Louis de Beer est né à Ribeauvillé le 17 décembre 1777. Son père Guillaume, luthérien, est conseiller du duc Charles-Auguste de Deux-Ponts et sa mère Louise Chormann est la fille d’un conseiller à la chancellerie de Ribeauvillé. Après des études à Heidelberg puis à Colmar, durant lesquelles il montre un intérêt fervent pour les savoirs naturalistes1, Louis de Beer est envoyé à Paris par son père en 17972. Bien qu’il en profite pour poursuivre son instruction, il doit avant tout s’occuper de négociations à propos des créances de son père. Lors de ses démarches, il rencontre un dénommé Pflieger3. Celui-ci le recommande à l’ambassadeur Alquier4, dont Louis devient alors le secrétaire, l’accompagnant à Munich, Madrid puis Naples. En 1805, il obtient le poste de secrétaire de l’ambassade de Naples ; en 1806 Talleyrand, qui est alors prince de Bénévent, nomme Louis de Beer gouverneur de sa principauté. Il y reste jusqu’à la chute de l’Empire en 1815, puis retourne à Ribeauvillé où il meurt prématurément en 1823, sans descendant direct.
La mobilité professionnelle et l’éloignement qu’elle suscite entre Louis de Beer et sa famille sont à l’origine de la correspondance familiale dont 185 lettres ont été conservées. La relation fils/père, les confidences amoureuses, la mélancolie éprouvée à la pensée de la province natale, l’influence des événements politiques sur le quotidien d’un individu, mais aussi la pratique de l’écriture des lettres elles-mêmes, sont autant de thèmes (parmi d’autres) que la correspondance de Louis de Beer permet d’interroger. Peut-on la qualifier de source de l’intime ? Cette question nécessite de construire la notion d’intime comme objet d’étude puis d’interroger la place de l’intime dans la correspondance familiale, lieu, a priori, de règles, de retenue et de conventions5.
L’intime, objet d’étude pour l’historien dix-huitièmiste
L’histoire de l’intime est un domaine de recherche particulier pour l’historien dix-huitièmiste. Au premier abord, cet objet paraît plus « évident » pour le xixe siècle, avec le mouvement romantique, la naissance des sciences de l’homme, la revendication du suffrage universel ou encore la diffusion du journal intime. Il suffit de passer quelque temps dans un dépôt d’archives à la recherche d’écrits considérés comme « intimes » pour se rendre compte qu’ils sont nombreux pour le xixe siècle et rares pour le précédent, et pas seulement pour des raisons liées à la conservation.
Tentative de définition
Intime ou intimité ? Intimité désigne une sphère intime, entendue comme espace concret ou, plus souvent, abstrait, mental (de la même manière que l’on désigne la sphère publique, la sphère privée). Elle est une « dimension redoublée de l’espace privé physique […] ou psychologique […]6 ». Intime est quant à lui un concept, plus large, qui désigne ce qui appartient à l’individu en propre, comme son secret. Il peut désigner un lieu, une atmosphère, un écrit, une personne ou un lien entre des personnes. Il touche aussi bien à l’ordinaire qu’à « l’extra-ordinaire » : « L’intime, ce sont les grandes douleurs et les secrets tragiques et inavouables, mais c’est aussi le menu train-train du quotidien avec ces mille petits riens7 […] ». Il est un objet complexe dont les contours ont évolué au fil du temps et dont les significations se recouvrent parfois. Étymologiquement (du latin intimus, superlatif de interior), intime signifie « ce qui est le plus en dedans, au fond ». Au xvie siècle, l’adjectif désigne la vie intérieure, généralement secrète, d’une personne. Le substantif est employé pour désigner un ami très cher puis « ce qu’il y a de plus profond » (notamment par rapport à Dieu). Au xviiie siècle, on relève une application aux écrits autobiographiques qui ne sont généralement pas destinés à la publication8. Au siècle suivant, son usage dans le domaine de la vie privée, restreinte à l’individu ou au couple, prend de l’ampleur. L’intime désigne alors la vie sentimentale ou sexuelle de quelqu’un.
Si la sphère intime marque une séparation avec la sphère publique, la question des seuils fait débat. Pour le xixe siècle, trois historiens la délimitent d’autant de manières. Selon Alain Corbin, l’intime est « le privé du privé9 », l’individu face à lui-même. Pour Anne-Claire Rebreyend10, il désigne les liens amoureux et/ou sexuels entre les individus. Enfin, la définition de Philippe Ariès contraste fortement avec celle de Corbin, puisqu’il estime que la famille, donc un groupe, en tant que centre de l’espace privé11, est l’intime même. Ces différentes définitions invitent à se représenter la sphère intime sous forme de cercles concentriques, et ce schéma peut être adapté aux écrits intimes.
L’écrit pour soi constitue le plus petit cercle, l’écrit intime par excellence. Quant aux écrits épistolaires, leur cas est plus compliqué. D’aucuns avancent qu’ils ne sont pas le lieu de l’expression intime. Nous reviendrons sur la question du contenu. En termes de réception, une lettre a toujours au moins un destinataire, elle circule parfois de mains en mains dans une famille, à la demande ou non du destinateur, et peut être lue à haute voix par un membre de la famille aux autres : « Pour ne pas répéter les choses, lis avant de les remettre, mes lettres à Papa et à Henriette […]. » (Correspondance de Louis de Beer, Lettre 13). Une lettre de ce type est-elle publique ? Ou bien s’adresse-t-elle à une sphère intime élargie ? Cela nécessite de questionner la famille comme espace public ou privé12. Certains passages des lettres de Louis de Beer contredisent la définition de la famille comme sphère privée : » même les autres membres de ma famille formeraient Public dans cette circonstance » (Lettre 16. C’est l’auteur qui souligne). Il semble que garder par devers soi une lettre reçue constitue l’exception. Sinon, pourquoi l’auteur préciserait-il que la lettre ne doit pas circuler ? : « Cette lettre, mon cher papa, sera pour vous seul si vous le permettez. » (Lettre 16). Pierre-Yves Beaurepaire et Dominique Taurisson se demandent si un des intérêts majeurs des écrits personnels, lettres incluses, n’est pas précisément qu’ils mettent en cause les limites de la sphère privée et de l’espace public13, et donc a fortiori celles de la sphère intime.
Si l’intime est un objet mouvant, qu’est-ce que l’histoire de l’intime ? L’amour, la sexualité, l’amitié, les sentiments, l’imaginaire, le corps, certains objets, certains espaces, des traces laissées dans les textes sont autant d’objets parmi d’autres pouvant relever de cette histoire14. Elle ne peut concerner que ceux qui ont laissé des témoignages, des traces de leurs sentiments. Mais quelles traces, si l’intime est ce qui est indicible, enfoui15, « secret16 » ? Comment faire l’histoire de ce qui est tu, de ce qui ne peut pas être dit, ou qu’à demi-mot ? Roger Chartier invite poétiquement l’historien à « reconnaître sous les mots obligés les battements des cœurs17 » ; Georges Duby propose de « lâcher la bride » à l’imagination « plus généreusement que sur d’autres terrains de la recherche historique18 ». L’historien doit toutefois prendre garde à ne pas « surestimer ce qu’il a lui-même éprouvé19 », sa conception de l’intime n’étant pas la même que celle d’un individu du xviiie siècle.
Le dix-huitième siècle et l’intime
« Le fait semble acquis : le xviiie siècle aurait inventé l’intime », déclare Jean Marie Goulemot20. Il est presque impossible de dater la « naissance » de l’intimité. En revanche, on peut parler de son « invention » (action de trouver, de découvrir) culturelle et sociale21, car le xviiie siècle est le moment d’une prise de conscience par l’individu de son identité, donc de sa sphère intime, et d’un ensemble de pratiques obéissant à sa seule autorité, échappant au contrôle de l’institution22. C’est davantage la prise de conscience et l’expression de l’intimité que sa réalité qui sont nouvelles. Cette dernière est toutefois liée, selon Habermas, à la construction de « l’espace public 23 » : à partir du xviiie siècle, le domaine de la vie privée se transforme, face à l’autorité royale, en un domaine de publicité critique. Parallèlement, certains individus ressentent le besoin de créer un nouveau domaine de l’intime.
L’invention de l’intimité suppose l’émergence de l’individu, dont on prétend habituellement qu’elle s’est opérée pendant la première moitié du xixe siècle. Mais les médiévistes avancent des éléments essentiels pour soutenir qu’elle aurait débuté au Moyen Âge, avec l’existence de textes déjà autobiographiques ou la diffusion de portraits24. Pascal Brioist estime quant à lui que la promotion de l’individu est visible dès la Renaissance où des objets, des espaces traduisent une émancipation de l’individu par rapport aux liens communautaires. Au xviie siècle, si pour Pascal « le moi est haïssable25 », Locke définit une nouvelle forme de conscience, désormais laïque : la conscience d’exister de l’individu qui ne se fond plus dans une communauté26. Le xviiie siècle est souvent présenté comme le moment d’un passage d’une société holiste, qui subordonne ses membres à l’intérêt de la société, à une société individualiste, qui met au premier plan les intérêts particuliers de l’individu27. Ce schéma peut être nuancé, car la distinction société traditionnelle/société moderne semble discutable, la seconde n’étant pas l’image inversée de la première et les deux ne s’opposant pas en tout point28.
Il est donc délicat de dater avec certitude le début du processus d’émergence de l’individu. On peut cependant estimer qu’au milieu du xviiie siècle, un changement s’opère dans la conscience que l’on a de soi-même et de sa place dans le monde29. La sphère intime apparaît comme l’effet d’une contradiction croissante avec la sphère publique. Le geste d’écriture des Confessions de Jean-Jacques en atteste. Rousseau cherche à dévoiler son intérieur tel que, jusque-là, Dieu seul a pu le voir et tel que ses contemporains l’ont méconnu. L’impossibilité de faire coïncider sa réalité intime propre avec l’opinion aura rendu nécessaire la confession et sa publication30. C’est le paradoxe de l’intimité au xviiie siècle : elle se trouve dévoilée, exhibée dans la littérature. En même temps que ce siècle proclame la réalité de l’intime, son droit au secret, il l’exhibe. L’intimité cachée, tant qu’elle est interdite de littérature ou de discours, n’a pas de réalité ; sa publicité est la preuve de son existence. Ce paradoxe serait à l’image des contradictions du siècle, qui en même temps qu’il affirme l’individu, ne cesse d’en référer à la communauté.
Le statut de l’intime au xviiie siècle est donc contradictoire : en l’exhibant, on l’inscrit dans un échange social qui en est a priori la négation31. Au xixe siècle, l’intime sera devenu une thématique essentielle de la littérature32. Habermas remarque qu’à partir de sa propre expérience de l’intimité vécue, le lecteur appréhende l’intimité fictionnelle ; dans l’autre sens, il s’identifie et répète les relations privées que la littérature esquisse. C’est pour mieux vivre ensuite son intimité éprouvée qu’il s’exerce d’abord grâce à la fiction33. On peut se demander dans quelle mesure la littérature a influencé les pratiques de l’écrit. L’exhibition de l’intime dans la littérature est corrélative de la littérature autographe, qui témoigne d’un rapport étroit entre lecture, écriture et connaissance de soi. Ce phénomène, qui vise à se connaître mieux soi-même par l’écriture, n’est pas limité aux élites littéraires mais touche une population qui sait de plus en plus écrire : c’est ainsi que les écrits du for privé34 se multiplient.
La correspondance familiale et l’intime
Les premières définitions des écrits du for privé35 en excluaient la correspondance, ce qui est révélateur des limites présentées par cette catégorie36. Selon nous, les écrits du for privé ne se définissent uniformément ni par leur contenu, ni par leur réception, ni par leur lieu de production, ni par le moment de leur rédaction par rapport au moment de l’action, ni par leur(s) auteur(s). L’action consciente d’un scripteur qui prend la plume en son nom et procède à l’écriture d’un texte à la première personne ayant par conséquent pour objet principal, de manière plus ou moins évidente, sa propre vie, est le seul attribut qui nous apparaît commun à tous ces écrits (même s’il existe des contre-exemples). La correspondance y a donc pleinement sa place. En outre, l’argument selon lequel elle serait uniquement le lieu de conventions et de conformisme doit être nuancé. La créativité individuelle, les confidences bien personnelles y sont présentes.
Qu’est-ce qu’une lettre intime ?
Peut-on qualifier d’intime une lettre d’un fils à son père qui aborde seulement des affaires diplomatiques ? Le contenu est d’ordre officiel. Toutefois, la lettre n’est pas exempte de toute marque du privé, par exemple dans le vocatif du début de la lettre ou dans les formules finales, le destinataire étant bien une personne privée, voire un intime. Contenu et réception sont évidemment étroitement imbriqués. Il existe une tension entre l’officiel et le privé, voire entre l’officiel et le public : en fonction de la distinction privé/public que l’on adopte, une lettre extraite d’une correspondance familiale pourra être considérée comme privée ou publique du point de vue de sa réception, et avoir une dimension officielle par son contenu. La principale tension qui apparaît dès lors que l’on essaie de distinguer par le contenu une lettre officielle d’une lettre intime, est celle qui oppose les conventions et les contraintes d’un côté, à la créativité, l’improvisation, la spontanéité et la singularité des individus, caractérisée notamment par l’expression des sentiments, de l’autre. L’acte même de mise à l’écrit fait de la lettre un lieu d’invention. Elle offre une structure vide, que chacun peut remplir à sa façon, et elle est ainsi très variable d’un individu à l’autre. Cependant, le code socioculturel de civilité, en vigueur au moment de l’écriture, est à respecter, comme l’indique la prolifération des secrétaires sous l’Ancien Régime puis des manuels épistolaires37. Dans le cas d’une correspondance familiale aussi, un rituel et des règles propres à la famille sont à observer38 ; la lettre familiale ne saurait s’inscrire uniquement du côté de la créativité et de la spontanéité. La caractériser comme intime ou privée ne relève pas de l’évidence. La proximité des interlocuteurs n’élimine pas toute convention : il y a un rang à tenir, même dans le cercle familial.
Les obstacles à l’expression de l’intimité dans la correspondance familiale
Au premier abord, considérer que la correspondance familiale est le lieu de l’épanchement intime peut être paradoxal. Son but est plutôt d’assurer la cohérence et les intérêts du groupe familial que de mettre en valeur la singularité du scripteur. Les lettres répondent à une nécessité : elles sont écrites pour la gestion des ménages, pour nourrir les réseaux39, pour combler l’absence et maintenir l’existence en tant que famille de la famille dispersée. Mireille Bossis parle de « handicap » de la lettre qui, par son « évidence informative » et sa « banalité instrumentale », relève davantage de la corvée que de l’exercice de créativité40. En outre, les lettres d’une correspondance familiale contrarient le tête-à-tête propice à la confidence. Elles peuvent être écrites à plusieurs mains, lues à plusieurs voix, recopiées, transmises, publiées, dans un va-et-vient consensuel entre l’individu et le groupe. Elles ne sont pas considérées comme une propriété privée appartenant à un individu en propre41. Or, les conditions de réception des lettres influent sur leurs contenus. On n’écrit pas de la même façon à son destinataire particulier quand on sait – ou suppose – que la lettre va être transmise ou lue à plusieurs personnes. Il arrive presque toujours que des tierces personnes soient mentionnées dans une lettre, notamment lors de commissions à faire ou à dire : « Je suis enchanté que Mina soit heureuse, elle est si bonne. Donne-lui ce petit billet. […] Papa a 100 francs à moi. Je le prie de te les remettre. […] Dis à Henriette que je lui écrirai ainsi qu’à Parade. » (Lettre 19). Il existe donc une tension entre la visée collective des lettres et l’aspiration au tête-à-tête.
Faut-il pousser le raisonnement, jusqu’à dire que le tête-à-tête exclut l’intime ? C’est peu pertinent selon nous, car alors à ce compte, il n’y aurait point du tout d’écrit intime. Tout écrit a nécessairement en fait un destinataire ou du moins postule un lecteur, même si celui-ci n’est pas précisé (mémoire, autobiographie) ou qu’il n’est autre que l’auteur lui-même, éloigné dans le temps (journal intime). Martine Reid a montré que, dans un écrit comme le journal intime, où « l’autre » est a priori absent, l’auteur le « crée ». Le langage ne peut pas ne pas simuler l’autre, par exemple en l’appelant. Martine Reid remarque ainsi des occurrences nombreuses de la deuxième personne dans le journal intime42.
Les lieux de l’intime, l’intime en creux
On observe ainsi des tensions ou des compromis entre le social et l’individuel, le public et le privé, ou le privé et l’intime dans la correspondance familiale. Or c’est précisément en creux, et en prenant « la banalité au sérieux43 », que l’expression de l’intimité peut y être décelée. Ni les émotions, ni les confidences personnelles ne sont absentes de cette correspondance familiale. Elles y sont euphémisées, dissimulées derrière les conventions, par un « langage qui ose peu » et une « sociabilité qui demande beaucoup44 » : « Il me reste mille pardons à vous demander, ainsi qu’à maman, d’avoir autant tardé à vous parler de cela ; j’ai eu un peu de mauvaise honte […] » (Lettre 9).
L’expression de l’intimité est fondée sur un principe de confiance – elle ne doit a priori pas être révélée à autrui –, parfois explicité, parfois non. Entre intentionnalité affirmée et présence de l’implicite, une lettre dit quoi qu’il en soit toujours plus qu’elle ne prétend45. L’implicite est un lieu de l’intime : « Ne parle pas de mon indisposition tu sais pourquoi. » (Lettre 2). Cette courte phrase de Louis à son frère condense, par le biais de l’implicite, un double secret : la confidence doit être tenue secrète pour une raison elle-même secrète. L’indisposition de Louis fait ici l’objet d’une confidence de frère à frère, qui ne doit pas être divulguée à autrui ; cette confidence peut tout de même s’écrire et de fait, elle est écrite. En revanche, la raison pour laquelle elle doit être tenue secrète est tue, alors même qu’elle est connue des deux protagonistes. C’est le signe redoublé de l’intimité, au sens de relation étroite, entre deux frères qui n’ont pas besoin de s’exprimer explicitement pour se comprendre et se préservent ainsi d’un tiers lecteur potentiel.
Il revient ainsi à l’historien d’essayer de déceler ce qui est dit en creux, à l’aide de la confrontation avec d’autres lettres de la correspondance par exemple. Une lettre ne doit pas être étudiée seule, mais située dans les interlocutions qui la précèdent et la suivent46. Elle est le maillon d’une chaîne et suppose l’existence d’autres énoncés auxquels le sien se rattache47. De même que l’implicite, l’évidence informative, le quotidien banal, en un mot ce que Roger Chartier appelle l’épistolarité « sans qualité », sont à décrypter48. Les lieux de la « mise en scène épistolaire49 », lieux apparents de la convention et de la banalité, tels que le vocatif du début ou la formule finale, s’ils ne sont pas à sur-interpréter, peuvent être l’acmé de l’expression affective50. On peut prendre exemple sur Arlette Farge qui saisit l’intime dans l’archive judiciaire et qui, dans « les incidents plus qu’ordinaires, les personnages communs », traque les singularités, les « éclats de vie, intenses et contradictoires, […] toujours complexes, pour tirer d’eux le maximum de sens51 ».
Peut-on vraiment traquer l’intime ?
Si l’intime n’est pas absent de la correspondance familiale, il est d’autant plus difficile à cerner et à étudier qu’il n’y pas de définition précise de la notion. L’intime apparaît comme un « domaine-limite » de l’historien, ce qui nous invite à beaucoup de prudence quant à la possibilité de le traquer.
Le prétendu « droit au secret » de l’intime peut être pris à contrepied, si l’on nuance l’idée que l’intime est forcément ce qui n’est pas dit. Certains sujets ne sont pas abordés, par pudeur. D’autres qui peuvent nous paraître pudiques ne sont pas nécessairement de l’ordre de la confession pour leur auteur et sont évoqués. Si Louis de Beer expose ses sentiments pour Manuella, c’est probablement parce que le choix d’une future épouse est lié à l’intérêt de la famille, comme le montre la juxtaposition de l’expression des sentiments et de la situation sociale du père de la bien-aimée : « Depuis plusieurs mois, j’ai été accueilli dans la maison du Cito. Cordiglia, Commissaire général des Relations Commerciales de la Rép. de Gênes à Naples. J’aime beaucoup une des demoiselles Cordiglia, et j’en suis aimé. Elle est belle et bonne, et il m’est impossible de renoncer aux sentiments que je lui ai voués. Son père est un négociant, très riche encore, malgré les pertes considérables qu’il a éprouvées dans la révolution de Naples. Sa fortune va de jour en jour en s’augmentant. » (Lettre 9).
Lettre 11, Louis demande à son père, à propos de son futur mariage potentiel, « de ne point parler encore de tout cela », car il craint « les mauvais plaisants dans les affaires manquées. » Son honneur et sa réputation sont en jeu, plus que le dévoilement de son intimité. De même, il craint les lettres ouvertes pour ce qu’elles pourraient révéler à autrui sur les affaires de sa famille, qui ont davantage trait au patrimoine et aux finances qu’aux mouvements de l’âme : « soyez même réservé quant [aux lettres] de nos affaires de famille que vous ne voulez pas que tout le monde sache ; car toutes les lettres, sans exception aucune, sont ouvertes dans ce pays exécrable » (Lettre 4).
Partir en quête d’une définition de l’intime, comme nous l’avons fait dans les pages qui précèdent, n’est certes pas un effort inutile : où l’on aura constaté combien cette définition est variable, chez les historiens, et combien les frontières de l’intime, du point de vue des hommes au tournant du xviiie siècle, étaient de fait mouvantes, en perpétuel réajustement. Dès lors, la prudence nous incite à mener la réflexion, non pas tant sur la base d’une définition théorique, qu’en partant des objets mêmes que nous offre la correspondance52. Or celle-ci, fréquemment, se révèle être son propre sujet : « Nos lettres se croisent, à ce qu’il me paraît : tu n’as pas reçu ma dernière je crois. Du moins pas un mot dans la tienne ne l’indique. Il faudra pour l’ordre de la correspondance commencer les lettres par un j’ai reçu […] » (Lettre 3). D’une certaine façon, la matière essentielle de l’échange épistolaire est l’écriture des lettres elles-mêmes53. Le chercheur est souvent tenté de faire perdre à l’épistolaire sa qualité d’objet d’étude spécifique pour le transformer en moyen destiné à éclairer un autre objet qui apparaît plus concret. Or l’étude de la pratique épistolaire, de la mise en scène de l’auteur en tant qu’auteur, dans ses lettres, permet de traquer, si ce n’est l’intime, du moins la singularité du scripteur.
La notion de « stratégie54 », si on l’utilise avec les précautions nécessaires, est pertinente pour questionner l’écriture épistolaire. Non pas pour faire de la correspondance familiale un espace dominé par des « logiques établies55 » auxquelles les épistoliers devraient se soumettre et que le chercheur se contenterait de dévoiler, mais pour faire apparaître la singularité du scripteur en repérant ses choix et ses contraintes. L’impression d’intimité sans artifice, de dévoilement franc, peut être feinte et, par là même, permettre à l’historien d’interroger le texte sur l’identité de l’auteur. « Permets-moi de te parler franchement », écrit Louis à son frère le 13 mai 1809 (Lettre 19), avant d’émettre pour la première fois de la correspondance des sentiments négatifs au sujet de son beau-frère Parade. Peut-on vraiment savoir quand Louis de Beer est franc ? Si, selon Alain Corbin56, ce qui est écrit a bien été éprouvé, encore faut-il savoir ce que Louis de Beer mettait derrière l’adverbe « franchement ». Était-il hypocrite quand il disait qu’il appréciait beaucoup Parade ? Ou bien cet accès de franchise n’est-il que l’expression d’un sentiment éprouvé suite à une cause directe, la mort de son père, qui fait de Parade un concurrent à l’héritage ? Préciser que l’on parle « franchement » relève bien d’une stratégie d’écriture, qui rend le destinataire attentif et disposé à croire ce qu’il lit.
La correspondance familiale offre enfin un avantage : un même fait peut être écrit à plusieurs personnes dans des lettres différentes. Leur confrontation permet d’observer comment et dans quel but différents discours étaient utilisés.
La mise en scène de l’auteur dans les lettres invite l’historien à les considérer comme des autoportraits. Contrairement au diariste, mais comme le mémorialiste (sans son regard rétrospectif), l’épistolier confère une unité au désordre ou au hasard des évènements. Ainsi s’élabore l’autoportrait. La relation entre la lettre et son auteur conduit aussi à parler de « personnage épistolaire » pour désigner l’épistolier. Si, dès lors que le « moi » est exprimé, il est mis en scène, alors c’est bien en personnage que l’auteur apparaît dans ses lettres. Il se constitue dans le choix d’un ton, d’un registre, dans des récurrences thématiques57, en fonction du destinataire aussi, qui se fait spectateur, public bien que personne a priori intime : « Notre pauvre père était non seulement l’objet de ma vive tendresse, il était mon soutien dans ma carrière, mon public […] » (Lettre 18). Mobilisée avec prudence, la psychanalyse peut fournir des outils intéressants pour questionner le va-et-vient entre l’épistolier et sa lettre. L’épistolier travaille sa lettre autant que sa lettre le travaille58. Le passage à l’écrit fait opérer à l’épistolier une descente en soi. Par le geste même d’écriture, la lettre agit sur celui qui l’envoie, comme elle agit, par la lecture, sur celui qui la reçoit. Quand on écrit, on lit forcément ce que l’on écrit, enseigne Sénèque59. Poser la question de la réflexivité induite par le passage à l’écrit paraît tout aussi intéressant et plus prudent, que celle de l’intime. La mise en abyme que constitue la représentation, dans la lettre, de l’épistolier en train d’écrire, serait le portrait du personnage épistolaire par l’épistolier et, en quelque sorte, l’apothéose de l’existence du personnage épistolaire.
L’évocation de l’autre appartient également à la mise en scène de soi. Comme s’il était plus facile de connaître l’autre que soi, l’écriture épistolaire commence par prendre en compte l’identité du correspondant60. L’autre apparaît comme un auxiliaire sur lequel on s’appuie pour parler de soi : l’épistolier évoque systématiquement le destinataire, dans un besoin de se figurer qu’il est en présence de celui qui le lira61, comme si, sans cela, il lui était impossible d’exprimer ses sentiments. Évoquer l’autre est aussi un moyen de se situer par rapport à lui : « La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste », écrit Beneviste62. Ainsi Lettre 2, alors que Louis écrit à son frère pour le conseiller, il en profite pour parler de lui par contraste : « Cependant, et je t’en félicite, ta catastrophe n’a pas été aussi terrible. Seulement du rang d’ambassadeur te voilà redevenu charlot le ribeauvillain et rien de plus. Cherche un remède à cela dans ta philosophie et tout sera bon. Moi fier parisien je ne suis pas aussi content que toi ; je suis si dégoûté de n’avoir réussi en rien, de ne pas même voir la possibilité de faire de moi quelque chose, que j’en conserverai le Spleen en sæcula sæculorum ». La présence de l’autre dans la lettre a pu amener des chercheurs à affirmer que l’adresse n’était que simulée et qu’en réalité, la correspondance retournait son message à celui qui en avait été le destinateur : « La lettre, si hypocritement adressée à autrui se complaît avant tout dans le culte du moi. Rien de plus fortement subjectif, de plus insidieusement complaisant même que l’épistolaire où l’autre est mon miroir : je ne lui écris que pour mieux me lire, mieux m’identifier à moi-même63 ». Prendre l’autre comme un miroir, c’est lui conférer le pouvoir de nous renvoyer une certaine image de nous-même. Ainsi, l’épistolier n’est jamais présent de la même manière dans ses lettres en fonction de celui qui, le temps de la lettre, est son miroir : le destinataire.
La correspondance familiale, si elle est régie par de nombreuses règles, laisse tout de même une place aux confidences et offre un accès aux sentiments, aux émotions du scripteur. La richesse de la correspondance de Louis de Beer invite à la considérer comme un tout et non à isoler « l’intime », qui semble presque insaisissable, faute de définition stable, définitive de la notion. Cependant, grâce à l’imbrication étroite entre écriture de soi et identité, la correspondance prise dans son ensemble permet de saisir l’évolution d’une identité, unique mais diversifiée, ainsi qu’une singularité. Si chercher à connaître ce qu’il y a de plus profond chez l’individu revient à peu près à courir après des chimères, on peut trouver dans les lettres le caractère unique d’un individu, « les écarts [qu’il] construit avec la norme », « préservant ses libertés et défendant ses autonomies64 ».
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Avertissement concernant les principes de transcription
Nous proposons une version modernisée du texte assortie de notes de bas de page qui permettent de contextualiser, voire d’expliciter les propos de Louis de Beer.
Nous avons numéroté les lettres et indiqué le destinataire.
Les passages écrits de la main du père de Louis de Beer à la réception des lettres, sont indiqués en gras.
Les passages en langue étrangère sont indiqués en italique.
Nous indiquons [mot illisible] lorsque nous n’arrivons pas à déchiffrer un mot. Nous indiquons entre crochets les lettres ou les mots que nous supposons, qui sont illisibles à cause d’une feuille très abîmée rendant le déchiffrage difficile, mais seulement dans le cas où le contexte nous permet d’être quasiment certaine de ce que nous indiquons.
Nous avons fait figurer la signature systématiquement en bas à droite, pour plus de clarté.
Nous avons conservé les passages soulignés par l’auteur. Ainsi, quand un mot est souligné, c’est Louis de Beer qui souligne.
Le père de Louis de Beer abrège le nom des mois de cette façon : « frimr » pour « frimaire », « brumr » pour « brumaire », etc.
Louis abrège le mot allemand und (« et ») par un simple u surmonté d’un signe diacritique caractéristique.
Pour deux prénoms féminins, Manuella (ou Manuela) ainsi que Mina (ou Minna), Louis oscille sans cesse entre deux orthographes. Nous avons choisi de conserver ces inadvertances, ces lapsus peut-être, comme potentiellement intéressants. (Il s’agit de fait, comme on le constatera à la lecture des lettres, de deux femmes essentielles, dans la vie de Louis.)
Quant aux quelques fautes orthographiques qu’il arrive à Louis de Beer de commettre dans les passages en langues espagnole et italienne, nous avons de même fait choix de les conserver, lorsqu’elles paraissaient pouvoir être révélatrices – en l’occurrence, d’une assimilation plus ou moins complète, jamais entièrement parfaite, de la culture des divers territoires où Louis sera successivement envoyé en tant qu’administrateur.
Les 21 lettres sélectionnées ici l’ont été pour leur pertinence dans le contexte du dossier thématique « Affects, émotions, convictions : l’intime et l’historien ». On y verra en effet, au fil des années 1791 à 1813, se mêler intimement – et non sans difficultés éprouvées par le narrateur – le privé et le public, ambitions professionnelles et aspirations toutes personnelles, désirs amoureux et devoirs familiaux, etc. À la suite de notre édition, le lecteur trouvera enfin trois photographies de lettres ; ceci, afin de procurer un aperçu de la matérialité de ces archives épistolaires.