Depuis un demi-siècle, les travaux universitaires ont largement contribué à mettre en lumière la vie artistique à Strasbourg au tournant de la modernité. Les récentes expositions « Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930 » et « La Neustadt de Strasbourg, un laboratoire urbain 1871-1930 », comme les publications qui les ont accompagnées, témoignent de la vitalité de la recherche en histoire de l’art, toujours active depuis l’enquête pionnière publiée en 1968 sous la direction du professeur Louis Grodecki. Sous le titre « Autour de 1900 », ce recueil d’études proposait alors, sur un domaine que l’on commençait à découvrir, jugé à ce moment comme « la période la plus “critique” de l’art moderne », « des idées nouvelles » et « les résultats d’une recherche originale »1. C’est à cette source qu’a puisé le colloque organisé en 1999 par les musées de Strasbourg, en collaboration avec l’université des sciences appliquées de Wiesbaden et l’université Marc-Bloch de Strasbourg. Publié en 2000 sous le titre Strasbourg 1900. Naissance d’une capitale, ce volume richement illustré associait les communications de spécialistes confirmés aux travaux de jeunes chercheurs. Un passé alors jugé, sous la plume de Rodolphe Rapetti, « brillant, novateur et encore trop mal aimé » était en quête d’un « éclairage nouveau »2, et se voyait ainsi exploré dans ses différentes expressions – monographies d’artistes, études de la vie associative, évolution de l’urbanisme, conceptions muséales – dans une perspective comparatiste au regard des foyers de Metz et de Nancy.
Dans l’esprit de ces travaux, le « laboratoire » de la recherche en histoire de l’art, toujours en mouvement, souhaite proposer dans le présent volume de nouvelles pistes, dans une conception à la fois fidèle et élargie, sur les plans disciplinaire et chronologique.
Revenant au cœur du mouvement de l’art nouveau, dans sa période devenue classique, le travail de Vincent Cousquer s’attache au médiévalisme, particulièrement présent à Strasbourg3 où la cathédrale offre l’occasion de réinterprétations. Celles de la statuaire, au sein de l’atelier de l’Œuvre Notre-Dame, proposent un vaste champ d’études auquel se consacre la thèse de l’auteur, qui présente ici une partie de ses recherches avec les travaux de trois sculpteurs, Louis Stienne, Ferdinand Riedel et Alfred Klem dont il commente l’évolution, représentative d’une sensibilité contextualisée.
C’est avec cet esprit historiciste que souhaite rompre nettement, entre les deux guerres, la volonté d’être moderne. Le chantier de l’Aubette en apparaît aujourd’hui le théâtre, masquant peut-être d’autres élans que les études en cours travaillent à remettre au jour. Sous le titre « Les réalismes en Alsace dans l’entre-deux guerres », une exposition réduite, mais significative et remarquée4, a en 2003-20045 montré la force d’un mouvement empreint de l’amertume de la « nouvelle objectivité » (Neue Sachlichkeit) et des rigueurs d’un retour à l’ordre. Rassemblés en 1919 au sein du « Groupe de mai », ces artistes ont nom Luc Hueber, Louis-Philippe Kamm, Jacques Gachot6, ou, plus indépendant mais proche d’eux, Henri Beecke7. Ils s’évadent de la tradition régionale en témoignant du réel avec une pratique incisive, raréfiant l’espace, accentuant la densité des choses. La modernité de structures nouvelles, en partie inspirée de Cézanne, n’est pas sans rapport avec l’évolution du décor urbain et domestique, souvent représenté dans la peinture d’un Luc Hueber. C’est à l’apparition de cette nouvelle architecture que s’attachent les travaux d’Amandine Clodi8 sur l’Art déco, isolant dans l’article qu’elle présente ici le principe de la référence nautique. Symbole d’un ralliement moderne plus qu’empreinte d’un génie du lieu, elle en détaille le vocabulaire, du hublot aux allures de proue des façades. Ces immeubles en partance peuvent faire écho au tableau de Marcelle Cahn, Femme et voilier, (Musée d’Art moderne et contemporain de Strasbourg vers 1926-1927) et introduisent à Strasbourg un air du large, une ambiance de voyage que répand alors le succès du tourisme9. Cette vogue est à vrai dire déjà ancienne en Alsace, riche d’un pittoresque dont l’attrait a depuis longtemps dépassé ses frontières10 et qui requiert au xxe siècle de nouveaux interprètes, comme l’artiste Camille Wagner11.
Le rythme viatique est pourtant resté longtemps ignoré dans les travaux sur l’expression artistique alsacienne. Les liens – parfois complexes – établis avec l’École de Nancy ont souligné les différences entre les creusets qui ont vu naître des mouvements artistiques comparables, atténuant à Strasbourg l’ouverture sur l’ailleurs. Celle-ci est certes essentielle à Nancy, à la faveur du lien entretenu avec Delacroix par l’intermédiaire de Devilly, directeur de l’École des beaux-arts, mais aussi de l’influence de Charles Cournault, voyageur érudit et collectionneur des « arts musulmans ». Les voyages de Friant et de Prouvé en Tunisie, la proximité de Lyautey qui facilitera le séjour au Maroc de Majorelle sont aussi des facteurs décisifs de l’introduction de l’exotisme dans le milieu nancéien. Rien de tel apparemment à Strasbourg où il faudrait cependant approfondir les recherches. On note par exemple l’expérience originale du peintre René Beeh (1886-1922)12, séjournant en Algérie à partir de 1910. Après la découverte de Constantine, l’artiste se rend à Biskra et son expérience enrichit notre connaissance de la vie dans l’oasis, fréquentée par de nombreux intellectuels et artistes, et récemment évoquée dans une exposition de l’Institut du monde arabe13. La publication en 1914 de l’ouvrage du peintre, M’Barka. Malerbrief aus Algerien, est un document précieux que vient illustrer le corpus de dessins, traité dans un style expressionniste, parfois proche des scènes tunisiennes d’Auguste Chabaud. Mais l’œuvre de René Beeh est surtout marquée par l’esprit des cercles munichois et la fréquentation du musée ethnographique, donnant à son « orientalisme » une grande modernité.
Si cet itinéraire personnel n’est sans doute pas unique sur la scène strasbourgeoise, l’ouverture aux mondes non-européens semble surtout établie au tournant du xxe siècle par le milieu universitaire. La science égyptologique et les ressources de sa bibliothèque, sous l’impulsion de grands savants comme Johannes Dümichen, donnent accès à de nouveaux horizons dont témoigne le décor de la « maison égyptienne », exécuté en 1906 par Adolf Zilly et inspiré par des ouvrages présents à Strasbourg14. D’autres ouvertures sont pratiquées par la formation et la curiosité de Julius Euting, spécialiste reconnu qui enrichit considérablement les sections orientales de la bibliothèque. C’est dans ce contexte que sont acquises les collections des arts de l’Islam dont Nourane Ben Azzouna pour la première fois étudie ici l’histoire, ouvrant ainsi un chantier inédit, appelé à d’autres développements.
L’architecture occupe dans ce recueil une place particulière dont un nombre conséquent d’articles parus dans cette même revue se sont déjà fait l’écho15. Cela témoigne de la vitalité de ce domaine de recherche au sein de l’Histoire de l’art autant que d’une production architecturale particulièrement riche à Strasbourg. Dès le numéro de 1968 du Bulletin de la Faculté des Lettres que nous évoquions plus haut, l’architecture du xxe siècle strasbourgeois constituait le morceau de choix. À la suite de Louis Grodecki, les enseignants spécialisés dans le domaine de l’architecture contemporaine qui se sont succédé à l’Institut d’histoire de l’art ont su susciter des recherches spécifiques auprès de leurs étudiants. Celles-ci ont permis la redécouverte de certains acteurs16, à l’image de Marcel Eissen17 dont Gaëlle Duval montre ici l’attachement à une certaine tradition française alors que l’Alsace était allemande. D’autres études ont contribué à une meilleure compréhension de quelques œuvres d’exception18 ou ont mis en lumière la cohérence de certains quartiers de la ville19. Ces recherches ont largement nourri les récentes publications sur l’architecture et l’urbanisme à Strasbourg20 qui ont contribué à la reconnaissance, en juillet 2017, de la valeur universelle du patrimoine du quartier de la Neustadt par l’Unesco.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer cette richesse particulière. La première tient sans doute à la formation des acteurs qui ont pris part à la construction de l’extension urbaine. À partir de 1880, date de l’adoption du Bebauungsplan, s’ouvre à Strasbourg un chantier exceptionnel qui allait conduire au triplement de la surface de la ville. Le formidable dynamisme du milieu de la construction va pousser les autorités à créer dès 1890 une Baugewerkschule– qui devient, cinq ans plus tard, la Kaiserlische Technische Schule– et une Kunstgewerbeschule. Ces structures vont permettre de former à Strasbourg architectes et décorateurs. Après avoir initié il y a quelques années l’écriture de l’histoire de l’école d’architecture de Strasbourg21, Anne-Marie Châtelet se penche ici sur l’évolution de l’enseignement qui y a été dispensé jusque pendant l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire au cours d’une période pendant laquelle Strasbourg est passée de l’Empire allemand à la République française. L’école d’architecture créée en 192122 n’a jamais remplacé l’école créée par l’Allemagne23. Spécificité unique en France : Strasbourg est le siège de deux écoles où l’on enseigne l’architecture de manière différente. La juxtaposition de ces deux formations à l’architecture est révélatrice de l’instrumentalisation à des fins politiques dont l’enseignement peut faire l’objet. Au lendemain de l’annexion de l’Alsace-Lorraine au Reich allemand, est créée à Strasbourg une université prestigieuse, tête de pont de la science allemande dans une terre nouvellement conquise. Les budgets dont dispose l’université permettent, outre la construction d’un campus parmi les plus modernes de l’Europe contemporaine, l’acquisition de matériels pédagogiques modernes qui favorisent des méthodes d’enseignement innovantes24. Ainsi, il s’agit de montrer aux populations locales la prodigalité de l’Empire et tous les avantages que l’Alsace peut tirer à en faire partie. En 1941, l’histoire hoquette : le IIIe Reich fonde à Strasbourg à nouveau annexée une Reichsuniversität dont les objectifs politiques sont déjà bien connus. Hervé Doucet propose de mettre en lumière le rôle joué par l’Histoire de l’art au cours de cette époque troublée en évoquant la personnalité et les travaux d’Hubert Schrade qui occupa la chaire d’Histoire de l’art à Strasbourg entre 1941 et 1944.
Dans la continuité de travaux déjà conduits, les « nouvelles recherches » présentées ici s’inscrivent dans la structure d’autres champs. Gageons que la vitalité de l’Histoire de l’art, dans le sillage d’éminents parrainages, saura à l’avenir déployer ces inspirations et en créer d’inédites, au sein de ce qui ressemble à une « école » strasbourgeoise.