À l’issue de la Première Guerre mondiale, le paysage architectural français évolue avec la féminisation timide de la profession. Autorisée depuis une vingtaine d’années à suivre l’enseignement officiel, la femme architecte, diplômée ou autodidacte, sort de l’ombre. Mais son entrée en architecture s’avère difficile, sa représentation très faible et son rôle déterminé par un principe de division sexuée. En effet, même diplômée, ses pairs l’espèrent moins bâtisseuse que « collaboratrice discrète et dévouée », secondant un confrère dans ses tâches de bureau ou s’occupant des travaux de décoration intérieure1. Décoratrice par nature, la femme créatrice n’est pas pour autant la bienvenue dans le champ éminemment masculin des arts décoratifs « supérieurs » où règne l’ensemblier2. En 1912, une ensemblière expose pour la première fois dans un salon parisien3, mais il faut attendre les années 1920 pour assister à la féminisation progressive de la corporation.
La décennie voit ainsi apparaître de nouvelles figures d’« architectes en jupons4 » ou de créatrices assimilées, essentiellement vouées à la conception de l’espace intérieur. Parmi ces nouvelles expertes de l’habitat, émerge une figure inédite, ni architecte ni ensemblière, qui tente d’appliquer dans la maison les principes de l’organisation scientifique du travail de Frederick Taylor. Économiste ou philosophe domestique, elle fonde sa réflexion sur les recherches de l’Américaine Christine Frederick, elle-même inspirée par Catharine Beecher5. Sa grande représentante française, Paulette Bernège, est une personnalité connue des historiens et des sociologues. Représentante majeure du taylorisme domestique, Bernège reste cependant, à l’instar de ses consœurs, une figure relativement confidentielle, voire oubliée, du champ de l’histoire de l’architecture et de l’« intérieur »6 où l’architecte moderne semble avoir pleinement endossé la paternité de la rationalisation de l’habitat. Cet article a ainsi pour objet de dévoiler un fragment du rapport entretenu par ces « tayloristes domestiques », Bernège en particulier, avec l’architecture, et de brosser à grands traits le portrait d’une experte de l’habitat des années 1920 : l’« architecte ménagère ».
Si elles sont quelques-unes en France à défendre, dès après la Première Guerre mondiale, l’application des règles de l’organisation scientifique du travail à la maison7, Bernège est la propagandiste la plus engagée, la plus prolixe et sans aucun doute la plus vaillante de l’entre-deux-guerres et au-delà. Fondatrice en 1922 de la Ligue d’Organisation ménagère, cette licenciée ès Lettres et « diplômée d’Études supérieures de philosophie8 », s’engage dès le début des années 1920 – à la faveur certainement de son activité au sein de la revue Mon Bureau dès 19219 – dans un combat pour l’application domestique des règles du Scientific Management et une lutte pour la professionnalisation du statut de la maîtresse de maison sur des fondements tayloristes10. Une lutte acharnée mais chargée d’ambiguïtés, ses intentions oscillant entre un désir mal défini de reconnaissance professionnelle du rôle de la ménagère et la mise en œuvre active d’une professionnalisation féminine, elle-même évolutive. Professionnalisation attachée à la création d’un enseignement scientifique supérieur idoine, destiné aux bachelières, dont l’ambition, à terme et théoriquement du moins, est de former une élite féminine « pour toutes les fonctions jouant un rôle dans la vie domestique11 ».
Auteur de centaines d’articles et de nombreux ouvrages, dont les premiers sont publiés en 1928 sous les titres évocateurs De la méthode ménagère et Si les femmes faisaient les maisons12, Bernège dispose dès 1923 d’un organe de propagande tout dévoué à ses idées, avec la revue Mon chez Moi dont elle est la directrice, mais surtout l’âme et la voix. Première revue d’organisation scientifique du travail domestique, Mon chez Moi devient le lieu de diffusion des idées de Bernège et des tayloristes acquis à la cause, sur la profession de ménagère dans sa dimension la plus complexe, ainsi qu’un espace d’enseignement scientifique voué à la maîtresse de maison et aux acteurs du monde domestique au sens large – pour une application du taylorisme « à toutes les activités humaines13 ».
Le taylorisme comme nouvelle science ménagère rattachée à l’architecture
Pour servir son combat, Bernège, soutenue par des industriels et des ingénieurs-conseils14, s’entoure de collaborateurs issus de mondes professionnels divers, tous convaincus du bien-fondé de la méthode taylorienne : organisateur, médecin, ingénieur, avocat ou gouvernante. Mon chez Moi, dont la philosophe demeure néanmoins l’un des principaux auteurs, en est le meilleur témoin.Or étonnamment, parmi les auteurs associés à la revue, on ne trouve quasiment aucun architecte. Étonnamment, car le cadre d’application des réflexions des tayloristes domestiques est de toute évidence l’architecture – le bâti et l’espace qu’il contient –, leur objet d’analyse et d’expérimentation sans conteste l’habitat, spécialement ses zones dites de travail, telles la salle de bains, la buanderie et surtout la cuisine. L’enjeu ? Étendre à l’espace domestique les principes définis par Taylor, puis adaptés par ses disciples français dès la Première Guerre mondiale, ainsi que les méthodes d’analyse des mouvements du corps mis au point par le couple Gilbreth. Mais aussi, pour Bernège en particulier, aborder la question ménagère à la lumière des sciences et de la philosophie, celle de Descartes en particulier, pour mieux ancrer la méthode américaine dans une tradition française.
Dans ce contexte, il est alors légitime de se demander quelle place, quel rôle et plus largement quelle responsabilité l’économiste domestique, Bernège ici, donne à l’architecte au sein de cette constellation (organisateurs, ingénieurs, savants, philosophes etc.), si elle-même nourrit des velléités de collaboration avec ce type de professionnel et, dans ce cas, quel genre d’association elle envisage.
Trois ans après la publication en langue française de The New Housekeeping15, Mon chez Moi se veut comme la revue de référence en matière de taylorisme domestique, adaptant les réflexions frederickiennes à la réalité de la maîtresse de maison française, bourgeoise active ou non, nantie de domestiques ou seule ménagère opérationnelle en sa demeure16. Les deux premiers fascicules exposent la méthode américaine et expliquent les bienfaits pour « Madame ». Mettant en exergue la figure tutélaire de Frederick, les premiers articles narrent l’expérience de cette dernière – « Il me semblait ne jamais avoir fini mon travail17 » –, tout en dévoilant les règles et principes généraux du taylorisme domestique, science nouvelle apte à affranchir la femme moderne « des entraves les plus pénibles dont elle se soit jamais plaint18 ».
Mais, dès le troisième fascicule, Mon chez Moi introduit l’architecture dans les débats avec un article éloquemment intitulé « Est-ce la faute des architectes ? »19. La revue de sciences domestiques pose alors la question pour le moins polémique, mais attendue, de l’éventuelle responsabilité du constructeur dans les défauts de la maison. Une question que la revue laisse pertinemment le soin de formuler à un architecte DPLG, et à laquelle celui-ci se fait fort de répondre.
Secrétaire général de la Société française des urbanistes mais surtout vice-président du Comité de perfectionnement de l’institut d’organisation Ménagère, Agache s’empare alors d’une problématique capitale de l’organisation scientifique du travail appliquée au monde non industriel. Ici, il se pose d’abord en architecte « organisateur » chargé d’orienter les simples architectes ignorants du savoir tayloriste, avant de s’imposer, plus globalement, en architecte domestique diffusant la bonne parole frederickienne, à l’image des nouvelles professionnelles et de certains tayloristes, tel Le Chatelier. En premier lieu, Agache conseille à ses confrères de s’intéresser aux « principes modernes d’organisation du travail », voire de demander l’avis des organisateurs pour penser le plan de leurs constructions. Il leur propose ainsi un ensemble de règles susceptibles de les guider dans leur entreprise. Mais, dans un deuxième temps et plus globalement, Agache se positionne davantage en conseiller de la ménagère qu’en donneur de leçons aux architectes. Si la nature de la revue justifie cette position, les limites dans lesquelles un architecte est généralement contraint d’œuvrer l’expliquent tout autant. Agache l’affirme, lorsqu’une règle tayloriste ne peut être appliquée par le constructeur, c’est à la ménagère de trouver la solution. Comme il est de coutume chez les défenseurs du taylorisme domestique, il en appelle alors au « bon sens » et à « l’ingéniosité », bref à l’intelligence de celle-ci. Si pour remédier aux insuffisances des habitations « incommodes et inconfortables », Agache engage la responsabilité des pouvoirs publics, des propriétaires, des locataires et des architectes, il défend néanmoins explicitement la cause de ces derniers, renvoyant l’État et les propriétaires à leurs manquements. Enfin, après avoir exposé les grands axes de la théorie tayloriste et donné des clés pour une habitation saine, Agache conclut sur une réflexion des plus intéressantes : l’éventuelle collaboration entre architecte et ménagère. Mieux, il n’hésite pas à évoquer la possibilité d’une inversion inédite et inattendue des rôles, la ménagère devenant conseillère de l’architecte.
La conclusion qui s’impose. Travaillons ensemble (…). Vous serez vite de mon avis. Bien plus, vous me suggèrerez à votre tour de nombreuses idées et nous travaillerons ensemble à résoudre les différents problèmes que nous venons d’aborder dans cet article20.
Or, si la collaboration architecte-maîtresse de maison et l’éventuel renversement des rôles ne sont que suggérés et, de manière hautement théorique, évoqués par Agache, ils vont dès le milieu des années 1920 se muer en véritable programme bernégien, incarnant l’une des nombreuses facettes de son projet de professionnalisation du travail ménager et d’accession des femmes à un statut professionnel visible. En 1925, Bernège expose en effet sa théorie sur la création d’une nouvelle figure d’experte scientifique (car tayloriste) attachée à l’architecte, qu’elle choisit de nommer architecte ménagère.
Dans l’article intitulé « Architectes ménagères », Bernège dresse ainsi le portrait d’une profession(nelle) qui n’existe pas encore, « car il n’y a que des architectes tout court », mais qui permettrait pourtant aux femmes de laisser « libre cours à leur initiative, à leur audace, à leurs goûts de propagandistes…21 ». Une profession légitimement destinée à la femme, dès lors qu’elle sollicite autant ses aptitudes naturelles de femme d’intérieur22 que ses talents et capacités intellectuelles alors régulièrement mis en avant par Frederick et Bernège23. Une profession inédite dont l’une des grandes forces est, de plus, d’exclure toute concurrence ou crainte masculines – double obstacle alors rencontré par la femme architecte24. Pour autant, Bernège choisit sciemment de nommer cette nouvelle professionnelle « architecte », signifiant ainsi sa qualité de femme diplômée et son statut d’égalité avec l’« architecte tout court ». Sans donner davantage de précisions sur le statut juridique de cette nouvelle profession – libérale ou salariée ? –, Bernège justifie son avènement par les évidentes lacunes de l’« architecte tout court » qui « se contente de construire des maisons » sans se soucier « du travail que la femme aura à accomplir dans son intérieur ». Reprenant une critique formulée par Agache lui-même : « Tout est pour la façade, aucun effort pour les pièces de travail ». Bernège juge que la « faute » en revient donc clairement « aux architectes », quand bien même, en 1925, sa charge resterait-elle mesurée et son intention davantage orientée vers la mise en œuvre d’une collaboration pérenne. Peu diserte sur le statut de cette profession, elle décrit en revanche avec force détails la mission qui incomberait à cette « architecte » d’un nouveau genre. « Architecte » idéalement et scientifiquement formée dans une école supérieure de sciences domestiques.
L’architecte ménagère : une professionnelle du taylorisme domestique
Comme pour nombre des principes et idées développés par les spécialistes européennes, Bernège se fonde sur l’expérience des pays pionniers en la matière – Suède et États-Unis – pour définir la nature de son architecte ménagère, le modèle étant Frederick elle-même, nouvelle Household Efficiency Engineer25. Or, derrière cette professionnelle inédite, se cache évidemment la figure plus générique de la tayloriste domestique désireuse de révolutionner l’existence de la ménagère (et de sa famille) grâce à une nouvelle organisation de son temps, ses gestes et son espace.
Pour ce faire, l’économiste domestique édicte des règles de conduite directement inspirées des méthodes tayloristes industrielles : analyser, décomposer et corriger les gestes et mouvements, créer des emplois du temps rationnels, concevoir des fiches et classeurs organisés, diviser les tâches, grouper les instruments pour un travail en ligne droite, recourir à des rangements rationnels, meubles ajustables et outils adaptés, installer un éclairage efficace ou encore, lorsque c’est possible, acquérir des machines. L’experte sollicite les talents naturels et l’intelligence de la ménagère pour développer ses capacités d’analyse, d’organisation et d’anticipation, mais entraîne également son corps à opérer les gestes justes26. Il s’agit de transformer chacune d’elle en travailleuse complète et autonome, à la fois chef d’atelier et exécutante efficiente (si elle n’a pas de domestique) de sa propre entreprise27, dont les bénéfices sont autant personnels et familiaux que sociaux et économiques.
Pour cette nouvelle ménagère professionnelle – au sens ici de travailleuse qualifiée et compétente28 –, la maison est alors abordée dans sa réalité d’espace professionnel où le confort et le bien-être comptent autant que le rendement. Une maison telle une usine ou un bureau dans laquelle l’habitant(e) doit pouvoir se déplacer et agir aussi aisément qu’un ouvrier ou un employé. La taylorisation du travail ménager, ou plutôt de la vie domestique au sens le plus large, comme celle du travail ouvrier, nécessite alors une analyse des comportements mais aussi des espaces, menant souvent, voire toujours, à la révision des premiers et à la transformation des seconds pour la création de pièces-types scientifiquement adaptées. Afin de rentabiliser les actions quotidiennes de la ménagère, lui éviter des efforts et une fatigue inutiles, toute perte de temps ou d’argent, les philosophes domestiques se font alors conceptrices d’espaces intérieurs, conseillant, d’une part, des améliorations idoines mineures (baisser la hauteur d’une étagère, ajouter des rayonnages ou des tablettes…), créant, d’autre part, de véritables modèles de pièces de travail, des types d’espaces taylorisés. Ces modèles, cuisine-type ou buanderie-type, sont alors diffusés grâce à des descriptions écrites circonstanciées, dimensions et organisation comprises, mais aussi à des représentations en plans, souvent schématiques mais voulus scientifiques, sur lesquels sont figurés les murs, ouvertures, meubles ou appareils ainsi que les « notions virtuelles de mouvement, de circulation et de temps », à l’image des schémas inventés pour les usines tayloriennes29. Inspirés de plans existants conçus par Frederick ou entièrement réalisés par la Ligue d’organisation ménagère30, certains plans débordent même le cadre de l’espace étudié pour représenter les pièces attenantes (office, corridor, salle à manger…).
Ainsi, avec la réalisation de dessins d’architecture sommaires, la conception de maquettes ou la transformation exemplaire d’appartements existants31, la tayloriste domestique se fait architecte d’intérieur – vocable rarement usité en France dans les années 192032 –, voire architecte dès lors qu’elle projette autant les plans de pièces de service que le modèle distributif d’une maison où doit s’opérer une circulation fluide et rationnelle (association cuisine-salle à manger ou chambre à coucher-salle de bains, suppression du corridor, orientation des pièces, emplacement des ouvertures, etc.), permise grâce aux instruments de travail tayloristes : chronomètre et podomètre.
Le rôle de l’architecte ménagère est donc, avant tout, d’étudier les plans des pièces de travail, de se mettre en rapport avec les architectes tout court dont elles sont le complément indispensable, pour représenter, au moment de la construction de la maison le point de vue féminin et ménager.
C’est encore à la ménagère de prévoir après la construction, l’installation des pièces et leur aménagement pour que tout soit commode, que le travail soit facile, sain et rapide.
L’espace domestique taylorisé idéal renvoie alors à un espace actif lumineux et aéré duquel sont bannis coins sombres, place perdue, « distances vampires33 », hauteurs inaccessibles, moulures inutiles et meubles encombrants. Un espace au service de la ménagère pensé par et pour un corps féminin. Car, même si les promoteurs masculins de l’organisation domestique existent et si la famille dans son ensemble est ici considérée, l’architecte ménagère devient l’experte légitime de l’habitat, et le corps de l’habitante le référent, l’axe autour duquel l’espace s’organise34.
En désignant la femme comme experte de l’espace domestique, les économistes, Bernège en particulier, semblent souscrire ici à une conception traditionnelle de la répartition sexuée des espaces et des tâches : à l’homme l’architecture (construction, extérieur, zone publique), à la femme l’architecture ménagère (intérieur, champ domestique, sphère privée)35. Pourtant, l’attribution à une femme de l’organisation scientifique de la maison peut, à l’inverse, être analysée, comme un premier pas vers une inversion globale des rôles et des statuts. En effet, si l’architecte ménagère se soucie de l’ambiance et du décor de l’habitat, sa fonction ne peut être confondue avec celle de la décoratrice-ensemblière : à l’aménagement et à la décoration de la maison, elle substitue l’exploitation et l’organisation scientifique de l’espace, en véritable ingénieur domestique36. Sa position auprès de l’architecte n’a donc rien à voir non plus avec celle de l’ensemblière, modifiant même par sa présence le statut de ce dernier, alors symboliquement relégué au rang d’architecte de façades. Architecte de l’habité, ou de l’habitabilité, l’architecte ménagère deviendrait ainsi l’authentique créatrice du logement au sens large (espaces collectifs et logements) dans sa dimension la plus essentielle. Un rôle pour le moins fondamental donc, qui excède largement la définition officielle donnée par la philosophe37. Un rôle surtout sur mesure pour la femme moderne et bien sûr pour Bernège elle-même, première architecte ménagère de France.
Si l’éventualité d’une collaboration effective avec le seul « architecte tout court » à s’exprimer dans les pages de Mon chez moi et à défendre de manière précoce le principe d’une collaboration entre architecte et ménagère, semble devoir être écartée38, il est ici nécessaire de s’interroger sur l’action concrète de Bernège à cet égard. Au-delà de ses appels par voie de presse, l’architecte ménagère de papier tente-t-elle un rapprochement avec un ou des architectes pour mener sa réforme scientifique de l’habitat ? Nos recherches menées depuis plusieurs années, et encore en cours, permettent de répondre de manière partiellement affirmative.
Le Corbusier et Paulette Bernège : aux sources d’une collaboration méconnue
Dans les pléthoriques archives de la Fondation Le Corbusier, subsistent en effet les traces à peine visibles d’une collaboration atypique et officieuse entre l’architecte des villas puristes et la philosophe se rêvant en architecte ménagère. Une collaboration, aux modalités mal définies et peu connues, qui sonne néanmoins comme une évidence39.
Auteurs d’articles enflammés sur le « meuble-outil » et les méthodes professionnelles de classement, propagandistes de l’organisation scientifique du travail, défenseurs acharnés de l’ordre et du rangement, pourfendeurs d’un habitat « garde-meubles »40 et promoteurs d’un ordre social, ces deux observateurs attentifs du monde moderne et de ses transformations sous toutes ses formes41, tracent au même moment un même sillon dans la terre aride du taylorisme appliqué à la vie quotidienne et « aux travaux de toutes natures42 ». Alors qu’il défend le principe d’une taylorisation de la construction dès les années 191043, au tournant de la décennie, Le Corbusier initie une réflexion profonde sur l’adaptation des principes d’organisation scientifique à l’habitat. Son apport théorique le plus significatif en ce domaine réside dans une série d’articles rédigés pour la revue L’Esprit Nouveau, puis dans l’ouvrage L’Art décoratif d’aujourd’hui où il dénonce avec véhémence les arts décoratifs et le décorateur, « l’ennemi, le parasite, le faux-frère44 ». En juin 1921, L’Esprit Nouveau publie un bref Manuel de l’habitation destiné aux « mères de famille », dont le contenu semble directement sorti d’une revue d’organisation ménagère45. Néanmoins, contrairement aux écrits pragmatiques des conseillères ménagères, ce « traité » domestique s’apparente plus à un manifeste théorique pour un habitat moderne bourgeois qu’à un manuel pratique accessible à toutes. Après l’énoncé d’impératifs souvent impossibles à respecter, où se mêlent leçon proprement taylorienne et leçon de moral ou de bon goût, l’architecte conclut sur cette ultime recommandation non moins irréaliste : « Louez des appartements une fois plus petits que ceux auxquels vous êtes habitués. Songez à l’économie de vos gestes, de vos ordres et de vos pensées ». En dépit du caractère théorique de ces recommandations, la démarche corbuséenne fait directement écho à celle des spécialistes domestiques, notamment dans sa volonté première de « poser le problème », de s’emparer des problématiques fondamentales en profane. L’architecte fonde ainsi sa théorie « décorative » ou plutôt anti-décorative sur l’énonciation de vérités absolues, de « prémisses certaines » visant à restaurer le rapport originel et logique de l’homme à son habitat : « les chaises sont faites pour s’asseoir », « les fenêtres servent à éclairer un peu, beaucoup, pas du tout et à regarder au dehors », « une maison est faite pour être habitée », etc.46 Les spécialistes n’opèrent pas différemment lorsqu’ils exposent la méthode tayloriste fondée, en premier lieu, sur l’analyse (du travail) : « Évidemment, vous êtes bien certaine, chère Madame, de ne rien ignorer des besognes qui vous accablent du matin au soir et pourtant il vous faut supposer que vous en ignorez tout47 ». Les « lapalissades » ou truismes tayloristes constituent ainsi le socle d’une démarche analytique et réformatrice. Ainsi, le Manuel de l’habitation pourrait avoir en partie pour origine la lecture par Le Corbusier des écrits de Frederick48, ainsi que des revues d’organisation du travail, tel Mon Bureau, dans laquelle Bernège écrit elle-même dès la fin de l’année 1921.
Dans sa pratique, si Le Corbusier témoigne très clairement d’une volonté de rationalisation de l’habitat par le plan, la suppression de meubles encombrants ou l’intégration de matériaux industriels, ses aménagements, surtout ceux de ses cuisines, demeurent en décalage avec les directives de son Manuel ou des tayloristes domestiques.Un décalage qui ne semble pas échapper à Bernège, auteur en juillet 1926 d’une lettre directement adressée à l’architecte.
Admiratrice objective de l’œuvre corbuséenne, comme en témoigne un article publié en 192249, Bernège, avec ce courrier, désigne clairement l’architecte comme le collaborateur légitime, voire le partenaire idéal, pour mener sa réforme – le reléguant, dans le même temps, au rang d’« architecte tout court », avec tout ce que ce qualificatif implique. Dès les premières lignes, la philosophe impose son travail et sa revue comme source d’inspiration et outil des architectes : « nous traitons en effet souvent de questions qui intéressent plus particulièrement l’architecte, puisque nous donnons des plans, ou des idées concernant l’aménagement intérieur des pièces de travail ménager… ». Mon chez Moi en revue d’architecture. Mais cette lettre est avant tout un exposé de son combat et une invitation explicite à la collaboration. Bernège y dévoile son grand projet – la collaboration ménagère-architecte –, avant d’évoquer, avec tact, les lacunes des architectes dans ce domaine pour justifier encore davantage la présence nécessaire de cette nouvelle figure féminine :
Permettez-nous ce petit reproche et qui d’ailleurs ne s’adresse peut-être pas à vous, mais il est très fréquent que l’architecte construit (sic) des maisons où les travaux ménagers sont compliqués du fait même de la disposition des pièces et de leur aménagement50.
Si son reproche « ne s’adresse peut-être pas » à Le Corbusier, Bernège lui propose néanmoins ses services de « conseillère ménagère » ou d’« architecte ménagère » dont elle définit ainsi la mission : « s’occupe de l’emplacement des éviers, fourneaux, placards, portes intérieures, etc. pour que le travail de la femme dans la maison soit aisé ». Elle ajoute : « Si vous vouliez bien vous intéresser à cette question, nous nous ferons un plaisir de vous aider dans ce sens ». De toute évidence, la proposition de Bernège d’apporter son expertise à l’atelier trouve paradoxalement sa raison d’être dans une reconnaissance des qualités d’architectes rationnels des cousins Jeanneret et dans leur évidente difficulté à produire un habitat tayloriste. Car, malgré les précautions prises pour formuler ce reproche, celui-ci pourrait effectivement s’adresser au défenseur de la « machine à habiter51 » dont certains clients relèvent alors les faiblesses en matière d’aménagement, des cuisines en particulier. Parmi eux, le maître d’ouvrage de la cité-jardin de Pessac, Henri Frugès, qui n’est autre que l’intermédiaire entre Bernège et l’atelier52.
Quelques mois après l’envoi de ce courrier, dont on ignore s’il est suivi d’une réponse, la directrice de Mon chez Moi fait parvenir, par l’entremise de Frugès, « quelques remarques » sur la cité-jardin de Pessac dont elle vient de visiter la maison modèle53. De son propre chef ou encouragée par Le Corbusier – ce dont on est en droit de douter –, Bernège isole treize points relatifs à l’aménagement des maisons, de leur cuisine notamment, et à l’équipement de la cité-jardin. Ici, elle conseille des solutions et systèmes largement évoqués dans ses écrits et, pour certains, appliqués peu de temps auparavant par l’architecte chez son client Guiette. Mais surtout, en professionnelle de l’espace habité, Bernège formule des critiques sévères sur certains partis ou manquements corbuséens ; critiques focalisées, de surcroît, sur des problématiques jugées fondamentales par l’architecte. Le zélateur du meuble-type et de l’immeuble-villas, se voit ainsi notamment reprocher ses lacunes en matière de services collectifs ou d’équipement de cuisine et, pire, son incapacité à concevoir un « mobilier taylorisé » où tout serait « calculé en vue de la plus grande commodité, du classement des objets, de l’utilisation au maximum de l’espace ». Une remise en cause en bonne et due forme du casier standard ainsi idéalement décrit par son auteur au même moment : « “À chaque outil sa place”, donc des meubles précis en leur dispositif, comme sont précis les meubles de bureaux. […] Le contenu, c’est-à-dire les agencements intérieurs […] minutieusement établis avec la plus stricte économie des dimensions54 ». Une charge lourde qui vient souligner, outre l’inaptitude de Le Corbusier à collaborer avec l’industrie, le fossé cruel séparant sa théorie et sa pratique55.
Mais au-delà des conseils ou des critiques formulés, ce qu’il est intéressant de retenir ici, c’est la position que Bernège s’octroie alors qu’elle opère cette tentative de rapprochement avec Le Corbusier : celle d’une experte en questions domestiques et équipements de cités ouvrières, collaboratrice toute désignée d’un architecte dit rationaliste. Avec son premier courrier, puis ses « quelques remarques », et enfin son article sur Pessac, élogieux sur l’ensemble mais silencieux sur la cuisine, Bernège pose ainsi les premiers jalons d’une collaboration effective entre « architecte tout court » et architecte ménagère56.
Une collaboration qui, malgré ses efforts, ne prendra pas la tournure espérée par Bernège. Alors qu’il est finalement contraint, à l’issue de sa visite de l’exposition « Die Wohnung » à Stuttgart en 1927, de reconnaître ses limites en matière d’habitat rationnel et de cuisine tayloriste, l’architecte décide, contre toute attente, d’intégrer dans l’atelier une jeune décoratrice-ensemblière. Charlotte Perriand est notamment tenue de créer le mobilier en tubes d’acier resté à l’état de projet pour Stuttgart57, mais surtout de penser avec ses associés un nouveau type d’habitat moderne. Le rôle que lui assigne Le Corbusier est alors totalement conditionné par sa relation avec Bernège et sa découverte d’une nouvelle réalité professionnelle de femmes expertes de l’habitat – architectes, ensemblières, architectes ménagères, tayloristes domestiques françaises ou allemandes – qui œuvrent, pour la plupart, avec des architectes modernes, tels Margarette Lihotzky et Ernst May ou Erna Meyer et J. J. P. Oud58. Dans l’atelier, Perriand endosse alors le rôle unique, inédit et syncrétique d’« ensemblière-architecte ménagère » chargée d’appliquer les prescriptions tayloristes d’une Meyer ou d’une Bernège59. Dès lors, dans ce contexte de définition d’un nouvel intérieur-type taylorisé – notamment incarné par l’Équipement intérieur d’une habitation60 –, Bernège, à défaut de pouvoir opérer en architecte ménagère, doit être considérée comme une inspiratrice voire l’une des plus proches conseillères de l’atelier, une experte de l’ombre. Ses écrits et sans doute ses conseils comptent61, mais surtout c’est elle que Le Corbusier sollicite lorsqu’il s’agit de communiquer et donc d’échanger sur le pendant domestique de sa réflexion constructive tayloriste, comme en atteste sa demande de participation au CIAM de 192962. Bernège elle-même diffuse plus activement, dès 1926, l’œuvre de l’atelier dans des articles désormais laudatifs consacrés au casier métallique ou à la cuisine rationnelle, invitant même l’architecte à intervenir au IVe Congrès de l’Organisation scientifique du travail en 1929. Et si son nom n’est cité dans aucun ouvrage ou réalisation corbuséenne, il apparaît en revanche plusieurs fois noté dans des documents de travail de l’atelier, notamment en lien avec les CIAM. De toute évidence, un jeu d’échanges et d’influences semble finalement déterminer la collaboration tant désirée par Bernège.
Néanmoins, de manière générale, celle-ci attend davantage pour son architecte ménagère et le fait savoir. Quatre ans après son appel, elle rédige ainsi un nouvel article qui, s’il souligne certains succès63, ne peut dissimuler l’échec relatif de sa démarche. S’adressant cette fois aux architectes, Bernège durcit le ton et n’hésite plus à souligner leurs incapacités, pour mieux exalter le rôle de l’architecte ménagère auprès d’un constructeur qu’elle considère désormais comme un simple « auxiliaire »64. Mais malgré cette nouvelle exhortation, Bernège ne parvient pas à imposer son architecte ménagère, faute notamment d’un enseignement adapté et d’un contexte aussi favorable qu’en Allemagne par exemple.
Ainsi, alors qu’il fonde lui-même ses recherches sur les écrits des spécialistes domestiques, l’architecte moderne finit par incarner la figure réformatrice historique de l’habitat moderne et de sa cuisine65. Un constat d’une folle ironie dès lors que, on le voit désormais avec l’exemple corbuséen, la tayloriste domestique joue un rôle crucial dans ce domaine, quand bien même ne parviendrait-elle pas à revêtir le costume, sans doute encore trop large au goût des constructeurs, de l’architecte ménagère.