Revisiter le thème classique du voyage à travers le prisme plus novateur de l’individuation constitue un paradoxe fécond. Le voyage peut en effet être analysé comme une phase intensément vécue, dans un ailleurs plus ou moins lointain et exotique, le plus souvent en rupture avec le quotidien, au cours de laquelle celui ou celle qui l’entreprend vit un temps privilégié de rapport à soi. Cette séquence où il se révèle à lui-même peut en outre prolongée, voire approfondie, par le récit qu’il décide d’entreprendre et dont il est parfois amené à faire un moment d’autobiographie. C’est l’ensemble de cette démarche qui mérite d’être analysé en termes d’individuation, de regard d’autant plus spontanément porté sur soi-même, que le voyageur s’est trouvé confronté à un ailleurs peuplé d’Autres qui l’invitent à échanger, mais aussi à se questionner, à se distinguer, voire à se définir.
Ce processus autocentré se vit comme il vient d’être esquissé en deux temps – et en au moins deux lieux – différents, mais étroitement liés : celui du voyage d’abord, effectué par l’individu agissant, où le voyageur s’affirme comme « instance active1 » et « participe d’un processus de subjectivation » qui le conduit à « devenir sujet, c’est-à-dire producteur de sa vie2 ». Au cours de son périple fondateur, il tient souvent un journal de bord ou un carnet de terrain – trop rarement conservé – dans lequel il inscrit sous forme de notes rapides, mais en général précisément datées, les lieux visités, les étapes parcourues, les rencontres faites, voire les émotions ressenties. Puis vient celui du récit définitif, de la mise en forme de ces notes, parfois de longues années après, mais qui donne l’occasion au voyageur de revenir sur son expérience viatique, de l’exprimer et de la développer par écrit. Il y évoque alors des anecdotes qui la colorent, des aventures parfois critiques qui en font un héros ou des jugements qui le valorisent. La plupart de ces épisodes constituent des mises en scène qui à la fois distinguent le voyageur, mais le ramènent aussi bien sûr à des topoï ou à des comportements stéréotypés conditionnés par le milieu auquel il appartient, par ses lectures, ainsi que par les goûts d’un lectorat qui s’élargit avec le temps.
Bien sûr, le voyage et le sentiment d’individuation qui peut en découler ne donnent pas obligatoirement lieu à un récit consigné par écrit et il importe de distinguer entre conscience et expression de soi. En outre, l’individu qui se livre volontiers à une autoréflexion peut ne pas avoir de disposition particulière pour l’écriture et donc ne laisser aucune trace de ce sentiment d’individuation pour la postérité ; sans même évoquer le problème des documents qui ont disparu avec le temps. Enfin, la mise par écrit du voyage n’est pas nécessairement destinée à autrui comme on le verra à travers ce recueil, mais à rassembler pour soi, éventuellement pour un cercle de proches, des souvenirs personnels, dans une logique qui relève toujours de l’intime. C’est parmi des textes de ce type que l’historien peut encore faire des trouvailles.
Même s’ils n’avaient pas vocation à être diffusés, les récits de voyage constituent bien des ego-documents, « des manifestations des personnes, de façon réfléchie ou non3 ». Au cœur du processus d’individuation, c’est en effet le moi qui cherche à s’affirmer dans sa dimension particulière, unique et qui s’exprime. Il importe d’en brosser à très grands traits quelques lignes d’évolution – sans nullement prétendre à un objectif plus ambitieux dans le cadre de cette brève présentation –, car le moi ne se manifeste évidemment pas de la même manière au Moyen Âge qu’au xxie siècle. Dès la période médiévale et plus particulièrement à partir du xiie siècle, on peut considérer que « le personnalisme chrétien a représenté un creuset capital dans l’approche à long terme de la question de l’individualisme4 ». Il serait cependant erroné de penser l’expression de la conscience de soi selon un schéma évolutif régulier et continu à partir de là5. Il est au contraire intermittent, marqué par des moments d’épanouissement d’inégale durée et intensité, qui coïncident souvent – mais pas systématiquement – avec des phases de renouveau intellectuel. L’un des moments marquants ultérieurs de l’histoire de l’intime est ainsi constitué par l’avènement de l’individualisme chez les diaristes de la fin du xviiie et du début du xixe siècle, dont témoigne par exemple Benjamin Constant, dans le contexte d’essor du romantisme. Une nouvelle étape est franchie un siècle plus tard avec la consécration de l’intériorité, notamment à travers l’expression du monologue intérieur, tel que l’on peut l’observer dans le roman – ainsi chez Virginia Woolf – ou dans la théorie de l’inconscient – Freud n’écrit-il pas dans son Introduction à la Psychanalyse : « le moi (…) n’est seulement pas maître dans sa propre maison6 » ? La relation de voyage, qui elle aussi peut être analysée en termes de quête du moi liée aux mouvements intellectuels ou littéraires précédents, se décline en particulier en termes d’émotions et sensations ressenties qui affectent le voyageur et l’amènent à se livrer au lecteur. Le second saisit par là une part d’intime qui renvoie à la nature profonde, au for intérieur, du premier, habituellement inaccessibles au regard extérieur. Le voyage peut également se révéler riche d’expériences, autre notion clé qui permet à celui qui les vit de développer ses connaissances, son savoir scientifique et sa compréhension du monde, le conduisant à les partager par son récit – quitte à les exagérer pour se mettre en valeur. Enfin, le voyageur, fort de ses acquis, se dote souvent d’une autorité qui contribue à l’affirmation de son moi : par ses observations et ses jugements personnels, il est en mesure de remettre en cause certains mythes, de renouveler les savoirs et les représentations, et fait souvent office de guide pour ceux qui le lisent et souhaiteront le suivre sur le terrain.
Le présent recueil rassemble différentes expériences viatiques réparties dans le temps qui témoignent chacune à sa manière du processus d’individuation, adapté à des contextes divers, et notamment le passage du récit de voyage de sa perspective documentaire, encore présente au temps des Lumières, vers son approche sensible, qui s’épanouit définitivement à l’âge du romantisme7, tout en projetant dans la longue durée la permanence de cette thématique.
L’intérêt porté depuis une quinzaine d’années à la question de l’espace par plusieurs membres de l’ARCHE-EA 3400, les a rapidement orientés vers l’étude des récits de voyage réalisés dès la fin du Moyen Âge8, mais aussi bien sûr au cours des époques moderne et contemporaine. Le thème étant certes très étudié, voire rabâché, ce sont rapidement certains aspects précis et plus originaux qui ont attiré leur attention, tels les missions scientifiques, les voyages de femmes, plus récemment les questions de l’individuation et des émotions9 qui continuent d’enrichir la problématique des récits de voyage.
Les articles qui suivent proviennent ainsi partiellement de l’une des rencontres organisées à Strasbourg en 201410, enrichie par des contributions nouvelles portant sur la période contemporaine11. Sont ainsi présentées et même partiellement publiées pour la première fois en ce qui concerne l’une d’elles, quatre relations de voyage de la fin du xviiie siècle, motivées par des raisons fort diverses et qui ont entraîné leur auteur dans des espaces variés, parmi lesquels l’Italie se détache cependant. Chacune reflète la personnalité originale de son auteur qui à travers son texte se livre à des réflexions intimes et affirme la conscience de soi. Tel est tout d’abord le cas de la marquise Boccapaduli, qui vit très librement, détachée des multiples contraintes imposées par son milieu d’origine et qui entreprend un tour d’Italie souvent hors des sentiers battus, permettant avant tout à cette aristocrate cultivée de répondre à sa grande curiosité. Ce récit est analysé et sera prochainement édité par Gilles Bertrand, de l’Université de Grenoble, qui a accepté de joindre sa contribution à celles des membres de l’ARCHE. Il montre bien à travers ce récit, lui aussi affranchi des traditionnels codes d’écritures, que la marquise exprime des jugements pertinents et inédits sur tout ce qui lui est donné à observer et à rencontrer, des villes traversées, aux paysages ruraux habituellement peu valorisés, sans oublier sites archéologiques et œuvres d’art. Si la plupart de nos voyageurs-auteurs se rattachent à des élites, tel n’est cependant pas le cas de ce jeune Allemand originaire du Palatinat, Georg Flohr, enrôlé dans le régiment Royal-Deux-Ponts venu prêter main forte aux côtés des troupes françaises aux Américains insurgés lors de la guerre d’Indépendance et qui n’a pas hésité, malgré une plume peu entraînée, à mettre par écrit et en dessins ses impressions de voyage. Edern Hirstein, qui a étudié son récit en détail et a contribué, sous la direction d’Isabelle Laboulais, à son édition critique, nous explique que de ce manque de connaissance des règles de l’écrit résulte une certaine confusion dans l’utilisation des pronoms, qui entraîne à son tour un constant et significatif va et vient entre une perception rarement personnelle et un rattachement étroit au groupe militaire auquel ce soldat appartient ; ce qui ne l’empêche pas cependant d’exprimer à sa manière une forme d’individuation par son récit, comme on le verra. Avec Simon-Louis Du Ry, architecte du Landgrave de Hesse-Cassel, nous retrouvons un profil plus habituel de noble accompagnant son protecteur au milieu d’une suite nombreuse, au cours d’un voyage à travers l’Italie, que nous présente Adeline Rege. L’originalité du regard de ce descendant d’émigré huguenot tient à la double source écrite qui en a été conservée : un journal bien informé, mais impersonnel, destiné à un public académique ; ainsi que des lettres envoyées à sa famille, en particulier à ses enfants, dans lesquelles il exprime volontiers un regard sur lui-même qui s’inscrit ainsi en contrepoint de la source précédente.
L’historien a la chance de disposer des mêmes types de sources pour retracer la carrière et les voyages du jeune ingénieur des Mines Alexandre Brongniart, en particulier au cours de l’année 1795, alors qu’il avait pour mission de parcourir la Provence et les Alpes : des rapports sous forme de lettres adressées à l’Agence des mines dont il dépendait ; et de longues lettres qu’il présente sous la forme d’un journal de voyage où s’égrènent les dates successives, adressées en fait à ses parents. Par leurs nombreux détails et leurs riches descriptions, celles-ci révèlent la personnalité curieuse et méthodique de Brongniart, mais aussi ses impressions régulièrement consignées, de même que ses pointes d’humour et ses jugements par lesquels il est aussi amené à se livrer. Dans le dossier destiné à la publication d’une source encore inédite en seconde partie de ce numéro, Isabelle Laboulais et Cathy Hecker ont choisi d’éditer un échantillon bien représentatif des deux types documents ; soit trois des lettres-journaux de Brongniart, dans lesquelles se révèle pleinement le regard neuf et attachant de cet expert instruit, puis deux rapports plus sobres et plus techniques à l’Agence des mines, tous ces documents datant de l’année 1795.
Se démarquant chronologiquement de ces témoignages, le récit de la croisière en Méditerranée effectuée par Edith Wharton en 1888, est resté méconnu jusqu’à la fin du xxe siècle. Bien qu’il ait été rédigé près de vingt ans avant ses premières relations de voyage, qui elles étaient effectivement destinées à la publication, ce texte n’en témoigne pas moins de précoces aptitudes à rendre compte d’un regard sur elle-même. Comme le souligne Nicolas Bourguinat qui nous donne à connaître cette relation, elle peut être comprise comme une forme « d’avènement à soi », dans le contexte de cette croisière de jeunesse. Last but not least, la « relation » de voyages de Dominique Gonzalez-Foerster se démarque de toutes les précédentes par sa date très récente (2006), mais surtout par sa forme audiovisuelle. À travers une présentation très argumentée, Tiphaine Larroque nous explique qu’en mettant bout à bout des séquences filmées dans différentes villes d’Amérique et d’Asie que fréquente l’artiste, celle-ci recrée ainsi un espace dit potentiel, qui s’inspire de réflexions psychanalytiques permettant de mettre en dialogue « la réalité intérieure et la vie extérieure ». Cette approche créative et sensible qui réinvente radicalement la relation de voyage n’en constitue pas moins, tout comme les précédentes, une expérience d’affirmation de la conscience de soi, à travers un regard autobiographique destiné à être partagé.
Cependant la plupart de ces témoignages n’avaient pas pour vocation d’être publiés et s’adressaient à un nombre très restreint de proches, voire correspondaient à la fonction de mise par écrit d’observations et de pensées personnelles, intimes, par des individus plus attentifs que d’autres à l’affirmation de leur moi au cours de leurs pérégrinations. Ils montrent ainsi qu’« individuation et saisie du monde12 » constituent, au-delà d’un apparent paradoxe, des quêtes croisées et complémentaires.