Pour un historien du judiciaire, de la société et des mentalités, il n’y a pas mieux que les crimes de mœurs. Et c’est d’autant plus intéressant quand un acte n’est pas criminalisé en tout temps ni dans toutes les cultures. Ainsi le crime pour lequel Forrest n’a pas été poursuivi en 1783 lui aurait valu une poursuite immédiate et la peine de mort en 1583, et rien du tout ni au xvie siècle ni au xviiie siècle s’il avait vécu ailleurs que dans le monde chrétien1.
Pour définir l’acte, nous pouvons citer un jurisconsulte proche de 1783 : Pierre-François Muyart de Vouglans (1713-1791)2 qui traite de ce crime dans Les loix criminelles du Royaume (1780) dans la section « De la luxure et de ses différentes espèces », 6e chapitre « Des crimes contre nature » dont le pire est la bestialité, c’est-à-dire « l’accouplement d’un homme ou d’une femme avec une bête ». Mais Muyart de Vouglans est tellement embarrassé par cet acte qu’il ajoute : « Ce crime est si monstrueux et révolte tellement la nature, qu’on n’imagineroit pas qu’il fut possible, si nous n’en trouvions des exemples rapportés dans l’Histoire, tant sacrée que profane », comme s’il prétendait traiter d’un sujet théorique en son temps, applicable au passé mais dont ses contemporains chrétiens seraient heureusement innocents. Plus loin, il conclut : « Il est aussi parlé de ce crime dans le capitulaire de Charlemagne que nous avons rapporté sous le paragraphe précédent. Nous pourrions citer encore des arrêts à l’appui de ces loix ; mais ce n’est déjà que trop nous arrêter sur un sujet si dégoûtant et si capable d’alarmer la modestie3 de nos lecteurs ». C’est totalement hypocrite.
Cet acte pose des problèmes généraux, et ce d’abord dans l’histoire des mœurs et de la sexualité. À l’époque moderne, dans les campagnes, les « garçons », c’est-à-dire les hommes non mariés, attendaient en effet jusqu’à 24-25 ans pour épouser une fille au xvie siècle et 27-28 ans au xviiie siècle. Toute activité sexuelle était proscrite avant de convoler régulièrement. Mais peut-on croire en la chasteté absolue de tous ces jeunes gens tenus à distance des filles des champs comme de la prostitution urbaine ? On peut imaginer que des femmes et filles n’étaient pas si sages qu’on l’aurait voulu. Mais la « débauche » n’est qu’exceptionnellement judiciarisée, et donc elle est invisible4. Le recours à des rapports sexuels avec des animaux pouvait constituer une solution mais interdite. Comme les procédures sont rares on pourrait croire à un acte tout à fait exceptionnel mais alors pourquoi, par exemple, employait-on en Suisse une injure, Kuhgyher, relativement fréquente et parfaitement comprise et traduisible par « baiseur(s) de vaches » ?
Le sujet de la bestialité, que nous introduisons par cette édition d’une source datée de 1783, n’est pas propre à l’époque moderne. L’incrimination part de la Bible : « L’homme qui donne sa couche à une bête : il devra mourir et vous tuerez la bête. Si une femme s’approche d’une bête, pour se prostituer à elle, tu tueras la femme et la bête ; elles seront mises à mort : leur sang retombera sur elles5. » Cette référence au Lévitique est assez connue, car depuis ces origines bibliques, l’histoire des rapports homosexuels et zoosexuels est confondue. Ils ont été condamnés en même temps et réprimés de la même manière6. La bestialité ou zoophilie est de tout temps – y compris peut-être préhistorique –, mais les indices sont des images dont on se demande toujours si elles montrent des faits ou des idées et lesquelles7. Le Moyen Âge est plutôt silencieux. La bestialité n’est documentée qu’en tant que crime et sinon, on n’en dit rien. Nous commençons à mieux cerner la chronologie répressive. Le temps fort va du xve au xviie siècle. La justice s’en désintéresse aux xviiie et xixe siècles – nous simplifions – et la question est redevenue sensible dans les années 2000 et 2010 seulement.
Continuons d’élargir : la bestialité n’est pas strictement rurale ; elle ne concerne pas seulement les jeunes ; c’est une sexualité de substitution8, mais pas exclusivement car certains ont pu avoir du goût pour la chose9. De nos jours, il s’agit d’une sexualité anomale – qui s’écarte de la règle ou du fait habituel – mais la zoophilie est revendiquée par certains comme une orientation sexuelle qui sera un jour acceptée par la société comme elle a su accepter l’homosexualité. Nous renvoyons nos lecteurs à une recherche internet à partir du mot clé ZETA qui leur fera connaître les Américains du mouvement Zoophiles for the Ethical Treatment of Animals et les Allemands de l’association Zoophiles Engagement für Toleranz und Aufklärung qui se sont constitués pour s’opposer à la nouvelle législation anti-zoophiles. Il s’agit bien « d’éclairer » le public sur un certain type d’amour envers certains animaux. Les argumentaires des zoophiles y sont d’une parfaite cohérence pour défendre leur posture envers « nos amants les animaux » et « contre la diffamation ordinaire et institutionnalisée à l’égard des zoosexuels ». Sic. La bestialité d’hier et la zoophilie d’aujourd’hui impliquent la question générale de l’animalité et de l’humanité et elles nous apprennent beaucoup sur les comportements culturels envers les animaux – toutes questions qui sont posées différemment selon les époques et les civilisations. Il y a en effet une singularité du monde judéo-chrétien qui a fait de la bestialité un acte épouvantable et qui, dans l’état actuel de notre enquête, semble avoir été le seul parmi toutes les cultures et civilisations à punir de mort une telle pratique.
Notre documentation consiste principalement en sources écrites judiciaires et, à partir du xixe siècle, en sources médicales10. Il n’y a quasiment pas d’iconographie, car à l’époque médiévale et moderne, ce crime qui ne devait pas être nommé n’a nulle part été représenté. Même au xviiie siècle, alors que certaines œuvres commencent à tout montrer, la bestialité reste hors du possible. Le marquis de Sade n’a pas oublié la bestialité dans son catalogue des « perversions » notamment dans son livre Juliette… mais il n’a quand même pas fait représenter un homme pénétrant un animal11. De plus, Sade est un auteur d’une singularité absolue et un pervers de papier, mais non un pratiquant. Nous n’avons pas encore exploré les Enfers de la Bibliothèque Nationale et à ce jour la première image de notre corpus en cours de constitution serait la lithographie de Paul Avril (1849-1928) qui montre en pleine nature un berger grec avec l’une de ses chèvres12. Le tabou aurait donc duré bien longtemps. Tout au contraire, des artistes nombreux au xxe siècle ont trouvé le sujet intéressant mais en le renversant car il s’agit surtout de corps féminins possédés par un homme-bête. Citons par exemple Picasso revisitant dans les années 1930 le mythe d’Europe enlevée par Zeus transformé en taureau et, de sa part aussi, des scènes entre un minotaure et son sujet et amante Marie-Thérèse. Quant à la pornographie actuelle, elle est l’une des raisons du rétablissement de lois qui ne sont plus ni religieuses ni morales mais qui assurent la protection des animaux.
La bestialité est donc un sujet complexe que notre document de 1783 ne fait qu’évoquer en même temps qu’il introduit dans notre revue d’équipe Source(s) un programme de recherche déjà bien avancé. Ce projet va prendre encore de l’ampleur et devenir résolument transpériode et trandisciplinaire. Mais la période moderne restera essentielle puisque c’est à ce moment que la répression a été maximale.
L’exemple du procès fait à Léonard Forrest en 1783
Le document est une procédure incomplète, et la première chose à éclaircir pour nos lecteurs est son existence même. La procédure a subsisté parce qu’elle n’est pas allée jusqu’à un jugement, sinon la liasse aurait été détruite sur le bûcher qui, après la pendaison, devait faire disparaître les corps souillés par un tel crime. La procédure a aussi été commencée pour rien parce que trop tard et cela tient à la nature même de la juridiction.
Il s’agit d’une haute justice seigneuriale dont les officiers sont relativement bien connus. Au xviie siècle un François Martin est déjà procureur fiscal de l’Isle Jourdain. Il est père de onze enfants dont Léonard Martin (1676-1724) qui lui succède dans cette charge, qui passe ensuite aux Dupuis qui sera bientôt écrit « du Puis » comme avec une particule. Un autre de ses fils, Charles Martin (1694-1767), se présente comme « sieur Deshoulières » ou « des Houlières » ; il est procureur fiscal de La Messelière qui est une autre seigneurie. L’un des fils de ce dernier est René Charles Martin (1715-1799) lui aussi sieur des Houlières, qui épouse Marie Grimaud, fille de Joseph du Puis, procureur fiscal de l’Isle Jourdain. Ce mariage ramène la charge aux Martin puisque René Charles est le procureur qui conduit notre procédure avec le juge sénéchal Jean Joseph Patharin de la Gasne dont le nom originel était « Lagasne », ce qui confirme la prétention de tous ces petits officiers13. Les lettres de provision ont été accordées au juge en 1765 par Marie Charles de Chilleau, chevalier, marquis d’Airairvault, baron de Mains, etc.14 Comme dans toutes les justices seigneuriales et royales en France, la procédure avance sous la forme d’un dialogue entre le ministère public (le procureur fiscal ou du roi) et le juge (seigneurial) ou les juges (du roi). L’un demande, « requiert » et le ou les autres prennent et « prononcent » les décisions. Cela donne une documentation judiciaire très formelle et assez pénible à lire, contrairement aux documents du xvie siècle beaucoup plus rapides et vivants. Mais le respect de la source permet de montrer exactement comment les actes judiciaires de la fin du xviiie siècle étaient rédigés et pensés. Il y a une obsession de mal faire et de risquer une invalidation. C’est d’ailleurs la crainte des autorités supérieures qui explique toute cette procédure. En effet lorsque le procureur demande l’ouverture d’une information, le crime est passé depuis déjà assez longtemps, le criminel a disparu et il ne pourrait plus être retrouvé qu’en engageant des moyens considérables. C’est donc une procédure lancée pour rien, sinon que les officiers seigneuriaux sont obligés de le faire s’ils veulent protéger les droits de justice de leur maître15. Le processus d’intégration des justices seigneuriales, donc privées, dans la justice d’État, c’est-à-dire du roi, est presque achevé à cette date. Il n’est plus question d’opposer les justices mais de coordonner l’ensemble. Le dernier texte de référence est l’édit de 1772 qui a reconnu les difficultés des justices seigneuriales pour traiter les actes criminels. Pour assurer « le repos de nos sujets, le maintien de l’ordre public et la punition des crimes », le roi a promis de garantir « aux seigneurs hauts justiciers leur avantage particulier » à condition que les juges seigneuriaux se saisissent de tous les cas venus à leur connaissance et déclenchent une « information » pour ensuite transmettre l’affaire aux juges royaux – et les coûts aux finances publiques – si le seigneur et ses officiers ne veulent pas s’en charger. La loi de 1772 veut absolument combattre l’ignorance feinte des actes criminels.
La clé de ce document est donc que les officiers seigneuriaux ont fini par déclencher une procédure pour rien, parce qu’ils devaient absolument le faire pour protéger les droits de justice de leur maître et aussi leurs emplois. En 1783, une haute justice seigneuriale inactive face à un crime – en tout cas un crime grave – encourt la suspension, voire la suppression.
Un crime contre l’ordre de la Nature
La bestialité n’existe dans les sources qu’en tant qu’acte criminel. Mais l’incrimination est très originale car lorsqu’une personne est mise en accusation on continue à la juger et à la punir au nom des versets écrits dans le Lévitique rédigé vers le ve siècle avant J.-C. pour faciliter l’usage de la Loi de Moïse, dont l’histoire est apparue dans le Livre de l’Exode au viie siècle avant J.-C. Or nul autre crime à l’époque moderne n’est jugé qu’à partir d’une référence biblique. La tradition a tellement été entretenue et l’incrimination biblique est si peu discutée, que Muyart de Vouglans évoqué plus haut, lorsqu’il disserte sur Les loix criminelles de France… en 1780, n’a d’autre référence que « suivant l’Ancien testament16 ».
Chez les confesseurs et moralistes, les péchés sexuels sont classés selon leur degré de gravité. Le moins grave est « la simple fornication qui est une relation entre deux personnes non mariées entre elles mais libres de tout autre engagement religieux ou conjugal17 ». Au sommet, les péchés les plus graves sont l’inceste, le sacrilège (relation sexuelle avec une personne consacrée), la sodomie (« complète » ou non, et « petite » ou « grande » si elle est homosexuelle) et le pire de tout est précisément l’acte de bestialité. Mais ce sont les juges du roi et des seigneurs qui instruisent les cas et prononcent les peines, et ce sont les juristes qui disent le droit. Pour eux la bestialité est tellement un « horrible et indicible péché qu’on ne doibt [le] nommer ne [le] réciter [raconter] pour son énormité » comme l’écrit Damhoudère dans sa Practique criminelle… au milieu du xvie siècle18. On a vu pour commencer à quel point Muyart de Vouglans est hypocrite sur le sujet. Damhoudère a même gardé pour ce crime le mot « péché » qui sauf ici n’est pas un terme de droit. Mais la qualification criminelle est restée imprégnée de religion. Pour Damhoudère, il s’agit de l’un des « vilains et énormes faictz contre nature » et c’est « le plus pesant crime de luxure » car « tous les aultres espèces de luxure sont selon nature », « reigle de nature » et même « de l’ordonnance et instinct de nature » bien qu’ils soient déraisonnables. Mais ce crime-là est « contre nature » car « il l’oppugne [attaque], viole et confond [renverse, détruit] et abuse » ; « lequel crime est appelé sodomie ou péché contre nature, très fort détestable et abhominable selon toutes les loix et droictz de Dieu et des hommes et à punir par la mort ». Si le deuxième degré de « sodomie » commis « avecq hommes » est « pesant et gros », le troisième « avecq bestes [est] toute la plus pesante et la plus grande des trois ». Cependant il ne l’explique pas contrairement à d’autres crimes et ne fait qu’aligner les mots terribles comme « mesfait », « perdition », « offense » et « ignominie » renforcés par des adjectifs comme « indicible », « énorme » et « grand et pesant ». Le fond du problème est pourtant simple : l’homme qui commet cet acte dénature la création divine même. La peine est la mort, peut-être anciennement sur le bûcher, mais plutôt par le moyen le plus ordinaire – ici la pendaison et là la décapitation – suivie par la destruction par le feu des cadavres de l’homme, de l’animal et des actes de la procédure, afin disait-on de tout effacer de la mémoire des hommes.
La question de droit est donc tranchée brièvement. À l’époque moderne et encore chez quelques auteurs du xixe siècle, on préfère n’en point parler en l’expliquant parfois par la crainte que cela donne des idées à des innocents.
Un acte dont la fréquence pose un problème documentaire
Les procédures dont nous disposons à l’heure actuelle ne sont pas nombreuses, parce que les gens de justice avaient l’obligation de les détruire. Mais il peut rester des mentions, des dossiers judiciaires annexes et, si les conditions le permettent, des procédures complètes – comme en Lorraine jusque vers 1630 où tout était conservé. Une procédure peut aussi avoir été archivée dans le royaume de France parce qu’il n’y a pas eu de jugement terminal. L’un de nos procès a par exemple été suspendu par un conflit de juridiction et lorsque le parlement de Paris a statué définitivement quatorze ans après les faits, le cas n’a pas été repris et sans doute le prévenu avait-il été élargi depuis longtemps. Il arrive qu’un cas ait donné un article dans une revue ancienne, sous la forme d’une « anecdote19 ». Alfred Soman a donné en 1982 une communication d’importance20. Mais curieusement, il semble réservé sur la réalité de tels actes dont la faisabilité n’est pourtant plus douteuse21. Il y a quelques publications récentes mais jamais le sujet n’a été envisagé complètement22.
Nous savons que l’on ne trouvera pas des centaines de cas. Mais la rareté des procédures lancées et conservées pour un certain crime n’a jamais été un indicateur simple de la fréquence de quelque acte ou crime que ce soit. C’est particulièrement compliqué dans le domaine des mœurs, qu’il s’agisse de « maquerellage » et prostitution, de la « débauche », du viol, de l’homosexualité ou de la pédophilie. Quant à la bestialité, combien de tels actes, même connus des voisins, n’ont pas eu de suites judiciaires et donc sont restés inconnus des historiens ? Dans un procès de 1575 que nous étudions dans une autre publication, le jeune homme qui s’est « oublié » avec une jument aurait pu s’en sortir avec seulement de la honte si des gens n’avaient pas résolu de le perdre judiciairement. L’instrumentalisation de l’acte est évidente aussi dans plusieurs cas parvenus devant le parlement de Paris, où d’ailleurs les mises hors de cause tiennent plusieurs fois aux doutes des magistrats sur la sincérité de la dénonciation. Or dans notre procès de 1575, les deux témoins visuels n’ont rien fait, sinon parler, mais des gens ont constitué une « partie formelle » pour déposer une accusation et nuire à la famille du jeune homme. Des actes de bestialité ont pu être commis sans être vus, bien sûr, mais surtout sans avoir été dénoncés. Nous ne pouvons donc pas savoir ce que signifie la rareté des procédures quant à la fréquence des relations sexuelles avec des animaux.
Il y a cependant des études scientifiques contemporaines que nous ne développerons pas ici, mais qui posent le problème au xxe siècle dans des territoires aussi divers que la Scandinavie, le Brésil rural ou les grandes plaines des États-Unis. Quant à l’époque moderne, nous apporterons ici seulement l’une de nos pièces, à savoir les propos d’un espèce d’ethnologue avant la lettre : le prieur de Sennely en Sologne qui vers 1700 a bel et bien mentionné « ces infames et détestables crimes » qu’il accuse de n’être « que trop communs », depuis la masturbation jusqu’à des actes entre garçons en passant par la bestialité23 : « Il est très rare aussi que l’on s’accuse des péchez de sod…24 et de bestialité excepté à la mort ou dans les temps de jubilé. C’est pourquoi il est nécessaire de les en interroger, mais il faut que ce soit avec une singulière prudence » et l’on retrouve ici la « peur de leur aprendre peut-être des péchez qu’ils nont jamais connus ni eu, par conséquent la pensée de commettre ». Plus loin, après les actes avec des filles et entre garçons, le confesseur termine par : « Et ensuite leur parler des bestes. Ces infames et detestables crimes ne leur sont que trop communs et ils ont le malheur de ne s’en accuser presq’jamais », ce qui doit signifier tout à la fois que la honte empêche la confession et qu’il y a désaccord entre l’Église et les gens sur la gravité de la chose – en tout cas au xviiie siècle.
C’est aussi ce que l’on peut déduire du cas Forrest en 1783, car s’il n’y a eu que des gens qui ont désapprouvé l’acte, personne, contrairement à ce qui se serait passé au xvie siècle, n’a pensé que la chose méritait une dénonciation et un procès avec les conséquences les plus graves. Sur le moment, l’attitude des témoins a été de prévenir les gens des alentours pour s’étonner ou se réjouir avec eux du spectacle et « crier après luy pour luy faire honte de l’action qu’il comet » mais personne n’a menacé Forrest d’une action judiciaire. C’est conforme aux autres documents du xviiie siècle que nous avons rassemblés et cela annonce le tournant législatif pris dans la France révolutionnée : les crimes de mœurs en général et de lèse-majesté, et celui-ci en particulier, vont disparaître. La bestialité ne relèvera plus éventuellement que du trouble à l’ordre public – et donc de quelques années de prison au plus. En 1783, non seulement la scène a probablement été racontée sur toutes les places et dans tous les cabarets le soir même ou le lendemain – chacun faisant à son tour le malin qui raconte aux autres la bonne histoire du moment – mais les gens de la justice seigneuriale ont forcément appris la chose en même temps que tous les autres. Nul n’a réagi davantage. On a dit pourquoi ils ont finalement lancé une procédure un mois plus tard.
Quant à Léonard Forrest, son attitude fait supposer que la chose lui était habituelle. C’est en effet par dépit, après avoir raté le viol de la jeune fille qui gardait les animaux dans la prairie, qu’il s’est retourné contre une ânesse. Un tel naturel pour perpétrer un tel acte fait supposer qu’au fond des bois, Forrest devait avoir développé une certaine pratique. Le « crime de bestialité » aussitôt identifié par les témoins aurait posé davantage problème s’il avait été commis par un habitant. Heureusement Forrest était d’origine étrangère et heureusement aussi il était mobile. Les gens ont donc pu l’accabler unanimement et lui-même a résolu le problème en disparaissant « du pays » dès le lendemain.
Si personne n’a poursuivi Forrest, c’est que la résolution par la disparition convenait à tout un chacun. Au xvie siècle on aurait été dans le cas d’un acte insupportable supposant une réaction formidable – un acte dans le registre « Trop C’est Trop ». Dans le procès de 1575 étudié par ailleurs, le réquisitoire du procureur fait bien comprendre pourquoi le coupable devait être détruit :
conclud iceluy procureur que veu lesd[ictes] informations et c[on]fessions d’ung crime si énorme pour raison duquel les payens et infidelles ont de leur temps faict cruelle[men]t mourir les prévenus et co[n]vaincus d’ung si grand péché et que mesmes au temps de la Loy tant de villes et cités en ont été submergées et péries ; et que pour cause d’iceluy, de m[esm]e temps Dieu envoyé une infinité de pistilences, famines et guerres entremeslées d’hérésies et presques touttes pauvretés tendantes à la ruyne et p[er]dition du pauvre peuple.
On était encore à cette époque dans un état d’esprit où le crime individuel, lorsqu’il dépassait toutes les limites, faisait encourir un danger majeur à tout le corps social. Le passage révèle aussi les lectures du magistrat. En général, les « requises » ne sont pas autant développées, ni savantes.
Au xviiie siècle nous déduisons de ce cas et des autres pour le moment rassemblés, que plus personne ne pensait qu’une intromission de pénis dans le derrière d’une bête méritait une peine de mort. La loi le prétendait toujours et le procureur emploie encore les mots anciens « abominable », « atroce », etc. Mais il y a eu assez d’évolutions religieuses, morales et judiciaires pour que l’acte ait perdu son caractère d’atteinte à la création divine et mérité la mort et la destruction du corps. Encore quelques années et le « crime de bestialité » sera réduit à un acte personnel indifférent à la société, sauf « outrage public », punissable assez modérément.