« Le lien entre les films et les villes, les films et les voyages. Les villes en langue étrangère. Le cinéma comme une langue étrangère1. »
Née en 1965 à Strasbourg, Dominique Gonzalez-Foerster vit à Paris et à Rio de Janeiro. Elle peut être qualifiée de voyageuse professionnelle dans le sens où beaucoup de ses déplacements sont occasionnés par son travail d’artiste de renommée internationale2. Elle s’est fait connaître au début des années quatre-vingt-dix avec ses Chambres, des constructions en trois dimensions d’intérieurs domestiques aux atmosphères intimes, inspirées par sa propre vie. L’artiste crée des installations et des environnements, conçoit des expositions3 et intervient dans des espaces publics4 afin de générer des ambiances spécifiques favorisant ce qu’elle nomme la sensation d’art. Cette dernière est une expérience artistique découlant des relations émotionnelles qui se tissent entre l’intériorité des individus et leur environnement. En 1996, le film Ile de Beauté5, réalisé en collaboration avec l’artiste Ange Leccia, ouvre la voie à sa pratique de l’art des images en mouvement.
Dominique Gonzalez-Foerster conçoit les images comme une réalité à laquelle on s’adonne ou que l’on pratique au même titre que la vie concrète ou, dans le cas qui nous intéresse, que le voyage. Elle travaille sur le terrain de « L’imbrication de plus en plus serrée entre le réel et sa représentation6 ». Ainsi, pour la réalisation de l’œuvre audiovisuelle Parc central (2006) composée de onze séquences indépendantes consacrées à dix lieux de par le monde, elle s’inspire d’émotions suscitées par ses voyages, qui ont la particularité d’être médiatisées par le filtre des images en mouvement. En effet, l’œuvre est sous-tendue non seulement par les souvenirs de ses voyages, mais également par l’expérience ultérieure du visionnage et du montage. Ayant été utilisés pour d’autres créations7, les rushes ont été enregistrés entre 1998 et 2003, et c’est en 2006 que Dominique Gonzalez-Foerster a décidé de puiser dans ce stock d’images en mouvement pour faire un film. L’artiste a ainsi doublé8 ses expériences de voyages, trois à six années après, au moyen de la manipulation du matériel visuel et sonore. Elle a notamment ajouté aux images en mouvement des musiques ou des commentaires en sous-titre portant sur son approche et sa perception des sites visités, sur ses motivations de voyages, sur l’acte de filmer et de réaliser des films ou encore sur des phénomènes fortuits qui se sont produits sur les lieux de tournage. En cela, Parc central peut être envisagé comme un carnet audiovisuel de voyage augmenté a posteriori. L’œuvre naît de la rencontre entre l’objectivité des images en mouvement à disposition et la subjectivité de l’artiste c’est-à-dire son vécu, et singulièrement celui de ses voyages, ainsi que ses attentes et ses désirs, dont celui de tropicalité9 ou de tropicale modernité10.
Cet usage des images en mouvement engage la théorie de l’espace potentiel empruntée par l’artiste au psychanalyste britannique Donald Woods Winnicott. L’espace potentiel désigne une « aire intermédiaire d’expérience11 » entre l’intériorité d’un individu et son environnement. Perméables, « la réalité intérieure et la vie extérieure12 » contribuent toutes deux à sa nature évolutive. Dans cette optique, les contextes de voyages et leurs représentations en images ne seraient pas subis mais infléchis par la subjectivité et, en tant qu’éléments extérieurs et objectifs, ils peuvent « envoyer en retour dans le sujet une substance autre-que-moi13. » Les effets de l’objectivité du monde extérieur sur une individualité et vice versa ont été relevés indépendamment l’un de l’autre par des voyageurs. Roland Barthes, par exemple, construit un Japon rêvé dans L’empire des signes (1970) et l’écrivain photographe Nicolas Bouvier, lui, affirme : « On croit qu’on fait un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait14. »
Pour sa part, Dominique Gonzalez-Foerster réunit les actions mutuelles de l’objectivité extérieure et l’intériorité subjective dans ses œuvres au moyen de l’exploration de son espace potentiel personnel. Celui-ci est mis en jeu au cours de ses voyages puis transposé sous forme d’œuvre audiovisuelle afin de solliciter l’intériorité de chaque spectateur. Une fois doublée en images et en sons, la réalité individuelle de l’artiste doit pouvoir être réfléchie par les spectateurs ainsi invités à s’y reconnaître. Dans son essai Jeu et réalité : l’espace potentiel, Donald Woods Winnicott explique que lorsqu’un adulte affirme l’objectivité de ses phénomènes subjectifs et tente de les imposer aux autres, il est considéré comme fou. En revanche, s’il jouit de son espace potentiel personnel « sans rien revendiquer15 », il est possible que d’autres individus y reconnaissent leur propre aire intermédiaire d’expérience. Il s’agirait alors pour Dominique Gonzalez-Foerster de proposer une sensation d’art qui naît dans l’aire intermédiaire entre chaque spectateur et, non pas le réel, mais les images et les sons de ses voyages. Le visionnage de Parc central doit devenir une expérience qui vaut en tant que telle, en tant qu’expérience d’images en mouvement. Le film, conçu comme un espace et un moment praticable, s’affirme comme une réalité contribuant à générer des sensations hautement personnelles à l’instar de la traversée des sites lors de voyages et de la manipulation des images par l’artiste en vue de la création. Pendant quarante-cinq minutes, les onze séquences indépendantes qui composent Parc central créent des moments de contacts entre un ailleurs (celui des sites et celui des images en mouvement) et une intériorité propre à chaque spectateur.
À l’encontre d’une pure objectivité idéale, Parc central soulève les questions des relations que l’artiste et les spectateurs entretiennent avec les sites réels et avec les représentations de l’ailleurs, de ce que ces dernières peuvent dire d’un lieu, de ce qu’elles produisent dans l’imagination personnelle de chacun, de leur rôle au sein du processus d’individuation. Afin de saisir comment ces interrogations sont mises en jeu, le doublement des expériences de voyage de Dominique Gonzalez-Foerster sous forme d’œuvre audiovisuelle sera observé. Il s’agira aussi d’examiner de quelle façon l’œuvre Parc central peut devenir, pour les spectateurs, une expérience proprement audiovisuelle et individuelle analogue à l’accomplissement d’un voyage dans la mesure où elle favorise un état mêlant une réceptivité accrue du monde extérieur à une forte conscience de soi. Pour ce faire, l’observation du rôle du phénomène de tropicalisation dans la pratique de l’espace potentiel de l’artiste permettra d’envisager, dans un deuxième temps, la réception de l’œuvre, en tant que carnet audiovisuel de voyage augmenté a posteriori, qui fonctionne de façon similaire à l’attitude de l’artiste-voyageuse. Les actions de l’individualité de l’artiste et celles des sujets regardant au sein d’une expérience de voyages à l’horizontale et à la verticale pourront alors être discernées.
La tropicalité : un phénomène transitionnel entre l’intériorité et l’extériorité
Sorties en DVD en 200616, les onze séquences qui composent Parc central sont désignées par le nom propre du lieu et la date du filmage. Chacune d’elles est montée à partir d’images d’un endroit unique. De durées variables et de formats d’image différents (35mm, Super 8 et DV), elles se succèdent dans un ordre non chronologique : Kyoto 1998, Taipei 2000, Buenos Aires 2003, Los Glaciares 2003, Hong Kong 2000, Encore Taipei 2000, White Sands 2003, Brasilia 1998, Paris 1999, Shanghai 2003, Rio De Janeiro 2000. Trois d’entre elles sont augmentées par des commentaires en sous-titre et les huit autres par des musiques originales d’Adanowsky, de Xavier Boussiron et de Christophe van Huffel. Elles sont séparées les unes des autres par de courts écrans noirs et peuvent être visionnées indépendamment ou dans un autre ordre. Le support DVD autorise cette appréhension de l’œuvre par chapitre selon l’ordre souhaité par l’utilisateur. Lorsque le film Parc central est visionné dans son ensemble, il s’affirme différemment, comme un moyen métrage à part entière17. La méthode de création inspirée du modèle des albums concepts18 en musique, consistant à créer un ensemble cohérent au moyen de l’ordonnancement de plusieurs unités indépendantes regroupées sous un titre générique, s’accorde bien avec la démarche générale de l’artiste fondée sur la mise en relation d’éléments hétérogènes.
Dans les installations et les expositions conçues par Dominique Gonzalez-Foerster, l’expérience esthétique ou, pour reprendre l’expression de l’artiste, la sensation d’art naît de l’attention portée à l’espace qui se trouve entre les objets ou les œuvres d’art, ainsi que de la jonction entre le mental et les lieux réels. L’artiste apparente cette disposition à l’art symboliste qui connecte les sens, le mental et l’espace physique19. De la même manière, ses œuvres audiovisuelles sont pensées comme des espaces qui conjuguent d’une part un moment incluant la lumière, le climat, l’humeur et d’autre part, un lieu comprenant sa configuration, son activité et ses multiples possibles, c’est-à-dire ce qui est latent dans la réalité. L’activation des qualités éphémères, du « vocabulaire » et du « langage20 » des sites de tournage, conjointement avec le passage par le filtre de la subjectivité de l’artiste, favoriserait les coïncidences entre le mental des spectateurs et l’espace praticable que sont les images en mouvement. Aussi, les lieux filmés sont soigneusement choisis par l’artiste-voyageuse puisque, en tant qu’environnements objectifs extérieurs au sujet, ils influent sur son individualité et par conséquent sur l’expérience proposée via l’œuvre audiovisuelle. Ils sont, pour la plus grande part21, des villes modernes ou des paysages aménagés tels les parcs, les plages. Ils mêlent la rigueur de la modernité et l’humidité tropicale ou encore le désir abstrait moderniste et l’attirance de l’organique tropical. En cela, ils relèvent du concept de tropicalité tel qu’il est envisagé par l’artiste qui parle également de tropicale modernité. Celui-ci vise à saisir des combinaisons agissantes d’un espace particulier, d’un moment précis et d’émotions personnelles. La tropicalité ou tropicalisation découle d’une modification poétique de la modernité architecturale et du mode de vie qui lui est corollaire, grâce à leur situation dans un climat et une végétation tropicale, c’est-à-dire grâce à leur adaptation à des villes d’Asie (Kyoto, Shanghai, Hong Kong, Taipei) ou d’Amérique du Sud (Rio de Janeiro, Brasilia, Buenos Aires).
La tropicale modernité des sites non-européens, qui agit sur l’intériorité de Dominique Gonzalez-Foerster, est transposée sous forme d’œuvre audiovisuelle. À Taipei par exemple, la tropicalité est mise en évidence dans la deuxième séquence de Parc central notamment au moyen des commentaires ajoutés en 2006. Lors du filmage en 2000, la pluie s’est mise à tomber à flots (fig. 1). Au sein des images en mouvement, le phénomène climatique, en tant qu’élément tropical par excellence, sert de matière transitionnelle : il opère incessamment des passages entre le mental de l’artiste-voyageuse et ce qui lui est extérieur. Appartenant à l’espace réel, il fait dévier les pensées qui apparaissent en sous-titre au bas de l’écran ; il les fait glisser des réflexions intimes sur le film Vive l’amour (1994) de Tsai Ming-Liang vers ce qui se passe à l’extérieur, vers ce qu’il advient dans le parc au présent du filmage ou au présent du visionnage (les deux étant mêlés). Réciproquement, les commentaires peuvent se mouvoir, par analogie, des contingences du site vers la motivation personnelle de la voyageuse. Cela est le cas lorsque les sous-titres associés à des images de pluie battante informent que « Dans les films de Tsai Ming-Liang, il pleut aussi beaucoup. C’est tropical. » L’impulsion visuelle, en l’occurrence la pluie, escorte les commentaires de l’artiste vers des préoccupations personnelles. Ainsi, les deux réalités, actuelle et virtuelle, se chevauchent, interfèrent : d’une part l’extérieur qui inclut le moment et le lieu du filmage augmenté du visionnage et d’autre part l’intériorité combinant des désirs, des pensées, la fiction de Tsai Ming-Liang et par extension l’histoire du cinéma. Autrement dit, les conditions d’un discours commun de l’espace actuel (l’effectif) et de l’espace virtuel (le potentiel) sont réunies. Leur imbrication crée un moment singulier, une approche unique du parc de Taipei. L’artiste active ainsi une réalité possible en doublant le réel, en lui restituant son envers, l’envers du monde objectif c’est-à-dire l’espace intérieur. Similairement, la séquence intitulée Hong Kong 2000 (fig. 2) s’achève avec un glissement des réflexions partant des conditions extérieures vers l’acte même de filmer : « Je voudrais bien savoir pourquoi il pleut à chaque tournage ? » La tropicale modernité semble stimuler l’espace potentiel de l’artiste qu’elle double sous forme d’œuvre audiovisuelle.
La tropicalité est soulignée au sein des images en mouvement à l’aide des prises de vue et des montages de chacune des séquences22 qui mettent en œuvre la puissance émotionnelle de la lumière et des couleurs des différents sites. Kyoto 1998 (fig. 3), par exemple, consiste en un unique travelling de deux minutes et cinquante-quatre secondes le long de la rivière Kamo, entre les ponts Shijo et Sanjo, à la tombée de la nuit. Au rythme lent et régulier du déplacement de la caméra placée sur un camion, le regard glisse à la surface de la cité. Le point de vue qui entraîne le défilement latéral du paysage favorise l’errance mentale des spectateurs. Composée par Adanowsky, la musique aux notes de guitare, prolongées et souvent modulées, accompagnent les variations presque imperceptibles de l’ambiance lumineuse. Si dans l’installation Chambre en ville (1996) 23 l’évolution de la lumière s’effectue selon un programme imaginé par Dominique Gonzalez-Foerster, dans Kyoto 1998, le passage des qualités de l’atmosphère diurne à celle nocturne relève d’un phénomène appartenant à la réalité du terrain. S’intensifiant à la tombée de la nuit, le bleu dur et profond des ombres vibre avec celui plus clair du ciel. Il acquiert une « haute valeur absorbante24 » au contact des halos de lumières artificielles jaunes, vertes et occasionnellement rouges. Les modulations visuelles du paysage valent certes pour elles-mêmes mais elles servent aussi à accompagner ou porter les inflexions intérieures des spectateurs. Elles s’adressent autant à leur sensibilité qu’à leur faculté d’interprétation afin de « combiner dans [l’]œuvre des dimensions à la fois sensorielle et signifiante25 ». Alors que le bleu se renforce progressivement dans les images du paysage urbain de Kyoto, il semble acquérir naturellement le rôle « mi-réaliste, mi-symbolique26 » de la teinte bleutée appliquée uniformément sur les pellicules de certains films muets pour signifier la nuit. Simultanément, son altération influence la perception physique et sensorielle de l’ambiance paysagère. Ainsi, les images en mouvement de Kyoto 1998, tout comme les autres séquences de Parc central, s’engagent sur le terrain des rapports entre la couleur et le sujet regardant, suivant l’idée du cinéaste et théoricien Michelangelo Antonioni selon laquelle « la couleur n’existe pas dans l’absolu […]. On peut dire que la couleur est un rapport entre l’objet et l’état psychologique de l’observateur, en ce sens que tous deux se suggestionnent réciproquement27. »
Selon cette même attention portée à la lumière et aux couleurs propres à un site, la tropicale modernité peut être décelée dans Hong Kong 2000 (fig. 2). Les luminosités des différents plans-séquences, qui vont du gris-pâle de l’horizon brumeux au bleu-sombre de la pluie à la tombée de la nuit en passant par les contre-jours des quais couverts, s’harmonisent avec l’espace de la ville insulaire tournée vers la mer. En outre, la matérialité granuleuse des images Super 8 rend à l’atmosphère son épaisseur palpable. Lorsque Kowloon, un quartier de buildings modernes, est filmé avec un léger tremblement du point de vue dû à la caméra portée, l’association du tropical et de la modernité s’opère, et la présence d’une subjectivité, celle de l’artiste, se fait sentir. La ville d’Hong Kong dense et humide est présentée comme un site tropical conformément aux attentes de Dominique Gonzalez-Foerster. Faisant partie du vocabulaire des lieux filmés, les couleurs des images de Parc central fonctionnent « comme un indice de la mémoire28 ». Elles possèdent une forte capacité d’évocation individuelle dépendante d’une génération, d’une culture. L’orange, le beige et le brun pourront renvoyer à l’enfance pour ceux qui l’ont vécue dans les années soixante-dix alors que ce sera le rose, le violet et le rouge pourpre pour ceux qui, comme Dominique Gonzalez-Foerster, étaient jeunes dans les années quatre-vingt29. Parc central révèle ainsi des moments où l’intériorité subjective, sensorielle et conceptuelle se mêle indifféremment à l’extériorité objective et ce, qu’il s’agisse de sites réels ou d’images en mouvement. La couleur et la lumière, de connivence avec les matières et les motifs, participent à la spécificité des sites. Ces éléments, mis en valeur lors des prises de vue et des montages, coopèrent à une situation conçue comme un « espace potentiel entre le réel et le virtuel30 ». Une correspondance dynamique entre les qualités physiques des sites (la topographie, la lumière, les couleurs, la modernité mêlée au climat tropical) et l’individualité d’un sujet (ses désirs, ses souvenirs, son tempérament, ses errances mentales, etc.) peut s’opérer. Pour l’artiste comme pour les spectateurs, l’important serait alors d’être simplement là dans leur relation avec le monde et avec les images, d’étendre leurs espaces potentiels au maximum selon les expériences accumulées par chacun31 et de se sentir exister.
La familiarité avec l’ailleurs et la multiplicité temporelle du carnet audiovisuel de voyage augmenté « a posteriori »
La pratique, par Dominique Gonzalez-Foerster, de son espace potentiel lors de ses voyages lui donne l’occasion d’expérimenter ailleurs des sensations familières et de trouver une résonnance extérieure à son intériorité. Visant à procurer une expérience analogue aux spectateurs, Kyoto 1998 (fig. 3) constitue un bon exemple de l’attitude de l’artiste-voyageuse pouvant être qualifiée de cosmopolite sélective. Le choix du moment et du lieu de filmage, en l’occurrence la rive du Kamo à la tombée de la nuit, écarte les clichés du dynamisme des grandes villes japonaises aux populations à forte densité, au profit d’un moment paisible presque vide : rien ne se passe de spectaculaire ou de fondamentalement différent. Conjointement à la lenteur du travelling, la focalisation sur le moment ordinaire laisse le temps aux spectateurs d’avoir conscience de leurs sensations et/ou de se retrouver ailleurs autrement. Ce phénomène mental coïncide avec le vécu de l’artiste qui dit être « née Japonaise32 ». Dominique Gonzalez-Foerster conçoit donc son attirance pour le Japon33 comme étant une inclinaison naturelle appartenant à son identité. Elle explique au critique et historien de l’art Hans Ulrich Obrist :
Dans mon premier voyage au Japon en 1987, ce qui a été très surprenant, c’est que je me suis sentie à la maison immédiatement […] Qu’est-ce que cela veut dire se sentir à la maison ? Cela ne veut pas dire se sentir en famille, mais se sentir enveloppé, se sentir tenu, se sentir bien. Il y avait cette humidité qui me tenait, tous ces signes qui me parlaient et en dépit du fait que je ne parlais pas du tout japonais, chaque détail, chaque hauteur de porte était à ma taille, chaque geste me racontait quelque chose. Et donc il y avait déjà, dès le début, une forme de réciprocité : l’attention que j’accordais aux choses m’était en quelque sorte rendue34.
Cette reconnaissance de la culture nippone découle d’une adéquation entre d’une part, son individualité, « sa structure psychologique35 », son mode de compréhension de l’environnement et, d’autre part, des atmosphères et des émotions induites par certaines qualités des villes japonaises, par leur urbanisme, par des comportements collectifs et culturels ou encore par des formes de communications particulières. Dans cette perspective, Kyoto a donné sens à l’intériorité de l’artiste.
Cet effet réflexif peut créer des connexions entre des sites éloignés géographiquement. Pour l’artiste, le Japon, et plus particulièrement Kyoto, a un lien d’affinité avec le Brésil, et notamment avec Rio de Janeiro où l’artiste vit en partie. La relation s’instaure au niveau de la jonction entre les lieux réels et le mental, et ce par delà les différences avérées entre les deux pays. Ainsi, les espaces collectifs au Brésil à l’instar des chambres sans fonction déterminée dans les intérieurs au Japon deviennent alternativement les théâtres d’activités diverses dont les règles ou les convenances changent. Le mode de communication dans les deux pays fonctionne selon une politesse et un respect de l’affect des interlocuteurs36. De plus, les urbanismes de Kyoto et de Rio de Janeiro présentent un certain équilibre entre architecture et végétation qui est une caractéristique de la tropicale modernité. Les liaisons instaurées entre ces environnements spécifiques, qui résonnent avec l’individualité de l’artiste, induisent une attitude cosmopolite sélective, une familiarité plutôt qu’un dépaysement. Aussi, le rapport aux pays visités est régi par la mise en valeur de la propre culture de la voyageuse par comparaison avec l’ailleurs perçu comme différent, incivilisé ou autrement socialisé37 : il s’agit alors de reconnaître plutôt que de découvrir l’ailleurs. Dominique Gonzalez-Foerster pose ainsi une question, qui semble traverser toute son œuvre, celle de « notre rapport avec la réalité qui nous entoure38 » c’est-à-dire celle « de l’identité humaine, de la façon dont elle se structure en fonction de la culture et des expériences personnelles39. »
La reconnaissance de l’ailleurs et les connexions entre divers endroits effectuées par l’artiste sont rendues possibles lors du visionnage du film grâce à sa nature d’espace temporel et spatial recomposé qui en absorbe plusieurs, à savoir les moments et les lieux des filmages lors de chacun des voyages, du montage – c’est-à-dire des ajouts a posteriori – et enfin du visionnage par les spectateurs. De façon plus évidente que dans les séquences auxquelles l’artiste a ajouté des musiques, les trois unités audiovisuelles de Parc central qui engagent le langage, en l’occurrence Taipei 2000, Hong Kong 2000, Brasilia 1998, placent les spectateurs dans la multiplicité du présent recomposé des images en mouvement. Dans ces trois séquences, des pensées personnelles apparaissent en sous-titre au bas de l’écran sous forme de texte. Le choix de l’écrit, plutôt que de la voix en direct ou en postproduction, accuse la distance temporelle entre l’enregistrement des images et les propos qui ont été ajoutés ultérieurement. Ainsi, le moment du montage en 2006 se superpose à celui du filmage. Tous deux se déploient dans un même présent : celui du visionnage.
Formulés à la première personne du singulier, les commentaires écrits induisent une lecture silencieuse qui favorise une « perméabilité des rôles, générant un effet de contamination où le spectateur s’identifie au mouvement du flux de conscience de l’énonciatrice40. » Ainsi, les intériorités des spectateurs-lecteurs, en tant que temporalités supplémentaires, s’insinuent et participent aux séquences concernées. Par exemple, dans la séquence Taipei 2000 (fig. 1), le temps du visionnage oscille entre l’instant immédiat, le présent qui vient de passer (d’être vu et entendu) et celui qui adviendra potentiellement. Le présent de la narration (de la lecture) et celui des images peuvent se réaliser en léger décalage. De la sorte, le commentaire en sous-titre sur la vue en plongée du parc s’impose dans son immédiateté : « Et maintenant, un chien / il veut aussi s’abriter. » Or, l’annonce écrite est seulement confirmée au sein du plan suivant : à l’image, le chien se rend sur la scène couverte du pavillon où se trouve la caméra. Puis, à l’instant même où l’animal est vu de dos, face au parc, les spectateurs lisent : « Un chien qui regarde la pluie ». Le temps présent de la narration et celui des images sont distincts. Ils s’imbriquent, se suivent, se dépassent et se rattrapent pour un infime instant de synchronisation. Ils convergent vers ce moment lâche qu’est l’usage des images en mouvement du parc de Taipei.
À la fin de cette séquence, le présent recomposé se complexifie avec l’introduction d’images figées qui opèrent une distanciation en évoquant le « ça a été41 » de la photographie. Celles-ci soulignent le retour en arrière qui s’effectue au sein des commentaires au moyen de l’indication de la durée de la promenade de l’artiste-voyageuse dans le parc. La projection dans le futur est aussi suggérée lorsque les sous-titres informent que la voyageuse a l’intention de partir. Les trois temps (passé, présent et futur antérieur) sont réunis dans l’appréhension des images en mouvement du parc de Taipei proposée par Dominique Gonzalez-Foerster. Leur entremêlement ne produit pas de confusion, de perte de repères ni même de zone d’indiscernabilité42, mais plutôt une intensification d’un présent à la temporalité étendue qui peut être investi par chaque spectateur. À la fin de Taipei 2000, les commentaires établissent une correspondance entre le désir de voyage et celui de film, désir qui semble constituer le terreau de la possibilité des voyages à l’horizontale et à la verticale : « Passer encore deux jours à Taipei et puis aller à Hong Kong pour faire un autre film. » La présentation du DVD mentionne explicitement le parallèle entre l’accomplissement d’un voyage et l’acte de réaliser un film :
De Kyoto à Rio, en passant par Buenos Aires, Brasilia et Paris ce sont des parcs, des plages, des déserts, des moments urbains ; des espaces traversés à pied avec une caméra. […] Autant de « morceaux » de paysage à regarder et écouter […] pour découvrir progressivement pourquoi on voyage, pourquoi on fait des films43…
Voyages à l’horizontale et à la verticale
« Tout périple doit être considéré de nos jours comme un film. Les deux expériences relèvent d’une situation cinématique44 » écrit le critique et historien de l’art Fabien Danesi. En accord avec cette affirmation, une correspondance entre les films et les voyages s’opère dans l’œuvre audiovisuelle Parc central par le biais d’une équivalence entre le visionnage des images en mouvement et la perception d’un territoire, d’un ailleurs. Aussi, l’affirmation de l’artiste « La sensation du cinéma comme terre étrangère45 » s’avère être réversible. Dominique Gonzalez-Foerster aurait très bien pu dire : « la perception de territoires comme un film ». Un extrait du texte de la séquence Brasilia 1998 confirme cette indistinction :
Les gens traversent cette surface comme une scène immense. C’est Belmondo dans « L’homme de Rio », en train de courir dans la ville en construction. L’idée c’était de faire une sorte d’annonce pour une ville différente, avec un centre vide, désert, plage ou parc. Une plateforme centrale qui se traverse comme un film.
Ainsi, le lieu devient image de film et vice versa. L’artiste commente son appréhension du réel qui ne se distingue pas de celle des images en mouvement : « C’est étrange mais j’ai l’impression que c’est comme si les films étaient ma réalité d’aujourd’hui. Il y a une évolution dans le milieu46. » Cette posture vis-à-vis des films suppose la capacité des images à produire de nouvelles réalités à expérimenter, que l’artiste active au moyen de ses œuvres. Cette aptitude des images est également exploitée par l’artiste Chris Marker lors de la réalisation de son film Si j’avais quatre dromadaires (1966)47. Le cinéaste et critique Arnaud Lambert écrit à ce propos :
Ici le film n’est pas l’aboutissement du voyage ; c’est le montage qui, au gré d’une fiction de conversation autour de photographies « prises dans vingt-six pays entre 1955 et 1965 », façonne un périple : une pérégrination dans / par les images48.
Cette équivalence entre d’une part le réel et d’autre part son image et sa fictionnalisation mène, dans Parc central, à une correspondance entre l’acte de réaliser un film et celui d’effectuer un voyage. Dans Taipei 2000 (fig. 1), les commentaires assurent cette corrélation : « Il fallait que je voie ce parc « en vrai » que je retrouve la scène du film. Comprendre ce qui pousse à voyager et à faire des films. Ce rapprochement est encore soutenu par les mises en récit des tournages qui ont été ajoutées ultérieurement aux images de voyage. Hong Kong 2000 et Brasilia 1998 commencent avec des propos portant sur le filmage : « C’est la première fois, que j’utilise une caméra super 8. » (Hong Kong 2000) ; « Pour filmer Brasilia, j’avais dû emprunter une petite caméra DV. » (Brasilia 1998). Les voyages de l’artiste-narratrice engagent nécessairement le film et inversement49. Dans la séquence Hong Kong 2000 (fig. 2), les sous-titres exposent clairement l’hypothèse qui semble être au cœur de la pratique du voyage de Dominique Gonzalez-Foerster : « Le lien entre les films et les villes, les films et les voyages. Les villes en langue étrangère. Le cinéma comme une langue étrangère. » Le voyage induit donc une homologie entre d’une part les lieux – certes connus à travers le cinéma mais découverts différemment, comme une terre étrangère, au moyen de séjours sur place et de la manipulation de leurs images – et d’autre part les images des sites, tant celles des fictions cinématographiques de référence que celles du film Parc central lui-même. Cette équivalence permet à Dominique Gonzalez-Foerster de
s’interroge[r] sur notre façon de voyager, sur la manière de traduire les sensations physiques de la dérive. […] L’écran devient la métaphore matérialisée du passager/spectateur qui explore l’espace à travers son infini et ses surfaces de projection50.
Dans cette optique d’exploration de la profondeur (de l’infini) mais aussi de l’apparence des images (des surfaces), le voyage de l’artiste et celui qu’elle propose aux spectateurs semblent se situer à la croisée des deux mythologies du voyage relevées par le chercheur en littérature et écrivain Philippe Forest. Le voyage à l’horizontale se caractérise par
l’errance à la surface des phénomènes, le glissement parmi les formes, l’exploration toujours reconduite du globe, le passage de passage en passage nouveau : le voyage horizontal d’Ulysse, de Jason ou de Sindbad. […] l’épuisement du possible dans l’expérience errante de ses formes multiples51.
L’artiste puis les spectateurs de Parc central regardent les apparences du monde avec une certaine distanciation. Les séquences Kyoto 1998, Shanghai 2003 et Rio de Janeiro 2000 donnent tout particulièrement le sentiment de voir les villes sans y appartenir au moyen de points de vue reculés : depuis l’autre côté de la rivière Kamo au Japon et depuis les fenêtres de chambres d’hôtel en Chine et au Brésil. La situation de spectateur face à un écran est comme redoublée et la conscience d’être face à des images en mouvement peut rester en éveil. Avec Parc central, le désir de voir le monde, même s’il s’agit d’images en mouvement, peut être assouvi : dix lieux sont présentés. La perception des lieux, médiatisée par les images animées, permet aux spectateurs de parcourir la « surface des phénomènes52 », de passer d’une attention à une autre : de la matérialité des images à la musique ou à la lumière d’un site, de la forme épurée d’un élément architectural moderne au déplacement d’un passant ou encore à l’état de leur propre individualité. Lorsque des individus sont visibles dans Parc central, ils apparaissent, sous forme de silhouettes53, sans identité définie autrement que par leur présence et leur circulation dans leur contexte spatial et temporel. Cette absence de hiérarchie entre l’environnement et les êtres qui l’occupent favorise l’errance des spectateurs à la surface des images des dix sites.
La seconde façon de voyager issue d’une autre mythologie du voyage relevée par Philippe Forest serait
la traversée des apparences, la plongée en enfer ou l’envol vers le ciel, l’arrachement à l’étendue terrestre, l’invention d’univers improbables au-dessus et en dessous de l’individu pour que puisse se jouer de l’un à l’autre, l’aventure de son salut : le voyage vertical d’Orphée ou d’Icare ou encore dans la version optimiste qu’en rend possible le christianisme, celui de Dante. […] l’aspiration à l’impossible dans l’interrogation insistante du drame exclusif d’être en vie54.
Le voyage à la verticale partirait des apparences et ouvrirait sur d’autres dimensions qui éveillent la conscience prégnante d’exister en tant qu’individualité. L’artiste précise à ce propos qu’elle « ne travaille pas sur la notion même d’identité ; plutôt sur la façon de se concevoir, soi à partir de son environnement55. » « Se sentir réel, [explique Donald Woods Winnicott,] c’est plus qu’exister, c’est trouver un moyen d’exister soi-même, pour se relier aux objets en tant que soi-même et pour avoir un soi où se réfugier afin de se détendre56. » Dans Parc central, l’absence de personnage caractérisé incite les spectateurs à se relier eux-mêmes aux images, à s’y reconnaître, à s’y enfoncer. Les sous-titres de Hong Kong 2000 (fig. 2) témoignent de cette plongée d’un sujet dans les abymes de son extériorité : « Quand je suis arrivée à Hong Kong j’ai voulu y rester pour toujours, ne pas prendre l’avion et disparaître ici. Oublier Paris et devenir Hong Kong. » Parc central ébauche ce type de voyage notamment par le biais de la musique dans les séquences Buenos Aires 2003, Paris 1999, Los Glaciares 2003 et White Sands 2003. Dans cette dernière séquence, une réalité sous-jacente aux apparences du monde peut être pressentie. Alors que des familles jouent au loin dans le désert transformé en parc de loisirs situé près du site de Trinity au Nouveau-Mexique, les sons de guitare électrique, parfois saturés, dramatisent la scène ordinaire. Conjointement avec les imperfections des images Super 8, le montage de début ou de fin de bobines semble manifester l’imminence d’un danger et d’une rupture tragique qui se réalise effectivement avec l’arrêt brutal et simultané des images et des sons. Si les spectateurs sont au courant de l’historique du site sur lequel les premiers essais de la bombe atomique ont eu lieu en juillet 194557, ils reconnaîtront la menace sous-jacente d’une irradiation nucléaire, d’une disparition potentielle de l’existence ainsi rendue sensible à leur conscience. De plus, les images en noir et blanc aux grains perceptibles engendrent une indiscernabilité entre le désert et un paysage enneigé. Favorisant la plongée au sein d’espaces imaginaires voire fantastiques, cette indistinction laisse la possibilité aux spectateurs d’établir des rapports individualisés avec les images et les sons, et réciproquement, de se laisser imprégner par eux. La confusion – tant entre des lieux, dans cette séquence de Parc central, qu’entre les sites réels et de leurs images, dans l’ensemble de l’œuvre audiovisuelle – active les potentialités de fiction : le réel est vécu comme une narration.
Le caractère générique suggéré par le titre Parc central souligne l’appréhension globalisée des sites conçus comme des lieux et des moments qui établissent des connections étroites avec d’autres endroits et d’autres temps58. Dans cette logique d’ubiquité mentale rendue authentique par le biais de la simple présence physique dans un lieu (ou face aux images en mouvement) associée à l’affirmation de l’action du mental dans les rapports aux sites et à leurs représentations, le visionnage de Parc central tend à devenir une sorte de voyage pour l’audience qui est invitée, à la suite de l’artiste-voyageuse, à parcourir la surface des images d’ailleurs et, simultanément, à la traverser. Par la même occasion, les spectateurs sont sollicités pour effectuer une « créativité primaire59 » ainsi décrite par Donald Woods Winnicott :
C’est seulement là, dans cet état non intégré de la personnalité, que peut apparaître ce que nous entendons par créatif. Si cette créativité est réfléchie, elle s’intègre à la personnalité individuelle et organisée et, en fin de compte, c’est cette créativité qui permet à l’individu d’être et d’être trouvé. C’est elle aussi qui permettra finalement de postuler l’existence de son soi60.
Dans cette optique, la créativité primaire, mise en œuvre par Dominique Gonzalez-Foerster lors de ses voyages et au moment de la création puis stimulée chez les spectateurs lors de la réception, cultive les individualités en constant devenir.
Fig. 1 : Dominique Gonzalez-Foerster, séquence Taipei 2000 dans Parc central, 2006. DVD, 45’, MK2/Anna Sanders Films.
© Galerie Esther Schipper, D. Gonzalez-Foerster.
Fig. 2 : Dominique Gonzalez-Foerster, séquence Hong Kong 2000 dans Parc central, 2006. DVD, 45’, MK2/Anna Sanders Film.
© Galerie Esther Schipper, D. Gonzalez-Foerster.
Fig. 3 : Dominique Gonzalez-Foerster, séquence Kyoto 1998 dans Parc central, 2006. DVD, 45’, MK2/Anna Sanders Films.
© Galerie Esther Schipper, D. Gonzalez-Foerster/