».
Selon les deux possédées, cette « Petite Mère » n’est autre qu’Anne Christensdatter. Bientôt les cas de possession se multiplient. Les victimes présentent quelques caractéristiques communes : elles sont le plus souvent jeunes et pauvres, et certaines passent de plus pour jolies. On ne peut négliger ce détail, puisque pour aider les possédées Ole Bjørn se fait un devoir de les installer chez lui et les couche dans son propre lit lorsqu’elles ont à subir les pires assauts des démons. Il leur administre aussi des corrections en frappant leur derrière dénudé17 avec un faisceau de brindilles ou à mains nues. Si les femmes protestent, il leur rétorque qu’il est leur pasteur et qu’il est de son devoir de leur enseigner une conduite chrétienne et de les corriger pour leur propre bien. Ces faits seront plus tard utilisés par les juges de la Cour suprême comme preuve des motivations impures d’Ole Bjørn, qui aurait profité de ces jeunes femmes pauvres et aurait utilisé l’affaire pour satisfaire ses propres désirs charnels. Ole Bjørn ne sera jamais accusé explicitement d’aucun délit sexuel mais ces soupçons transparaîtront dans la décision rendue par les juges, et seront utilisés dans le Rapport pour incriminer Ole Bjørn.
À Thisted, les craintes envers les sorcières s’intensifient. Ole Bjørn jouit en effet de la considération et de la sympathie des habitants, et ses opinions sont généralement respectées. La population accepte dans son ensemble ses conclusions : si la sorcellerie et la possession sont des faits avérés, pourquoi n’auraient-elles donc pas cours dans leur ville ?
À cette époque chaque jour comptait son lot d’accusations et de descriptions de faits de sorcellerie. On rapportait par exemple qu’Anne Christensdatter avait attaqué sous l’apparence d’un chat le magistrat Oluf, ainsi que les étudiants susnommés, et avait voulu leur déchirer la gorge mais avait été empêchée de le faire par le grand homme18. Ainsi, les habitants étaient si terrifiés que s’ils voyaient un chat, un rat ou une souris, ils craignaient qu’il s’agisse d’un démon19.
Les étudiants en question s’appelaient Povel Rytter et Christian Frideric Mavors20, et assistaient Ole Bjørn en qualité de chapelains. Le second était, de plus, le neveu d’Ole Bjørn et le frère de sa gouvernante, Charlotte Amalie Mavors.
Des animaux malveillants et des biens volés
Le Rapport considère la peur que pouvaient avoir les habitants à l’encontre de sorcières métamorphosées en animaux comme exemple de l’absurdité des superstitions populaires :
Il advint aussi qu’un homme en traversant un champ vit trois lièvres, qui sont en grand nombre dans notre pays, il pensa qu’il s’agissait de trois démons et expliqua que quand ils le dépassèrent, il éprouva une douleur comme si on lui avait plongé un couteau dans le cœur, et il leur ordonna de s’éloigner, ce qu’ils firent, et il remercia Dieu d’avoir réussi à leur échapper21.
Cette histoire aurait très bien pu être utilisée par Ole Bjørn pour étayer les menaces de sorcellerie planant sur le bourg et on en rencontre de semblables dans de nombreux autres épisodes de chasse aux sorcières. Les procès en sorcellerie tenus au Danemark, en Suède et en Écosse22 font souvent mention d’esprits démoniaques incarnés en lièvres pour sucer le lait d’autres animaux, et l’idée qu’un cercle de lièvres serait en réalité un rassemblement de sorcières est répandue aussi bien en Scandinavie que dans les îles Britanniques23. En ajoutant que les lièvres « sont en grand nombre dans notre pays », cependant, l’auteur insiste sur le fait qu’apercevoir un chat, un rat, une souris ou un lièvre n’indique aucune manigance de nature magique puisque ce sont des animaux extrêmement communs. L’auteur polyglotte, qu’il s’agisse de Moth, Magnussen ou de quelqu’un d’autre, avait peut-être lu l’un des nombreux livres sur le sujet, tel The Discovery of Witches(La Découverte des sorcières) publié en 1647 par Matthew Hopkins, le célèbre chasseur de sorcières anglais, où il est fait mention de l’apparition d’animaux durant la séance d’interrogatoire – proche de la torture – d’une sorcière, ce qui signe son arrêt de mort. Il se serait peut-être inspiré de cet épisode pour ridiculiser cette croyance.
À Thisted, une seule accusée, Anne Vert, avoue et reconnaît être responsable de cas de maladie et d’insomnie, et avoir privé un des habitants de sa virilité :
La femme24(qui était vieille, sénile et était retournée en enfance) se défendit longtemps en expliquant qu’il s’agissait de mensonges, mais comme elle fut ensuite jetée en prison, menacée et sévèrement réprimandée par le juge, elle reconnut finalement être une véritable sorcière. Elle devait à présent expliquer ce qu’elle avait fait de la virilité de cet homme. Pendant longtemps elle ne sut quoi répondre, mais finalement dit qu’elle l’avait attachée à un moulin à l’extérieur de la ville. On demanda à l’homme si c’était vrai. Non, répondit-il, mais je n’ai pas la même vigueur que dans ma jeunesse25.
Il est impossible de ne pas remarquer le ton sarcastique de ce paragraphe. Si Moth est bien l’auteur du Rapport, son récit de la confession d’Anne Vert renvoie peut-être au procès intenté en 1693 contre Anne Palles, une vieille femme de 74 ans de l’île de Falster, qui fut finalement condamnée à mort26.
Condamnation pour raison de procédure
Anne Palles fut la dernière personne à être exécutée pour sorcellerie au Danemark. Elle ne fut cependant pas brûlée vive, comme c’était jusqu’alors la règle, mais on lui accorda d’être décapitée avant que son corps soit brûlé. Anne Palles avait reconnu sa culpabilité et raconté le pacte qu’elle avait fait avec le Diable et les maléfices qu’elle avait lancés contre ses voisins au cours de deux procès, avant de revenir sur ses aveux devant la dernière cour d’appel, la Cour suprême. Elle avait alors expliqué aux juges qu’elle avait été menacée de tortures, bien qu’elle n’en ait finalement pas subies, et qu’elle avait été traitée avec beaucoup de cruauté par les juges et les huissiers précédents. C’est la peur de recevoir un traitement encore plus sévère qui l’avait poussée à avouer. Moth était alors l’un des juges de la Cour suprême et avait voté contre la peine de mort en raison de ces dernières déclarations ; cinq autre juges étaient d’avis qu’Anne Palles ne devait être reconnue coupable que du délit mineur de magie blanche, mais les onze juges restants qui pensaient qu’elle était coupable de « véritable sorcellerie » l’emportèrent finalement27. La plupart, toutefois, pré-cisèrent dans leur vote qu’il était possible qu’elle soit innocente, mais qu’ayant avoué non pas une fois mais deux, elle était seule responsable de la sentence qui avait été rendue. Elle aurait dû revenir sur ses aveux plus tôt, car les juges n’avaient maintenant d’autre choix que de la condamner afin d’éviter un précédent qui inciterait d’autres criminels à se dédire devant la dernière cour d’appel, dont les arrêts étaient définitifs28.
On peut aussi remarquer dans la citation précédente le fait qu’Anne Vert est décrite comme sénile. Le dossier judiciaire nous apprend qu’elle réussit à fuir et à rester cachée pendant sept semaines avant d’être appréhendée quand elle entendit les accusations portées contre elle. Ceci semble en contradiction avec l’image de vieille femme gâteuse qui est donnée d’elle dans le Rapport, mais on peut sans doute y voir le désir de présenter celles qui firent des aveux comme de vieilles imbéciles ou des personnes très malades.
Anne Vert donne le nom de deux autres sorcières en plus d’Anne Christensdatter. Ole Bjørn, en proie à la plus vive excitation, écrit aussitôt à l’évêque d’Aalborg dont dépend le diocèse de Thisted. Il exhorte le jeune évêque Jens Bircherod à allumer les bûchers aussi vite que possible pour brûler les sorcières29. L’une des accusées n’est autre qu’Anne Søe, l’épouse du maire de Thisted et la mère de la jeune femme qui avait rejeté la demande en mariage d’Ole Bjørn. Ce fait sera utilisé de manière récurrente contre lui par les juges, pour qui la persécution d’Anne Søe n’aurait pu refléter qu’une rancune personnelle. Si l’on ajoutait à cela les châtiments infligés par Ole Bjørn aux jeunes « possédées », la chasse aux sorcières dans son ensemble aurait pu n’être qu’une manifestation des désirs privés d’Ole Bjørn.
L’influence du passé
Cependant, pour comprendre les arguments et les motivations qui poussèrent Ole Bjørn à se lancer dans la persécution des accusées, il faut mentionner le livre Køge Huskors, publié en 1674 par le pasteur danois Johan Brunsmand. Le livre décrit les phénomènes démoniaques qui avaient touché la famille d’un marchand entre 1608 et 1615 dans la ville de Køge. La famille avait, par exemple, été réveillée par le caquètement terrifiant d’une poule qui semblait se trouver dans le lit mais demeurait invisible. Le fils avait été frappé de paralysie ; le père, Hans Bartskaerer, avait ressenti une sensation d’étouffement, comme si le Diable, ayant pris la forme d’un gros sac de blé, lui appuyait sur le ventre30 ; et la fille, brutalement éveillée de son sommeil, avait aperçu une silhouette noire debout près de son lit. Toutes ces manifestations démoniaques avaient conduit à poursuivre en justice plusieurs femmes, et entre sept et vingt d’entre elles avaient finalement été condamnées et brûlées vives entre 1612 et 161531.
La femme de Hans, Anna Bartskærer, avait ensuite consigné par écrit les tourments qu’avait subi sa famille, en les comparant à une croix qu’ils avaient dû porter, d’où le titre de Køge Huskors(La Croix de la maison de Køge). Le récit ne fut publié qu’en 1674, après avoir été découvert par Johan Brunsmand.
Il est évident que les citoyens bien éduqués, si ce ne sont les autres aussi, connaissaient ce récit, comme le suggère la lettre d’Ole Bjørn à Jens Bircherod, dans laquelle il décrit en détails les possédées et leur comportement, en faisant un lien explicite avec Køge Huskors :
Sinon il m’apparaît que ces phénomènes ressemblent beaucoup à l’histoire et au récit de Kjøge Huskors, et même ils les surpassent en horreurs de bien des façons, si bien que l’esprit maléfique s’attaque à moi publiquement en pleine église, alors que je remplissais mes fonctions à la chaire, en parlant non seulement par la bouche des possédées, mais même du haut des arcades de l’église […]32.
Ces mots indiquent qu’Ole Bjørn croyait bien en la réalité de la possession démoniaque. Après tout, il avait une bonne éducation : il disposait d’un diplôme de théologie de l’université, avait enseigné à l’école de latin d’Aalborg pendant plusieurs années et possédait une grande culture. Lorsqu’il relaie les accusations contre les sorcières en 1696, cela fait seulement trois ans qu’Anne Palles a été condamnée à mort au Danemark et il ne peut bien sûr pas savoir qu’elle est la dernière à être reconnue coupable de sorcellerie. Pour lui, les sorcières existent, d’après la tradition, la Bible et la loi. La lecture de Køge Huskors suscite peut-être en lui le désir de faire œuvre de héros en débarrassant le diocèse du mal, et la rancune personnelle qui l’anime contre le maire et sa famille explique sans doute son manque de recul critique vis-à-vis des accusations portées contre Anne Søe. Cependant, il semble un peu excessif de voir dans la chasse aux sorcières un simple désir de vengeance. Il semble plus probable qu’Ole Bjørn se soit senti encouragé par la bonne opinion que son employeur avait de lui et par les récits qui circulaient sur des cas similaires ; par ailleurs, il était un homme de son temps, nourri par des croyances répandues depuis déjà plusieurs décennies.
Le menu fretin à la ville
L’affaire est transférée de la petite ville de Thisted à la juridiction de Viborg. Anne Søe avait été rapidement disculpée en raison de son haut statut social et les juges de Thisted n’avaient inculpé que deux femmes, Anne Christensdatter et Anne Vert. Pourtant, toutes deux sont acquittées lors du deuxième procès, ce qui ne plaît pas à Ole Bjørn. L’évêque Jens Bircherod, jusqu’alors très passif, commence toutefois à montrer des signes d’opposition, comme le suggère l’extrait suivant de son journal, écrit en 1696 :
4 août. Ce matin j’ai écrit du presbytère d’Øsløs au conseiller Povel Vinding à Copenhague au sujet de mes difficultés et des accusations que je porte contre les nombreuses présomptions du magistrat Oluf Biørn, et on apprendra et verra à la Chancellerie ce que je vais lui reprocher, concernant la façon dont il mène ses fonctions33.
L’évêque Jens Bircherod réclame l’instauration d’une commission d’enquête et réussit à éloigner les « possédées » d’Ole Bjørn. Maren Spillemands et Kirsten Langgaard sont installées chez lui, à Aalborg, et, une fois isolées, commencent à se rétracter, avouant avoir fabriqué leurs histoires de toutes pièces34.
La tournure que prennent les événements ne plaît pas aux habitants de Thisted, qui envoient une supplique au roi, où ils garantissent la réalité des phénomènes magiques. Ils demandent qu’une enquête soit menée pour prouver que les aveux de Maren lui ont été extorqués.
Ole Bjørn est suspendu en août 1696. Bircherod recommande par ailleurs aux pasteurs des environs d’expliquer dans leur prêche que toute cette histoire de possession n’est qu’un énorme malentendu. Ceci ne décourage cependant pas Ole Bjørn, qui continue, par le biais de conversations privées avec ses paroissiens plutôt que par le prêche public, à alimenter la foi des habitants en la réalité de la possession démoniaque.
Mais si Ole Bjørn jouit d’une certaine considération à Thisted, dans la grande ville qu’est Copenhague, il ne fait pas le poids. Dans la capitale du Danemark, ses récits des 14 cas de possession et sa description des signes qui constituent selon lui des preuves absolues ne suscitent que scepticisme et on l’encourage à reconsidérer ses propos. Il persiste, et est renvoyé à Aalborg pendant le déroulement de l’enquête35.
Le Rapport suggère que tous les habitants ne le croyaient pas forcément et fait aussi mention de citoyens éclairés, plus sceptiques vis-à-vis des superstitions populaires. Le but du Rapport est sans doute de les présenter comme modèles :
Entretemps, il existait, comme on l’a dit plus haut, un grand nombre de gens, vivant à l’intérieur ou à l’extérieur de la ville, remplis de doutes à ce sujet. Le magistrat Oluf, cependant, défendait sa cause avec zèle et déclarait que tous ceux qui s’opposaient à lui étaient coupables de manquer de foi et avaient l’esprit possédé36.
Le Rapport insinue ainsi subtilement que les habitants de Thisted ne croyaient pas tous nécessairement à la sorcellerie mais n’osaient pas s’opposer à leur pasteur et se voir attribuer le stigmate d’être un mauvais chrétien. La part de responsabilité d’Ole Bjørn y est encore dénoncée. Le Rapport insiste ensuite sur le fait que les responsables locaux avaient fait preuve de raison et ne s’étaient pas laissé persuader si facilement. Le maire et l’évêque avaient ainsi tous deux contacté le roi pour l’avertir de la manipulation :
[…] Maren Spillemands avait avoué, comme les autres qui étaient possédées à son exemple, et était sévèrement surveillée par le magistrat Oluf. Il ne voulait pas les laisser s’éloigner de lui pour ne pas permettre qu’elles soient interrogées et examinées.37
L’affaire aurait pu s’arrêter là, mais ni Ole Bjørn, ni les paroissiens, ni le roi Christian V ne sont satisfaits. Le gouverneur local et un responsable du comté sont invités à constituer une commission, chargée de vérifier si les femmes sont véritablement victimes de possession38.
Le roi et son conseiller le plus proche, le juge Matthias Moth de la Cour suprême, sont néanmoins mécontents du travail de la commission. C’est donc la Cour suprême qui prend le relais : elle condamne toutes les prétendues victimes, à l’exception d’Inger Fusmand (décédée) et de Kirsten Langgaard (qui n’est qu’une enfant), à être fouettées en place publique et à être enfermées dans une maison de travail pour le restant de leurs jours. Maren Spillemands est envoyée à l’hospice d’Odense et est graciée en 1703, toutes les autres femmes ayant obtenu le pardon en 1700. La petite Kirsten Langgaard est envoyée chez sa tante maternelle, loin de son père car celui-ci exerce, semble-t-il, une mauvaise influence sur elle, et il a par ailleurs été si appauvri par les différents procès qu’il ne peut plus prendre en charge son enfant39.
Ole Bjørn est banni du clergé et condamné à la prison à vie. Il est gracié en 1699 mais n’est pas réinvesti dans ses fonctions de pasteur. Il poursuit en justice Moth pour diffamation, conscient que le juge n’est sans doute pas étranger à la parution du Rapport qui l’incrimine, mais sans succès40.
Il faut ici mentionner un autre livre important, Le Monde enchanté(De Betoverde Wereld) du théologien hollandais Balthazar Bekker, paru en 1693, dont les quatre volumes dissèquent les croyances en la magie et la sorcellerie répandues en Europe en s’inspirant des idées scientifiques de Descartes41. Dans le quatrième volume, l’auteur s’emploie durant tout un chapitre à prouver que les événements survenus à Køge ne reposaient sur rien de démoniaque et à critiquer la manière dont l’affaire avait été menée depuis le début : le système judiciaire était peu fiable, le clergé se mêlait d’affaires qui dépassaient ses attributions, et les habitants avaient fait preuve de trop de crédulité, parfois encouragés par la boisson ou la maladie mentale42.
Condamné pour avoir cru en l’intervention du Diable, Brunmands essaie de se défendre des allégations de Bekker dans l’édition en latin de Køge Huskors parue en 1695, qui comporte un petit appendice, Déclaration 43, dans lequel il insulte « le bon docteur Bekker » pour ses critiques. Bekker meurt en 1698, ce qui aurait pu reléguer les faits survenus à Køge dans l’oubli. Mais en raison des cas de possession de Thisted, et de la publication du Rapport qui critique avec violence Køge Hurkors, Brunsmand se retrouve à nouveau contraint de défendre son ouvrage et de justifier sa croyance en la sorcellerie. Le Rapport, en effet, conclut en ces termes :
En guise de conclusion, il convient ici de faire savoir au sujet du rapport publié sur la dite « Croix de la maison de Køge [orthographe moderne] » que, puisque le maître Oluf a invoqué ce cas ainsi qu’un récit indubitable, d’abord dans sa lettre à l’évêque, puis à tout moment depuis lors et puisqu’il semble même avoir inventé toute cette affaire de possession à l’occasion et à l’instar de cette histoire, on constate quel désordre et quels dégâts cela peut souvent causer quand on publie de telles sornettes infondées et les porte à la connaissance des gens ordinaires.
Conclusion.
Ce récit a été publié par Johan Brunsmand, pasteur à Vartov, 1674. Il exprime le plus haut degré de conviction en la réalité de la possession démoniaque et n’est qu’un tissu d’absurdités.
Fin44.
Le Rapport conclut donc que toute l’affaire de Thisted résulte directement des écrits de Brunsmand, et n’hésite pas à mentionner le nom complet et la qualité de celui-ci. Brunsmand écrit alors une nouvelle défense, intitulée Une courte et simple Déclaration 45, mais l’auteur n’a plus bonne presse. Il lui est beaucoup plus difficile d’échapper à la censure et aucun professeur réputé ne semble prêt à garantir l’exactitude scientifique des faits avancés46. Il parvient cependant à faire publier le texte en 1700 :
On ne peut jouir de paix qu’autant que son voisin le permet, comme le dit le dicton, et l’on ne peut rien faire, qu’importe la diligence et la fidélité avec lesquelles on s’y applique, sans que quelqu’un d’autre ne fasse des critiques, n’en dise du mal et n’en propose des interprétations sévères. C’est ce que j’ai ressenti pour ce qui concerne le texte de Kjøge Huskors, que j’ai fait publier il y une douzaine d’années en toute probité et fidélité, en usant de toute la diligence que je savais nécessaire. Et je dois depuis reconnaître que ce texte a été très mal reçu : certains ont cherché à établir qu’il avait eu des conséquences malheureuses, et en rivalisant de mauvaise foi, à y déceler d’autres sens que celui qui y était contenu. D’autres ont même cherché à faire disparaître le texte et à le condamner de la manière la pire qui soit47.
On peut comprendre l’indignation de Brunsmand lorsque l’on sait que cela faisait plus d’un siècle que la sorcellerie et l’existence du Diable étaient considérées comme des vérités avérées. La loi de 1683, qui reprenait en l’actualisant la loi de 1617 sur la sorcellerie et la complétait par les autres dispositions rendues légales entretemps, reconnaissait la sorcellerie comme crime48. Et pourtant, le pasteur respecté Brunsmand devait à présent subir les foudres des intellectuels, aussi bien danois qu’étrangers, pour avoir fait publier un livre qui selon eux n’était rien d’autre qu’un amas de fictions et de superstitions, témoignant ainsi d’une crédulité coupable.
Conclusion
Instruits par le dernier procès en sorcellerie tenu au Danemark, la réimpression de Køge Huskors et les critiques virulentes qui lui étaient adressées dans le quatrième volume du Monde enchanté de Balthazar Bekker, les membres de la Cour suprême voulaient éviter de se couvrir de ridicule aux yeux de l’Europe. Ils ne voulaient pas donner à nouveau du Danemark l’image d’un pays superstitieux et rétrograde, prêtant foi aux élucubrations du premier villageois venu. Bien que la croyance en la sorcellerie demeurât aussi vivace dans les zones urbaines qu’à la campagne, un changement s’opère alors dans le discours, où elle est plus volontiers mise en relation avec la superstition et le manque d’instruction qu’auparavant. En rattachant ainsi ces croyances aux bourgs ruraux, l’élite éduquée cherche à prendre ses distances avec elles, bien que beaucoup aient défendu quelques années plus tôt l’existence de la sorcellerie sur la base d’arguments prétendument scientifiques.
L’acharnement d’Ole Bjørn semble être dû à sa rancune d’amoureux éconduit et à ses penchants sexuels pervertis, mais il serait bien trop simple d’y voir là ses uniques motivations. De plus, même si le Rapport constitue une véritable mine d’informations, il s’agit aussi d’une opération de propagande visant à démontrer que toute l’affaire est le résultat d’une hystérie collective et ne doit pas être prise au sérieux. Les événements de Thisted révèlent ainsi les changements qui infléchissent peu à peu la perception officielle de la sorcellerie. Avant, il n’aurait pas été possible, ou du moins acceptable, de condamner publiquement l’existence de la sorcellerie ou des démons. Cependant, alors que l’Europe adopte progressivement une attitude différente envers la sorcellerie, il devient inopportun d’afficher des convictions trop fermes sur le sujet. Il est encore trop tôt pour que l’élite judiciaire nie catégoriquement l’existence des sorcières ou du démon. Elle trouve plutôt des arguments soulignant que même si le Diable existe, la majorité des cas étudiés ne peuvent pas s’expliquer par son intervention ou le pouvoir de ses sorcières, mais ont plutôt leur source dans la mélancolie ou l’épilepsie. Le mot « superstition » acquiert alors une connotation péjorative et est associé aux habitants de la campagne dépourvus d’éducation, par opposition à une élite urbaine plus éclairée. L’élite judiciaire danoise croyait-elle en la sorcellerie ? Ceci constitue un débat en soi, mais les événements de Thisted montrent en tout cas qu’elle ne voulait pas que les intellectuels d’autres pays d’Europe le pensent.
Elle voulait par ailleurs communiquer cette nouvelle attitude au peuple, sans changer radicalement la loi ou entrer en conflit avec la Faculté de théologie. La publication d’un livret « anonyme » dans lequel l’affaire était ridiculisée et les cas de possession ramenés à des épisodes d’épilepsie ou de mélancolie ou condamnés comme de purs mensonges, pouvait permettre à ce discours de se répandre tout en constituant le moyen d’affirmer la sagesse et le discernement de la Cour suprême et du roi.