Magie et sorcellerie en Espagne et dans l’Amérique espagnole de l’époque moderne
Le titre de cet article est inspiré par une formule magique de Jorge Núñez Piñeiro, médecin portugais, qui comparut devant le tribunal de l’Inquisition de Saragosse en 1635. Accusé d’avoir pratiqué la magie amoureuse, il confessa être l’auteur de plusieurs incantations. Entre autres formules, il usa de la suivante : « Mon cœur s’embraserait d’amour comme le diable brûle en l’enfer2. » L’intention de ces mots était de produire un enchantement sur des femmes afin d’être aimé et désiré préférablement par toutes, et non seulement par une femme en particulier. Dans la prison de l’Inquisition, le médecin fit la connaissance d’un autre spécialiste de l’art de la magie et des enchantements. Il lui expliqua qu’il possédait un petit carnet pour prendre note des conjurations, des formules pour les philtres et de quelques autres informations utiles. Son compagnon de cellule lui révéla que lui aussi possédait un tel calepin contenant une bonne collection de paroles magiques3.
Ces deux hommes représentent l’exemple typique du sorcier pratiquant la magie dans les villes du monde espagnol de la fin du xve siècle jusqu’à la fin du xviiie siècle. En général, l’emploi de textes écrits, grimoires et autres sources semblables était plus fréquent chez les spécialistes masculins. Naturellement, quelques femmes aussi utilisaient des textes écrits ou prenaient note des conjurations et procédures magiques, mais elles transmettaient communément leur savoir magique de manière orale4. Pour cette raison, deux traditions diffé-rentes de sorcellerie se développèrent parmi les spécialistes masculins et féminins dans les villes espagnoles et coloniales.
En outre, la langue espagnole connaît deux termes pour la notion française de sorcellerie : la première catégorie est dite hechicería, exercée par l’hechicero ou la hechicera, le sorcier ou la sorcière. Cette forme représentait la sorcellerie urbaine par excellence. Les villes espagnoles et coloniales de l’époque moderne pullulaient de sorciers et surtout de sorcières de cette catégorie. Celles-ci pratiquaient avant tout des rituels magiques pour des clients, le plus souvent des femmes, alors que les sorciers-hechiceros exerçaient souvent leur art pour eux-mêmes et moins fréquemment pour des clients. Selon la demande, les sorcières-hechiceras confectionnaient des philtres d’amour, prédisaient l’avenir de quelque affaire amoureuse, entreprise économique ou voyage, et remplissaient l’office de guérisseuse, surtout pour des maladies d’origine magique. Bien que les sorciers et sorcières de ce type agissaient souvent comme des magiciens bienfaisants, ils conjuraient aussi des démons lors de ces rituels et exerçaient occasionnellement, en général sur commande de leur clientèle, des maléfices pour rendre malade ou, plus grave, pour tuer une personne5. Malgré cela, le mot hechicería pourrait être qualifié de magie ou de sorcellerie surtout bienfaisante, auquel s’oppose le terme de brujería pour désigner la sorcellerie malfaisante.
Le brujo et la bruja étaient considérés comme le sorcier et la sorcière proprement dits, capables de faire tomber malades des personnes et le bétail, de provoquer des tempêtes et de la grêle pour détruire les récoltes. On leur attribuait même des capacités particulières, comme celle de voler dans les airs et de se transformer en animaux. Mais selon tous les témoignages, l’élément caractéristique le plus important de la sorcellerie malfaisante ou brujería, était justement le maléfice. À la différence de la plupart des autres régions européennes, ce type de sorciers malfaisants était, en Espagne, un phénomène surtout rural6.
Une autre particularité du monde espagnol est la croyance en une secte des sorciers malfaisants selon le modèle démonologique, idée qui s’était avant tout répandue au nord de l’Espagne et, par la suite, dans quelques régions de l’Amérique espagnole. La croyance en la réalité d’une réunion de sorciers malfaisants pratiquant le vol au sabbat afin d’adorer le diable, commettre des maléfices et tous les autres crimes imputés à cette présumée secte des sorciers, était donc un phénomène caractéristique, surtout, du Pays basque, de Navarre et de quelques régions montagneuses du royaume d’Aragon. Au sud de l’Espagne, les réunions de sorciers restaient pratiquement inconnues et on pensait que la sorcellerie malfaisante était effectuée par des individus, principalement de vieilles femmes7.
L’analyse de la sorcellerie urbaine espagnole et américaine de l’époque moderne s’effectuera selon trois axes : en premier lieu, la sorcellerie dite hechicería, appréhendée comme le prototype de la magie urbaine dans les villes espagnoles et américaines, sera regardée de plus près pour faire ressortir des parallèles et différences de développement des croyances associées à cette conception des deux côtés de l’Atlantique. La deuxième partie de cette étude sera consacrée à trois exemples de cas très rares de sorcellerie malfaisante pratiquée collectivement, c’est-à-dire de la brujería démonologique, tous situés dans des villes coloniales américaines. Ce chapitre discutera la différence apparente entre l’Espagne et l’Amérique concernant la diffusion de l’idée d’une secte de sorciers. En dernière partie, une comparaison de la sorcellerie urbaine en Espagne et en Amérique espagnole mettra en évidence les particularités des croyances dans les deux espaces du monde espagnol. En outre, le dernier point traitera de l’interaction des différents secteurs ethniques et sociaux de la population des villes américaines pour répondre à la question suivante : dans quelle mesure le concept de la sorcellerie malfaisante et les rituels magiques ont-ils contribué à la formation d’une culture spécifique à l’Amérique espagnole, caractérisée par la fusion des croyances européennes, africaines et indigènes ?
L’héritage de La Celestina : la magie urbaine
En 1499, la publication du texte La Celestina attribué à Fernando de Rojas a donné un nom à ce type de sorcière spécialisée dans l’art de la magie pour atténuer les soucis de sa clientèle, dans les villes d’Espagne et par la suite de l’Amérique espagnole. Le texte, dont l’appartenance à un genre littéraire en particulier fait encore débat, peut être défini comme un drame à lire à haute voix. En Espagne, il était de coutume dans la noblesse et la bourgeoisie cultivées de se rencontrer pour lire ou pratiquer des jeux. Le texte de Fernando de Rojas était probablement destiné à être lu à l’occasion d’une de ces réunions amicales8. Le titre original, Tragicomedia de Calixto y Melibea, raconte un drame entre deux amants9. C’est même une véritable tragédie car, à la fin de l’action, les deux amants et presque tous les autres personnages de la pièce sont morts. La leçon à tirer du texte est que l’amour ne doit pas être forcé à l’aide de la sorcellerie. Calixto, qui s’enflammait pour Melibea, ne voulait pas attendre l’assentiment des parents de la fille aimée. Au lieu de se déclarer avec la décence exigée, il se précipita de charger la sorcière Celestina de confectionner un philtre pour que Melibea tombe en proie à un amour fou pour lui. Mais l’amour exagérément passionné et de surcroît suscité par sorcellerie ne conduit à rien d’autre qu’à la douleur et à la perte totale des amants10. La Celestina du texte littéraire est une femme vieille, pauvre, seule et marginalisée, qui exerce la sorcellerie sur commande pour gagner sa vie11. Bien qu’il s’agisse d’un personnage littéraire, Celestina présente néanmoins une ressemblance considérable avec les nombreuses sorcières-hechiceras qui peuplaient les villes du monde espagnol12.
Antonio Maravall remarque que La Celestina est avant tout un produit de la civilisation urbaine espagnole développée pendant la deuxième moitié du xve siècle, qui fournit le climat idéal pour la formation d’une culture magique propre aux villes d’Espagne13. À quelques différences régionales près, ce pro-cessus s’est déroulé tout au long du xvie siècle. Cette époque est caractérisée par une augmentation de la population dans la majorité des villes alors que plusieurs régions rurales enregistrent une baisse démographique14. Madrid, siège de la cour de Philippe II (1527-1598, r. 1556-1598) depuis 1561 et par la suite capitale de l’Espagne, était à ce moment-là une ville moyenne d’environ 20 000 habitants. Vers la fin du xvie siècle les chiffres avaient triplés et, à la fin du xviie siècle, Madrid comptait déjà 100 000 habitants15. À Séville, la concentration du commerce d’outre-mer en 1503 donna lieu à un rapide accroissement de la population16. Vers la fin du xvie siècle, Séville comptait plus de 100 000 habitants17, dont une partie était formée d’étrangers, souvent en route pour l’Amérique, et une autre partie d’esclaves. En 1600, ces derniers représentaient 8% de la population de la ville, soit au moins 6 000 personnes18. Selon de nombreuses déclarations devant les tribunaux américains de l’Inquisition, Séville était considérée comme la capitale de la magie et des magiciens : plusieurs accusés confessèrent aux juges qu’ils avaient appris leur métier dans la métropole andalouse19.
Dans les villes d’Amérique espagnole, la population précolombienne occupait une place très importante. La ville de Mexico, par exemple, était déjà très peuplée avant la conquête espagnole (1519-1521). Lorsque les Espagnols arrivèrent, Mexico comptait environ 150 000 habitants20. Malgré la destruction presque totale de la ville, la population indigène revint peu après, pour retrouver en quelques années les chiffres d’avant la conquête européenne. Pendant toute l’époque coloniale, Mexico resta la métropole la plus grande de l’Amérique espagnole21. Lima, capitale du vice-royaume du Pérou, était à l’in-verse une fondation nouvelle, malgré la présence de villages indigènes avant la conquête. Leurs habitants furent transférés dans de nouvelles localités pour faire place à la capitale coloniale, fondée en 1535. Lima – ou « Ciudad de los Reyes » (« La ville des Rois ») comme elle s’appelait au temps colonial – grandissait et prospérait rapidement, quoiqu’elle ne réussît jamais à égaler le nombre d’habitants de Mexico. Au début du xviie siècle, Lima regroupait quelques 25 452 habitants22.
L’accroissement démographique des villes en Espagne et dans ses dépendances américaines entraîna en même temps l’augmentation de la population pauvre, sans occupation ou profession, cherchant à se procurer par tous les moyens de quoi gagner sa vie23. C’est dans ces couches de la population que se recrutait la majorité des sorciers du type hechicero/hechicera. La misère d’une partie considérable des habitants des villes espagnoles et coloniales créa le climat dans lequel florissait la sorcellerie urbaine.
À l’époque moderne, il y avait par conséquent un grand nombre de sorcières comparables au personnage de la Celestina littéraire dans les villes du monde espagnol. Comme elle, les magiciennes urbaines étaient généralement pauvres, non-mariées ou veuves, et manquaient donc de la protection et de l’appui d’un mari ou d’une famille. La sorcellerie leur fournissait un moyen de gagner leur vie et, au-delà, de se faire respecter dans leur voisinage à cause des pouvoirs magiques qu’on leur attribuait. En revanche, leurs clientes provenaient de toutes les catégories sociales et plusieurs d’entre elles appartenaient même à l’élite24. Ainsi, les juges du tribunal de l’Inquisition à Carthagène des Indes25, fondée en 1610, donnent une sombre description de leur nouvelle juridiction. Dans leurs lettres au Saint-Office en Espagne, ils se plaignent à plusieurs reprises que toutes les femmes de la ville de Carthagène sont impliquées dans une forme ou une autre de sorcellerie, y compris les dames de la haute société. Selon les inquisiteurs, il n’y avait aucune femme dans cette ville qui ne consultait des sorcières ou ne pratiquait elle-même ce métier. Entre tous les délits, c’est la magie amoureuse qui était le plus fréquemment enregistrée par les juges26.
Les sorcières-Celestina, en dehors du métier de guérisseuse, pratiquaient surtout la magie amoureuse et propitiatoire pour leur clientèle27. En général, elles exerçaient la sorcellerie bienfaisante, mais occasionnellement malfaisante, comme par exemple à la demande d’une cliente qui voulait éliminer une rivale dans la lutte pour l’amour d’un homme28. Ainsi les deux sœurs Villalobos, citoyennes aisées de la ville de Huamanga29, furent accusées en 1588 par l’Inquisition de Lima d’avoir engagé des magiciennes indigènes pour faire quelques « travaux » pour elles. Ces femmes indigènes étaient devenues célèbres en tant que puissantes magiciennes et spécialistes de la magie amoureuse, mais on les soupçonnait aussi d’avoir tué plusieurs personnes par des maléfices30. La réputation des hechiceras indigènes était fondée pour une bonne part sur cette ambivalence de leurs capacités. D’ailleurs, ce cas est une nouvelle preuve de l’interaction des différentes couches sociales et ethniques de la société coloniale grâce à une culture magique partagée par la plupart des habitants du monde espagnol de cette époque.
Les sorciers, quant à eux, faisaient usage de grimoires et de conjurations des esprits, ou essayaient de signer un pacte avec le diable afin de trouver des trésors cachés, d’être chanceux aux jeux de hasard, de faire fortune ou d’être bien aimé par les femmes31. Bien que les sorciers-hechiceros n’aient pas été aussi nombreux que les sorcières-Celestina, toutes les villes du monde espagnol comptaient un nombre considérable d’hommes s’occupant de magie. La chasse aux trésors cachés était pratiquée presque exclusivement par des hommes. Afin de réunir leurs moyens, plusieurs chercheurs de trésors s’associaient pour faire aboutir leur entreprise, formant pour ainsi dire une « compagnie minière magique ». Ensemble, ils engageaient un spécialiste, en général un ecclésiastique car les prêtres avaient la réputation de savoir comment conjurer les démons gardiens des trésors et exercer les rituels complexes nécessaires à l’apparition des richesses cachées par leurs propriétaires depuis longtemps32. L’entreprise pour faire sortir de la terre des trésors enfouis au Moyen Âge par les Maures, les Goths ou autres gens du passé, pouvait même prendre une forme plus ou moins officielle, comme par exemple dans la ville de Puebla de Montalbán, relevant du district de l’Inquisition de Tolède. À l’automne 1619, un commissaire du Saint-Office, un notaire et plusieurs autres notables accompagnèrent le curé en procession solennelle dans une rue où le trésor était supposé être enfoui. Pour faire sortir de terre le trésor, le prêtre avait lu devant la population assemblée une formule de désenchantement qu’il avait reçue d’une femme venue de Madrid33. Des personnes instruites de la ville partageaient aussi la croyance populaire qu’on pouvait « conjurer » un trésor. En ce sens, il n’est pas étonnant qu’on trouve à l’époque moderne beaucoup d’hommes engagés dans ces quêtes34.
Peu après la prise de possession des terres américaines par les Espagnols, les chercheurs de trésors continuèrent leurs efforts. Selon la croyance des conquistadors, les habitants précolombiens avaient enfoui leurs richesses au moment de la conquête. Surtout, l’immense quantité d’or et d’argent que le dernier souverain inca du Pérou avait remis aux Espagnols en échange de sa vie suscita l’espoir d’une richesse instantanée et réanima la fièvre de la chasse aux trésors enfouis. Ainsi, Cristoual Caluache, un citoyen de Quito, fut accusé en 1579 d’avoir conjuré des démons pour faire sortir un trésor de terre en utilisant une baguette de sourcier. Le témoin prétendit que les baguettes furent mues par les démons et qu’une autre conjuration de l’accusé fit apparaître un couple de démons sous forme humaine35.
Plusieurs sorciers faisaient des efforts pour signer un pacte avec le diable dans le but, par exemple, de se rendre invisibles, de séduire une femme ou d’être fortunés dans diverses entreprises. Pero Luys, un homme de vingt-deux ans originaire de Séville, « joueur » de profession, fut détenu par l’Inquisition de Lima dans la ville colombienne de Bogotá à cause de la dénonciation faite par deux hommes : il s’était vanté d’être capable de se rendre invisible, de découvrir des trésors et d’être un guérisseur et un spécialiste de la magie amoureuse. En outre, il affirmait qu’il pouvait enfermer des diables par conjuration dans une bague pour les changer en familiares, esprits ou génies au service de leur maître36. Devant le tribunal, il confessa qu’un Italien lui avait donné un papier avec les instructions pour signer un pacte avec le diable. Toutefois, dans un autre interrogatoire, il revint sur ce point, disant que ses efforts pour invoquer le diable furent inspirés par la présentation d’une comédie portugaise à laquelle il avait assisté à Lisbonne37. Les archives des tribunaux inquisitoriaux espagnols et américains contiennent beaucoup de cas semblables. Évidemment les juges ne regardaient pas ces sorciers comme des hérétiques dangereux : en témoignent les peines, relativement légères, comme pour tous les délits de superstition. En général, ni les sorciers-hechiceros, ni les sorcières-Celestina, ne mouraient sur le bûcher38.
Les villes espagnoles se caractérisaient alors par une population multiculturelle. Séville, tout particulièrement, était un véritable « melting-pot » à cause de sa connexion étroite avec les possessions espagnoles en Amérique. Dans la métropole andalouse se trouvait constamment un grand nombre de personnes sur le point d’aller en Amérique ou d’en revenir39. En dehors de cela, il y avait des esclaves d’ascendance africaine et des étrangers de toute l’Europe dans les villes espagnoles, surtout dans les quartiers des classes populaires où les membres des différentes cultures vivaient parfois à l’étroit. Par conséquent ils interagissaient et échangeaient leurs croyances et leurs idées sur la magie et la sorcellerie.
Naturellement cette situation est plus prononcée dans les agglomérations urbaines de l’Amérique espagnole. Là-bas, les sorcières-Celestina communi-quaient avec d’autres magiciennes indigènes et africaines. Ces échanges menaient graduellement à des processus de « transculturation » entre les différentes composantes ethniques et sociales de la population coloniale. Il ne s’agit pas simplement d’un processus de transferts de cultures, mais d’une adoption mutuelle et d’une incorporation d’éléments provenant des autres systèmes religieux et magiques40. La « transculturation » en sorcellerie dans les villes coloniales aboutit finalement à la formation d’un tout nouveau système de croyances populaires religieuses et magiques. Ainsi, les magiciens européens ajoutèrent de nouveaux éléments à leur répertoire et leurs homologues africains ou indigènes, de leur côté, incorporèrent des méthodes et incantations européennes à leurs rituels magiques. De cette manière, des éléments européens, africains et indigènes américains ont fusionné pendant le xvie siècle, produisant une sorcellerie urbaine plus diversifiée qu’en Espagne. À la fin du xviie siècle, une comédie espagnole faisait par exemple l’éloge des sorcières américaines, celles-ci étant considérées comme des magiciennes particulièrement puissantes41. Il est clair que l’auteur, pour sa part éclairé, ne croyait pas à la réalité de la magie, mais se moquait des superstitions encore très vives parmi nombre de ses contemporains42.
Les formules, incantations et « oraisons » en usage chez les sorcières espagnoles et d’outre-mer présentent des similitudes étonnantes qui montrent qu’il y existait une tradition magique commune entre les habitants des villes du monde espagnol. Par exemple, des formules bien connues par tous les membres de la société espagnole comme « l’oraison de l’étoile » ou « l’oraison à sainte Marthe » étaient souvent combinées avec la conjuration du Diablo Cojuelo(le Diable Boiteux). Les prétendues « oraisons » ou « prières » ressemblaient plutôt à des conjurations diaboliques qu’aux invocations usuelles des saints43. Souvent, les invocations commençaient par des prières dirigées vers sainte Marthe ou d’autres saints, pour terminer par des conjurations pour obtenir l’aide de démons tels Satan, Barrabas et Belzébuth44. Sainte Marthe et le Diablo Cojuelo étaient considérés comme particulièrement puissants au regard de la magie amoureuse et, par conséquent, les « oraisons » à sainte Marthe et au Diable Boiteux abondaient. Mais les magiciennes n’invoquaient pas seulement la sainte qu’était Marthe : quelques formules s’adressaient aussi à « Marthe, la viciée, la mauvaise… », tout en étant combinées avec des conjurations des diables, de préférence du Diablo Cojuelo, oraisons présentées comme indispensables pour « lier la volonté » d’un homme45. De façon similaire, la « prière à l’étoile » récitée vers la fin du xvie siècle par Doña Francisca de Maldonado, une femme de trente ans originaire de Séville et résidente à Potosí46, était plutôt une litanie des conjurations des démons, Diablo Cojuelo compris, conjurant les dents de Satan sur la tête de la victime pour enchaîner sa volonté et faire en sorte qu’il tombe en proie à l’amour fou pour la sorcière ou sa cliente47.
La constante préoccupation pour l’amour, pour être aimée, pour s’attacher à un homme ou reconquérir un amant, n’est pas surprenante : une femme qui ne bénéficiait pas de la protection d’un mari, d’un frère ou d’un autre homme, surtout si elle était pauvre, n’avait pas beaucoup d’espoir de pouvoir changer sa situation. C’est pour cela que la magie et la sorcellerie semblaient être les seuls moyens d’améliorer la position de ces femmes. Un autre aspect entrant en jeu était le rôle de la sexualité dans la société espagnole et les restrictions qui entouraient tout ce qui avait trait au sexe. Certaines maladies étaient considérées comme la punition pour une sexualité trop prononcée, l’infidélité du conjoint ou le concubinage. Les spécialistes de la sorcellerie incorporaient les idées restrictives de la société toute entière dans leur métier. En pratiquant la magie amoureuse, les sorcières cherchaient en même temps à exercer un contrôle en matière de sexualité48.
Plusieurs matériaux étaient employés dans les rituels magiques, comme par exemple des cheveux, des ongles coupés ou encore du sang. Tout cela était combiné avec un fragment de pierre d’autel, un peu de terre de cimetière, un bout de corde de pendu et, en Amérique, des plumes de certains oiseaux, quelques graines, fleurs, herbes, et dans les Andes, des feuilles de coca49. Les formules, les techniques et la combinaison des ingrédients des potions magiques étaient marquées de l’empreinte de la tradition ibérique mais aussi de fortes influences des cultures américaines et africaines. Gustav Henningsen avait forgé la notion d’« évangélisation noire » pour décrire ce processus de transfert des traditions espagnoles aux sorciers de l’Amérique coloniale50. En effet, vers la fin du xvie siècle déjà, des incantations, des techniques de divination, la guérison magique ou la magie amoureuse ressemblaient très fortement à la tradition espagnole de la hechicera-Celestina. Mais évidemment le savoir magique des Espagnols avait lui-même été modifié pour s’adapter aux traditions régionales ou ethniques, de sorte que toutes les traditions confluaient vers une culture magique coloniale hybride51.
En général, les villes espagnoles et coloniales regorgeaient de magiciens de ce type, guérisseurs et devins qui occupaient une place importante comme spécialistes pour résoudre les problèmes quotidiens des secteurs populaires des habitants. Les sorciers et sorcières donnaient à leurs clients l’espoir de changer et d’améliorer leur situation, et de ne pas être seuls dans un monde parfois impitoyable52.
« La secte des sorciers » et la ville : trois cas exemplaires de l’Amérique espagnole
La majorité des personnes exerçant les rituels magiques et la sorcellerie urbaine rentrent dans la catégorie de hechiceros ou hechiceras, mais il y a cependant quelques cas détectés dans les villes américaines de la présumée secte des brujos, dont nous allons examiner les trois cas les plus spectaculaires. La première série de procès eut lieu en 1614 à Celaya, une petite ville sur le chemin du district des mines au Nord du Mexique. Les deux autres séries de procès faits aux membres d’une présumée secte de sorciers se déroulèrent dix et vingt ans après, d’abord dans la zone minière colombienne et plus tard dans une petite ville de la côte atlantique de la Colombie, nommée Tolú.
Celaya, fondée en 1571, comptait 36 vecinos, c’est-à-dire environ 180 Espagnols. En 1582, ce nombre avait déjà doublé. En 1614, on estime que 1 800 y vivaient. À ce chiffre, il faut ajouter un nombre considérable d’habitants indigènes, métisses et surtout d’esclaves d’ascendance africaine53. À quatre ans de la grande chasse aux sorcières au Pays basque, une vague de dénonciations et d’auto-accusations de sorcellerie sans précédent envahit la ville de Celaya54. Entre plusieurs dénonciations pour sorcellerie du type hechicera-Celestina, il y en avait aussi certaines contre un groupe de femmes, pour la plupart d’ascendance espagnole, accusées de sorcellerie malfaisante. Les dénonciateurs prétendaient qu’elles avaient volé à la réunion des sorcières dans le cimetière de la ville pour visiter la tombe de leur mère et grand-mère, laquelle avait été une sorcière notoire. D’autres fois, les vols étaient effectués individuellement pour se promener ou faire des achats, etc.55
De plus, elles étaient accusées d’avoir l’habitude de voler vers une région déserte où elles se réunissaient pour adorer le diable qui se présentait sous la forme d’un grand bouc. Les femmes lui baisaient le derrière et, le diable, très satisfait de ces honneurs, donnait à chacune des femmes une boulette de matière fécale. Ce « cadeau » du diable avait des propriétés extraordinaires : quand les femmes s’enduisaient avec ces boulettes, elles se transformaient en oies capable de voler ensuite jusqu’au cimetière. Quelques fois, la métisse Leonor de Villareal se transmuait en un perroquet56.
Bien que les sorcières de Celaya racontèrent elles-mêmes qu’elles s’étaient réunies en célébration avec le diable, le juge qualifia tous ces témoignages et confessions « d’impertinences » et se plaignit au tribunal à Mexico qu’il avait perdu plus de quinze jours avec ces dépositions, témoignages et accusations. Apparemment, il y avait une divergence entre la perception du juge et l’opinion des habitants de la région, parce que les voisins de ces femmes et plusieurs autres témoins avaient affirmé avoir observé les sorcières voler, transformées en divers animaux. Il semble cependant que ces femmes ne croyaient pas à leurs propres contes, car une des sorcières, Ynés García, proclamait qu’il n’était pas nécessaire de dénoncer leurs aventures au Saint-Office : « c’était rien, c’est seulement pour faire peur aux gens57 ». Évidemment, les sorcières de Celaya exploitèrent la peur répandue parmi les habitants de la région pour se faire respecter. Ainsi, le plus remarquable dans ce cas est que ni le vol au sabbat ni la présumée adoration du diable des sorcières de Celaya n’eut de conséquences sérieuses pour les concernées.
Il faut rappeler que seulement quatre ans auparavant, en 1610, six personnes avaient été brûlées vives à Logroño pour exactement les mêmes délits. Les « brujos de Zugarramurdi », sorciers d’un village basque près de la frontière française, se rendirent tristement célèbres en raison de l’énorme publicité de l’autodafé célébré les 7 et 8 novembre 1610. Environ 30 000 spectateurs vinrent de Castille et même de France pour voir les sorciers et être présents à l’énoncé du jugement. À l’occasion d’un autodafé, les attendus du jugement étaient présentés en détail par les inquisiteurs. Ce cérémonial contribuait à renforcer la peur de la sorcellerie tout en propageant l’image démonologique des sorciers au sein de la population, sans que ce soit le but recherché par l’Inquisition. En outre, l’éditeur Mongastón publia peu après un récit détaillé de l’autodafé, popularisant ainsi les contes du sabbat des sorciers basques58. Tout cela fit de l’autodafé de Logroño un cas emblématique et entraîna l’adhésion des paysans de Zugarramurdi à la croyance en l’incarnation des sorciers malfaisants. Même le mot espagnol aquelarre dérivé du terme basque akelarre pour désigner le sabbat des sorciers fut popularisé lors de l’autodafé de Logroño59.
Néanmoins, en 1614, après l’enquête de l’inquisiteur Alonso de Salazar Frías (1564-1636), la Suprema, le Conseil Supérieur de l’Inquisition, décida de déclarer la nullité des sentences de 1610 et de réhabiliter les exécutés60. Au même moment, la Suprema ordonna de nouvelles instructions pour les procès de sorcellerie malfaisante. Dès lors, les peines de mort pour sorcellerie infligées par l’Inquisition cessèrent définitivement61.
Pourtant, il n’était apparemment pas possible d’effacer de la mémoire populaire ni de celle des inquisiteurs les brujos de Zugarramurdi en tant qu’archétype des sorciers. Les deux séries de procès pour sorcellerie faits par le tribunal de l’Inquisition de la ville de Carthagène des Indes montrent que les juges n’exécutaient pas les nouvelles instructions comme ils devaient le faire. La première série de procès eut lieu en 1622, douze ans après la fondation du tribunal. Les accusés étaient pour la plupart des esclaves et des femmes d’ascendance africaine travaillant dans les mines de Zaragoza dans la province colombienne d’Antioquia. Soumises à la torture, elles confessèrent qu’elles avaient exercé des maléfices et adoré le diable au sabbat des sorciers. Toutes les personnes impliquées dans ce cas furent qualifiées par le juge de bozale s, nom donné aux africaines peu acculturées62. Leurs dépositions présentaient une image du sabbat des sorciers à la façon des brujos de Zugarramurdi.
La description des activités pratiquées à cette assemblée de sorciers donne l’impression que le sabbat à l’africaine était beaucoup plus attractif que son pendant européen dans la tradition démonologique : on mangeait de la viande de sanglier rôtie, des bollos de cuzcuz(gâteaux de semoule) et des bananes plantains, et de la chicha, une boisson fermentée indigène, était servi en abondance aux sorciers par de petits diables. Puis, un de ces petits démons, un des assistants de Satan, battit le tambour et les sorcières dansèrent avec leurs amis, faisant sonner des castagnettes que le diable leur avait données. Pendant ces assemblées, les femmes se transformèrent en poules et les hommes en chats. Le diable présidait la réunion des sorciers sous la forme d’un grand bouc. Ensuite les sorciers et sorcières rendirent hommage au diable en baisant la main puis le derrière du bouc. À la fin de l’assemblée, les sorciers et sorcières se retirèrent pour avoir des rapports intimes63. Une des accusées, Leonor Zape, déposa que le diable volait avec les sorcières sous l’apparence d’un chat, mais qu’à l’assemblée, il avait pris la forme d’un homme africain vêtu seulement d’un pagne et portant des cornes couvertes d’un voile noir64.
Mis à part les singularités du sabbat des sorciers africains de la zone minière de Zaragoza, les dépositions présentent des éléments constitutifs de la réunion des sorciers classiques conçus par les démonologues, comme l’apostasie, la démonolâtrie, les maléfices, le banquet et les orgies, etc.65 Il est cependant impossible de séparer, dans les dépositions des accusés et des témoins, leurs idées originales des suggestions des juges. D’abord, les accusées principales devaient être interrogées avec le concours d’un interprète, ce qui signifie que nous connaissons seulement la version présentée par cet intermédiaire à la solde des juges et, en outre, elles ne s’avouaient coupables qu’après avoir été soumises à la torture66. De plus, il faut rappeler que les différents groupes socio-ethniques de la population communiquaient constamment entre eux. L’énorme publicité donnée aux sorciers de Zugarramurdi créa un modèle de la sorcellerie satanique connu de la majorité des habitants métropolitains et de l’empire colonial espagnol.
Une seconde chasse aux sorciers éclata en 1632 à Tolú, une petite ville coloniale près de Carthagène des Indes, sur la côte atlantique de la Colombie. Tolú, fondée en 154367, se composait d’une population mixte dont de nombreux esclaves africains. La majorité de la liste des 33 personnes accusées d’avoir participé à « une grande conspiration » de la secte des sorciers, ainsi que la majorité des témoins étaient d’ascendance africaine68. Toutefois, parmi les personnes impliquées dans ce cas, il se trouvait une vecina, bourgeoise aisée résidant en ville dans sa propre maison, qui mourut dans la prison de l’Inquisition avant d’être déclarée non coupable et réhabilitée. Une autre femme, Ana de Avila, métisse et veuve d’un vecino de Tolú, bien qu’elle ait résisté à la torture et n’ait pas fait d’aveu en matière de sorcellerie diabolique, fut condamnée, en plus des peines infamantes, à payer l’énorme somme de mille pesos de a ocho 69(monnaie d’argent). Plusieurs des accusées étaient des veuves et manquaient donc de l’appui d’un mari pour les défendre ou organiser leur défense. Bien que quelques-unes d’entre elles n’aient jamais confessé de crime, elles ne pouvaient pas se défaire des accusations car beaucoup de témoins avaient affirmé qu’ils avaient vus ces femmes voler transformées en oiseaux ou autres animaux au sabbat des sorciers. En outre, les juges tenaient évidemment pour vrai les récits les plus fantastiques relatant l’assemblée des sorciers et les transformations des sorcières70. Le procédé des juges n’était point conforme aux nouvelles instructions de la Suprema adoptées en 1614 et qui demandaient aux Inquisiteurs d’avoir un maximum de circonspection dans tous les procès pour sorcellerie71.
Sur un total de 25 personnes qui attendaient la sentence à l’autodafé de 1634, 21 ont été condamnées pour sorcellerie malfaisante (brujería)72. C’est un chiffre exceptionnellement élevé pour une condamnation de sorcellerie, comprenant en outre deux femmes condamnées à mourir sur le bûcher. Depuis l’autodafé des fameux sorciers de Zugarramurdi en 1610, aucune personne n’avait été condamnée par l’Inquisition espagnole à une peine de mort pour sorcellerie. La réaction de la Suprema a été prompte : les inquisiteurs espagnols cassèrent immédiatement les sentences du tribunal de Carthagène des Indes, commuant la peine de mort en un verdict plus clément ou plutôt moins drastique73.
Comme dans le premier cas colombien d’une présumée secte des sorciers, les témoins donnèrent des descriptions détaillées du sabbat, présenté comme le principal rituel de cette réunion. Selon leurs dépositions, le diable était un homme africain qui présidait le sabbat assis dans un trône noir. Les sorciers dansaient et baisaient le derrière du diable. Puis ils accomplissaient des maléfices, assistés par des démons. Devant le diable nommé Lucifer, il y avait un grand livre noir. Quand les novices devaient abjurer leur foi catholique, ils devaient poser la main gauche sur le livre. À Tolú, comme au sabbat de Zaragoza, les démons dressaient la table avec des nappes noires et des assiettes d’argent et d’or. Mais à la différence du banquet de Zaragoza où les sorciers mangeaient plus ou moins leurs repas habituels, la nourriture était préparée au sabbat de Tolú sans sel et avait un goût fade74. En somme, les descriptions présentent une image plus sombre de la réunion des sorciers mais aussi plus conforme à la vision démonologique75. Il semble qu’en comparaison avec les accusés de Zaragoza, les personnes impliquées dans la présumée conspiration de Tolú étaient beaucoup mieux intégrés dans la société coloniale parce qu’ils avaient adopté les idées européennes du sabbat des sorciers à un plus haut degré.
Il faut néanmoins remarquer que dans l’intervalle entre les évènements de Zaragoza et la série de procès de Tolú, le tribunal de Carthagène des Indes conduisit quelques autres affaires de sorcellerie malfaisante76. Pendant les auto-dafés respectifs, selon la manière de procéder habituelle de l’Inquisition, les actions des sorciers étaient relatées en détail. De cette façon, le tribunal contribuait lui-même à propager la version démonologique du sabbat des sorciers. En outre, les inquisiteurs semblent avoir popularisé le modèle basque du sabbat des sorciers car, en 1628, la réunion nocturne des sorciers est nommée avec le mot d’origine basque aquelarre dans le procès-verbal des aveux des accusés de sorcellerie collective (brujería) d’un village près de Panama77. Cette notion, devenue populaire lors de l’autodafé des sorciers de Zugarramurdi en 1610, fut bientôt adaptée à l’espagnol. Bien sûr, une fois de plus, il n’est pas possible de déterminer si les inquisiteurs, le greffier ou les accusés eux-mêmes avaient introduit ce mot mais, de toute façon, les dépositions des accusés présentaient l’image élaborée du sabbat des sorciers.
La ville espagnole et coloniale, creuset des cultures magiques
La différence la plus prononcée entre la sorcellerie dans les villes d’Espagne et celle de l’Amérique est la transculturation dans les possessions d’outre-mer. Si l’interaction des différentes cultures magiques est palpable dans les grandes villes d’Espagne, les centres urbains de l’Amérique espagnole étaient quant à eux de véritables creusets des cultures. En Amérique il y avait naturellement moins d’Espagnols que d’indigènes ou d’Africains. Mais la politique de la couronne espagnole de concentrer les Espagnols dans les villes atténuait à un certain degré la disproportion entre les différents secteurs de la population urbaine. En comparaison avec les habitants d’origine américaine ou d’ascendance africaine, les Espagnols formaient encore une minorité dans les villes, mais c’était une minorité considérable.
L’autre différence entre la sorcellerie en Espagne et en Amérique est l’absence presque totale de cas de sorcellerie malfaisante ou diabolique dans les villes espagnoles, alors que plusieurs séries de procès de ce type ont eu lieu dans quelques communes américaines. À première vue, on pourrait donc penser qu’en Amérique la secte des sorciers avait réussi finalement à conquérir les centres urbains. Mais il faut tenir compte du fait que toutes les « conspirations » d’une prétendue secte de sorciers ont été détectées dans de petites villes ou même dans des villages. Les accusées de sorcellerie de Zaragoza ne résidaient pas dans un village, mais plutôt dans une ranchería, un hameau de quelques cabanes près des mines78. D’autre part, dans les capitales des vice-royaumes de même qu’en Espagne, il n’y avait que quelques cas isolés de sorcellerie malfaisante et les grandes villes de l’Amérique espagnole n’étaient jamais la scène de procès en chaîne pour ce délit.
À l’époque moderne, quand les Européens s’embarquaient vers l’Amérique, la vision populaire de la sorcellerie malfaisante, influencée par la démonologie tout en n’étant pas identique, faisait partie de leur bagage culturel, comme aussi le personnage du diable et les démons de l’enfer. Bien que les peuples indigènes n’aient connu ni les conceptions européennes du bien et du mal, ni le diable, ils attribuaient toutefois la plupart des maladies et des malheurs à la sorcellerie malfaisante79. De même que beaucoup d’esclaves afri-cains n’étaient pas baptisés et n’avaient reçu aucune instruction de la foi chrétienne80, ils connaissaient néanmoins des formules magiques espagnoles et partageaient aussi l’idée d’une présence de la magie et de la sorcellerie dans le monde. Par ailleurs, pour les Africains, la magie était un élément clef dans la constitution de l’autorité. Dès lors, la croyance en la sorcellerie, combinée avec l’importance du pouvoir magique dans les systèmes religieux africains inspiraient l’action des esclaves pour contrôler leur destin et repousser le maléfice81. Il n’est pas surprenant que, dans toutes les catégories de la popu-lation de l’Amérique espagnole, il existait une croyance selon laquelle la sorcellerie était la principale cause de l’infortune et du malheur dans tout l’univers. Pour cette raison elle fut un dénominateur commun qui fournit la base de l’interaction des diverses catégories socio-ethniques de la société coloniale.
Au sujet de la présumée conspiration de Tolú, les dépositions des témoins devant l’Inquisition accusèrent plusieurs personnes, surtout des femmes d’ascendance africaine, d’avoir participé au sabbat des sorciers. Quoique les témoignages et les confessions des accusés dressent un tableau de la réunion nocturne avec le diable ressemblant jusqu’aux moindres détails au sabbat des sorciers selon le modèle dessiné par les démonologues européens, il y avait quelques différences concernant des éléments qui ne se trouvent pas dans la version européenne de cette réunion. En premier lieu, le personnage du diable se distinguait de son homologue européen parce qu’il apparaissait comme un homme africain, parfois habillé à l’africaine. Au sabbat de Zaragoza le diable disait qu’il y avait d’autres réunions de sorciers blancs, mais que ses adeptes noirs ne devaient pas y participer82. À Tolú, une telle séparation des Blancs et des Noirs n’existait pas. Au contraire, il y avait des accusés des différents groupes ethniques de la société coloniale, comme Sebastián Delgado alias Botafogo, esclave d’origine angolaise habitant la ville colombienne del Río de la Hacha83, accusé en 1635 de sorcellerie malfaisante. Ce dernier a prétendu dans sa déposition qu’il avait vu « des Blancs, des Mulâtres, des Noirs, des Métisses et des Indiens », tous dansant autour du diable à l’assemblée des sorciers84. Cela signifie que le sabbat des sorciers de Riohacha réunissait des personnes de tous les groupes de la société dans une cérémonie multiculturelle.
Conclusion
Les descriptions du sabbat des sorciers, tant de la ville mexicaine de Celaya que des exemples colombiens, montrent que l’image élaborée de la sorcellerie avait pénétré les représentations des classes populaires des colonies espagnoles. Cependant, quelques éléments africains et indigènes de la sorcellerie étaient absorbés et contribuaient à la formation des diverses versions régionales de la réunion des sorciers. Ainsi, le sabbat des sorcières de Celaya est plus conforme à l’idée européenne, tandis que les réunions des sorciers de Zaragoza montrent une image hybride composée des éléments européens et africains. Dans les grandes lignes, pourtant, tous les récits des assemblées des sorciers en Amérique ressemblent fortement aux descriptions démonologiques de l’époque moderne. Cette concordance des croyances populaires en Espagne et en Amérique se manifeste également quant à la hechicería, la sorcellerie urbaine par excellence du monde espagnol. Malgré quelques particularités régionales, l’idée que la sorcellerie malfaisante était le plus souvent à l’origine des maladies et de l’infortune associée à la persuasion de l’efficacité de la magie pour repousser le maléfice était largement partagée par les populations des villes espagnoles et américaines.
Ces similitudes entre les croyances des différents groupes de la société coloniale, spécialement dans les couches populaires, offraient un espace de communication dans les rituels magiques entre les participants espagnols, amérindiens et africains. Tous les cas présentés ici, tant de hechicería urbaine que de sorcellerie collective, indiquent qu’au fil du temps, ce discours interethnique a donné lieu à une synthèse du savoir magique des Africains, Amérindiens et Européens.