On regroupe, sous l’appellation de familia francesa, l’ensemble des bas‑officiers français de Philippe V dispersés dans les services de la maison royale espagnole (casa real española), et affectés à divers emplois de la chambre (real cámara) ou de la cuisine (boca). Ils ne forment pas un organisme particulier au sein de la cour ; néanmoins, ils peuvent être considérés comme une entité à part, ne serait‑ce que par la spécificité des difficultés qu’ils ne manquent pas de soulever et des solutions qui doivent être mises en œuvre pour les résoudre.
La familia francesa fut rarement mentionnée dans les ouvrages concernant le règne de ce roi, ses membres étant souvent considérés comme « borné(s) » et « timide(s) », selon Saint‑Simon. Le travail d’Yves Bottineau sur l’art de cour à l’époque du premier Bourbon d’Espagne1 en fit une première et courte étude. Cependant, si les fonds d’archives français sont bien connus, les sources du palacio real sont moins utilisées. Autre fonds essentiel, celui des archives notariales de Madrid, que nous n’avons pas achevé d’exploiter.
La famille française est une innovation du règne de Philippe V et reste attachée à la personne de ce monarque. Formée en décembre 1700 pour le suivre en Espagne et l’habituer en douceur à son nouveau pays, elle était constituée pour l’essentiel des éléments de sa maison lorsqu’il n’était encore que prince d’Anjou. La volonté de Louis XIV n’était pas qu’elle s’implantât, mais de fait, beaucoup d’entre eux vont s’installer et devenir un moteur important de la vie de la cour.
Dans le cadre du présent article, nous considérerons la familia francesa en omettant le corps médical étudié dans de précédentes publications. De même, nous ne nous placerons pas du point de vue de son action sur l’évolution de l’étiquette, thème que nous avons développé dans notre thèse éditée en 20092. Nous souhaitons plutôt faire l’état des lieux d’une recherche actuelle plus prosopographique, pour parvenir à terme à une étude globale sur le sujet comme un exemple instructif d’organisation et d’influence d’une colonie française en terre étrangère.
Organisation et services de la familia francesa
La familia francesa dans la casa real española
La caravane française qui arriva avec Philippe V, le 18 février 1701, ne comptait qu’une cinquantaine de personnes, selon un document que conservent les archives étrangères du Quai d’Orsay3. On y trouve à la fois des hommes de la « faculté », des valets de chambre et de garde-robe, des valets et garçons de cuisine. À Madrid, ceux qui composent la maison royale s’attendent à être maintenus dans leurs charges, mais celles‑ci comptent un nombre pléthorique d’officiers et beaucoup de surnuméraires qui coûtent cher à entretenir et dont la fidélité à la nouvelle famille régnante n’est, par ailleurs, pas toujours assurée. À la tête de la casa real se trouve le mayordomo mayor issu d’une grande famille, qui s’occupe de l’intendance du palais, et dirige, en outre, les maîtres d’hôtel, le service de la boca dont dépendent la paneterie, la fruiterie, la cave ou le service du gobelet. La real cámara, service de la chambre du roi, est quant à elle sous les ordres du sumiller de corps, qui dirige les gentilshommes de la chambre, les aides de la chambre et de la garde‑robe (ayudas de cámara y de guardaropa) ainsi que le service des médecins (médicos), chirurgiens (sangradores y cirujanos), barbiers (barberos) et pharmaciens (la real botica). À cela s’ajoute la secrétairerie de la chambre et de l’estampille ou sceau privé du roi.
Face à cette maison bien organisée, dont le fonctionnement était rôdé par des décennies au service des Habsbourg, les officiers français évoluaient très librement, dépendant uniquement de la volonté royale. Ils étaient soumis au même règlement, du moins en théorie, que les officiers espagnols, prêtant serment soit entre les mains du mayordomo mayor, soit entre celles du sumiller, suivant leur affectation. Citons quelques exemples significatifs4 :
- Claude de la Roche, ancien premier valet de chambre du roi, quand celui‑ci était duc d’Anjou, fut nommé premier ayuda de cámara, le 20 février 1701, et prêta serment le même jour entre les mains du comte de Benavente ; le 27 février, il fut choisi comme secrétaire de la cámara et de l’estampilla et jura le 16 juillet. Par ces fonctions, il se trouvait toujours aux côtés du roi et dirigeait la chambre immédiatement après le sumiller et les gentilshommes en service ;
- Gaspard Hersan, premier valet de la garde‑robe du roi, lui aussi du temps où le roi n’était encore que duc d’Anjou, fut nommé chef de la guardaropa, le 5 mars 1701 ;
- Adrien d’Avesne et Jacques de Saint‑Germain furent tous deux nommés chefs du service du gobelet, le 19 août 1701, et prêtèrent serment, le 3 septembre de la même année ;
- Jean Veron est nommé boulanger et prête serment le 5 août 1701 ;
- Pierre Ducharme, charpentier, est nommé le 2 mai, et effectue son serment le 24.
Parallèlement à l’intégration progressive des officiers français dans la maison espagnole, des réductions d’emplois eurent lieu en deux principales étapes : lors du nouveau plan du 19 février 1701 et par le décret royal du 31 mai 17015. Ces réformes réduisirent à la misère des familles espagnoles sans par ailleurs économiser beaucoup d’argent pour la monarchie6.
En 1702, d’autres Français vinrent rejoindre le roi et la jeune reine, Marie‑Louise de Savoie, alors à Barcelone, pour leur constituer un service de la cuisine français. On distinguait la cocina de estado, qui servait la cour, de la cocina de boca, qui servait le roi et sa famille. Ce dernier service, presque entièrement constitué de Français, était sous la houlette du contrôleur ordinaire de la bouche, charge créée de toute pièce pour Jacques Ricard, qui la remplissait en même temps que celle de veedor de viandas7. Les cuisines étaient dirigées par le cocinero de la servilleta8, équivalent du chef de la bouche : cette charge fut exercée conjointement par Georges Chastelain et Jean‑Baptiste Venard. La pâtisserie fut confiée à Claude Vincent et à son aide, Charles La Fontaine. Jean Duteil s’occupait de la cave française.
Une familia francesa difficile à intégrer ?
Les instructions successives aux ambassadeurs de France à Madrid offrent toujours un paragraphe dédié aux domestiques français. Versailles se préoccupait à la fois de leur conduite mais aussi de leur bien‑être. Dans l’instruction au comte de Marcin, du 7 juillet 1701, sont décrites les difficultés des Français en butte à la jalousie des Espagnols, au point même d’être menacés dans leur vie :
Tous les officiers que Sa Majesté a donnés au Roi Catholique pour la chambre et la garde-robe se sont bien conduits ; ceux de la bouche et du gobelet ont aussi bien fait leur devoir ; mais ces derniers ont plus à souffrir que les autres des contradictions des Espagnols. Comme ils voient avec peine que le roi leur maître ne peut s’accoutumer à leurs maximes, ils en rejettent la faute sur les domestiques français, et pour les rendre inutiles, ils refusent de leur donner toutes choses nécessaires au service ; quelques-uns même se sont emportés jusqu’à menacer les Français de les assassiner, et le marquis de Villafranca soutient un peu trop la maison espagnole9.
Le 17 septembre 1701 est créé un poste de chef de la maison française auquel est nommé le marquis de Louville. Reconnaissant le caractère quelque peu anarchique de la maison française, il voulut profiter du séjour du roi en Italie, en 1702, pour la réformer, mais ce premier essai n’eut aucun résultat. Bien plus, il attira sur Louville le mécontentement des domestiques français qui trouvaient quelques profits personnels au flou de leur situation10.
Dans les instructions au cardinal d’Estrées, on continue d’évoquer l’aversion générale que les Espagnols « témoignent pour les Français qui approchent le plus du Roi Catholique11. » L’ambassadeur dut intervenir fermement au despacho (conseil privé du roi), en juillet 1703, quand on agita l’idée du renvoi de la familia, que les Grands présents accusaient de maintenir une familiarité inusitée avec le roi, brisant ainsi l’ancienne étiquette de la cour12. L’ambassadeur préserva la maison française et en fut félicité13. Il semblerait cependant qu’à la mi‑août 1703, sur les conseils de Mme des Ursins, camarera mayor14 de la reine, quelques Français surnuméraires furent renvoyés chez eux, cela, sans doute, afin de contenter un peu les sujets du roi.
Un autre motif de plainte venait aussi du manque de clarté dans leurs comptes. Le mayordomo mayor les incita fortement à rendre compte journellement de leurs dépenses ainsi que cela se faisait au sein de la casa espagnole, dans la junta de bureo15.
En 1704, les instructions du duc de Gramont lui prescrivaient de surveiller les Français, et de les renvoyer au cas où ils manqueraient à leur devoir16. La trop grande liberté qui leur était accordée avait, en effet, évolué vers une certaine anarchie. C’est le marquis d’Amelot (aidé du financier Jean Orry), doté d’un vrai génie d’organisateur, qui donne corps de manière nette et définitive à la maison française. Il avait reçu pour instruction, en avril 1705, « d’examiner lui‑même ceux des domestiques français que [Philippe V] voudra retenir pour son service, soit à sa bouche, soit auprès de sa personne, et qu’il renvoye généralement tous les autres17 ».
La planta de 1707
Selon deux documents de 1707 donnant chacun un état général de la maison du roi, préalable au travail de réorganisation de celle‑ci, elle compte alors, du plus haut officier au plus humble balayeur de la chambre, et sans le corps scientifique, entre 315 et 330 personnes18. Nous estimons que les Français représentent 15,5 % de ce personnel19.
Concernant plus spécifiquement la maison française, un plan fut rédigé, le 31 mai 170720, pour lui donner une stabilité et fixer les salaires21. Sur ce point, selon divers documents de la même année22, les dépenses afférentes à l’ensemble de la maison française (avec cette fois les membres scientifiques et quelques pensionnés), gages et sobresueldos additionnés, oscillent entre 7 087 et 7 145 escudos par mois tandis que les gages et raciones23 espagnols sont évalués entre 14 491 et 14 778 escudos. Le total des émoluments des Français atteint donc entre 32,5 et 32,8 % du total de la somme dévolue aux rémunérations des officiers. La familia francesa pèse donc, sur le papier tout au moins, d’un poids financier significatif dans le budget royal, ce qui est en partie dû au sobresueldo touché par ses membres pour leur assurer le niveau de vie qu’ils avaient connu à Versailles et qui doublait ou triplait leur salaire. Certes, ces différences de statuts suscitaient des conflits. Néanmoins, les réclamations nombreuses des officiers français nous montrent que ceux‑ci, comme d’ailleurs les officiers espagnols, étaient mal payés ou l’étaient rarement.
Désormais, la normalité s’installe au sein de la familia, au point même que l’envoyé Bonnac, en 1711, signale qu’elle ne suscite plus de jalousies24. En 1714, un document recensant les habitations de chacun, nous révèle une vraie aisance chez certains d’entre eux25. Claude de la Roche, en particulier, avait une belle habitation et « tenait, pour son état, une maison honorable où allait bonne compagnie, et toujours plusieurs personnes à manger », écrit Saint‑Simon, qui le fréquenta lors de sa courte ambassade à Madrid. Bonnac loua quelque temps une maison possédée par Hersan, dans laquelle celui‑ci avait fait des « embellissements considérables26 ». L’ambassadeur Brancas raconte aussi comme il a été bien reçu par plusieurs de ces officiers : « En arrivant icy, tous les Français de la maison du roi d’Espagne ont témoigné beaucoup de joie et d’empressement, ils m’ont tous donné à manger les uns après les autres jusqu’à ce que j’aye été établi dans ma maison27. »
Les testaments que nous dépouillons montrent des mobiliers et objets assez bourgeois même si d’autres Français, dans l’indigence, ne passent chez le notaire que pour établir une declaración de pobreza (pauvreté).
Nous n’évoquons pas ici la constitution progressive de services français auprès de la reine. Notons qu’une relation de 171328 y dénombre une trentaine de Français.
La familia francesa : une famille de familles
Les liens du sang
Entre les années 1701 et 1703, les effectifs de la maison française connurent quelques variations, mais, ensuite, ils n’ont plus guère évolué. L’édit d’août 166929, par lequel il est interdit à tout Français de s’expatrier hors de son pays natal sans la permission du pouvoir royal, nous permet de consulter les passeports conservés aux archives nationales ou aux archives étrangères. Nous constatons qu’après la première vague de Français arrivés en février 1701 avec le roi30, une seconde suivit en février 1702 pour retrouver Philippe V en Italie ; dans ce second cas, il s’agissait surtout d’officiers de la bouche ainsi que nous l’avons vu ci‑dessus. Ces passeports n’étaient souvent établis que pour une durée d’un an et pouvaient être renouvelés, mais, dès les premiers mois de 1703, ce sont des permissions de s’établir en Espagne qui furent délivrées, ce qui nous montre que certains Français estimaient que leur fortune pouvait plus facilement se faire dans ce pays que dans leur pays natal31.
En 1714 encore, nous avons l’exemple des deux sœurs Fleury, Barbe et Catherine, empeseuses des Infants, qui demandent l’autorisation de demeurer en Espagne32. Beaucoup, en 1718, lors de la courte guerre qui voit s’affronter les deux couronnes cousines, ne souhaitent pas rentrer en France malgré l’injonction du Régent et demandent l’autorisation de contrevenir à son ordonnance sur ce sujet33.
La plupart des Français s’installèrent durablement et, une fois arrivés à Madrid, firent venir auprès d’eux leur famille. Ainsi, dès septembre 1701, les deux garçons de la chambre Pichelin et Valois, ainsi que Lambert, valet de garde‑robe, furent rejoints par leurs épouses, de même que Vazet, barbier du roi. Les épouses en question amenaient, avec elles, enfants et domestiques, ce qui contribuait à recréer un microcosme français actif à la cour madrilène. Un autre cas intéressant est celui de Mme Partyet, que son oncle Martin Boilot, d’abord huissier de la chambre du roi puis contrôleur de la maison de la reine, fit venir auprès de lui avec sa famille. Mme Partyet représente un lien entre le monde des bas‑officiers et celui des commis de marine, car elle est l’épouse de Nicolas Partyet34, futur représentant du ministre de la marine français à Madrid. De même, une camériste de la reine, connue sous le nom de Mlle Émilie, venue en Espagne avec Mme des Ursins, était parente de Marc Renard, valet pensionné et aussi du père Guillaume Daubenton, confesseur jésuite du roi, ainsi que cela est noté au détour d’une correspondance. Nous voyons que la maison française de Philippe V n’était pas isolée des autres Français présents à Madrid. Les « liens du sang » sont donc innombrables et les cas de frères, sœurs, cousins, oncles et tantes ou nièces et neveux ne manquent pas dans cette familia francesa, qui ainsi mérite bien son nom.
Les mariages et descendances
Les liens entre les Français forment un maillage serré, encore renforcé par de nombreux mariages. Ainsi, Claude de la Roche, veuf, qui ne vivait alors à Madrid qu’avec la fille de sa première femme, épouse Madeleine Legendre, fille du premier chirurgien du roi35. Puis, en 1715, Legendre marie son fils, Jean‑Baptiste Joseph à Angélique Vazet, fille d’Henri Vazet, barbier et favori du roi. Grâce à ces alliances, le fils Legendre aura divers postes importants dans la chambre du roi et, à la mort de La Roche, son beau‑frère, en 1733, il le remplacera comme secrétaire du roi. Il cultive aussi ses relations avec le monde médical dont il est issu puisque, en secondes noces, il épouse la veuve du médecin Jean Higgins.
Autres cas parmi les officiers de la chambre : Joseph Arnaud, second du contrôleur de la maison française et secrétaire de la garde‑robe, épouse, en 1708, Anne La Fontaine, sœur de Charles La Fontaine, aide du chef d’office de pâtisserie avant d’occuper lui‑même cette charge (fig. 1). Il place tout d’abord les trois fils de sa femme (Louis Martinet l’aîné, Louis Martinet le cadet et Charles Martinet) dans le service de la chambre puis ses deux propres fils, qui, tous deux, feront carrière, seront anoblis et obtiendront, en 1744, l’habit de l’ordre de Saint‑Jacques. On note le cas, plutôt rare au sein de la familia, d’un mariage avec un membre de la noblesse espagnole (Nicolas Arnaud, et Maria Nicolada de Aguera y Ayala, en 1738).
La famille Lacombe, par contre, fait carrière sans alliances particulières, par ses seuls mérites semble‑t‑il (fig. 2). L’importante charge de chef de la garde‑robe du roi échoit au fils Lacombe, troisième Français à l’occuper après Gaspard Hersan et le fils de ce dernier. Dans la génération suivante, on constate deux mariages avec des Espagnols officiers à la cour, signes d’une intégration réussie, et une autre alliance dans le prestigieux corps des médecins. Si bien qu’à la fin du siècle, cette famille compte à Madrid un descendant officier de la chambre du roi portant le nom de Petriz y Lacombe.
Enfin, certains mariages se font en‑dehors du cercle de la cour, avec des commerçants ou banquiers de la capitale, autre milieu régulièrement sollicité par nos Français pour les représenter, ainsi qu’on le voit dans leurs testaments. Étienne Drouilhet, qui fonde un établissement à Madrid, a épousé la fille d’Étienne Roullier, garçon de la chambre. Ce dernier était le fils de la nourrice de Philippe V, pour laquelle le roi fut toujours d’une grande complaisance. Son propre petit‑fils obtiendra le titre de comte de Carrión y Calatrava et épousera une héritière de la famille Béhic de Bayonne et Cadix, pour finir par se faire naturaliser Espagnol. Louis Romet, associé de l’importante société Stalpert, Romet & Cie, est marié à une fille de Pichelin, garçon de la chambre.
Un négociant de Rouen, Labourier, de la maison Labourier, Planté & Cie, une des grandes sociétés spécialisées dans le commerce des laines du port normand, épouse la fille de Nicolas Dutillot, valet de chambre du roi et de Louise Pascal, couturière de la reine (fig. 3). Marguerite Louise épouse en secondes noces Pierre Dabent, venu de Toulouse, associé à Jean Lavedan. Jusqu’à sa mort, en 1783, elle appartient au « gotha » du monde bancaire madrilène36.
Son frère, Guillaume Dutillot, est nommé, en 1730, garçon de la chambre puis, en 1741, passe au service de l’Infant Philippe. Il se rend avec lui à Parme, en 1748, comme intendant général de la maison royale. En 1759, il est nommé contrôleur général des finances du duché. Diplomate brillant, il poursuit auprès de son maître une carrière fulgurante. Il contribue à la réorganisation du duché et à sa restauration économique. Il est créé marquis de Felino, en 1769. Disgracié en 1771, il se retire en Espagne, puis en France où il meurt, en 177437.
Leurs cousines font des alliances plus classiques, heureuse pour l’une d’entre elles, avec Pierre Benoist, honnête et travailleur, selon les sources, chef du gobelet de la reine et cousin des Châtelain, Georges et Pierre, respectivement chefs de la bouche du roi et de la reine ; malheureuse pour la seconde, qui épouse un homme ivrogne et paresseux, bientôt rayé des comptes de la maison royale. Philippe V n’oublie cependant pas les filles de ses serviteurs, qu’il dote généreusement, selon une pratique courante.
Nous voyons, par ces quelques exemples, combien les officiers français des différents services de Philippe V étaient tous liés entre eux. Des liens de parenté et des mariages ont contribué à resserrer leur union face à la pression des Espagnols. De la sorte, pas un seul individu n’est isolé.
Philippe V et sa familia francesa
La faveur royale
La jeunesse de Philippe V, alliée à une timidité naturelle qu’il eut du mal à combattre en ses débuts, lui fit préférer à toute autre la compagnie des Français. Le facteur de la langue joue beaucoup puisque, tout au long de son règne, même quand il a appris parfaitement le castillan, le roi souhaite que son entourage proche s’entretienne avec lui en français.
Philippe V privilégiait les Français pour son service. Pour la cuisine par exemple, ce qui était à l’origine une volonté politique (lutter contre toute tentative d’empoisonnement) allait perdurer par le goût du roi. Au détour d’un document, on apprend par exemple que le panetier Jean Veron, en 1713, ne faisait du pain que pour le roi, la reine, l’Infant, Mme des Ursins et la familia. De même, le service de la cave fut tenu par Jean Duteil jusqu’à sa mort en 1745 ; celui‑ci faisait acheminer du vin français en Espagne et notamment du champagne.
Lorsque Philippe partait en jornada, (c’est-à-dire en voyage), les Français y participaient toujours en grand nombre. Ainsi, pour le voyage d’Italie, sur les quarante‑trois domestiques de la bouche présents, dix‑neuf étaient Français. Pour ce qui est du service de la chambre, presque tous les valets de garde‑robes, les deux blanchisseuses et les médecins étaient français, soit seize personnes sur une trentaine environ38. On retrouve à peu près les mêmes effectifs pour le voyage au Portugal en juillet 1704.
Cette confiance est particulièrement illustrée par le rôle que Claude de la Roche tint en tant que secrétaire de l’estampille, qui lui permettait d’approcher le roi à tout moment car « cette estampille ne peut jamais s’absenter du lieu où est le roi, et les ministres le ménagent39 ». Il bénéficie d’un titre d’hidalguía40, tout comme Hersan pour qui il est rendu héréditaire41. Le roi aimait plus particulièrement certains d’entre eux, par exemple Henri Vazet, au sujet duquel Mme des Ursins écrivait qu’il faisait rire le roi et la reine « plus que toute l’Espagne ensemble ». Ou encore Charles Valois, valet de chambre, à son service depuis sa naissance. Au moment de sa maladie de 1717, Philippe ne voulut être servi que par lui42. En 1723, l’ambassadeur de Coulanges le présentait comme « toujours attaché aux pas de son maître43 ». Son petit‑fils, en 1765, sera portier (portero de cadena) et demandera l’hérédité d’une charge dans le service de la chambre des Infants.
Enfin, une initiative, notée dès 1708, fut particulièrement appréciée par le roi : la création d’une troupe pour jouer devant lui des pièces françaises. En 1711, était ainsi donné le Misanthrope, sous la direction de Nicolas Partyet. Le registre de la comédie était assuré par la familia francesa, les rôles tragiques étant réservés à des Français de rang plus élevé. La distribution mélange les charges : Mme de La Roche (femme du premier valet de chambre) jouait Célimène, Mme Ricard (femme du contrôleur de la bouche) tenait le rôle d’Arsinoé, et Mlle Vazet (fille du barbier) celui d’Éliante. Le sieur Chastelain l’aîné (cuisinier de la servilleta) jouait le Misanthrope, Hersan fils (valet de la garde‑robe) tenait le rôle d’Oronte, Lacombe l’aîné (aide tapissier) celui de Philinte, et les autres rôles furent remplis par Chastelain le cadet (aide cuisinier), Arnaud (aide du contrôleur), Lacombe le cadet (valet de garde‑robe) et Benoist (aide du gobelet)44.
En février 1713, la petite troupe se produisait encore : « Nous avons tous les soirs des comédies espagnoles et françaises, les dernières sont fort joliment représentées par des domestiques du roy d’Espagne45 ». Pour égayer un peu la petite reine dans sa longue maladie, les Français donnèrent encore des pièces dans ses appartements en 1714. La seconde épouse du roi, Élisabeth Farnèse, ne les renverra pas et, au contraire, trouvera elle‑aussi du plaisir à voir ces spectacles français46.
Ayant passé ce cap difficile qu’était le remariage, en 1714, du roi avec une princesse italienne sans être renvoyée, la maison française n’avait désormais plus grand-chose à craindre, soutenue comme elle l’était par le pouvoir royal.
Une création personnelle du monarque
Une forte affection, doublée d’une grande confiance, liait le roi à cette maison. Mais ce lien apparait comme tout à fait particulier au premier Bourbon d’Espagne. Ses fils eurent eux aussi de nombreuses affinités avec ces domestiques français mais sans voir en eux l’image d’un pays natal, comme c’était le cas pour leur père. Ils étaient des princes espagnols, nés en Espagne et, à ce titre, la maison française ne pouvait que devenir une entité quelque peu désuète sous leur règne.
L’enfance des princes fut cependant bercée par la présence française. L’image est heureuse dans le cas de Mlle Vazet, nommée en 1712 remueuse de l’Infant Philippe‑Pierre (mort en bas âge). Joseph Arnaud exerçait en 1723 la charge de maître des premières lettres de Louis, futur Louis Ier et des Infants Ferdinand, né en 1713 et Charles, né en 1716. En 1726, il enseignait l’écriture à la jeune Infante Marie Anne Victoire. D’autres Français furent incorporés à leur tour à leur service, au fur et à mesure que l’on constituait la maison des Infants47.
Une rupture dans l’épanouissement de cette familia eut lieu en 1724, lors de l’abdication du roi en faveur de son fils aîné et du court règne de Louis Ier. Cette situation inquiéta l’entourage de Philippe V : « Les Français employés aux services domestique et militaire envisagent l’avenir et en sont alarmés48 », souligne un témoin. Le roi sélectionna pour l’accompagner dans sa retraite de San Ildefonse quelques Français seulement. Il laissa à son fils son médecin et, surtout, le fidèle La Roche comme secrétaire de la cámara. Philippe V montre ainsi qu’il n’a peut‑être pas renoncé complètement à exercer son influence sur son fils. Louis se montra bienveillant avec les Français laissés par son père, faisant passer par exemple des garçons de la chambre au titre supérieur de valets. Cependant, certains Français, peu nombreux, décidèrent de rentrer en France, tel Georges Châtelain que l’on retrouve comme contrôleur ordinaire de la bouche du roi de France.
L’interrègne du jeune Louis Ier, mort l’année même de son ascension au pouvoir, en 1724, ne fut cependant pas le facteur déterminant de la fin de la casa. Au contraire, à voir les registres des criados de la seconde moitié du règne de Philippe V, on a l’impression qu’une deuxième génération de Français s’implante aux côtés des anciens, et maintient la tradition du service.
Dès 1711, Jean‑Baptiste Hersan est nommé aide de la chambre avant de remplacer son père, en 1721, à la tête de la garde‑robe ; Étienne Roulier, fils de Nicolas, succède à son père, en 1718, comme huissier de la chambre et jure comme mozo (garçon), en 1724 ; les deux fils de Joseph Arnaud, Joseph et Nicolas sont en 1732 et 1735, ayudas de cámara ; les enfants Dutillot servent aussi le roi ainsi que nous l’avons vu plus haut ; Jean‑Baptiste Guichard est nommé chef du gobelet, en 1744, après avoir été alternativement mozo, en 1727, et ayuda, en 1731 ; Pierre Veron, fils de Jean Veron, suit les traces de son père en jurant comme panetier, en 173649, etc.
Néanmoins, malgré cet apparent renouveau, la maison française s’élagua d’elle‑même, du fait des décès survenant en son sein. Les figures dominantes disparurent : le fidèle Charles Valois, en 1724 ; Henri Vazet, dès 1729 ; Claude de la Roche, en 1733 ; Jacques Ricard, en 1735 ; le pâtissier du roi, Claude Vincent, en 1741 ; le chef du gobelet, Avesnes, en 1745 ; Hersan fils, en 1752, etc.
Finalement, les Français se retrouvent dilués au sein de la casa real española. De plus en plus aussi, ils sont considérés comme des Espagnols. Les archives qui les prennent en compte « espagnolisent » leurs noms. Eux‑mêmes sont devenus bilingues et tiennent leurs comptes ou rédigent leurs suppliques en espagnol. Certains même, par réaction à cet état de fait, voudront réaffirmer leur nationalité française, pour des questions d’héritage par exemple. Ainsi Jean‑Baptiste Legendre craint qu’après sa mort, ses héritiers collatéraux prétextent la naissance de sa fille en Espagne pour la dépouiller. Il fait attester la nationalité française de sa famille dans un brevet en bonne et due forme, en 174050. En 1747, c’est le fils aîné de Joseph Arnaud qui souhaitait réaffirmer sa nationalité française51.
Conclusion
Ainsi donc, la familia francesa est un organisme unique en son genre, caractérisé par l’attachement de ses membres au service personnel de Philippe V. Elle fut, en ses débuts, le vecteur de nombreux conflits entre Français et Espagnols, contribuant, en effet, par sa seule présence, au changement de l’esprit de la cour et brisant le monopole et le clientélisme des Grands. Mais, facilitée par le fait que les officiers composant la maison française restaient des subalternes, une intégration progressive dans la casa va s’effectuer. C’est la planta de 1707 qui favorise et achève, en quelque sorte, cette évolution, en conférant aux intéressés une véritable légitimité administrative. Cependant, la familia francesa ne pouvait connaitre qu’un déclin dans la mesure où elle était en sa base une création strictement française, faite pour un prince français, ce que ne sont plus les fils de Philippe V.
Ces Français furent souvent visés spécifiquement lors de diverses tentatives de réformes de la casa real. Dès 1718, le ministre Alberoni souhaitait fusionner les maisons de Castille, de Bourgogne et la familia francesa. En 1724, le court règne de Louis Ier redonna tout son lustre à la maison de Castille au détriment des autres entités, dont la française. En 1739, le mayordomo mayor proposait, entre autres économies, que l’office de chef de la cave française dont le titulaire venait de mourir ne soit plus pourvu ; ou encore celui de contrôleur, vacant par le décès de Joseph Arnaud. Enfin, les Français furent naturellement concernés par l’ample réforme du marquis de la Ensenada, de 1749, qui visait à liquider les oficios antiguos de la real casa.
Cette question de l’intégration et de la fin de la familia francesa, doit être approfondie grâce à l’exploitation des archives notariales de Madrid où plusieurs testaments montrent que nombre de Français choisirent de s’installer en Espagne en faisant venir de France tous leurs biens, certains renonçant même, devant notaire, à suivre les lois de France pour leur succession et se pliant aux coutumes espagnoles. Leur influence auprès du roi doit être aussi soupesée. En particulier, en ce qui concerne le poste de Claude de la Roche, qui exerce un contrôle stratégique sur la chambre du roi.
Il serait intéressant d’étudier deux autres points, ce que nous ne pouvions faire dans le cadre du présent article : la continuité d’occupation des charges à la cour madrilène par les membres d’une même famille, qui alternent, cumulent et échangent les postes entre eux ; les relations avec les familles restées en France, notamment sous l’angle des privilèges et avantages que tirent les uns et les autres de cette proximité avec la personne royale. La Roche n’obtient‑t‑il pas une abbaye pour un de ses frères en France ? Hersan ne place‑t‑il pas ses fils et un neveu dans l’armée du roi ? Comment Georges Châtelain passe‑t‑il, si aisément, de Madrid à Versailles comme chef cuisinier du roi ?
C’est ce programme que nous nous proposons de suivre dans les prochains temps. Notre souhait est de nous inscrire dans l’historiographie actuelle – et renouvelée – sur les cours européennes, et plus précisément la maison du roi, vue comme un objet d’étude permettant de mieux appréhender un règne, une époque, une société.