Les recherches sur la chasse aux sorcières en contexte urbain sont peu nombreuses2. Johannes Dillinger a présenté quelques hypothèses notables où l’importance des persécutions dépendait de l’ampleur de la ville. Dans les petites villes qui se caractérisent plus ou moins par une économie agricole, par exemple, la crainte des dégâts causés par des tempêtes était de poids, tandis que pour les grandes villes commerciales et artisanales, les périls sur la nature avaient moins d’impact. Mais le plus important dans ces hypothèses est l’attention portée à la fonction du système politique. Plus une ville est grande, plus les familles dirigeantes sont indépendantes les unes des autres, et de ce fait, le processus de prise de décision est soumis à une supervision mutuelle. Au contraire des petits comités où la décision était souvent prise d’une manière autoritaire et sans discussion, le conseil municipal, c’est-à-dire la dernière instance de la ville, tend au discursif : la rivalité des familles ou des factions empêche ainsi la persécution des sorcières3.
Selon mes recherches, les villes impériales alsaciennes ont connu un degré de persécution relativement modéré. Les dirigeants, comprenant marchands ou artisans, tendaient vers une pensée pratique, et n’étaient pas très intéressés par le monde surnaturel. Cependant, ne pouvant pas ignorer la volonté de persécution émanant du peuple, ils ont dû y réagir en cédant souvent à cette dernière. Les juges de la ville ont examiné des cas de sorcellerie, mais sans tenir compte de tous les facteurs qui composaient ce genre d’image déjà stéréotypée. L’image de la sorcière comme agent du diable qui essaie de perturber l’ordre divin et terrestre ne semble pas être partagée par les élites de cette ville impériale. Par ailleurs, ce que confirment mes recherches, et qu’avait déjà remarqué Robert Muchembled, c’est que les témoignages d’individus qui ne sont pas membres de l’élite ne présentent aucune image du diable, et l’attaque contre des personnes non identifiées (méfait météorologique) est rarement mentionnée4. La volonté de persécution provenant principalement des habitants issus des classes moyenne et inférieure, les élites organisèrent donc les procès de sorcières pour apaiser le mécontentement de ces habitants5.
L’hypothèse de Dillinger pourrait bien être appliquée à la grande ville. Cependant, l’union des dix villes alsaciennes était constituée de villes moyennes et petites où la différenciation fonctionnelle des organes gouvernementaux et les rivalités politiques entre les familles du patriciat étaient relativement faibles. Le but de cet article est d’articuler le système politique mis en lumière par Dillinger avec la culture urbaine et le mode de pensée des élites dans la ville impériale alsacienne de Haguenau, caractérisée par un système politique différencié sur le plan fonctionnel et par des élites cultivées.
Système politique et administration de la justice dans la ville de Haguenau
Les origines de Haguenau remontent au xiie siècle, et la ville obtint ses privilèges au xiiie siècle en tant qu’immédiateté impériale. C’était la plus haute ville de l’union urbaine alsacienne, par la suite appelée la « Décapole6 ». L’organe central impérial, le Grand-Bailliage (Landvogtei), auquel la ville rendait hommage, érigea également son office dans cette ville. La population était de taille moyenne vers 1500 avec environ 6 000 habitants, supérieure à celle de Sélestat et inférieure à celle de Colmar. Sa zone territoriale était très vaste avec la Forêt Sainte, gérée conjointement par la ville et le Grand-Bailliage. Haguenau, dont l’autorité s’étendait sur trois villages, était cernée par 50 villages impériaux gouvernés chacun par leur Schultheiß respectif provenant du Grand-Bailliage.
On peut parler, pour l’histoire de Haguenau, de tentative de démocratisation échouée. Au xive siècle, l’ancienne aristocratie avait quitté la cité, et le monopole des sièges de l’échevinat (Schöffenstuhl) détenus par un nouveau patriciat d’origine commerçante avait provoqué le mécontentement des artisans à l’encontre de cette oligarchie naissante, surtout concernant leur gestion financière. De ce fait, les douze échevins, en principe issus du patriciat, adoptèrent deux ou trois membres du groupe des « 24 hommes », assemblée d’élus issus des différentes corporations. La réunion des échevins et des membres issus des « 24 hommes » forme le Rat(conseil) mentionné dans les procès-verbaux. La tension entre l’échevinat et les « 24 hommes », entre les bourgeois les plus haut placés et ceux issus de rangs moyens, détermina profondément la tournure que prit la chasse aux sorcières à Haguenau.
La justice criminelle était une compétence du Grand-Bailliage, mais en pratique, c’étaient les échevins de la ville qui l’exerçaient. L’office du Grand-Bailliage pouvait arrêter un villageois suspect pour le poursuivre au pénal, mais en principe, ce dernier était examiné au tribunal de Haguenau qui faisait figure de juridiction supérieure. Le comité chargé de la justice criminelle, constitué de trois à cinq membres, interrogeait l’inculpé et dressait le procès-verbal. Dans la plupart des villes impériales, le Schultheiß dirigeait le tribunal, mais il n’avait qu’un rôle honorifique. Les artisans étaient organisés en 21 corporations. L’économie de cette ville, connue pour sa production de tissu rouge, reposait sur la rente foncière des propriétés, des taxes douanières, de l’exploitation du bois et surtout du glandage dans la Forêt Sainte. Haguenau étant en outre proche de la grande ville de Strasbourg, son élite ne demeurait pas immobile mais témoignait au contraire d’un esprit d’entreprise et d’une pensée pragmatique7.
Dans ce système politique et judiciaire, la chronologie des persécutions peut se découper en quatre temps. À part un cas isolé en 1484, la persécution commença en 15318. Après des procès sporadiques, vint une première véritable vague de persécutions entre 1578 et 1580 (cinq exécutions). Une fois cette première vague apaisée, une deuxième grande vague survint entre 1612 et 1621, suivie par la plus intense persécution comprise entre 1627 et 1628. Un procès intenté en 1645 fut le dernier cas.
Le cas précurseur de Barbara d’Ottenheim
Femme de basse extraction originaire d’Ottenheim (Bade), habitant à Bouxwiller, Barbara fut la maîtresse de Jacob de Lichtenberg, alors veuf, et fut accusée, de part l’ascendant qu’elle aurait exercé sur lui, d’être responsable de l’augmentation des impôts. Liées par un serment, des femmes armées de fourches la poursuivirent jusqu’au château, à la suite de quoi un accord fut conclu entre Jacob et son frère et rival Ludwig qui conditionnait sa vie à son départ de la ville9. Installée à Spyre puis à Hagenau10, elle y fut arrêtée en 1484, quatre ans après la mort de Jacob, pour « méfait » (mißhandlung) tandis que les deux beaux-fils de Ludwig, mort en 1471, exigeaient sa condamnation à mort11. Mais elle se pendit avant son exécution12.
Barbara n’est pas enregistrée comme sorcière parce qu’elle s’est suicidée avant d’avoir été officiellement interrogée. Cependant, le Malleus maleficarum mentionne deux sorcières à Haguenau examinées « il y a près de trois ans » et dont l’une d’elles se serait pendue13. La coïncidence de cette mort avec celle de Barbara est intéressante, bien que les dates ne concordent pas exactement. La mention de l’exécution dans la chronique de Herzog est sûrement fausse, mais étaye néanmoins l’hypothèse que Barbara d’Ottenheim soit citée par Institoris14.
Cette affaire est la seule à s’être déroulée au xve siècle en Alsace excepté à Mulhouse où plus de dix procès eurent lieu à partir de 1448, peut-être en conséquence du contact avec le conseiller de la ville de Bâle, Peter zum Blech, invité au Palatinat du Rhin comme spécialiste des enquêtes en sorcellerie en 1446-1447. En chemin pour Heidelberg, Zum Blech n’est cependant pas mentionné dans les sources mulhousiennes15. Contrairement à Mulhouse, l’affaire de 1484 à Haguenau est isolée et ne donna lieu à aucun procès.
Les procès sporadiques de la première phase au xvie siècle
Six personnes furent impliquées dans des procès de sorcellerie au xvie siècle. La première victime fut une femme nommée Apolonia du village de Kaltenhausen, relevant directement de Haguenau. Elle fut arrêtée en 1531 et interrogée par les autorités de la ville, mais étant enceinte, elle fut libérée sur serment de non-vengeance (Urfehde)16. Après ce cas, aucun procès en sorcellerie ne s’est déroulé en plus de 40 ans. En 1573, une sage-femme du nom d’Anna Volk et une autre femme furent arrêtées. Anna fut libérée après avoir été torturée, mais une nouvelle fois arrêtée en 1577 car soupçonnée d’avoir prononcé des charmes pour empêcher une accouchée d’allaiter son enfant17. Une autre femme, Catharina Sturm, en inimitié avec Anna, fut aussi arrêtée et dénonça immédiatement la participation d’Anna à la danse du sabbat. Le Schultheiß, le bourgmestre et le maréchal torturèrent Anna avec les supplices de l’estrapade et des brodequins pour lui extorquer des aveux concernant les dommages agricoles causés par la grêle et l’organisation d’un banquet près du puits, etc., des aveux habituels dans les procès de sorcellerie mais sans description concrète18.
Dans les aveux, l’importance est donnée aux méfaits météorologiques. Les historiens parlent souvent du « Petit Âge glaciaire » qui aurait détérioré les conditions de vie et aurait intensifié la chasse aux sorcières19. L’indice de la production viticole peut estimer l’influence du climat en Alsace. Entre 1568 et 1574, le climat fut très mauvais et le prix du vin grimpa20. Dans ces conditions, les méfaits météorologiques devraient être mentionnés en tête du procès-verbal d’Anna Volk. Cependant, aucun mauvais temps n’est listé. Anna dit en hurlant qu’elle n’a tué personne, ni touché personne, qu’elle a bien pris le placenta à une accouchée mais ne l’a utilisé à aucune mauvaise intention. Ainsi, les méfaits contre les individus sont peut-être plus essentiels que le fait de provoquer du mauvais temps, ce qui constituerait un assaut contre la communauté toute entière.
Anna, déjà accusée dans le passé21, est la seule qui fut arrêtée sur l’aveu d’une autre accusée se disant sa complice. Anna elle-même nomma trois complices sous interrogatoire, y compris sa dénonciatrice. Aucune source ne mentionne de poursuites contre les deux autres personnes. L’élément de complicité est la notion constitutive du crime de sorcellerie en tant que conspiration collective. Dans ce cas-ci, il a pour rôle de donner sa forme au crime démonologique. En 1580, arrivée à Haguenau, Magdalena Ferberin fut dénoncée par un artisan gêné par les cris du chat qu’elle avait amené avec elle. Comme le chat la câlinait de façon peu ordinaire, elle fut accusée de sorcellerie22, puis vraisemblablement libérée avec Anna Schmiedin, arrêtée en 1593 et enfin libérée sur Urfehde 23.
Durant cette période, le Grand-Bailliage revendiqua une participation à la justice criminelle de la ville24. En 1578, sous la forme d’un avis du commissaire impérial, il exigea que le Schultheiß impérial soit présent au tribunal criminel et à l’audition des témoins, bien que le bourgmestre et le maréchal soient en charge de les interroger. La ville impériale avait besoin du fonctionnaire impérial pour diriger le procès formel et le Grand-Bailliage exploita cette institution afin de contrôler la ville. Une situation similaire s’observe avec la ville de Kaysersberg, en difficulté avec le sous-bailliage (Reichsvogtei)25.
Fait intéressant, le Grand-Bailliage voulut limiter le plus possible la présence des fonctionnaires municipaux et d’autres auditeurs relevant de l’autorité de la ville au moment des exécutions. Selon lui, une fois que le cortège avait franchi la porte de la ville, l’exécution devait se placer sous l’autorité du Grand-Bailliage, pour ne plus souligner solennellement celle de la ville26. La livraison des suspects a ainsi alimenté un grand débat dans la période suivante entre la ville et le Grand-Bailliage.
Tiraillement entre la ville et le Grand-Bailliage de 1612 à 1621
Une femme appelée Kuhhirtin, arrêtée en 1607, n’avoua rien, même sous la torture. En recevant le rapport de la ville, le Schultheiß impérial exigea que le conseil la torture une nouvelle fois. Cependant, les échevins ne suivirent pas son ordre et interrompirent le procès27. En 1609, Margaretha Pfeiffer fut dénoncée pour avoir mis des noyaux vénéneux dans une soupe destinée à des enfants. Des témoins constatèrent la présence des noyaux, mais les autorités se contentèrent d’incarcérer Margaretha pendant huit jours dans la chambre des sorcières. Dans l’affaire de Barbara Schwarz, dénoncée par sa famille en 1612, les autorités l’expulsèrent sans l’interroger28. Ces mesures tolérantes peuvent être attribuées au licencié en droit Otto Heinrich Westermeyer qui dirigea le comité en charge des procès de sorcellerie et qui rédigea des rapports destinés au conseil en tant que procureur du Schultheiß impérial. Le comité procéda prudemment pour une autre accusée durant la même année29.
Plusieurs cas30 montrent que le Magistrat de la ville traitait différemment les suspects provenant de la ville et ceux provenant des villages extérieurs amenés par le Grand-Bailliage. Entre 1612 et 1621, sur les 38 accusés dont le domicile est connu, 24 personnes proviennent des villages impériaux. À l’issue des persécutions, on dénombre treize exécutions, parmi elles, 10 concernaient des villageois et seulement 3 des citadins31. À l’inverse, sur les 16 suspects libérés ou expulsés, 8 venaient de la ville et 4 des villages. Dans les nombreux procès de 1616-1617, 15 des 24 victimes provenaient des villages. Il est difficile d’estimer le nombre de jours écoulés entre l’arrestation et le jugement (dates d’arrestation peu connues), mais si on distribue chronologiquement les documents, il apparaît que le Magistrat examinait l’inculpé pendant plus d’un mois, en règle générale. Or, dans plusieurs cas impliquant des accusés provenant des villages, le nom d’une même personne n’est cité qu’une seule fois, ce qui démontre que le Magistrat expédiait ces affaires rapidement. Ainsi, le Magistrat ne traitait pas les suspects venus des villages avec beaucoup de sérieux, alors qu’il se donnait le temps d’examiner les inculpés issus de la ville.
Comme Haguenau était prompte à libérer ou au contraire à exécuter les suspects provenant des villages alors qu’elle rendait justice à ses propres habitants avec prudence, le Grand-Bailliage annonça qu’il examinerait désormais lui-même les suspects sans les livrer à la ville32. De fait, il examina lui-même quatre femmes à Hochfelden et les exécuta33. Ces mesures constituaient une menace au privilège de la ville en tant quecour supérieure. Devant en assurer les frais, la ville avait en revanche le privilège de refuser les suspects amenés des villages. Aussi, elle n’accepta pas les suspects extérieurs. Selon le rapport de délibération du 21 août 1617, le trésorier du Grand-Bailliage proposa alors de contribuer à la moitié des frais pour une femme dont il avait ordonné l’admission34. En outre, il y eut un conflit entre les deux partis quant à l’intervention du Schultheiß dans le procédé de la justice. En effet, la délibération du conseil du 3 décembre 1616 déclara que les procès criminels devaient être dirigés par le bourgmestre et que l’intervention du Schultheiß était contraire au droit coutumier35.
L’intensité de la chasse aux sorcières ne s’explique pas par la simple dégradation des conditions de vie des paysans, puisque la viticulture en Alsace se portait bien en 1616 et 161736, mais plutôt par le contexte de la Contre-Réforme catholique impliquée dans les persécutions en région rurale37. En 1616, le grand-bailli Maximilian ordonna à chaque Schultheiß des villages impériaux qu’il lui soit rapporté les désordres et mauvaises habitudes de leurs villageois38. Considérés comme d’intolérables abus, ces rapports constituaient en effet des moqueries insolentes pour la faction des luthériens39, étant donné que, dans le jeu politique de Haguenau à cette époque, les protestants étaient en position de force.
Bien qu’il soit difficile d’évaluer ce facteur du fait du nombre restreint de procès, il semble que ce qui était au cœur des préoccupations des magistrats, ici comme dans les autres villes, était le maleficium à l’encontre des individus. Ceci est bien illustré par le cas de Magdalena Schott du village impérial de Mutzenhausen soupçonnée de l’assassinat d’un enfant par infliction d’une maladie en se glissant dans la chambre de l’enfant sous forme d’un lièvre40, histoire surnaturelle qui sera rejetée par le Magistrat. De surcroît, il n’est pas fait mention de magie opérant à distance, comme pour le maleficium du lait, mais au contraire presque toujours de contact physique ou d’empoisonnement direct41.
Une grande vague de persécution de 1627 à 1629
La persécution la plus intense se déroula entre 1627 et 162942 avec au moins 56 personnes interrogées, dont 37 exécutées, 5 suicides ou décès en détention et 8 libérées ou expulsées. Sont issus de villages 34 personnes, dont 23 ont été exécutées. Comme le montrent les interrogatoires, souvent chronologiques, les complices dénoncés sous la torture furent systématiquement arrêtés. Ce fort taux d’exécution n’est donc pas une spécificité du milieu rural pour cette phase. Même si les juges obtenaient suffisamment de preuves concluantes pour condamner l’accusée en tant que sorcière, ils continuaient souvent la torture pour forcer l’inculpée à nommer ses complices et même après.
Le cas d’Anna Schrötlin, aussi nommée Wannenwürtin, femme de 65 ans, épouse d’un aubergiste, est exemplaire. Cette dernière, arrêtée et détenue le 29 octobre 162743, nia sa culpabilité44 et implora sa libération contre le serment de ne pas fuir. Elle fut interrogée au moins à neuf reprises, confrontée à six autres détenus à tour de rôle, une méthode appliquée par le Magistrat pour rendre les aveux et récits concordants. Le Schultheiß impérial souligna la nécessité de confronter les inculpés durant une réunion en 162745 : les différents récits individuels se liaient et formaient le grand récit de la conspiration diabolique des sorcières. Ces propos convergeaient vers un même témoignage au sujet de la participation au sabbat des sorcières, ou vers la mention par un co-accusé d’un acte imaginaire démenti par la personne concernée, évoquant des « Je t’ai vu là », « Non, je n’étais pas à cet endroit », « Je t’ai vu t’envoler de là », « Tu as dansé dans la noce (du diable) », « Tu es une menteuse », etc. Chose intéressante, les témoignages sur des dommages concrets causés à des individus sont plutôt rares. Cette singularité découle sans doute du fait que les confrontés sont tous les deux des accusés. En effet, la confrontation avait pour but de constater la complicité, qui était pour les juges le moyen de confirmer la légitimité des procès qu’ils intentaient contre la sorcellerie en tant que criminalité collective. La notion démonologique de conspirateur qui tente de détruire l’ordre divin et temporel jouait donc un rôle central au cœur des procès de cette période.
Au cours de la confrontation où furent avancés des témoignages l’accusant d’avoir été présente durant la danse, de s’être envolée du champ, etc., Wannenwürtin nia sa culpabilité46. Le 9 décembre, elle endura une torture sévère durant laquelle on la souleva d’abord sans poids en la secouant, puis on ajouta deux pierres, et enfin trois, pendant que la plupart des accusés criaient grâce. Son obstination malgré les interrogatoires, la torture et les confrontations embarrassa le Magistrat47, d’autant plus que son gendre Sebastian Geyr, qui était aussi fonctionnaire de Marmoutier, implorait sa libération en arguant que sa famille était elle aussi diffamée par ce procès48. Deux juristes dressèrent des expertises. L’un d’eux, Laurentius Boos, rendit à la fin de l’année de 1627 le verdict suivant : comme selon le texte d’enregistrement de l’interrogatoire, Wannenwürtin continuait de nier sa culpabilité malgré la torture, il convenait de la libérer conformément à l’article 61 de la Constitutio Criminalis Carolina 49. Pour l’expert, il faut suivre la jurisprudence : en effet, des cas similaires s’étaient présentés en 1609, 1617 et 162150. L’année suivante, le juriste Westermeyer fit aussi part de son expertise et affirma qu’il n’y avait aucune médisance sur l’accusée quant à son inconduite sexuelle, alors que ce genre de rumeur était habituel pour les sorcières. En outre, les indices de sorcellerie ne reposaient que sur la dénonciation des autres accusés, dont deux condamnées qui s’étaient rétractées avant leur exécution. Enfin, Wannenwürtin avait déjà enduré la torture six fois sans que cela n’ait produit de nouvel indice. Dès lors, pour le juriste, il n’y avait aucune raison de réitérer les tortures et il fallait libérer l’accusée contre serment51. Mais en dépit de ces deux expertises, le Magistrat ne la libéra pas. Au contraire, plus de deux mois après ces dernières, le 14 mars, la torture avec trois pierres lui fut administrée sans toutefois aboutir à un aveu.52. Las, le Magistrat ordonna sa libération contre serment53. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Alors qu’elle se trouvait toujours en prison, Boos présenta le 28 mars une nouvelle expertise et préconisa sa libération, Wannenwürin ayant résisté à la torture54. On ignore si la décision une fois prise fut annulée ou si elle fut à nouveau détenue après sa libération55. Le 15 mai, le conseil délibéra pour déterminer s’il fallait la libérer, mais sans donner de conclusion. Wannenwürtin était donc encore détenue à ce moment-là malgré les expertises des deux juristes.
Trait caractéristique de cette période à Haguenau, l’acte imaginaire sans victime, comme la participation à la « noce », la danse, l’envol, etc., constitue l’élément central du crime. Dans les documents retraçant les différents interrogatoires, une importance particulière est donnée à la sociabilité malfaisante des sorcières ou à leurs activités imaginaires plutôt qu’aux dommages concrets infligés aux individus précis56. À la même époque, dans les villes impériales en Alsace, la tendance générale est de privilégier les préjudices causés aux personnes, tandis que la mention des actes évoquant la conspiration des suppôts du diable s’efface. Cependant, les malfaisances d’une engeance méchante signant un pacte avec le malin sont véritablement un trait haguenovien qui contraste avec la tendance générale. De ce fait, à Haguenau, la dénonciation des complices joue un rôle central dans l’interrogatoire dont c’est le but en soi, grâce au travail scrupuleux des juges. Il semble en outre que les magistrats traitaient automatiquement les affaires sans prendre en considération les particularités des accusés.
Les documents d’interrogatoire provenant des autres villes impériales en Alsace, où peu de descriptions concrètes du sabbat sont présentes, contrastent avec les documents contemporains de Haguenau où la scène du sabbat est décrite en détail. Comme ailleurs, le repas du sabbat est mentionné comme un festin habituellement sans pain ni sel. Cette évocation s’accompagne de précisions sur l’identité des personnes ayant préparé le repas, comment les participants s’étaient habillés, dans quelles conditions ils ont dansé, etc. Une hiérarchie existait aussi dans la société des sorcières. La sorcière, en bas de l’échelle, devait attendre sans participer ni au festin ni à la danse, en charge de la lumière qu’elle devait éteindre après la danse, etc. Cet ordre reflétait la dynamique réelle des rapports sociaux de ce temps. Lucia Lay, interrogée le 11 mars 1628, raconta la scène de la danse en ces termes : « Une femme d’un certain âge portait la lumière. Elle se tenait en équilibre sur les mains en se fourrant une torche dans le derrière57. » Cette scène n’est pas sortie uniquement de l’imagination désordonnée des juges de Haguenau : on retrouve en effet une description identique dans un document du comté de Fürstenberg, une zone éloignée du Rhin58. Cette image dédoublée a sans doute été diffusée dans les régions du Rhin supérieur, et fut ainsi utilisée par les juges.
La dénonciation avant l’accusation officielle est sans doute l’une des causes permettant d’expliquer cette augmentation drastique des persécutions. Pour Haguenau, il y a en effet des preuves évidentes de dénonciations en chaîne. Dans la délibération du conseil en 1629, sont mentionnées les réclamations des villageois de Gunstett en ces termes :
Plusieurs paysans de Gunstett implorent, parce queplusieurs sorciers et sorcières œuvrent parmi eux. Veuillez punir ces vermines. Leur Schultheiß peut livrer de 50 à 60 femmes, ainsi que 10 hommes59.
Il est évident qu’à cette époque, un climat de dénonciation dominait dans le village.
L’importance que Westermeyer portait aux témoignages dans son expertise sur l’affaire de Wannenwürtin exigerait une reconstruction des témoignages, malheureusement les documents ont été perdus. Cependant, des témoins auraient bien prétendu que Wannenwürtin était une sorcière, parce qu’un chat, animal symboliquement associé aux sorcières, s’était glissé dans leur chambre. Mais d’après l’avis de Westermeyer, il n’était pas curieux que le chat veuille se réchauffer au coin de feu car c’était l’hiver. D’autres phénomènes néfastes autour d’elle sont indiqués, comme par exemple une fourche ou une pierre qui serait tombée de l’âtre. Mais pour ces témoignages aussi, Westermeyer donne une explication : ce jour-là, il fit gros temps et fort venteux. Ce genre de phénomène n’avait donc rien de curieux, et à son avis, les témoins déclamaient des banalités qui auraient pu se produire dans la vie quotidienne. Il n’y avait donc pas besoin d’en tenir compte60. Il conservait ainsi ses distances avec les témoignages émanant du peuple. L’examen de la situation politique et religieuse de Haguenau permet de confirmer que cette attitude a été partagée par les juges au moins jusqu’à la seconde période.
La politique autour des confessions
La troisième période est influencée par la Réforme et la guerre de Trente Ans. La Réforme, impulsée par Luther, captiva peu à peu la couche dirigeante de la ville, mais son influence ne se manifesta pas immédiatement. En 1525, le prédicateur protestant Wolfgang Capito, de Strasbourg, prêcha à Haguenau et rentra déçu par la faiblesse des appuis obtenus. La ville avait peut-être de la méfiance à l’égard de la nouvelle confession, du fait de la Guerre des Paysans. Néanmoins, la ville de Haguenau fut un petit centre de l’Humanisme où Mélanchthon séjourna. Le grand-bailli, à cette époque, était le comte palatin du Rhin61, lui-même protestant, et il n’empêcha en rien la ville de devenir protestante. En outre, la ville de Strasbourg, à la fois ouvertement et en secret, favorisait les protestants haguenoviens. Le protestantisme captiva les esprits intellectuels de Haguenau, comme les maîtres de l’école latine ou le greffier, et son influence s’intensifia dans la politique de la ville. Les couvents se retrouvèrent aussi dans une position difficile62.
En 1558, l’empereur retira le Grand-Bailliage au comte palatin et le donna en gage à l’archiduc Ferdinand d’Autriche. À partir de ce moment-là, le Grand-Bailliage devint la forteresse du catholicisme. Après la mort de l’empereur en 1564, le poste de grand-bailli, ainsi que ceux des fonctionnaires subalternes, devinrent automatiquement vacants. Au même moment, la peste poussa de nombreux hauts responsables à fuir la ville, ce qui profita aux protestants. Sous le prétexte de faire respecter la parité confessionnelle, gage de paix religieuse, ils introduisirent un prédicateur luthérien en 1565. Dans les faits, il s’agissait d’un rejet de l’édit impérial d’interdiction de changement de confession qui consista à manipuler les votes en faveur de la faction luthérienne. En cela, ils s’emparaient du pouvoir sans tenir compte de la liberté de confession. Quelques instituts catholiques connurent ainsi des difficultés financières63.
Par ailleurs, alors que le peuple était presque exclusivement catholique, l’élite de la ville s’entichait des idées nouvelles64 et considérait le peuple constitué d’artisans ou de gens de classes inférieures avec dédain en affirmant qu’il ne pouvait pas lire des écrits théoriques ou religieux correctement et rationnellement. D’ailleurs, pour la bourgeoisie basse et moyenne, la différence entre les deux confessions n’était pas de grande importance65. Ce mépris envers le peuple subsista encore durant le régime protestant. Dans ce système oligarchique, la priorité fut accordée aux décisions du comité, par rapport à celles des « 24 hommes » ou du grand conseil de 48 membres. Le comité fut dirigé par l’échevin, qui était en charge non seulement de ce comité, mais aussi de quelques autres commissions, incluant entre autres le comité de sorcellerie. L’opposition des deux confessions n’eut aucune influence sur le système oligarchique, qui servit de toile de fond aux persécutions jusqu’à la deuxième période. Dans le même temps, l’Église catholique se réformait et passait lentement à la contre-offensive, avec l’installation des Jésuites en 1604.
L’impact de la guerre de Trente Ans
Une tension confessionnelle éclata au moment de la guerre de Trente Ans. L’amorce fut l’occupation de Haguenau par l’armée de Mansfeld, général du comte palatin, en 1621-1622. La ville, renonçant à toute résistance militaire, ouvrit ses portes à l’armée du général. Durant cette occupation, le gouverneur Mansfeld avantagea les protestants de manière manifeste, en accordant des recommandations à trois échevins, grâce à quoi, les protestants gagnèrent la majorité en occupant sept sièges sur douze, et saisirent ainsi une nouvelle fois le pouvoir66. L’armée de Mansfeld s’étant retiré de la ville en 1622, Haguenau se mit de nouveau sous le contrôle du grand-bailli. En même temps, trois commissaires du Grand-Bailliage furent délégués et on commença à pénaliser les échevins pour avoir laissé les ennemis de l’empereur entrer facilement dans la ville. Les échevins en poste pendant l’occupation furent révoqués et ceux en poste antérieurement, quelle que soit leur confession, se virent infliger de lourdes amendes. Aussi, des échevins en place avant l’occupation furent sévèrement punis67. Cette réforme de l’institution de la ville ne se bornait pas au simple renouvellement du personnel. Le Grand-Bailliage considérait que le processus opaque de prise de décisions politiques de la ville était problématique. La commission proposa une réforme du processus décisionnaire en 1623, réforme demandée depuis longtemps par les artisans. En 1624, il fut ainsi décidé que l’on ne constituerait plus de comité pour chaque mission, que l’on convoquerait le conseil extraordinaire si nécessaire quelle que soit la nature de l’affaire, que le bourgmestre et les échevins ne pourraient plus interrompre les « 24 hommes » et que les décisions se prendraient à la majorité. De plus, le Grand-Bailliage réforma la gestion des finances jugée jusqu’à présent inefficace68. Cependant, à cause de la pénurie en personnel et de l’occupation suédoise puis française de la ville, cette mesure de rationalisation et de démocratisation de la couche supérieure n’atteignit pas pleinement ses objectifs.
Durant cette période, les protestants subirent une sévère oppression. En 1624, sous le prétexte que le budget municipal était trop étroit, on cessa d’offrir des domiciles aux protestants. L’année suivante, le pasteur et le maître d’école durent quitter la ville69. Désireux de libérer sa ville natale des mains de « l’hérésie », Bildstein participa à ce durcissement. Dans cette situation, beaucoup de protestants renoncèrent à leur confession pour le catholicisme, comme l’illustre la conversion du fervent luthérien Florenz Scheidt70. Les échevins punis furent bientôt réintégrés : en 1625 Bildstein, en 1627 Scheidt et en 1628 Westermeyer purent reprendre leurs anciens sièges71. En 1624, deux nouveaux membres furent acceptés dans l’échevinat : Johann Caspar König et Johann Philip Nietheimer ; qui joueront tous deux un rôle important dans la période suivante.
Pour les procès de sorcellerie, seuls quelques juges furent encore chargés d’interroger les accusés. Le comité était constitué d’un échevin représentant le Schultheiß impérial, ce dernier n’étant pas présent, d’un ou deux échevins, d’un maréchal et, à l’occasion, d’un membre des « 24 hommes » qui représentait l’intérêt du peuple et d’un greffier. Les échevins dominant le comité, le maréchal ou le conseiller des « 24 hommes » étaient au second plan. Bildstein participa à presque tous les interrogatoires jusqu’en 1628. Bien qu’ayant été condamné à une peine disciplinaire sévère, il travailla comme fer de lance de la domination catholique et quelquefois comme représentant du Schultheiß impérial. Un autre personnage mis en évidence par la contre-réforme est Scheidt, qui après s’être converti au catholicisme fut réintégré en 1627 dans l’échevinat. Ainsi, Prumpter et Moschenross, qui assistèrent au comité en tant que maréchaux, représentèrent l’intérêt des corps de métier. König et Nietheimer étaient aussi souvent présents au comité. Les familles renommées de la ville eurent tendance à se succéder entre la fin du xvie siècle et le début du xviie siècle. Nombreux étaient les membres de cette élite qui quittaient la ville, comme à Strasbourg, ou qui fuyaient la politique catholique, qui les avait déçus72. Bildstein, dont la famille avait servi la domination habsbourgeoise, obtint le siège de l’échevinat en 1615. Avec Nietheimer, ils représentaient les nouvelles familles qui entrèrent en ville durant cette période de revirement politique.
Bildstein et Scheidt, écartés puis réhabilités, semblent avoir activement participé à la chasse aux sorcières durant ces trois années. On pourrait supposer qu’après avoir été punis puis graciés par l’archiduc Léopold, grand-bailli adepte de la chasse aux sorcières73, les échevins le courtisaient en devenant des moteurs de persécutions. Westermeyer symbolise le climat de ce temps-là : c’est lui qui ordonna à sept reprises l’interrogatoire sous torture de Lucia Ley, détenue durant un mois, et qui s’était rétractée à chaque fois74. Or ce même magistrat avait prononcé des sentences tolérantes et avait libéré six accusés au total en 1607, 1609, 1616 et 162175. En 1628, il avait changé complètement de disposition. Lorsqu’on étudie son expertise dans le cas Wannenwürtin, il est difficile de croire à un changement aussi radical d’opinion sur les affaires de sorcellerie. Considéré de surcroît par ses collègues comme un ancien, sa fidélité au nouveau régime était peut-être mise à l’épreuve. En 1630, dans la délibération du conseil, on décida d’appliquer la torture les brodequins à une accusée dont les bras avaient déjà été brisés par la torture, et Westermeyer fut désigné pour l’interroger76.
Des critiques s’élevèrent sur le fait que les procès de sorcellerie étaient encore conduits par un petit nombre de juges, et sur le retard des réformes visant à rendre l’institution plus transparente. Chose étonnante, les juristes, bien que présents au sein de l’échevinat, étaient alors exclus du processus de décision. Durant cette période, le juriste Westermeyer ne participa qu’une seule fois à l’interrogatoire et Boos, qui était aussi juriste, n’y assista jamais. Contrairement au contrôle juridique, les procès en sorcellerie étaient, à cette époque du moins, conduits par des amateurs.
Qui dit exclusion de l’interrogatoire dit, en pratique, manque d’influence sur le procès dans son entièreté. En effet, l’interrogatoire oral et l’établissement du procès-verbal étaient des étapes décisives quant au destin de l’accusé. Il semble aussi qu’il devint coutumier que seuls les membres du comité aient le droit de lire les comptes-rendus des interrogatoires. Boos exprime son mécontentement vis-à-vis de cela dans la délibération du 4 octobre 1627 où il affirme, d’une part, que dans la mesure où on prend au sérieux les aveux de l’accusé, il faut torturer juridiquement tous les suspects nommés par lui, et d’autre part, qu’il ne peut pas voter sans lire l’interrogatoire77. Comment Boos, ce juriste supérieur à Westermeyer, pouvait-il être exclu du procès alors qu’il n’avait pas été sanctionné pour sa conduite lors de l’occupation de Mansfeld ? En 1618, alors qu’il était déjà échevin, les autorités de la ville demandèrent une expertise urgente à un autre juriste de Molsheim concernant l’interrogatoire d’une accusée78. Boos parait ainsi éloigné du centre de l’élite municipal. Quoi qu’il en soit, suite à ses protestations du 4 octobre 1627, plutôt que d’exprimer son vote à la réunion de la semaine suivante, il proposa de réformer l’organisation de l’interrogatoire de manière à ce qu’au moins dix ou douze personnes, voire davantage, puissent y assister79, et préconisa de ne pas rendre un jugement postérieur sur la foi des documents écrits.
Au-delà de la démocratisation du processus en général, la proposition de Boos soulignait un problème très important dans la manière de conduire une enquête. D’après lui, il fallait interroger tous les suspects en supposant que la conspiration collective constituât le crime de sorcellerie, ce qui montre ses doutes sur la crédibilité des aveux de l’accusé.
Finalement, le 22 décembre 1628, plus d’un an après les critiques de Boos, l’administration du procès en sorcellerie fut réformée. Fut décidé en premier lieu, sur une proposition formulée également le 4 octobre 1627 par le docteur Boneus, conseiller du Grand-Bailliage, que l’accusé ne devait pas être détenu inutilement. Il ne s’agit cependant pas d’un souci humanitaire : Boneus se plaignait de l’inégalité de traitement entre les accusés du tribunal municipal. En effet, les inculpés issus des villages impériaux étaient exécutés très vite ou, au contraire, détenus longuement et de manière inutile, signe que le Magistrat n’avait pas l’intention de les condamner. En revanche, les accusés provenant des villes voyaient leur cas être examiné de façon plus circonspecte. Boneus, sur la demande du Grand-Bailliage, souhaitait que les procédures soient accélérées80.
Avec cette réforme, six échevins et deux avocats (« advocat ») furent élus en tant que candidats anticipés, dont deux ou trois échevins et un avocat en charge de l’interrogatoire. Ils devaient en exposer le dernier état au conseil, alternaient chaque trimestre, délibéraient de la pertinence ou non de la torture ainsi que de la légitimité de la détention et de la répétition de la torture. Les décisions ne se prenaient donc plus à huis clos. Cependant, toujours à cette réunion du 4 octobre 1627, Bildstein et Niedheimer ayant été élus échevins, ces derniers étaient donc en position de contrôler le comité. On devine ainsi la résistance du Magistrat municipal envers le Grand-Bailliage et sa volonté de réformer l’administration. Héritage peut-être de la bureaucratie autrichienne, le but du Grand-Bailliage était de rationaliser les procédures en excluant l’arbitraire et l’opacité81 alors même que l’augmentation du volume des procès correspondait à une envie de persécutions de la part du peuple82, laquelle préoccupait les dirigeants de la ville. Aussi, à l’occasion de l’arrestation de trois suspects, le Magistrat émit les lois suivantes : interdiction de clabauder sur les suspects et de bavasser sur leurs cas, et mise en détention et humiliation publique pour toute personne se montrant impénitente83. Le Magistrat était persuadé que seule l’autorité municipale était en mesure d’examiner les sorcières et de mettre en scène leurs procès et leurs exécutions, et qu’il fallait contrôler le peuple pour éviter des débordements.
De 1630 jusqu’au dernier procès en 1645 : diminution des persécutions et point de vue inédit
Après 1630, en raison des perturbations de la guerre, les persécutions s’atténuèrent. En 1631, l’armée de Lorraine puis, les années suivantes, l’armée suédoise occupèrent la ville. Les Suédois évacuèrent Haguenau en 1633 et furent remplacées par l’armée française en 1634. Dès lors, non seulement Haguenau mais aussi les autres villes impériales en Alsace furent soumises à la domination militaire française, appelée également la « protection royale84 ». Les populations urbaines, dévastées par la violence militaire, diminuèrent brutalement85. À partir de 1632 et sur près de 10 ans, aucun procès en sorcellerie officiel n’eut lieu. Le facteur institutionnel décisif de l’arrêt des persécutions était l’absence du Schultheiß impérial qui présidait les procès criminels, ce dernier ayant quitté la ville lors de l’arrivée des armées étrangères. L’autorité de la ville, désormais sous le contrôle de l’armée française, ne savait pas comment traiter les suspects après leur arrestation. Ne pouvant infliger aux inculpés la peine corporelle habituelle, elle n’avait d’autre choix que de les bannir ou de continuer à les détenir en prison. En 1634, on décida cependant de libérer quelques inculpés contre serment et remboursement des frais du procès. Selon un document de l’année 1637, les femmes détenues furent libérées « parce que la justice ne peut pas être rendue dans la situation actuelle, bien qu’elles semblent, en considérant les inculpations, coupables86 ».
Les perturbations causées par la guerre et les occupations par les armées étrangères furent-elles les seuls facteurs de diminution du volume des procès ? On eut recours à des médecins et des chirurgiens pour juger chaque maleficium. S’il est possible qu’on les ait consultés de manière ponctuelle, la fréquence de ces mentions montre que l’on s’intéresse à leur diagnostic. Le phénomène magique devint dorénavant l’objet d’une enquête, relevant non seulement de la théologie et du droit, mais aussi de la médecine qui avait pour mission essentielle de savoir si la mort de l’individu ou de la bête avait une cause naturelle ou si elle résultait de l’intervention de forces démoniaques, et si les actes imaginaires ou sans dommage réel, comme l’envol, le sabbat des sorcières ou l’apostasie etc., étaient pertinents ou non. Les autopsies furent confiées aux médecins et aux chirurgiens, à présent consultés pour juger les affaires juridiques. En conséquence, dans les procès en sorcellerie, seul le maleficium était examiné, sans considération sur l’infraction commise à l’encontre de la foi ou de la pensée, et ce sur un autre plan de preuve, puisque la médecine clinique se substituait à l’art du bourreau. Ainsi, le caractère extraordinaire du procès en sorcellerie s’amoindrit et se rapproche des procès des crimes ordinaires.
Cette tendance s’annonça ainsi dès 1629. Dans le compte rendu du 3 mai, l’un des chirurgiens mentionné, Hans Conrad Schäfer affirme avoir été consulté par une femme nommée Kastenkellerin se plaignant que son enfant avait une maladie malfaisante. Cependant, cette maladie n’ayant pas été diagnostiquée, la femme alla trouver une femme appelée Korbmacherin, réputée pour être une sorcière qui lui donna un coup au bras. Ayant le bras enflé et douloureux, elle revint encore une fois chez Schäfer qui l’examina et constata une mauvaise maladie qui lui causait une fièvre au bras. Korbmacherin lui rendit alors visite et sur ce diagnostic lui donna de l’onguent fait de suif, de soufre, et autres ingrédients. Un autre chirurgien jugea qu’il s’agissait de l’œuvre d’une source malfaisante et Kastenkellerin lui répondit que c’était sans conteste l’œuvre de Korbmacherin. Ces épisodes montrent le rôle important joué par le chirurgien dans la découverte de l’auteur maléfique à l’origine d’une maladie, en se basant sur le soupçon de la victime. On y trouve des points communs avec le processus de désignation des sorcières dans les villages où les magiciens populaires canalisent vers eux les soupçons et les rumeurs. Ce qui diffère dans ces deux situations est qu’il n’y a que peu de manipulation active de la part du chirurgien et qu’il n’y a pas d’opération à distance, comme la parole incantatoire ou la perception extrasensorielle87.
Élément important pour comprendre ce changement de point de vue, Caspar König, nommé « Stadtphysicus » en 1615, échevin en 1624 et bourgmestre en 1627-1628, assistait souvent au comité des procès en sorcellerie. Au moins jusqu’en 1628, il ne semblait pas s’opposer à l’opinion dominante : il avait peu d’influence sur le comité. Après que Bildstein et Scheidt eurent pris leur retraite, König fut en position de diriger le comité88. Avec Johann Philippe Niedheimer, dont le père avait reçu le degré de Docteur et qui avait servi le comte de Hanau comme médecin89, ils furent accueillis dans l’échevinat en 1624. La profession de médecin, ainsi que de juriste, n’impliquait pas d’opinion particulière sur la sorcellerie par définition. Tout comme le travail du juriste consistait à résoudre des problèmes pratiques à travers l’examen de réponses particulières, la raison d’être du médecin était dans l’examen médical, sans s’éloigner du cas clinique. L’association professionnelle des chirurgiens était considérée comme étant sur le même plan que celle des médecins à Haguenau. En effet, l’association des chirurgiens, bien que pauvre en matière de connaissances littéraires, était respectée quant à son expérience clinique90. Le sentiment de prudence semblait partagé et l’on craignait que trop de généralisations puissent conduire à méjuger les affaires. Durant cette quatrième période, plusieurs accusés, qui n’avaient pas avoué sous la torture, furent libérés. En 1630-1631, au moins cinq personnes résistèrent à la torture et furent relâchées ou bannies contre serment. Les juges n’avaient vraisemblablement plus la volonté forte d’extraire les aveux des accusés. Fait décisif, la répétition de la torture sans un nouvel indice fut interdite. La Constitutio Criminalis Carolina était ainsi mise en application de manière stricte au moyen de la réforme de la fin de 162891. Depuis la seconde moitié de la troisième période, l’advocat assistait à l’interrogatoire. Dans une série de procès en 1628, il arriva que l’avocat intervienne durant l’interrogatoire pour modérer les supplices92. Il n’était donc plus possible pour les juges d’infliger la torture à leur guise et, en conséquence, le taux d’aveux baissa.Jacob Schmidt, arrêté au début de 1631, comme le vacher Schneider, continua de nier malgré la torture et fut finalement libéré. En janvier, désemparé, le Magistrat se renseigna auprès du fonctionnaire du Grand-Bailliage à Hochfelden et de la principauté épiscopale de Wurtzbourg, où la chasse aux sorcières était intense, pour savoir ce qu’il convenait de faire, en arguant que la ville de Haguenau serait menacée par une épidémie de sorcellerie si on ne prenait des mesures effectives93. Le contenu de la réponse de Wurtzbourg est inconnu, mais on en fit la lecture à la réunion du 3 mars alors que Schmidt avait été libéré le 17 février. On peut donc supposer que l’on avait décidé de le libérer sans faire cas de la réponse de Wurtzbourg.
L’envie de persécution au sein du peuple diminua-t-elle ? Dans le compte rendu de 1635, on trouve la mention suivante :
Il faut punir la sorcellerie, parce que ces abus se répandent sur toute la terre et vont finir par dévaster ce pays. Tout le monde sait que l’on voit des sorcières s’envoler en plein jour et qu’elles endommagent les champs. Il faut craindre que Dieu finisse par punir l’autorité, si elle n’arrête pas les personnes nommées et ne les punit pas sévèrement94.
Ces propos furent tenus lors d’une communication des maréchaux à l’égard des échevins. Ils exigèrent des autorités municipales une chasse aux sorcières en utilisant des expressions emphatiques présentes dans la littérature démonologique ou les décrets seigneuriaux. La volonté des élites se heurtait également aux exigences explicites du peuple qui souhaitait davantage de persécutions. Ils réitérèrent une nouvelle fois des signalements exagérés :
Nous entendons dire que plusieurs habitants s’empiffrent de viande au lieu d’aller à l’église. Il faut les intimider en les punissant pour qu’eux, leurs enfants et leurs serviteurs assistent au culte95.
Ce mode de vie frivole ne concernait pas que les paysans des villages, mais était commun aux bourgeois ordinaires et aux autres habitants de la ville. Ainsi, dans ce contexte, la sorcière servait d’exemple permettant de montrer qu’aucun défi à l’ordre de Dieu et de la terre ne resterait impuni sans s’attirer la colère céleste. Les élites pensaient que les gens non dévots, poursuivant leurs désirs immédiats, ne méritaient pas de pouvoir discourir sur l’ordre du monde, et seuls ceux qui menaient une vie de dévotion étaient dignes d’en parler.
La sorcière, figure du défi à l’ordre du monde, n’était plus une actualité brûlante pour les élites de la ville. Les affaires de sorcellerie étaient désormais un phénomène marginal émanant du peuple dont l’envergure dépendait des autorités et de leur écoute à l’égard du mécontentement populaire. De fait, dans les accusations à cette période, les dommages causés aux individus devinrent des sujets centraux et les crimes imaginaires, comme l’envol, le sabbat ou les attaques contre des personnes non-identifiées, devinrent des thèmes minoritaires. Les juges municipaux, dirigés par les échevins, revinrent à l’attitude prudente qui avait été la leur auparavant.
La ville, même sous la domination militaire de la France, appartenait toujours au Saint-Empire, et avait encore une juridiction indépendante. Elle pouvait donc, du moins en principe, prononcer des jugements de façon autonome. Le général, comme le gouverneur, pouvait néanmoins intervenir en toute occasion durant les procédures, y compris dans les procès en sorcellerie. À cette époque dans le royaume de France, toutes les affaires de ce type étaient envoyées au Parlement de Paris qui exerçait son influence sur les autres parlements. Celui-ci était alors extrêmement prudent à l’égard de la torture. Cependant, dans la ville impériale alsacienne où le gouverneur militaire influençait fortement et de manière arbitraire la procédure, la justice française, institutionnellement ainsi que pratiquement, ne constituait en rien un problème96.
Une servante du nom de Maria Frickin fut soupçonnée d’avoir empêché un bébé d’être nourri au sein par sa maîtresse, autrement dit, d’avoir volé son lait. Ce fut Charles de Rasilly, le gouverneur français, qui, sous l’action de la mère, la fit arrêter. Il demanda à la ville, qui n’avait pourtant aucune volonté d’enquêter sur Frickin, de procéder à son examen comme si le grand-bailli impérial était toujours présent. Le Magistrat envoya deux sages-femmes pour déterminer si l’empêchement d’allaiter avait une cause naturelle ou était un fait de sorcellerie. Cette affaire se termina par la libération de Frickin, par manque d’indices, l’examen clinique ayant été prioritaire97.
Un cas représentatif similaire est le procès de Wullenweberin, arrêtée et laissée en détention98. La femme du gouverneur De Rasilly ayant demandé aux autorités municipales si elles avaient l’intention d’enquêter sur Wullenweberin, l’affaire devint celle du gouverneur et son déroulement s’accéléra99. Le lendemain, De Rasilly envoya son représentant chez le Magistrat afin qu’il examinât Wullenweberin l’après-midi même100. Deux jours après, au cours d’une réunion, fut relayé le message du gouverneur demandant pourquoi le Magistrat n’avait pas torturé Wullenweberin. Poussé par la détermination du gouverneur, le Magistrat ordonna à regret le début de l’interrogatoire101. Mais De Rasilly, un général sans doute ignorant en matière de théologie et de droit ayant eu l’intention d’appliquer une ordalie par l’eau s’exposa à la défiance des Jésuites au prétexte que si ce genre de mesure était satisfaite, les autres bourgeois s’immisceraient à leur tour dans cette fâcheuse affaire. Ainsi, Martin Delrio en tant que Jésuite et intellectuel, partageait le sentiment que l’ordalie par l’eau était l’épreuve de Dieu et que les juges catholiques ne devaient pas l’adopter102.
L’attitude des ordres religieux face à la persécution des sorcières fut ambiguë. Elle variait d’une ville à l’autre. Aucun ordre religieux, y compris les Jésuites, n’adopta de position explicite pour ou contre la chasse aux sorcières en Alsace103. La chronique des Jésuites à Haguenau mentionne que ces derniers furent chargés d’assister les accusés. Dans les cas où, dans les grandes lignes, des femmes avaient cédé à la tentation du diable déguisé en un amant, les Jésuites ne s’opposèrent pas à la justice du Magistrat. Au contraire, tout en ouvrant grand les yeux face au désir de persécutions émanant du peuple, ils remarquèrent, en accompagnant en tant que confesseurs les sorcières au bûcher, que ces dernièresne s’accrochaient plus à la vie mais voulaient s’échapper de leur prison pour partir vers un autre monde éternel104. Grâce à cette chronique on sait que Wullenweberin fut libérée à la faveur des prêches des Jésuites105. Ce fut le dernier procès en sorcellerie à Haguenau.
Après cette affaire de 1645, les Jésuites ne parlèrent plus de sorcières, mais seulement du diable qui apparaissait sous l’apparence d’un saint ou d’un ange devant l’individu pour le tromper106. Désormais, l’entité appelée « la sorcière » n’était plus considérée comme l’agent du diable, mais plutôt comme une victime qui devait être exorcisée. L’exorcisme se rapprochait alors d’une sorte d’acte curatif.
Conclusions
Ce qui traverse ces quatre périodes, c’est l’élitisme politique et culturel des dirigeants de la ville, couplé à du népotisme. Bien qu’elles s’éloignaient de la volonté de persécution de la basse et moyenne bourgeoisie, les autorités municipales considéraient les affaires de sorcellerie comme un enjeu politique. Mais la direction oligarchique mena parfois à une conduite arbitraire de la justice, comme durant la troisième période où l’on fit une entorse aux normes juridiques en excluant les juristes.
Les procès de sorcellerie à Haguenau doivent être considérés dans un contexte de tensions entre une oligarchie et une volonté de démocratisation. Mais ces tensions n’impliquent pas directement une confrontation ou une communication entre les couches sociales, c’est-à-dire, entre l’échevinat et les corporations de métiers. Le représentant des « 24 hommes » présent au conseil ou le maréchal (voire les deux) qui assistait au comité était le porte-parole du peuple, mais son rôle était extrêmement limité. Les plaintes étaient pour la plupart traitées de manière individuelle. En conséquence, l’institution municipale empêchait plutôt les inculpations sur des accusations fantaisistes d’attaques contre des personnes non-identifiées. Pour les autorités religieuses, il s’agissait d’attaques aveugles, mais pour les habitants de Haguenau, le maleficium était au contraire ciblé individuellement.
Par rapport au village, la vie en ville se caractérisait par une différenciation de sa population de manière fonctionnelle et sociale en classes et organes, mais aussi par le décalage culturel entre les échevins et les autres bourgeois. Malgré ce décalage, la ville de Haguenau fonctionnait comme un système cohérent, non pas grâce à la délibération générale, ni à la négociation entre les corps sociaux, mais grâce à l’écoute des voix individuelles afin de régler les conflits. La structure oligarchique a survécu à la chasse aux sorcières et les décisions émanèrent essentiellement de l’échevinat. Peut-être la rivalité entre les corps sociaux ou les familles ne joua-t-elle pas un si grand rôle en tant que frein porté à l’intensité des persécutions. L’accalmie vint probablement des tentatives pour rendre le système procédural en 1628, ainsi que des mentalités de l’élite de Haguenau, plus orientée vers le pratique que vers la conception religieuse du monde. Ainsi, les gouvernants dans l’enceinte de la cité s’ils partageaient la croyance en des créatures surnaturelles ou au merveilleux avec les simples villageois, estimaient les procès en sorcellerie comme la réponse, pas toujours de bonne grâce, aux exigences du peuple, afin de se montrer comme une autorité raisonnable.
Les élites de la ville laissèrent de côté l’inexplicable qui se déroule hors des murs de l’enceinte, tant que ce dernier n’intervenait pas dans la société. Les gouvernants, tout en faisant en sorte que les témoignages et les aveux des accusés soient conformes au cadre démonologique établi, faisaient toujours coïncider ces témoignages avec leurs propres intérêts. Certes ils extorquaient aux accusés des aveux sur des délits imaginaires ou religieux comme le sabbat, l’envol, l’apostasie, etc., mais cela n’était que pure formalité. Dans les interrogatoires, le maleficium avait un poids important. Il s’agissait de dégâts envers des individus. Dans les cas de dommages causés à des voisins, pour l’essentiel, ces derniers étaient causés par un contact physique (toucher, battre, enduire, faire manger ou boire, etc.).
Les voisins ne parlaient pas de démon, mais seulement de phénomènes merveilleux autour du suspect en question. Au contraire, dans les aveux révélés durant l’interrogatoire, le démon jouait un rôle d’atout qui semblait pouvoir expliquer tous les phénomènes que l’expérience empirique du quotidien ne pouvait éclaircir. Les juges adoptèrent la notion populaire, tout en voulant expliquer toutes les causes des préjudices qui semblaient extraordinaires avec la notion de démon empruntée à la démonologie. Dans le même temps, ils regardaient les simples habitants de la ville avec mépris, les accusant de trouver le malin dans n’importe quel évènement normal.
Cette hardiesse dans la poursuite de l’élucidation du surnaturel était justement le propre de la démonologie. Seules des élites cultivées pouvaient et se devaient de séparer clairement l’explicable de l’inexplicable, ce qui les qualifiat pour diriger la ville. Or, la littérature de la démonologie comme le Malleus maleficarum ne se trouvait pas à la bibliothèque municipale de Haguenau, et n’était pas mentionnée dans les lettres et les expertises107. Il convient donc de sonder la culture de ces élites ainsi que leurs connaissances en matière de démonologie, ce qui sera le but de recherches futures. Au moins peut-on penser que cette attitude des élites vis-à-vis du surnaturel était bien plus qu’un simple désintérêt envers le mystérieux, qui ne pouvait pas s’expliquer par des connaissances empiriques. Dans le cas de Haguenau et plus particulièrement à partir de la fin de la troisième période, les dirigeants prirent conscience, semble-t-il, qu’il fallait limiter le domaine de leur compétence et renoncer à s’engager dans une discussion sur l’invisible. Cette élite s’est peut-être sentie débordée dès lors qu’elle a été obligée d’aller au-delà du saisissable et a pris alors les discours démonologiques à la lettre. Au final, la chasse aux sorcières fut en général modérée à Haguenau, et la persécution intensive de la troisième phase peut s’expliquer par la situation politique particulière de la ville, dans le contexte de la Réforme et de la guerre de Trente Ans, où les élites subirent une crise de l’oligarchie.