[…] Je crois, d’une certaine façon, en l’immortalité des nations d’Europe. Les anciennes civilisations et les anciens et colossaux empires de l’Orient sont morts, se sont évanouis : à peine reste-t-il des traces de leur grandeur passée. Ceci en conduit beaucoup à penser que les races et les peuples se succèdent et se transmettent la gloire, le pouvoir et la science, les uns tombant pour que se lèvent les autres. Les Égyptiens, et les Assyriens, et les Babyloniens, succombent lorsque se dressent les Mèdes et les Perses. Vient ensuite la Grèce ; puis Rome ; apparaissent ensuite les nations du nord de notre continent ; peut-être l’Amérique viendra-t-elle plus tard. Certains ne considèrent l’Histoire que comme une incessante succession de ruines, sur lesquelles fonde son principat, ou disons son hégémonie, une nouvelle nationalité, une nouvelle race. Ceux qui pensent ainsi, sans nier le progrès humain, comprennent que le sceptre, la couronne, le flambeau de la civilisation, plus brillant chaque jour, en somme : tout le trésor accumulé par l’étude, le travail et l’ambition, passe d’un peuple à l’autre au fil des siècles. Cette idée est si ancienne, si générale et si enracinée, qu’elle a été formulée dans un proverbe depuis bien longtemps :
Tradidit Aegyptis Babylon, Aegyptus Achivis2.
Ceux qui s’expriment ainsi, étant donné les conditions actuelles de la civilisation, ne peuvent aller jusqu’au point d’imaginer que telle ou telle nation, ou tel ou tel État, finisse englouti comme les antiques empires de l’Asie ; que, dans une époque illustre, à moins d’un cataclysme de la Nature, Paris, Londres ou Berlin en viennent à être ce que sont aujourd’hui Persépolis, Suse, Ecbatane, Memphis, Thèbes, Ninive ou Palmyre ; en revanche, ils imaginent bien que s’élèvent à des altitudes supérieures d’autres peuples, qui montent sur la scène de l’Histoire comme représentants d’une idée nouvelle, plus haute et plus générale, comme ministres d’un dessein providentiel supérieur et comme nouveaux responsables de la mission de diriger le progrès. Les nations qui étaient autrefois les premières se retrouvent alors sur le bord du chemin et comme coincées, ou en tout cas réduites à jouer un rôle à peine secondaire. La décadence de ces nations est grande, bien qu’il soit rare qu’elle arrive au point de l’anéantissement des peuples asiatiques. Presque toujours, au moins parmi les peuples européens ou d’origine européenne, il faut de la vertu pour suivre, même à la remorque et avec difficulté, le mouvement progressif de la civilisation, à la tête duquel se trouvent, chacun à son tour, d’autres peuples ou d’autres races. On dit aujourd’hui que ceux qui mènent le mouvement sont les Allemands, les Anglais et les Français ; et nombreux sont ceux qui prévoient déjà, à l’avenir, la suprématie des Anglo-Américains et des Russes. Entretemps, ceux qui adoptent résolument cette opinion considèrent qu’il y a des nations, y compris en Europe, qui se montrent réticentes ; qui peut-être ont contribué à un moment donné, et de façon brillante et importante, au développement de l’esprit, au progrès général, à la marche majestueuse et providentielle des affaires humaines, mais qui ne se perfectionnent que jusqu’à un certain point, au-delà duquel elles ne peuvent aller. Ces nations meurent, et ceux qui défendent cette idée justifient leur mort, si elle a déjà eu lieu, ou la prédisent, si elle ne s’est pas encore produite. Parfois, ce n’est pas seulement la nation, dans sa forme politique, qui est absorbée ou annihilée, mais la race même, comme cela se produit actuellement avec les Indiens d’Amérique ; mais en général, c’est la nation seule qui disparaît, et la race demeure dans un état plus ou moins dégradé, avec plus ou moins de vitalité, avec des espoirs plus ou moins fondés de récupérer la nationalité, l’autonomie, le pouvoir politique indépendant ; il en est ainsi pour les Polonais et les Grecs de Crète, ou pour les Juifs et les Tsiganes3.
À mon avis, il y a dans cette façon de considérer l’Histoire beaucoup de vérité, beaucoup de choses vérifiées par l’expérience ; mais aussi une exagération notable. Même en adoptant vaguement l’essentiel de cette doctrine, il importe d’y apporter de nombreuses exceptions et distinctions, et il convient de donner quelques explications. Celle qui correspond le mieux à mon propos est que les peuples qu’on appelle aryens ou descendants des aryens, et que d’autres désignent comme race indogermanique, caucasienne ou japhétique4, c’est-à-dire les peuples de presque toute l’Europe et quelques-uns d’Asie, ont, entre autres qualités et avantages, celui de conserver, par-delà mille possibilités de bonne ou de mauvaise fortune et par-delà tous les accidents et circonstances extérieures, le sceau de leur caractère, l’énergie et la vertu et le courage qui leur sont propres et avec lesquels ils se sont signalés. Leur dégradation et leur abattement ont toujours été momentanés. Rarement ces peuples sont-ils tombés pour ne jamais plus se relever. Ils peuvent bien être pris par un évanouissement, mais jamais par la mort. […]
Dans deux nations du midi de l’Europe, le primat a été si sublime, si durable et si supérieur, que si l’on étudie la question en profondeur et non pas d’une façon sommaire, en cédant à l’impression du moment, qui est défavorable, leur excellence se révèle permanente, ou presque ; la lumière ne s’éteint pas, même quand elle s’éclipse. La civilisation et l’époque de la Grande-Bretagne, de la France ou de l’Allemagne semblent éphémères, très inférieures par l’intensité et la durée, si on les compare avec celles de la Grèce et de l’Italie. Les historiens situent la chute de ces nations au moment qui leur paraît le mieux convenir, mais avec davantage d’arbitraire que de justice. […]
Même sous la terrible domination des Turcs, le peuple grec ne s’humilie pas et ne se dégrade pas ; bien plutôt, il prouve amplement qui il a été en mille occasions, et en quelques-unes dépasse avec ses nouveaux exploits les plus célèbres de ses antiques héros. À mon sens, et à celui de quiconque connaît les faits, les guerres des Souliotes contre Ali, pacha de Jannina5, dépassent la gloire des Thermopyles. Fotos et Tzavelas valent autant que Léonidas. Plus tard, dans sa glorieuse guerre d’Indépendance, la Grèce a eu avec ses Botzaris, Mavrocordatos et Kanarís, de dignes successeurs de Miltiade et de Thémistocle1. La Muse hellénique ne se tait pas, de Homère à Koraïs et Rigas ; depuis les hymnes épiques des premiers rhapsodes jusqu’aux chants non moins épiques des klephtes26 ; ses grands savants et philosophes se succèdent pendant dix ou douze siècles, de Pythagore à Jamblique, de Platon à Saint Grégoire de Nysse.
La permanence de la suprématie italienne est encore plus évidente. L’Empire de Rome s’étend et dure, et change la face du monde et influe sur les destins de l’Humanité comme aucun autre empire. Plus tard, la gloire dans les lettres et dans les armes d’une seule ville d’Italie, comme Gênes, Florence ou Venise, est supérieure à celle de bien des nations grandes et orgueilleuses. L’Italie est encore si féconde en hommes illustres, qu’elle les cède, pour ainsi dire, à d’autres pays. Elle donne à l’Espagne le découvreur du Nouveau Monde et le vainqueur de Saint-Quentin7, et elle donne à la France la langue et l’épée, le verbe et l’énergie de la Révolution, car il est facile d’affirmer que Riquetti, comte de Mirabeau, et Napoléon Bonaparte, étaient italiens8.
De nos jours, aucune autre nation d’Europe n’a ou n’a eu des hommes d’État comme Cavour ; des poètes lyriques comme Manzoni, Parini et Leopardi. Ses musiciens et ses philosophes ne trouvent de rivaux qu’en Allemagne, et ses sculpteurs sont, peut-être, les premiers au monde.
Avec tant d’illustres exemples, j’en viens à me persuader que c’est une vieille erreur que de comparer les peuples et les individus, lesquels ont leur enfance, puis leur jeunesse, et plus tard leur maturité, et leur vieillesse et décrépitude, et enfin la mort. Au contraire, je vois que, loin qu’il y ait des tels âges chez les peuples, et particulièrement chez ceux d’Europe, il existe des alternances de prospérité et de misère, d’élévation et d’effondrement, soumises à des lois historiques, à mon sens, ni expliquées ni découvertes par personne.
Tournant à présent le regard vers notre Espagne, j’ose déclarer que, depuis cinquante ou soixante ans, il me semble que nous sommes dans un état pire que jamais, même si depuis un autre point de vue, et je vais tout de suite expliquer cette contradiction, il me semble que nous sommes aussi dans un état meilleur que jamais. Nous sommes dans un meilleur état que jamais, parce que la civilisation actuelle, la marche générale du monde et la solidarité de l’Espagne avec la grande république des nations européennes, malgré des difficultés, et bien plus en s’y accrochant qu’en lui imprimant un mouvement propre, l’a fait progresser en industrie, en population, en richesse, en commerce, dans les sciences et les arts ; mais nous sommes dans un état pire que jamais, parce que notre importance doit être évaluée par comparaison, et en l’évaluant de cette façon, la puissance, la richesse et le bien-être de la France, de l’Angleterre, de la Russie, de l’Allemagne et d’autres États se sont tellement accrus que, en nous comparant, nous apparaissons très inférieurs.
Il ne m’appartient pas de discuter ici les raisons de cette infériorité, de ce retard, et encore moins les moyens d’y remédier. Le seul but de cet article est de parler de l’opinion que, au vu de ce retard et de cette infériorité, se font de nous les étrangers et que nous-mêmes nous faisons de nous. Mais bien que les apparences soient fort éloignées de ce qui est, elles contribuent toutefois à ce que ce qui est leur ressemble ; c’est-à-dire que l’opinion, le crédit, la réputation bonne ou mauvaise d’une entité ou d’une chose contribue, à la longue, à transformer cette chose ou cette entité. […]
Tout ce que je viens de dire à propos de l’individu, peut s’appliquer également aux nations, ce qui explique que l’opinion qu’elles se font d’elles-mêmes ou que se font d’elles les étrangers influent sur leur valeur réelle, sur leur essor ou leur chute. Mais il faut souligner à ce propos que l’opinion des étrangers, quand elle est mauvaise, n’abaisse pas l’esprit d’un peuple, si le peuple est généreux, mais le stimule à se redresser et à se relever ; et ce qui le stimule encore plus, ce ne sont pas les louanges et l’adulation de ses membres, mais leur plus dure et amère satire. Il est certain que si l’Italie s’est relevée aujourd’hui, elle le doit en grande part au fouet de Parini et des autres illustres poètes de son école, qui n’ont pas hésité à traiter leurs compatriotes de foule d’esclaves battus, et à dire de l’Italie qu’il aurait mieux valu qu’elle devînt un désert plutôt que de produire des enfants si indignes. Dans notre patrie même, au nom d’un sentiment patriotique exaspéré, on a dit, dans des temps de prostration, comme celui qui a précédé le soulèvement contre le premier Bonaparte9, des choses terribles sur elle. Jovellanos en vient à supposer que, si les Berbères reviennent, ils nous conquerront plus facilement que la première fois, sans qu’il se trouve de Pélage et d’Alphonse pour résister10.
L’opinion que se font aujourd’hui de l’Espagne les étrangers est presque toujours déplorable. Il y a plus : dans l’ardeur, dans la chaleur avec laquelle ils se complaisent à nous dénigrer, on aperçoit parfois de la haine. Tous parlent en mal de notre présent ; beaucoup minimisent, minorent ou enlaidissent notre passé. À cela contribue, par-delà la passion, l’oubli dans lequel nous-mêmes laissons nos affaires. Concernant la minoration de notre passé, il y a, à mon sens, une autre cause plus profonde. Pour tout objet qui vaut peu ou croit qu’il vaut peu dans le présent, l’esprit humain tend à rabaisser aussi l’opinion de ce qu’il a été ; et au contraire, quand le présent est grand, l’esprit tend toujours à embellir et magnifier les principes et même les moyens, si humbles et laids qu’ils soient. Comment, par exemple, quiconque pourrait-il qualifier de glorieuse la triste révolution anglaise de 1688 si l’Empire britannique n’était pas parvenu par la suite à un tel essor ? Shakespeare, dont je ne nie pas l’extraordinaire talent, malgré ses extravagances et ses monstruosités, serait-il si fameux, serait-il placé presque à la hauteur de Homère ou de Dante, si au lieu d’être anglais, il était polonais, roumain ou suédois ? Au contraire, quand un peuple est décadent et abattu, ses arts, sa littérature, ses travaux scientifiques, sa philosophie, tout est considéré bien en-deçà de sa valeur réelle. Montesquieu a dit que le seul bon livre que nous ayons était le Quichotte, soit la satire de nos autres livres. Nieburh soutient que nous n’avons jamais eu un grand capitaine, je ne me rappelle pas s’il met de côté celui qui a porté ce nom par antonomase11, et que depuis Viriathe jusqu’à nos jours, nous n’avons su faire la guerre que comme des bandits. Et Guizot prétend qu’on peut bien expliquer, écrire et exposer l’histoire de la civilisation en faisant fi de notre histoire, qu’il considère comme nulle. Je pourrais remplir un livre, si j’avais le temps et la patience de chercher et de citer des anathèmes de ce style, lancés contre nous dans des œuvres très sérieuses et écrites par des auteurs de premier ordre.
Néanmoins, on ne peut nier que, au moins en ce qui concerne l’opinion qu’ont les étrangers de notre passé, les choses se sont beaucoup améliorées depuis la chute du premier Napoléon. Notre héroïque résistance à son joug, puisqu’elle ne nous a rien apporté de la part des rois et de leurs gouvernements, nous a valu au moins une faveur momentanée dans l’opinion publique de l’Europe. Ceci, ajouté au développement et à l’avancement des études historiques et au souci vif et approprié de la curiosité littéraire et scientifique, a contribué à ce que soient appréciées nos affaires, même si c’était en général dans des ouvrages spécialisés, qui pour cette même raison ont presque toujours eu très peu de lecteurs hors d’Espagne, les offenses, les cruautés ou les injustices contre nous étant toujours réservées pour les livres d’un intérêt plus général, pour les livres agréables et légers et pour les journaux qu’on lit tant.
Quoi qu’il en soit, il convient d’indiquer ici, et il est juste d’en concevoir de la gratitude et même de l’envie, que parmi les multiples histoires générales de l’Espagne écrites par des étrangers, il en est une, bien que je ne croie pas qu’elle soit déjà achevée, qui vaut plus que toutes les plus récentes, y compris les nôtres, je veux parler de celle écrite par Rossieu de Saint-Hilaire12 [sic] ; que Washington Irving, Ticknor, Prescott, Wolf, Böhl de Faber, Latour, Viardot, Mignet, Southey, les deux Schlegel, Puibusque, Hinard et de nombreux autres auteurs, surtout chez les Allemands, qui sont les plus cosmopolites, les plus aptes à estimer les qualités et la valeur des autres peuples, nous ont rendu justice et ont éclairé avec amour l’histoire de l’Espagne chrétienne ; et que la civilisation et le savoir des Espagnols mahométans et juifs ont été mis à la connaissance du monde grâce à Dozy, Schack, Renan, Franck, Munk, Kayserling et d’autres. Cependant, il est bon de dire que ces auteurs, qui ont abordé sérieusement et dignement notre passé, montrent rarement leur estime pour notre présent3 ; que certains se sont chargés de faire des recherches sur notre histoire, non pas comme s’il s’agissait d’une nation vivante, mais d’un peuple mort ; et que chez plusieurs d’entre eux, même au milieu de l’enthousiasme qu’a tout auteur pour le sujet qu’il traite, on remarque souvent que l’envie de nous rabaisser les démange. Prenons pour exemple l’Histoire de don Pèdre Ier, roi de Castille de Mérimée13. Nul doute que ce règne fut l’un des pires moments de notre histoire14 ; l’état social de l’Espagne était alors épouvantable ; mais celui de la France n’était pas meilleur15, et même s’il l’avait été alors, on ne pourrait en conclure notre constante et immense infériorité par rapport à cette nation4. Il faut aussi répéter que tous les travaux sur l’Espagne favorables ou justes ont été peu lus, et n’ont absolument pas modifié la mauvaise opinion que se fait de nous le peuple des nations étrangères, et j’entends par peuple la quasi-totalité des hommes, excepté quelques érudits, passionnés par nos affaires.
Le bon mot selon lequel L’Afrique commence aux Pyrénées passe pour très valable dans toute l’Europe. L’ignorance générale de ce que nous avons été et de ce que nous sommes semble incroyable. Quiconque a passé quelque temps hors d’Espagne pourra témoigner de ce qu’on lui demande ou de ce qu’on dit à propos de son pays. À moi, des étrangers ont demandé si en Espagne on chassait le lion ; on m’a expliqué ce qu’était le thé, en supposant que je n’en avais jamais bu, ni jamais vu ; et des personnes éclairées se sont plaintes avec moi de ce que le costume national – il faut comprendre la tenue de majo16 – ne se porte plus à la cérémonie du baisemain, et de ce que nous ne dansions pas tous le boléro, le fandango et la cachucha17. Il est difficile de dissuader la moitié des habitants de l’Europe de penser que presque toutes nos femmes fument et que beaucoup portent un poignard à la jarretière. Les compliments que l’on fait à notre propos sont généralement si étranges et grotesques qu’ils sonnent comme des injures ou comme des plaisanteries. Notre sobriété est proverbiale ; avec une orange, nous avons de quoi nous alimenter pendant un jour. La fierté castillane, c’est-à-dire, notre vanité comique, n’est pas moins proverbiale. Pour qu’un voyageur soit bien reçu ici, il convient qu’il s’exclame sans cesse, et ce conseil a été imprimé dans un livre à grand tirage : « Les Espagnols, très très braves ! Les Espagnoles, très jolies, très jolies ! » On assure que nous sommes si fragiles et aveuglés qu’on ne peut nous signaler quelque erreur, pour notre bien, sans que nous nous offensions. Notre cuisine a toujours été pour les Français une source inépuisable de plaisanteries et de plaintes. Quelles blagues n’a-t-on pas faites sur le puchero18 et le gaspacho ? Et sur l’huile ? Certains supposent que depuis Irun jusqu’à Cadix l’air qu’on respire est imprégné d’une insupportable puanteur d’huile rancie. On ne mange pas en Espagne ; on s’alimente. Que nous mangions des pois chiches est ce qui choque le plus, et on a fait contre le pois chiche mille épigrammes dont je n’ai jamais compris tout le sel. Je ne sache pas que les pois chiches soient pires que les haricots ou que les lentilles que l’on mange en France. Ce serait comme si nous nous moquions du fait qu’en France, on mange beaucoup de carottes et beaucoup de salsifis. Enfin, nous avons une remarquable réputation d’élégants, de paresseux et d’amoureux fous, surtout les femmes. Doña Sabine, la marquise d’Amaëgui, Rosita, Pepita et Juanita et autres héroïnes de vers, toujours légers et souvent idiots, composés par Victor Hugo et Alfred de Musset19, sont hors de l’Espagne l’idéal de la femme espagnole, quelque peu féline d’aspect, aux dents de tigre, ardente, fort jalouse, matérialiste et sensuelle, ignorante, voluptueuse et dévote, disposée à se livrer à Dieu comme au diable, et qui donne indifféremment un coup de poignard ou un baiser. La Carmen de Mérimée20 est le prototype de ces femmes, et l’on ne peut nier qu’il est dessiné d’une main de maître. Un distique grec, déterré de l’Anthologie par l’auteur et placé comme épigraphe du roman, renferme en lui-même les traits les plus caractéristiques de la figure. Le distique dit, selon une traduction libre, que toute femme ayant du panache ou du caractère a deux beaux moments : le premier, dans les bras de son amant ; le second, lorsqu’elle tue ou est tuée par jalousie21. De ces informations et descriptions et d’autres, il résulte que tout voyageur transpyrénéen, bien qu’il vienne en Espagne avec la crainte de mal manger, de mourir de chaud et d’être volé par des bandits et dévoré de misère, emporte par ailleurs l’espoir, même s’il n’est qu’un commis ou un coiffeur, de faire la conquête de toutes les duchesses et marquises qu’il rencontrera, et de voir dans chaque ville, et surtout à Cadix, un reflet de Paphos ou de Cythère. Trois jours après avoir rencontré à Cadix une dame d’honneur, la fille ou la nièce de la tutrice, cette dame, selon ce que Byron écrivait à sa mère, drôle de confidence !, lui faisait déjà mille faveurs, lui disait mon beau, tu me plais beaucoup, et lui offrait une tresse de ses cheveux de trois pieds de long, que le poète envoie à sa mère, en la chargeant de la conserver jusqu’à son retour en Angleterre22. Cette dame à la tresse fut sans doute le fondement réaliste de l’Inès de Childe Harold23 et de la jeune fille à l’œil noir dont le lord fait l’éloge dans une de ses chansons24. Et pourtant Byron, parce qu’il était grand poète et parce qu’à cette époque l’enthousiasme pour notre glorieuse guerre d’Indépendance était plus vif, est un des écrivains étrangers qui nous est le plus favorable. Mais Byron et d’autres, qui font notre éloge comme lui, revêtent leur éloge de couleurs si romanesques et le parent de traits si absurdes, que pour notre bonne réputation il vaudrait mieux qu’ils ne le fissent pas. Qu’on se rappelle l’éloge que fit Tomé Cecial de la fille de Sancho Panza525.
La cause principale de cette sorte de louanges, de cette façon churrigueresque26 de nous poétiser est une espèce de convention tacite selon laquelle, à propos de l’Espagne et sur l’Espagne, on peut mentir impunément et autant qu’on veut, transformant notre pays en un pays fantastique, propre à servir de cadre à des péripéties bizarres, à des faits inouïs à propos de vantards et de voyous, de moines fanatiques, de femelles déchaînées et de nobles bandits. La majeure partie des voyageurs qui se proposent d’écrire et écrivent leurs impressions sur l’Espagne, arrive avec l’intention préalable de mettre beaucoup de couleur locale dans ces impressions, pour que tout en elles soit insolite et très différent de ce qui existe dans leur pays, et pour que l’œuvre soit parsemée de plaisanteries ou ornée de mille péripéties inattendues ou merveilleuses.
Je ne dis pas qu’il n’y ait pas eu des voyageurs réfléchis qui ont écrit leurs récits de voyage en Espagne avec l’impartialité nécessaire : je citerai pour exemple monsieur Laborde. Il y en a eu aussi d’autres, comme Ozanam, pleins d’un véritable et noble enthousiasme à la contemplation des vestiges de nos gloires passées ; mais en général, ils écrivent en faisant notre éloge à la Tomé Cecial et en cherchant des moyens de réjouir et de divertir le public à nos dépens. Cela a été le cas pour Gautier et Dumas. Ils venaient pour dire du bien, sans doute ; mais leur démon intérieur a parlé et ils ont dit du mal, se trouvant dans la situation inverse de Balaam, le faux prophète. Parmi eux, il faut compter George Sand. Majorque et ses habitants sortent si mal considérés de sa plume, que même les sauvages de la Polynésie semblent moins sauvages27.
Voilà longtemps que des Espagnols orgueilleux écrivent des défenses contre ce type de diatribes ; mais aucune n’est arrivé au point, plus mérité que licite car c’est au fond une femme qui était attaquée, de celle que M. Cuadrado28, écrivain majorquin et collaborateur et ami de Balmes, écrivit contre la fameuse romancière française ; il termine en affirmant que « George Sand est le plus immoral des écrivains, et madame Dudevant, la plus immonde des femmes »29. Si ici l’insulte se paye par une autre insulte, d’autres ont écrit avec davantage de tempérance, mais, force est de l’avouer, avec moins de doigté que d’orgueil, et en répondant avec des exagérations favorables aux exagérations défavorables, comme Ponz et les abbés Lampillas et Cabanilles.
Quant à moi, dans l’intervalle, j’estime que ces critiques des étrangers ne devraient pas exciter notre fureur, mais notre rire, puisqu’elles sont, comme souvent, infondées ; que certaines sont si absurdes, qu’il est ridicule de les réfuter, et, enfin, il faut le dire, même si c’est triste, que la réfutation n’atteint presque jamais son but, parce que personne ne la lit.
D’un autre côté, le dédain avec lequel les étrangers regardent notre situation présente doit être combattu en nous faisant valoir et respecter, plutôt qu’avec des réfutations. Notre passé, littéraire et politique ; ce que nous valions, dans l’action comme dans la pensée, ceux qui savent l’Histoire le savent déjà ; et sur ce point on ne peut nier que, depuis le début de ce siècle, certains étrangers ont fait plus que les Espagnols eux-mêmes. Leur enlever de l’esprit l’image exagérée qu’ils ont de notre langueur et de notre décadence actuelle, cela ne se fera pas avec des écrits, si éloquents soient-ils, mais avec des faits qui les contredisent et les détruisent. D’ici là, il est très dur de se voir maltraiter avec la plus grande injustice ; mais c’est un mal dont le remède n’est pas facile.
Chez nous le proverbe s’applique qui dit : Tirer sur l’ambulance. Il n’y a pas un étranger qui se prenne un peu pour un écrivain et qui se rende en Espagne pour un motif quelconque, qui n’aille ensuite écrire et publier mille horreurs. Même la partie poétique, quoique grotesque, qui existait auparavant dans les impressions, disparaît peu à peu. Le voyageur actuel est trompé dans ses espérances. Le romanesque, la couleur locale, les singularités qu’il cherchait, manquent à présent, et ceci le met en fureur. En effet : il n’y a presque plus de manolas et de majos30 ; nous avons le chemin de fer et quelques auberges ; il y a plus de cheminées dans les maisons ; dans quatre ou cinq villes, on s’est mis à faire et vendre du beurre de vache frais, et il n’y a presque plus de bandits, tout au moins pas aussi fameux que José María, les Niños de Écija, le Chato de Benamejí et le Cojo de Encinas Reales31. L’étranger qui voit cela se considère attrapé et volé, et exprime son indignation en mille invectives. Celles-ci sont sans doute fondées sur une certaine fatalité, une certaine réalité inévitable, avec laquelle il nous faut compter dans notre difficile renaissance : la réalité et la fatalité de l’imitation. Il serait par exemple impossible que notre société élégante revienne aux usages, aux coutumes, au langage, à l’habillement et aux cachotteries de l’époque de Calderón ; elle doit donc être en quelque sorte semblable à la bonne société de France ou de n’importe quel autre peuple cultivé. Nous n’avons pas à nous vêtir, à nous loger, à inventer des meubles et des ustensiles originaux et curieux, comme les Chinois et les Japonais ; et, par conséquent, tout ceci doit être, pour nous, ou fabriqué en France ou une imitation souvent maladroite de ce qui se fabrique là-bas. Enfin, bien qu’il y ait aujourd’hui en Espagne un grand mouvement littéraire, scientifique et philosophique, nos lettrés, nos savants et nos philosophes ne pourraient ignorer, comme Guizot veut le faire avec l’Espagne dans l’histoire de la civilisation, combien on a inventé, pensé et imaginé à l’étranger depuis que sur notre propre terre le fanatisme religieux et le despotisme théocratique ont fini par garrotter32 ou étouffer la pensée. De tout cela naissent les plaintes et les regrets parce que nous sommes en train de perdre ou nous avons perdu notre caractère propre et original, parce que nous sommes une pâle copie et comme une esquisse d’autres civilisations plus avancées, et parce qu’il n’y a ici presque plus rien de vraiment espagnol et authentique.
Pour donner une illustration de plus de cette façon de penser des étrangers, il suffit de citer un article qu’a récemment publié la fameuse et respectée Revue d’Édimbourg, en guise d’éloge des œuvres de Fernán Caballero. Dans cet article, on affirme que de Quevedo jusqu’à Fernán Caballero, il n’y a pas eu un seul auteur en Espagne qui mérite les honneurs de la critique33. L’auteur cite Quintana et Gallego et trois ou quatre autres auteurs, entre Quevedo et le nouveau romancier, mais il les qualifie de très moyens et de simples imitateurs de la littérature étrangère.
Il existe en Russie un lettré appelé Botkine, si je me rappelle bien, qui a écrit des lettres sur l’Espagne très renommées34. Botkine a voyagé dans notre pays et parle de notre littérature. À ce qu’il semble, il a aussi traduit en russe quelques romances castillans. Je confesse que je n’ai rien lu de tout cela parce que je ne parle pas russe ; mais j’ai rencontré Botkine, et je peux assurer qu’il ignorait complètement jusqu’au nom de nos plus célèbres auteurs contemporains, comme Espronceda, Zorrilla, le duc de Rivas et Bretón de los Herreros. Pour lui, comme pour l’auteur de la Revue d’Édimbourg, notre activité intellectuelle prend sans doute fin avec les plaisanteries et les calembours de Quevedo.
La supposition qu’en Espagne il n’y a pas de classe moyenne, et que notre classe supérieure ressemble à une mauvaise traduction, un arrangement du français, est chose commune pour le voyageur transpyrénéen, qui pense écrire ses impressions, en ne parlant avec amour et en n’étudiant attentivement que la classe inférieure, la seule chez laquelle il imagine trouver un certain cachet. L’exemple le plus fameux de ce type d’écrivains a été le très extravagant Anglais George Borrow, auteur de La Bible en Espagne35. Une bonne partie de ses pérégrinations s’est faite à dos de mule et en compagnie de gitans, dont les coutumes et le langage lui étaient si connus qu’il a écrit un livre spécifique à ce sujet, et qu’il a même traduit dans la langue des gitans L’Évangile selon Saint Luc. George Borrow est venu en Espagne au nom de la Société Biblique, davantage que pour nous évangéliser, pour prendre le pouls de notre capacité religieuse et voir si nous étions disposés à devenir de bons chrétiens36.
Ce que George Borrow dit de nous dans La Bible en Espagne, livre qui a fait les délices de la société anglaise, est généralement si extraordinaire et raconté avec tant de bonne foi, qu’on ne peut croire qu’il l’a inventé, mais plutôt qu’il l’a rêvé et que lui-même le tient pour vrai. Quand il ne rêve pas, il y a dans ce qu’il rapporte beaucoup de vrai et peu de malveillance. Il a vécu parmi nous en 1838, et toutes ses descriptions de la révolution de La Granja, de la mort du général Quesada, des nationaux, de la guerre civile, etc., etc.37, sont d’une vigueur, d’une vérité et d’une vivacité de couleurs très agréables. Ses conversations et ses rencontres avec Galiano, Mendizábal, Istúriz, Oliván et le duc de Rivas, pour obtenir qu’ils le laissent publier Les Saints Évangiles, sont rapportées avec beaucoup de candeur et de grâce et laissent voir que tous les individus susmentionnés prennent George Borrow pour un fou à lier extravagant. Mais c’est quand George Borrow délire qu’il est vraiment délicieux. Une des choses qu’il avance est que dans le plus profond et reculé des monts de Guadarrama il existe une vallée dite de las Batuecas, où, loin de tout commerce humain, vit depuis des milliers d’années une petite nation innocente, qui parle une langue primitive, et a des coutumes et des lois typiques de l’Âge d’Or38. Mais sa découverte la plus prodigieuse, parce que finalement la vallée de las Batuecas nous est déjà bien connue, c’est qu’en Espagne il y a de nombreux mahométans, fort riches et puissants, qui vivent cachés et font la plupart du temps semblant d’être chrétiens et pauvres. Leur prince ou leur calife est un homme de l’Estrémadure qui, pour se dissimuler, exerce le métier de fabricant de chorizo, mais qui dans sa maison apparemment pauvre cache des salons royaux, des pierres précieuses, de l’or, de l’argent et d’autres beautés et richesses, dignes des Mille et une nuits. Une ou deux fois par an, le faux fabricant de chorizo réunit sa Cour, déploie toute sa pompe et sa magnificence, et tous les mahométans, ou au moins les plus illustres, parmi lesquels on trouve quelques évêques et archevêques, viennent lui rendre le plus fervent hommage.
Mais parmi tous les livres de voyage à travers l’Espagne, aucun ne fait notre éloge d’une façon plus idiote, ni ne nous raille et nous calomnie d’une façon plus infâme et brutale que celui écrit par le marquis de Custine sous le titre L’Espagne sous Ferdinand VII39. Ce voyageur s’est rendu en Espagne dans les dernières années du règne dudit monarque, et même pour cela son ouvrage est étrange. Il peint la société que la révolution allait totalement changer, et il la peint avec des couleurs plus noires que celles employées par la suite pour peindre la nouvelle Espagne par d’autres voyageurs et écrivains français. Le marquis de Custine aime et défend pourtant l’Ancien Régime. Ce n’est pas la haine envers nos institutions qui le pousse à nous traiter de façon si inique.
Les hommes et les femmes en Espagne sont fort cruels, à peine moins que des anthropophages. Notre physionomie est si barbare et nos dents si semblables à celles du tigre, que même le plus beau visage a une expression dure : notre sourire est effrayant. « La paresse est le principe de la philosophie pratique de tout Espagnol »40. Nos femmes sont de deux espèces. Les jolies et les gracieuses, qui sont folles, joyeuses et passionnées ; les autres, les plus nombreuses, le marquis souhaiterait qu’on ne les appelle pas des femmes : ce sont des monstres sans âme, grosses, stupides, des êtres désavantagés par la Nature. En somme : pour le marquis, les compatriotes de sainte Thérèse, d’Isabelle la Catholique, de María de Molina, de la mère de saint Louis et de la mère de saint Ferdinand41 sont soit des bacchantes soit des truies. Les quatre tomes de l’œuvre du marquis de Custine sont pleins des plus atroces insinuations ou d’affirmations définitives contre l’honneur et la chasteté de nos femmes6.
Notre vie est : « de rester enveloppés dans un manteau pendant des journées entières, à causer ou à rêver sur la place publique, [ou] de guetter sur le grand chemin le voyageur désarmé »42. Nos mendiants font en public leur dégoûtante toilette, et forment une race immonde, obstinée et sans vergogne, qui n’a son pareil dans aucun pays. Les vols et les assassinats sont en Espagne le pain quotidien. Pour faire l’éloge des chevaux andalous, le marquis dit qu’ils sont plus civilisés que les hommes. « Refuser un étranger me semble, pour les Espagnols, un plaisir de premier mouvement. […] Il me restera la ressource d’offrir quelques réaux […]. Don Basilio et Figaro sont les types des Espagnols modernes comme don Quichotte et Sancho l’étaient des anciens Castillans »43. « Il résulte de tant de vices publics et privés une masse de corruption dont aucun autre pays civilisé de l’Europe n’offre aujourd’hui d’exemple. Tous les esprits sont ployés d’avance à l’injustice, à la vénalité à la trahison, même des autres, et les gens de bien qui restent à découvert parmi ce peuple de masques, sont intimidés de leur petit nombre et se perdent à dessein dans la masse des fripons »44.
Le marquis a une bien piètre opinion de notre littérature contemporaine. Cervantes, Garcilaso et Fray Luis de León lui semblent bien ; mais « [il] bâill[e] à la prose et aux vers de Quintana »45 ; « En général, les Espagnols me paraissent avoir l’esprit lent et peu brillant ; je ne leur trouve guère d’imagination ; depuis la domination des princes français, ils sont devenus imitateurs plus qu’inventeurs et cela en toutes choses »46. À un autre endroit, le marquis qualifie nos auteurs modernes de foule de pédants, sans imagination, limeurs de phrases, etc. Au milieu de toutes ces diatribes, le marquis fait notre éloge. Je citerai l’un de ces éloges : « Les Andalous ont conservé un respect profond pour les convenances. Ils détestent les discours indécents et gardent sur les actes les plus scandaleux un silence de complicité qu’il serait impossible d’obtenir d’une société moins profondément dépravée. Le libertinage étant ici le fait de tout le monde, personne ne trouve son intérêt à le reprocher à personne : la médisance serait si facile à retourner contre quiconque l’emploierait, que cette arme n’est plus d’usage dans les relations de la vie. On se dit : le désordre est devenu si général, qu’à présent ce serait l’ordre qui dérangerait l’existence. Le mieux est donc de ne pas faire un grand état d’un mal, trop universel pour le guérir par la satire »47.
J’ai cité tant de ces abominations, de ces horribles calomnies, de ces taches d’infamies avec lesquelles le marquis de Custine a voulu sceller l’image de notre nation et l’exposer à la honte devant l’Europe entière, parce que si le marquis était bien un homme d’un grand vice et n’était à aucun titre autorisé à juger des vices des autres, son œuvre a été beaucoup lue et célébrée, et comme elle se présente sous la forme de lettres, envoyées à Lamartine, Chateaubriand, Jules Janin, Heinrich Heine, madame de Récamier, la duchesse d’Abrantès, Charles Nodier, madame Girardin et Victor Hugo, l’impression est que tous ces illustres personnages approuvent tacitement le fait de nous diffamer et de nous déshonorer en parrainant le calomniateur.
Il ne faut pas s’étonner que des écrivains moins connus aient suivi les traces du marquis de Custine, et que dire du mal de nous dans des journaux, des romans, des récits de voyage et tous types d’œuvres soit devenu à la mode. Cela ne fait pas deux ans que la Gazette Universelle d’Augsbourg a publié une série d’articles, sous le titre La situation actuelle de l’Espagne48, dans lesquels la scène et les personnages sont les mêmes que dans l’œuvre du marquis de Custine : seuls les costumes ont changé. Il résulte de la série d’articles qu’il n’y a ni foi ni principes chez aucun de nos hommes politiques ; que tous désirent s’approprier le budget ; que nous sommes des fainéants sans industrie, sans commerce et sans savoir ; que nous sommes pleins d’ambition, d’envie et de préoccupations ; en somme : qu’on ne peut rien imaginer de pire et de plus immoral, ni de plus rabaissé que l’Espagne dans le monde.
Au vu de cela, tout le monde doit bien convenir que, si nous nous fâchons, ce n’est pas sans motif. En nous fâchant, nous ne nous faisons pas la preuve de notre susceptibilité. Je crois même que nous sommes devenus très humbles à force d’entendre des injures. Nous qui lisons en Espagne, et hélas nous ne sommes pas nombreux, nous sommes enchantés par tout nouveau livre qui nous traite avec décence et respect. Si un savant étranger prend pour objet de son travail quelque chose qui participe à notre bonne réputation, bien qu’il fasse notre éloge, l’éloge nous semble de trop. Nous devons toujours remercier que l’on parle d’une chose dont nous n’avons pas su, voulu ou pu parler nous-mêmes. Je prendrai comme exemple de cela le récent livre de Rousselot Les mystiques espagnols49. Il nous déclare incapables pour la philosophie ; il rabaisse tous nos savants et tous nos penseurs, et affirme que cette incapacité n’est pas le produit de la conception intellectuelle des inquisiteurs, mais que l’Inquisition elle-même a été le produit de notre fanatisme atavique, et de notre haine pour la pensée et la discussion. Et pourtant, nous lui pardonnons de telles affirmations, parce qu’il fait l’éloge, sublime, et fait connaître sainte Thérèse, les deux Louis50 et d’autres mystiques, dans lesquels il condense et résume toute la philosophie espagnole. Je confesse que dans la mesure où nous n’avons même pas fait valoir et compter cela, comme il se devait, nous devons grandement remercier Rousselot. « L’ère des Jean d’Avila, dit-il, des Louis de Grenade, des Louis de Léon, est pour l’éloquence sacrée, dans leur patrie, ce qu’a été en France, toute proportion gardée, l’ère des Bossuet et des Bourdaloue »51 ; mais dans la phrase toute proportion gardée, il affirme notre très grande infériorité, même dans le mysticisme, l’unique chose qu’il nous concède. Et, néanmoins, l’un et l’autre des deux Louis valent autant dans l’absolu que son Bossuet ou son Fénelon, ou ses autres auteurs dévots. Fray Luis de León, du seul point de vue du poète lyrique, n’a pas d’égal en France.
Il y en a pour affirmer que l’ardeur que mettent les étrangers à nous dénigrer vient, en partie, de combien nous avons été insolents à l’époque de notre prospérité ; mais je doute que notre insolence d’alors ait égalé même de loin l’insolence et l’arrogance des Anglais d’aujourd’hui, et encore moins la pétulance et l’outrecuidance des Français dans tous les âges. Je vois plutôt chez nos antiques auteurs, et chez nos personnages historiques un grand respect et même une grande admiration pour ce qu’il y a de bon chez les nations les plus ennemies. Góngora porte aux nues les Anglais avant qu’ils ne tombent dans l’hérésie, et ceci dans son chant consacré à l’Invincible Armada52. Lope dit qu’il ne peut rivaliser avec les poètes italiens, uniques et rayonnants53 :
Moi, avec mes rudes vers espagnols54.
Mariana se montre toujours très intéressé par les affaires de France, et Cervantes par celles d’Italie. Si les Espagnols, aujourd’hui, paraissent moins attachés aux étrangers, c’est parce qu’ils sont las de se voir vilipendés.
Dans l’opinion que nous Espagnols, nous nous faisons de nous-mêmes aujourd’hui, l’opinion dans laquelle nous tiennent les étrangers compte beaucoup, parfois parce qu’elle nous abat et nous incline à croire à notre énorme infériorité ; parfois parce qu’elle nous soulève contre un si dur jugement, mais pas toujours à juste titre, à mon avis.
Parfois, nous ne nions pas le défaut qu’on nous attribue, et nous le reconnaissons comme tel. Nous disons comme le font les enfants en colère : « Allons ! tant mieux », et nous nous mettons à encenser le défaut comme une vertu, après l’avoir accepté. L’Inquisition, l’intolérance religieuse, les énormes erreurs et les crimes qui ne sont pas rares des rois de la maison d’Autriche, de Philippe II surtout, reçoivent, en partie, par esprit de contradiction, les plus ardentes apologies non moins paradoxales que celle que fit Quevedo de Néron et du roi Pierre le Cruel55, ou celles que ferait un Français des noyades de Nantes, de la nuit de la Saint-Barthélemy ou des massacres de septembre56.
Les plaisanteries sur notre retard et notre ignorance, la compassion irritante que montrent les étrangers parce qu’il n’y a pas en Espagne autant de prospérité, de bien-être matériel et de confort que dans d’autres pays, conduisent certains Espagnols à célébrer ce retard, cette pauvreté et cette ignorance, comme gage et garantie d’une plus grande religiosité et de plus grandes vertus. Ainsi, ils nous incitent à rester ignorants, retardés et pauvres, pour rester saints et bons. Cela en arrive au point que récemment on a prêché dans une comédie la propriété sanctifiante et même purifiante du pois chiche. Un homme de grand mérite a déclaré, en présence d’une docte Académie, la radicale inaptitude des Espagnols à tous les arts du plaisir, en soutenant que cette supposée grossièreté et cette supposée rudesse sont un bien, sont une condition essentielle de notre grand être et de notre grande valeur morale et politique. Dans de nombreuses comédies et de nombreux romans d’aujourd’hui on note une grande haine contre la civilisation moderne, un ferme dessein de nous écarter du courant des idées du siècle et un esprit de socialisme démocratique de sacristie qui suscite le dégoût. Dans d’autres de ces productions populaires, pour prouver que notre retard est innocence, candeur et religiosité, se déploie une sensiblerie mièvre et simplette, qui n’a jamais été ni un gage ni un trait du caractère espagnol, dont on prétend faire le portrait. Borrow croyait que les Batuecas existaient dans un recoin de l’Espagne ; mais ces auteurs font de toute l’Espagne une Batuecas. Leur style est en résonance avec ce qu’il y a de mielleux et de moralisateur dans leur pensée ; tout est pureté, douceur, paix et charité. Par exemple, le jour se lève dans le village, et sur la petite croix du clocher reflète le soleil naissant ; et le léger zéphyr fait ou, ou, ou, parmi les feuilles et les branches ; et les petites pommes semblent dire dans les petits arbres : mangez-moi, mangez-moi ; et les grenouilles font : coa, coa, dans l’étang ; et les petits oiseaux chantent : cui, cui, cui ; et le coq, cocorico ; et les petites poules, cot, cot, cot ; et les enfants qui sont déjà éveillés, même s’ils sont encore dans leurs petits lits, si gracieux et bien bâtis, le Ciel les bénisse et en fasse des saints, crient : « Maman, papa ! » ; et tous ensemble forment un concert qui signifie ou qui dit : « Béni soit le Seigneur, qui nous a laissé nous éveiller et nous a offert une si belle journée. » En somme : nous en sommes venus à faire de l’Espagne toute entière une Arcadie sur un mode mystique et dévot, que la civilisation étrangère ne pourrait que corrompre et vicier. La force que tire de ces égarements le parti absolutiste est impossible à mesurer.
Les étrangers nous traitent d’ignorants, et beaucoup d’Espagnols, au lieu de prouver qu’ils ne le sont pas, se flattent de l’être, se moquent du savoir ou le rejettent comme un venin. Il ferait perdre l’originalité ; c’est ce qu’a soutenu toute une école de poètes et d’autres auteurs.
Moi, avec de l’érudition, combien j’en saurai !57
Mais le plus singulier et le plus lamentable, c’est que de nombreux Espagnols, principalement ceux qui voyagent et lisent ont fini par se forger sur leur pays une opinion aussi mauvaise que les étrangers eux-mêmes. Non seulement ils connaissent tous les défauts de l’Espagne, mais ils les exagèrent et les multiplient et les élèvent à un tel niveau qu’on ne peut faire plus. Ce qu’il y a de bien dans notre pays, ils l’ignorent en substance. Ils commencent à mal parler de leur langue maternelle ou à la parler en la truffant de gallicismes et de fautes de grammaire. Je connais un sujet élégant qui dit faisse et indifférience, mais qui critique la moindre faute de français ; qui est enchanté par les marivaudages de Feuillet et ne comprend pas ou trouve naïves les confidences de Lope ; et qui condamne comme de mauvais goût et ringardes les blagues de Bretón et s’extasie et qualifie de fort élégants les sous-entendus les plus sales du Palais-Royal ou du plus mauvais et obscène vaudeville. D’autres personnes plus sérieuses, et qui n’atteignent pas le ridicule d’une telle manie, se montrent tout de même très insatisfaites et désabusées à propos de l’Espagne, leur patrie ; mais personne n’ose en public signaler les défauts qu’il note. En public, on dirait que nous voulons nous tromper, nous moquer de nous-mêmes ou nous étourdir. Il s’agit de ne parler que de Lépante58, Pavie59, Otumba60, Saint-Quentin61, le Cid, Pélage, Cortès, Pizarro, Numance62 et mille autres gloires, victoires et trophées. En public, il n’y a rien de mieux que l’Espagne. En privé, en secret, à l’oreille, nous nous disons les pires insultes. Cette hypocrisie, cette duplicité, est répugnante ; il vaudrait mieux ne pas tant aduler le vulgaire, ni flatter avec des mots vides et exagérés la vanité patriotique des ignorants ; signaler et dire avec franchise nos fautes, et ne pas croire en même temps qu’elles soient si graves, si invétérées et si irrémédiables. Mais si un Espagnol blâme en public toutes les affaires d’Espagne, signe du patriotisme le plus typique, il s’expose à perdre sa bonne renommée. Au contraire, dans les cafés, les casinos et les cercles, il peut à l’abri renier son pays. En public, nous sommes fatigués d’entendre dire, surtout aux absolutistes, que cette nation est la plus noble, la plus catholique et la plus fertile en héros et en saints, la plus innocente et la mieux gouvernable qu’on puisse imaginer ; mais, en confidence, ces mêmes messieurs et beaucoup d’autres disent que cette nation ne peut se gouverner qu’avec des coups, ce qui nous fait croire que ce sont eux qui les méritent.
En bref : nous inclinons vers deux extrêmes également vicieux. Les gens qui n’ont ni voyagé ni lu, les gens de bonne foi, et les autres pour flatter les premiers, se figurent qu’il n’y a rien de mieux que l’Espagne. L’Espagne est un pays éminemment agricole du fait de la fécondité de son sol. Ici, tout pousse en abondance. L’Andalousie, surtout, est la terre de Dieu et de la Très Sainte Marie. Le trône de la Très Sainte Trinité est placé précisément au zénith de Cordoue ou de Séville. Dans les pays étrangers, comme la terre est fort stérile, les hommes doivent vivre de l’industrie et de la machine. Là, tout est farce, bavardage, fanfaronnade et luxe apparent et ostentatoire, sans consistance et sans force. Ici, tout est solide, réel, consistant, massif et fiable. Un Andalou qui défendait une telle opinion se rendit à Paris et, après un mois passé là à voir les boutiques, les théâtres, la magnificence des édifices publics et privés et toutes les beautés et les splendeurs de cette nouvelle Babylone, alla rendre visite à un de ses compatriotes et lui dit : « Savez-vous ce que je pense, M. Untel ? » « Allons, que pensez-vous ? », répondit l’autre. Et l’Andalou de répliquer : « Je pense qu’ici aussi il y a de l’argent ». Je sais très bien que cette anecdote de l’Andalou devient chaque jour plus invraisemblable et qu’il n’y a presque plus aucun Espagnol qui ignore qu’il y a aussi de l’argent hors d’Espagne, et même qui ne soupçonne pas qu’en Espagne il y en a proportionnellement très peu. Mais, en échange, nous fantasmons pour l’Espagne mille excellences, dans lesquelles nous dépassons encore toutes les régions, les races, les langues et les tribus du monde universel. Par malheur, cette admiration de ce qui nous est propre, ce patriotisme aveuglé, est inutile quand il n’est pas nocif. Il couvre nos manques ou nous les présente de sorte que, au lieu de nous pousser à vouloir les amender, il nous fait penser et dire le déjà cité : « Allons ! tant mieux. »
L’autre extrême, néanmoins, est encore pire. Ceux qui croient que tout est irrémédiablement perdu ; que l’Espagne a un sol stérile comme les déserts d’Afrique ; que nos fleuves sont des torrents que l’on ne peut canaliser pour l’irrigation ; que nous sommes inaptes à l’industrie, parce que nous sommes radicalement paresseux et pleins d’indolence, etc., etc., nous condamnent, dans les conditions actuelles du monde, à une infériorité perpétuelle et à un perpétuel désespoir. Car l’Espagne et tous les Espagnols qui l’habitent, nous ne parviendrons jamais à nous résigner à jouer un rôle humble, à être, pour ainsi dire, une nation modeste de second ou de troisième ordre. Le vif souvenir, indélébile, de notre grandeur passée, sera toujours un aiguillon qui nous excitera et une douleur qui nous affligera et nous tourmentera.
Il y a aujourd’hui des Espagnols qui, continuant et complétant une pensée de Campanella dans son fameux livre De Monarchia hispanica63, comprennent que, tout comme les peuples du Nord eurent le pouvoir tant que la force brute l’emportait sur tout, et ensuite, quand l’astuce, l’ingéniosité et l’habileté ont plus valu que la force, une fois inventées l’imprimerie et l’artillerie, rerum summa rediit ad hispanos, homines sane impigros, fortes et astutos64, à présent que tout le nerf et la vigueur des nations consiste dans le travail mécanique, le pouvoir s’éloigne pour toujours de nous et retourne aux nations boréales. D’autres imaginent que l’avantage et la suprématie de ces nations boréales ne peut cesser de prévaloir tant que durera la forme actuelle de la civilisation, parce que les hommes d’aujourd’hui étant, ou devant être, plus indépendants de l’autorité, et intervenant tous davantage dans le gouvernement et le maniement de la chose publique, dans les pays du Nord la grande capacité et la vivacité d’esprit sont concentrées chez quelques-uns, auxquels les autres font confiance et se soumettent de bon gré alors que dans le sud de l’Europe, l’esprit et la capacité sont présents chez tous, ou presque tous, et ainsi le vulgaire fait moins confiance et blâme davantage et ne reconnaît de bon gré peu ou aucune supériorité chez ceux qui par hasard s’élèvent, raison pour laquelle la violence doit intervenir et pour laquelle il doit y avoir mille bouleversements stériles, à moins que l’abnégation patriotique et l’amour de l’ordre suppléent ou dissimulent l’insubordination et le manque de respect65. D’autres ajoutent, enfin, que la difficulté pour que l’Espagne se relève vient de notre peu de patience, de notre désir même de nous relever, de notre idéal, de notre aspiration, de notre ambition démesurée. Le souvenir de ce que nous fûmes nous encourage à redevenir, et nous ne parvenons pas à examiner de façon posée. La prudence ne sert à rien contre un sentiment si véhément. À peine récupérons-nous quelque force, que nous voulons l’employer dans la lutte, sans donner de temps à la convalescence.
En somme, je vois que tous les Espagnols, même ceux qui trouvent l’Espagne perdue et dans le pire des états, ont conscience de la grande âme de cette nation et de son haut destin, et que la confrontation entre cette conscience et la réalité présente est ce qui les pousse à dire tant de mal de leur patrie. Mais ce n’est pas une raison pour désespérer ou pour prévoir la mort. Bien plutôt, l’excès même de notre mal, et tout ce dont nous nous plaignons, et combien nous sommes mal aimés, et l’ardeur avec laquelle les étrangers nous critiquent, sont des indices du fait que nous ne sommes pas tombés pour toujours, et sont presque de bon augure.
Ce qui importe à présent est de ne pas nous aduler en public, ni nous vanter de ce que nous avons été, mais de signaler nous-mêmes tous nos manques, en en cherchant le remède. Il ne faut pas chercher de consolation dans le fait que le soleil ne se couchait pas sur notre empire, parce que
Le sol en minéraux [nous] versait ses largesses ;
Des perles l’Océan apportait les richesses ;
Quelle que fût la rive où ce fier roi des eaux
Lançait en conquérant ses redoutables flots,
Partout il rencontrait une côte espagnole66.
Et néanmoins, il ne faut rien oublier de tout cela ; bien plus : puisqu’on ne peut oublier même quand on le veut, il faut garder à l’esprit à la fois les vitupérations et les vexations que nous avons évoquées dans cet article, pour que le vrai patriotisme ne soit pas une vaine fanfaronnade.
Si l’Espagne, comme le dit Campanella, fut puissante et respectée quand l’esprit et le génie ont prévalu sur la force brute, et lorsque l’on a inventé l’imprimerie et l’artillerie, aujourd’hui, alors que prévaut non seulement le travail mécanique, mais aussi l’intelligence, il n’y a pas de raisons que l’Espagne reste en-dessous des autres nations. Ce qui importe, c’est d’ouvrir grand la porte aux fruits de cette intelligence, d’où qu’ils viennent ; ne pas aspirer pour nous à un idéal de Batuecas ; ne pas croire à une Arcadie idiote à la mode mystique, et espérer confiants que notre avenir sera heureux.
Juan Valera.