Dès sa première livraison, au mois de mars 1868, La Revista de España affirme les principes qui président à sa publication :
la croyance de ceux qui y écrivent dans la marche progressive de l’humanité, raison pour laquelle […] nous défendrons l’avantage relatif de notre âge sur les précédents, et la plus grande excellence et l’influence bénéfique des idées qui gouvernent aujourd’hui ou sont appelées à gouverner les sociétés humaines1.
C’est donc dans un esprit éclairé et réformateur que les auteurs de la revue se proposent, par-delà les différences politiques, de s’adresser à leurs contemporains au moyen d’une revue qui prétend aborder les sujets les plus divers, de la politique à la littérature en passant par l’histoire. Cette revue, qui allait devenir l’une des principales publications de l’Espagne du Sexennat Démocratique (1868-1874) et de la Restauration (1874-1931) jusqu’à sa disparition en 1894 est fondée par José Luis Albareda (1828-1897), un journaliste ex-député libéral qui connaîtrait une carrière ministérielle dans les années 18802.
L’orientation libérale-conservatrice de la revue est aussi celle de l’un de ses principaux promoteurs, Juan Valera, qui ne ménage pas ses efforts pour convaincre ses correspondants d’y écrire. Né en Andalousie en 1824, fils d’un officier de marine et d’une marquise, Juan Valera fait des études de droit avant d’entamer, à partir de 1847, une carrière diplomatique qui le conduit à résider au cours des années 1840 et 1850 dans de nombreux pays en Europe et en Amérique. Il rentre en Espagne à la fin des années 1850 et se lance dans une carrière politique et intellectuelle ; député à plusieurs reprises, il exerce aussi une activité littéraire à travers laquelle il fréquente les penseurs espagnols de son temps3. La fondation de La Revista de España, à laquelle il participe dès ses débuts, s’inscrit dans cette trajectoire, que les événements des mois suivant la publication de son article Sobre el concepto que hoy se hace de España viennent renforcer.
Au moment où Valera publie cet article, le régime libéral-conservateur en vigueur en Espagne connaît une crise de plus en plus aiguë. Depuis la majorité de la reine Isabelle II, en 1843, les modérés, faction conservatrice du libéralisme espagnol, ont tenu les rênes du pouvoir de façon quasi-ininterrompue, si l’on excepte les deux ans du Biennat Progressiste (1854-1856), au cours desquels les progressistes ont tenté d’imprimer un virage plus libéral et démocratique au pays, et les cinq ans de gouvernement de l’Union libérale (1858-1863), le mouvement dirigé par le général Leopoldo O’Donnell (1809-1867), au cours desquels le pouvoir tente de maintenir le système existant tout en l’amendant dans ses aspects les plus contestables, en particulier s’agissant de l’exercice des libertés publiques. Face à cette situation, les différentes tendances de la gauche espagnole, socialistes et républicains en premier lieu, puis démocrates, et enfin les progressistes eux-mêmes à partir de 1864, avaient décidé de ne plus participer à un jeu politique dans lequel les modérés s’assuraient la domination par le système électoral et le fonctionnement des institutions. Unie dans une stratégie révolutionnaire, la gauche espagnole aspire au renversement du système isabellin, option qu’une partie des unionistes rejoint à partir de 1866, alors que la conflictualité socio-politique s’aiguise en Espagne et que le pouvoir se raidit dans une répression tous azimuts4.
Dans ce contexte tendu, l’article de Valera se veut donc une tentative de prendre du recul et de la hauteur, en particulier par son ancrage international. Le but est d’offrir un certain nombre de perspectives politiques à son pays. Si l’ambition de l’article n’est pas court-termiste – ou alors pas seulement –, elle souligne le fait que la crise que connaît le pays n’est pas que politique et qu’elle touche à l’identité même de la nation espagnole. Il est donc peu étonnant que Valera, malgré son opposition à l’option révolutionnaire, voie d’un bon œil le renversement de la reine Isabelle II en septembre 1868, par une révolution qui offre la possibilité d’une expérience libérale et démocratique de six ans : le Sexennat Démocratique. Dès 1869, Valera est d’ailleurs député aux Cortès Constituantes qui établissent le suffrage universel masculin et la liberté des cultes pour la première fois en Espagne. Il devient aussi l’un des principaux partisans de la candidature au trône du duc d’Aoste, fils de Victor-Emmanuel II, et fait partie de la délégation qui se rend en Italie en 1870 pour le convaincre de devenir roi d’Espagne5. Le duc d’Aoste est élu quelques mois plus tard par les Cortès pour régner sous le nom d’Amédée Ier.
Dans cet article toutefois, c’est plus au titre de savant connaisseur de l’Europe et du monde que d’homme politique que Valera s’exprime. L’article Sobre el concepto que hoy se forma de España constitue en effet une réflexion sur l’image de l’Espagne dans l’Europe de l’époque et sur les répercussions de ce regard extérieur sur le peuple espagnol et sur l’avenir du pays. Bien qu’il le qualifie lui-même dans une lettre du 13 mars de « très léger »6, l’article de Valera constitue, par son ambition d’aborder un grand nombre de sujets, un remarquable observatoire des processus complexes qui régissent au xixe siècle les relations de l’Espagne au reste de l’Europe. En cela, il met au jour les dimensions internationales de la construction de l’État-nation espagnol avec ses difficultés, tout en les historicisant et en rappelant leur caractère politique. Ce sont ces différents aspects que l’on tentera de brièvement souligner dans ce propos introductif.
Savoirs et représentations sur l’Espagne au xixe siècle
Les voyages, source de connaissances ?
L’article de Valera fait référence à de nombreux récits de voyage de contemporains, qui ont publié leurs impressions et souvenirs après avoir effectué un séjour en péninsule. Ces voyages en Espagne, qui se multiplient au cours du siècle, en particulier grâce au développement du chemin de fer, s’inscrivent à la croisée de plusieurs phénomènes7. D’abord, et bien qu’elle n’inclût pas l’Espagne, la tradition du « Grand Tour » héritée du xviiie siècle se transforme tout au long du xixe siècle, et finit par se fondre dans un tourisme qui commence à prendre son essor – les premiers guides touristiques à proprement parler datent du milieu du siècle8. Le cas de Byron et de son voyage initiatique en Méditerranée au tournant des années 1810 est sans doute le plus chimiquement pur à cet égard. Ensuite, l’essor de la génération romantique et les évolutions artistiques qui traversent le continent européen font du voyage à l’étranger une source d’inspiration pour les artistes, en particulier s’agissant des peintres. Plus précisément, c’est la recherche de l’ailleurs qui préside à ces voyages artistiques, et l’Espagne devient l’un des théâtres privilégiés de l’exotisme en Europe9, un espace où les artistes projettent leurs représentations de l’altérité10. Enfin, les voyages en Espagne sont aussi des voyages « professionnels », motivés par des objectifs concrets, comme dans le cas de George Borrow parti convertir les Espagnols à la foi réformée. L’essor des transports permet des connexions toujours plus rapides et intenses entre l’Espagne et le reste de l’Europe.
Toutefois, Valera relève à juste titre que ces voyages ne débouchent pas, la plupart du temps, sur une meilleure connaissance du pays : les stéréotypes projetés par les voyageurs sur l’Espagne masquent la réalité de la société espagnole. Cette dénonciation, sur laquelle on reviendra plus loin, reflète le regard déformé que l’Europe porte sur l’Espagne tout au long du xixe siècle. Valera s’arrête particulièrement sur le récit de voyage de George Sand, mais c’est sans doute celui de Théophile Gauthier, réédité à de multiples reprises dans les décennies centrales du siècle, qui influence le plus le regard français sur l’Espagne11. Souvent, le voyage sert ainsi à retremper ses préjugés dans l’observation déformée de ce qui s’offre aux yeux du voyageur, même si, dans certains cas, il a pu permettre d’acquérir un véritable savoir sur le pays visité, dans un siècle où le goût pour la connaissance scientifique s’affermit12. Valera lui-même, par son article, souligne que les circulations de savants, d’écrivains, d’artistes et d’hommes politiques ont favorisé les échanges et les transferts culturels : sa connaissance du paysage intellectuel de l’Europe et de l’état des connaissances et des représentations sur l’Espagne révèle une construction transnationale de son savoir13.
Orientalisation et stéréotypes
À travers les récits de voyage, principale source de savoirs sur l’Espagne pour les opinions publiques européennes, on transmet une image fausse de l’Espagne, dénonce Valera. En effet, la perception de l’Espagne à l’étranger au xixe siècle est saisie au prisme déformant de plusieurs faisceaux de représentations. Ce champ de recherches a donné lieu à de très importantes études, en particulier s’agissant de la relation entre la France et l’Espagne et entre le Royaume-Uni et l’Espagne, et leurs conclusions soulignent la dépréciation et l’exotisation du pays dans l’imaginaire européen de l’époque pour plusieurs raisons14.
L’Espagne devient dès les premières décennies du siècle l’un des espaces où s’exprime le romantisme naissant. Poètes et écrivains y voient un espace de l’ailleurs, une terre sauvage séparée du reste de l’Europe par ses mœurs, ses coutumes, ses paysages et son histoire. Le passé musulman de l’Espagne est particulièrement mis en avant dans cette perspective : les sept siècles de la présence musulmane auraient façonné une altérité radicale du pays, et l’aurait davantage rapproché de l’Afrique que de l’Europe, comme l’illustre le célèbre proverbe rapporté par Valera, selon lequel l’Europe s’arrêterait aux Pyrénées. On verra plus loin que ce recours à l’histoire pour exclure l’Espagne du continent européen ne se limite pas à la période médiévale et a une portée politique très nette. Quoi qu’il en soit, l’Espagne est l’objet de représentations orientalistes de la part des artistes de ce courant qui connaît un grand succès au cours du xixe siècle15. Si le concept d’orientalisme forgé par Edward Saïd, pour désigner un discours européen qui essentialise et fantasme les spécificités des sociétés arabo-musulmanes pour mieux justifier la supériorité et la domination des Européens16, ne s’applique pas à la situation espagnole, l’Espagne n’en est pas moins assimilée, dans les représentations de l’époque, à l’Orient et ainsi rejetée hors des frontières de l’Europe17.
En effet, le texte de Valera l’évoque à plusieurs reprises, le xixe siècle voit naître peu à peu l’idée d’une Europe divisée, entre un Nord qui aurait pris le train de la modernité, de l’industrialisation et du capitalisme, et un Sud, l’Europe méditerranéenne, qui se maintiendrait dans l’arriération et le refus de la modernité18. Ce discours, bien qu’il ne soit pas univoque, repose en partie sur des considérations socio-économiques, mais aussi voire surtout sur des éléments culturels : les pays de l’Europe méridionale seraient en retard par rapport à ceux du Nord en raison de leurs héritages culturels, du poids de la religion catholique – par opposition au Nord protestant ou sécularisé – voire, dans certains discours, de l’appartenance raciale, l’Europe étant de plus en plus divisée entre Latins, Germains et Slaves, surtout à partir de 187019. Si la dimension stéréotypée des discours romantiques sur l’Espagne est aujourd’hui visible, il convient donc de garder à l’esprit que ces représentations exotiques allaient de pair avec un discours pseudo-scientifique qui prétendait lui aussi essentialiser l’Espagne dans un passé figé, et qu’un tel discours a eu une efficacité politique réelle, dont Valera tente de conjurer les effets à travers cet article.
Défense et illustration de la culture espagnole
Si l’on se place du point de vue de la culture, l’article de Valera s’apparente à une défense et illustration de la culture espagnole, contre une double dépréciation : d’une part, l’Espagne n’aurait pas produit de véritable culture et serait restée dans l’arriération, une idée qui remonte au moins au siècle des Lumières et dont on verra qu’elle constitue un pan essentiel de la fameuse légende noire de l’Espagne ; d’autre part, l’Espagne serait une nation de seconde zone dans le champ de la culture européenne, ses artistes ayant produit des œuvres intéressantes mais d’un niveau inférieur à celles de ses voisins20. C’est donc à la fois contre un discours de mise à distance et contre un discours de subordination de la culture espagnole que se dresse Valera. De longs passages de l’article sont ainsi consacrés à la promotion des grandes figures intellectuelles et artistiques du pays.
La mise en valeur de la période dite du Siècle d’Or – soit le xvie et la première moitié du xviie siècles – est à cet égard intéressante : on constate que le discours selon lequel l’Espagne aurait atteint la plénitude de son rayonnement culturel à cette époque est déjà bien en place, tant chez les Européens que chez les Espagnols eux-mêmes. Valera, héritier de la génération romantique, met également en avant les figures espagnoles de ce courant littéraire, et particulièrement Manuel José Quintana. Néanmoins, c’est bien dans le panthéon traditionnel des écrivains du Siècle d’Or qu’il va chercher la plupart de ses exemples21. La polémique qu’il entame contre le livre de Paul Rousselot sur les mystiques espagnols souligne la complexité des transferts culturels et de la commensurabilité des courants intellectuels dans cette Europe du xixe siècle22 : Rousselot a jugé bon de comparer les mystiques espagnols aux prédicateurs français de la deuxième moitié du xviie siècle, alors que ces deux courants n’ont rien à voir, sans doute pour rendre accessible son étude au public français ; de son côté, Valera répond en reprenant les termes de la comparaison pour affirmer la supériorité des mystiques sur les prédicateurs français.
Derrière ces disputes intellectuelles se croisent en effet des enjeux extrêmement complexes, qui ont trait tout autant à la construction nationale à l’œuvre sur le continent à la même époque, qu’à la structuration progressive d’un champ transnational du savoir, à l’échelle du continent européen, voire du monde atlantique, qui s’intéresse à l’espace hispanique des deux côtés de l’océan dès le xviiie siècle.
Que Valera fasse preuve dans cet article d’une connaissance poussée de la production scientifique sur son pays et des débats qu’il suscite à l’étranger peut éventuellement être attribué à son expérience de diplomate dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique. Elle a pu le mettre en contact avec des savants étrangers – historiens, linguistes ou spécialistes de la littérature23 – dont il salue la qualité du travail et l’apport à la connaissance du passé et de la culture de l’Espagne24. Ce n’est pas encore le temps des hispanistes étudiés par Antonio Niño, mais ces recherches sur l’Espagne se multiplient25. Dès lors, cet article permet de nuancer une historiographie qui insiste encore sur les discours caricaturaux sur l’Espagne jusqu’à la fin du xixe siècle, au détriment de la progression et de la circulation des savoirs26. Une telle prééminence s’explique toutefois par la meilleure fortune qu’ont connue ces discours stéréotypés, et par les répercussions qu’ils ont eues sur la construction nationale espagnole et sur la perception de l’Espagne dans l’Europe du xixe siècle.
Construction nationale, enjeux transnationaux
L’Espagne dans l’Europe du xixe siècle
La défense de la culture espagnole produite par Valera, sa volonté de réhabiliter les grands artistes et les grands savants de l’époque moderne et de son temps et de les montrer à l’égal de ceux des autres nations européennes ne se limitent pas à un contre-discours destiné à faire face aux stéréotypes sur la culture espagnole. Derrière les enjeux culturels se cache en effet la question de l’appartenance de l’Espagne à l’Europe. Valera mobilise dès le début de l’article une série d’arguments pour affirmer une telle appartenance. Deux sont abordés successivement : les nations ne meurent pas, même si elles connaissent des périodes fastes et néfastes, et même si le primat peut passer de l’une à l’autre ; a fortiori, les nations de race indo-européenne disposent d’une résilience remarquable27.
Ces deux arguments fonctionnent ensemble et visent tous deux à défendre une même idée : l’Espagne connaît peut-être un affaiblissement momentané en ce xixe siècle, mais on ne saurait en conclure qu’elle est pour cette raison hors de l’Europe, à laquelle elle appartient par ailleurs sur le plan racial. Si le mot race n’a pas encore le sens qui lui sera attribué à partir de la fin du siècle, Valera voit dans la nation l’expression civilisée de la race et la marque d’une autonomie politique qui prouve la vitalité de celle-ci. Dès lors, l’existence d’une nation espagnole s’inscrit de plain-pied dans l’Europe des États-nations, même si le rôle moteur du continent revient à l’Angleterre ou à la France. Valera rappelle d’ailleurs que ce primat est éphémère et pourrait un jour passer à un autre pays.
L’argument le plus intéressant, toutefois, est le rapprochement qu’effectue Valera entre la situation de son pays et la situation de la Grèce et de l’Italie. Il rappelle ainsi que l’Espagne est une nation méditerranéenne, à l’instar des deux autres péninsules de l’Europe, et que la Grèce comme l’Italie ont connu une spectaculaire renaissance nationale au cours du xixe siècle, à la suite de la guerre d’indépendance des années 1820 pour la première et du Risorgimento, en voie d’achèvement en 1868, pour la seconde28. Il y a donc la volonté d’attacher l’évolution de l’Espagne à celle de ces deux nations au riche passé et aux perspectives d’avenir attrayantes, en particulier l’Italie29. La Grèce et l’Italie servent par ailleurs d’illustration à Valera pour sa théorie sur la résilience des nations.
Cependant, un autre argument est présent sans être explicité : la Grèce et l’Italie ont bénéficié, dans leur processus d’indépendance et d’unification, de l’appui d’une part importante des sociétés européennes de l’époque30. Les guerres d’indépendance grecque et italiennes ont notamment suscité un important volontariat venu de toute l’Europe qui souligne la place du transnational dans les processus de construction nationale31. Il y a là, chez Valera, une façon de mettre en parallèle la sympathie internationale pour la Grèce et l’Italie et la dépréciation dont fait l’objet l’Espagne dans les opinions publiques européennes. S’il considère qu’un tel regard négatif peut se révéler à terme positif pour le pays, forcé de réagir, il lui attribue aussi une valeur performative qui explique l’abaissement de l’Espagne. La dialectique complexe qu’il dessine à travers ce double paradoxe mérite d’être explicitée, en premier lieu par l’examen des racines de ce discours.
La légende noire de l’Espagne
Par-delà les représentations de l’Espagne comme un ailleurs exotique, par-delà le mépris du Nord pour le Sud, le pays de Valera fait l’objet d’un discours spécialement dépréciatif, dont ne souffrent pas au même titre la Grèce et l’Italie, même si le Mezzogiorno est lui aussi l’objet de représentations négatives précoces32. Il y a là un élément qui s’explique par l’émergence, dès le xviie siècle, d’une légende noire de l’Espagne qui est présente tout au long de l’article de Valera et qui irrigue son analyse. Cette légende noire est essentielle à la compréhension de la position de l’Espagne au sein de l’Europe du xixe siècle33.
La légende noire constitue une question très débattue dans l’historiographie, les historiens différant notamment entre eux sur la réalité objective de cette légende. Traditionnellement, on considère qu’elle est le produit de plusieurs discours critiques sur l’Espagne ayant émergé au cours du xvie siècle et ayant convergé au cours de la Guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648) dans les milieux protestants proches de Guillaume d’Orange. Elle aurait ensuite été reprise par l’Angleterre au cours du xviie siècle, avant d’être propagée par les Lumières au cours du xviiie siècle. Les éléments avancés par Valera pour le xixe siècle s’inscrivent donc dans une histoire longue.
La légende noire consiste dans un discours de dénonciation de la monarchie espagnole, en particulier du règne de Philippe II (1556-1598), qui marque à la fois l’apogée de cette monarchie et le début de la guerre aux Pays-Bas espagnols. Trois lignes d’attaque sont généralement avancées : le despotisme sanguinaire de Philippe II et sa persécution du protestantisme ; le massacre des Amérindiens par les conquistadores pendant la conquête des Amériques ; l’omniprésence de l’Inquisition et l’obscurantisme qui caractérise cette institution. C’est principalement cette dernière ligne qui est mobilisée au xixe siècle, même si les États-Unis n’hésitent pas à réactiver la deuxième, pendant la guerre hispano-américaine de 1898 par exemple, et même si la première est encore assez populaire pour que Verdi consacre un opéra à Don Carlo (1867), le fils de Philippe II qui aurait, selon la légende, été assassiné sur ordre de son père.
Cette légende noire, dont Valera évoque plusieurs éléments dans son texte, construit une représentation de l’Espagne comme un pays arriéré, soumis à l’influence de l’Église et du tribunal de l’Inquisition, qui n’est définitivement supprimé qu’en 1820, incapable de se moderniser et d’embrasser le libéralisme. S’entremêlent donc des considérations culturelles, nationales et politiques pour former un tableau de l’Espagne calamiteux, dans lequel la société espagnole se trouverait encalminée dans le passé. Cela a deux conséquences : d’une part, les étrangers ne parviennent à penser l’Espagne que d’après des représentations tirées du siècle précédent, notamment les figures du majo et de la manola34 ; d’autre part, la guerre d’indépendance espagnole de 1808-1814 contre les troupes napoléoniennes, événement d’une portée similaire pour l’Espagne au Risorgimento pour l’Italie ou à la guerre d’indépendance grecque, n’a pas suscité un appui international de long terme à l’Espagne, à la différence des deux autres péninsules35.
Le sentiment national
Ainsi, près d’un demi-siècle avant que Julián Juderías ne théorise le concept de légende noire de l’Espagne pour désigner ces discours critiques contre son pays, dans un ouvrage à grand tirage36, Juan Valera pointe la mauvaise image dont pâtit son pays à l’étranger, pour des raisons qui tiennent à la fois à la situation de l’Espagne dans l’Europe du xixe siècle et à l’accumulation de stéréotypes et de représentations qui en font un espace extra-européen au sein de l’Europe. Pour autant, son article ne vise pas seulement à dénoncer de tels poncifs : derrière la polémique intellectuelle avec les savants de son temps – polémique ambiguë en ce qu’elle reconnaît les apports de ces recherches à la connaissance du pays tout en déplorant les stéréotypes qu’elles continuent de véhiculer –, Valera propose une réflexion sur la construction nationale de l’Espagne au cours du xixe siècle37.
À plusieurs reprises, il explique que l’effet le plus délétère des discours dépréciatifs des Européens sur l’Espagne est à chercher chez les Espagnols eux-mêmes, qui en viennent à les incorporer et à considérer leur construction stato-nationale comme un échec, et leur trajectoire dans le xixe siècle comme une anomalie dans la marche vers la modernité. En cela, il identifie une dimension importante de la construction de l’Espagne comme nation, étudiée par la suite par les historiens : le sentiment des Espagnols d’être en retard par rapport à un modèle idéal de modernité, le regard négatif qu’ils portent sur leur propre pays38.
Dans la réflexion de Valera, cela conduit à deux réactions opposées : soit une réaction d’orgueil qui conduit à rejeter l’étranger au nom du génie espagnol, soit la volonté d’imiter servilement les modèles étrangers considérés comme supérieurs. Là encore, il s’agit d’un débat qui agite les classes supérieures de l’Espagne depuis le xviiie siècle. Alors que le casticisme défend les spécificités nationales de l’Espagne, une tendance que l’on retrouve encore dans le slogan « Spain is different », développé pour attirer les touristes étrangers en Espagne pendant la dictature franquiste39, la tendance afrancesada consiste, au xviiie siècle, à défendre le modèle français et l’imitation de ce modèle par l’Espagne40. C’est d’ailleurs ce qui détermine le ralliement en 1808 d’une partie des élites espagnoles à la monarchie de Joseph Ier, le terme d’afrancesado prenant, à la suite de la guerre d’indépendance, le sens de traître à la nation espagnole41. Cela n’empêche pas que la France demeure aussi un modèle d’État-nation abouti dans l’Espagne du xixe siècle, un modèle à la fois admiré et craint avec lequel des relations étroites se maintiennent42, malgré l’attraction du modèle britannique – en particulier chez les modérés partisans d’un régime libéral conservateur – puis de la culture allemande – en particulier dans le domaine de l’éducation43.
Dès lors, il apparaît que la construction des nations au xixe siècle ne constitue pas un processus endogène. Ce n’est pas un mince apport de l’article de Valera que de montrer, à travers l’exemple de l’Espagne, que l’émergence de la nation est le produit d’une dialectique complexe entre le national et le transnational44. L’article tisse alors des réseaux de réflexion entremêlés, qui touchent à la culture et à la nation, et met en valeur la dimension proprement politique de ces enjeux.
Une politique espagnole de la modernité
Nation et politique : une dénonciation de la contre-révolution
Valera ne se contente pas de décrire les dimensions transnationales de la construction nationale espagnole : il en distingue les effets politiques et les met en discussion. S’il critique ceux qui estiment que l’Espagne doit suivre servilement les modèles de modernité proposés par d’autres pays, il adresse ses plus sévères reproches aux tenants du courant casticiste. En effet, la singularisation de l’Espagne au sein de l’Europe dans les représentations a pour conséquence politique le renforcement d’une position politique de rejet de la modernité libérale, dont Juan Valera pointe bien la puissance dans l’Espagne du xixe siècle.
L’allusion est ici claire : le libéral Valera s’en prend au courant absolutiste espagnol, le carlisme, qui défend depuis 1833 les droits à la couronne de la branche aînée des Bourbons d’Espagne et un programme politique fondé sur le triptyque : Dieu, patrie, roi, soit une vision du monde contre-révolutionnaire qui aspire à construire un système politique et social inspiré de l’Ancien Régime. Tout au long du xixe siècle, cette culture politique reste particulièrement influente en Espagne, et conteste le modèle libéral en construction. Cela passe entre autres choses par le recours à la guerre civile, puisque le pays connaît deux guerres carlistes entre 1833 et 1840 puis entre 1872 et 1876. Toutefois, les années 1860 sont marquées par une grave crise au sein du carlisme et par son effacement quasi-total de la scène politique, avant que la révolution de septembre 1868 ne lui permette de retrouver sa place sur l’échiquier politique espagnol45.
Dès lors, si les accusations de Valera visent la puissance sociale et culturelle que conserve le carlisme, elles sont sans doute aussi le produit des débats internes au camp libéral qui se tendent au cours des années 1860. Dès les années 1850, la frange la plus conservatrice du camp libéral se rallie aux thèses du philosophe Juan Donoso Cortés, libéral passé à la contre-révolution lors du Printemps des Peuples. Ces néo-catholiques, influents au parlement, prônent une évolution du système isabellin vers un catholicisme intransigeant qui refuserait tout compromis avec la modernité libérale46. De façon plus générale, les modérés, l’aile conservatrice du libéralisme espagnol, connaissent un processus de radicalisation grandissant dans ces mêmes années, en réponse aux contestations de plus en plus vives du système dont ils sont les tenants. Les troubles de 1865-1866 conduisent ainsi aux gouvernements ultra-conservateurs de Ramón Narváez puis de Luis González Bravo47.
Il y a donc dans l’article de Juan Valera une charge politique contre les tendances contre-révolutionnaires à l’œuvre dans la société et dans la politique espagnole, et qui s’appuient sur la force d’un courant culturel casticiste, qui répond aux discours dépréciatifs contre l’Espagne par une exaltation de la différence espagnole et un rejet de la modernité libérale48. Valera identifie le risque que présente la puissance d’une telle culture politique et rappelle à quel point le catholicisme contre-révolutionnaire constitue au xixe siècle une force sociale et culturelle majeure qui marque les processus de construction du libéralisme49. C’est donc à l’élaboration d’un modèle alternatif qu’il tâche de se livrer dans cet article.
Le chemin espagnol vers la modernité
De fait, Valera ne préconise pas le décalque des systèmes existants dans d’autres pays. Outre une critique des admirateurs de la France, qui reprend la grande tradition de la satire des petimetres au xviiie siècle et des afrancesados au début du xixe siècle50, Valera procède à une attaque contre le discours essentialisant porté par ces mêmes acteurs sur l’Espagne. Ce discours a notamment cours dans le domaine économique : l’Espagne n’aurait ni les ressources naturelles, ni les capacités économiques, ni les moyens humains de connaître le processus d’industrialisation et de développement de l’agriculture qui touche les pays du nord de l’Europe. On retrouve là les discours dépréciatifs contre l’Europe méditerranéenne qui ont toujours cours à la fin du xixe siècle : la chaleur et le soleil appauvriraient les sols et alanguiraient les populations, dans une réminiscence de la théorie des climats envisagée au prisme de l’économie politique51.
À cette argumentation, Valera oppose un discours volontariste qui voit dans les Espagnols une nation qui ne saurait se résigner à devenir un pays de second rang, au vu de son passé et de sa culture. Le registre de cette réponse est révélateur : il ne s’agit pas de réfuter les arguments des détracteurs de l’Espagne par d’autres arguments, mais d’y opposer la volonté populaire. On se trouve ici face aux prodromes de la naissance des intellectuels à la fin du xixe siècle : déjà, dans l’esprit des promoteurs de la Revista de España, la revue doit être un lieu de production intellectuelle, mais aussi un lieu d’engagement politique dans les débats de la cité52. Une brève prosopographie des premiers contributeurs à la revue souligne d’ailleurs cet étroit mélange entre science et politique, puisqu’on y trouve des hommes comme Antonio Cánovas del Castillo, Antonio Aguilar y Correa ou Manuel Alonso Martínez, qui devaient tous connaître une carrière ministérielle brillante dans l’Espagne de la Restauration. Tous ont d’ailleurs un parcours assez voisin : pour la plupart proches des modérés sous Isabelle II, ils s’en éloignent peu à peu lorsqu’ils constatent l’impasse politique dans laquelle se trouve le régime et voient d’un œil favorable la Révolution de septembre, avant que la radicalisation politique du début des années 1870, avec l’avènement de la République en 1873, n’en fasse des partisans de la Restauration, dans laquelle le système du turno, l’alternance pacifique et programmée au pouvoir des conservateurs et des libéraux, leur permet de s’épanouir53.
C’est à la lumière de ces éléments qu’il faut comprendre le projet politique que dessine Valera dans son article : alors que le régime d’Isabelle II est de plus en plus menacé, Valera fait le pari d’une régénération de l’Espagne, de la mise en place d’une nouvelle politique qui saurait adapter l’Espagne à la modernité et vice versa. L’idée d’une voie nationale vers la modernité libérale n’est ni neuve ni exceptionnelle dans les années 186054 ; qu’on pense à l’influence d’un Friedrich List qui défendait l’existence de telles particularités nationales dans le domaine économique et considérait que chaque nation suivait une voie qui lui était propre vers l’industrialisation55.
Il prend toutefois une résonance particulière en Espagne, où le concept de régénération est au cœur de la pensée politique d’un certain nombre de responsables qui considèrent que le futur de l’Espagne dépend de la capacité de ses élites à réformer le pays en profondeur56. Le régénérationnisme de Joaquín Costa et d’Antonio Maura au début du xxe siècle est ainsi la conséquence directe des impasses du système de la Restauration, rendues visibles par le Désastre de 189857, qui imposent une transformation radicale et par le haut du pays pour régénérer la nation espagnole, quitte à avoir recours à un « chirurgien de fer58 » pour ce faire. Dès le xixe siècle, un tel discours est perceptible et Valera s’inscrit dans cette veine, quoique d’une façon optimiste. Il y a là sans doute une particularité de l’Espagne et des penseurs politiques de ce pays, qui consiste à remettre en cause en permanence la capacité de leur pays à trouver sa voie vers la modernité, particularité qui est directement liée aux effets sur les mentalités espagnoles des représentations extérieures de leur propre pays, notamment la légende noire. C’est néanmoins en libéral du xixe siècle que Valera conclut son article, par une affirmation de sa foi dans le progrès et dans la civilisation, et la certitude du fait que son pays est capable de suivre sa propre voie vers la modernité.
Sobre el concepto que hoy se forma de España est donc un texte complexe, qui ne se limite pas à une simple déploration du regard injuste porté par l’étranger sur l’Espagne. Tout à la fois démonstration d’érudition et de culture, réflexion sur la nation espagnole et proposition politique pour le futur de l’Espagne, cet article illustre les rapports complexes des hommes du xixe siècle à la question de la modernité, telle qu’elle se dessine de plus en plus clairement dans la deuxième moitié du siècle sous la forme de l’État-nation libéral.
Si Valera se révèle un observateur disert et original sur la place de l’Espagne dans l’Europe de son temps, il faut aussi souligner les qualités intellectuelles d’une réflexion qui propose de nombreux éléments originaux. Trois caractéristiques méritent d’être relevées. Tout d’abord, la pensée des phénomènes à plusieurs échelles, nationale et internationale, s’avère particulièrement convaincante. Ensuite, la pensée de Valera est une pensée de la contingence historique et de l’évolution perpétuelle des sociétés, qui tente de laisser de côté la vieille théorie de la translatio imperii. Enfin, l’analyse des représentations de l’Espagne comme construction historique tranche avec l’essentialisation qui préside à la plupart de ces représentations, tout comme le refus de Valera de s’inscrire dans la controverse entre casticisme et imitation des modèles étrangers, au profit de la défense d’une voie espagnole vers la modernité.
Car c’est aussi la question des modèles nationaux au temps de l’émergence de l’État-nation qui est question ici. Entre une tradition élitaire et libérale issue des Lumières qui considère qu’il n’est point de salut pour l’Espagne hors de la mise en conformité du pays avec les canons de la modernité définis par les nations vues comme avancées – au premier chef l’Angleterre et la France – et une tradition conservatrice qui exalte l’exceptionnalité espagnole et le rejet des modèles venus de l’extérieur, et qui s’incarne au xixe siècle dans un puissant courant contre-révolutionnaire, Valera refuse de trancher. Ce refus procède d’une part de sa défense d’une voie modérée qui verrait l’Espagne trouver à l’extérieur ses sources d’inspiration et adapter celles-ci aux particularités nationales ; mais il procède d’autre part de la mise en évidence des postures qui sous-tendent les deux traditions concurrentes.
En effet, les libéraux espagnols produisent dès les années 1810 un bagage théorique et constitutionnel qui s’incarne dans la Constitution de Cadix de 1812, laquelle s’efforce d’inscrire le libéralisme dans une filiation proprement nationale. Ce constitutionnalisme gaditan devient lui-même un modèle dans la Méditerranée des années 1820, lorsque les révolutionnaires du Portugal à la Russie, en passant par la Grèce et les États italiens, revendiquent l’importation de cette constitution dans leur propre pays. Quant aux carlistes et aux catholiques, si prompts depuis 1789 à dénoncer l’influence corruptrice et pernicieuse des idées venues d’outre-Pyrénées, ils s’insèrent dans des réseaux de solidarité transnationale qui autorisent à parler d’une véritable Internationale blanche, et qui reposent sur une vision du monde partagée par-delà les frontières et sur des mobilisations européennes en faveur de telle ou telle cause, en particulier au cours des deux guerres carlistes (1833-1840 et 1872-1876).
N’y a-t-il pas, pour autant, un retour par la fenêtre des modèles étrangers que Valera congédie explicitement dans son texte ? L’exaltation d’une modernité sui generis, d’une voie particulière vers l’État-nation propre à chaque nation et à ses particularités, est une figure classique des discours des responsables politiques des décennies centrales du siècle, alors même que les circulations de savoirs, de pratiques et de modèles se multiplient au même moment entre les États – des circulations dont le diplomate Valera se sera sans doute fait l’acteur, et que ce texte aspire à prolonger, tout en s’en défendant.
En somme, cette introduction aspirait à mettre au jour quelques aspects d’un texte riche et complexe, en montrant comment culture, nation et politique s’entremêlaient dans un article sur les regards de l’étranger sur l’Espagne et leurs conséquences dans ce pays, comment inspirations étrangères et particularismes nationaux entretenaient une dialectique complexe dans le discours des élites européennes du milieu du xixe siècle. Reste toutefois aussi un texte plaisant à lire pour lui-même, et parce qu’il illustre parfaitement une vision de l’Espagne depuis l’extérieur qui s’est forgée au cours du xixe siècle et dont nous sommes encore en partie les héritiers.
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Notes sur la traduction du texte
Le texte qui suit est la traduction quasi-intégrale, à l’exception de quelques passages érudits qui ont été coupés, de Juan Valera, « Sobre el concepto que hoy se forma de España », La Revista de España, 1868, n° 1, p. 46-70.
Les notes de bas de page – avec appel de note en chiffres romains – sont celles de Juan Valera lui-même, qui ont été traduites. Lorsqu’il est fait référence à un ouvrage, on a indiqué entre crochet la référence en entier.
La traduction est accompagnée d’un appareil critique rassemblé dans les notes de fin de document – avec appel de note en chiffres arabes. Dans de rares cas, on trouvera ensemble un appel de note de bas de page et un appel de note de fin de document.
On trouvera également ci-dessous un index onomastique recensant et présentant brièvement tous les personnages – nombreux – auquel il est fait allusion dans le texte.
Le texte peut se lire sans difficulté majeure sans les notes, qui visent à éclairer certaines allusions, ainsi que les éléments importants présents dans le texte et utiles à la compréhension de ses enjeux, qui sont abordés dans le texte d’introduction.