Je remercie Leila Sebbar pour les copies des lettres manuscrites de Prosper Baccuët à sa mère. Voir Leïla Sebbar, Voyage en Algéries autour de ma chambre. Abécédaire, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour, 2008.
Au cœur de la conquête de l’Algérie, des militaires entreprennent la description artistique et scientifique des territoires dans un souci de vérité, de spontanéité et d’exactitude, face à un objet inconnu et troublant par sa complexité. Les peintres militaires de cette génération se trouvent ainsi engagés dans une constante recherche visuelle d’un Orient qui, de fait, ne cesse de leur échapper. Suite au développement des transports, davantage d’observateurs civils et militaires tentent le voyage en Orient et entrent en compétition afin de créer et de diffuser un ensemble d’images et de savoirs inédits. Chacun ajuste, recompose, en fonction des idées et des formes qui circulent par ailleurs sur le marché de l’art orientaliste, véritable mouvance dans toute l’Europe. Dans cette quête frénétique d’objets et d’images placés en-dehors des perceptions quotidiennes, la position des peintres militaires se révèle singulière1. Ces hommes s’acharnent à résoudre les difficultés matérielles et les tensions d’une conquête visuelle du territoire algérien jamais encore systématiquement réalisée, à une période où la photographie n’est qu’à ses débuts. Dans des conditions extrêmes, certains militaires éprouvent le besoin vital de laisser trace de leur expérience de découverte, que ce soit par les mots ou par les formes et les couleurs. La plupart d’entre eux déplorent n’avoir pas les soutiens financiers nécessaires pour exposer à l’échelle de la métropole les divers aspects visuels de l’Algérie. Ils se plaignent souvent de leurs faibles avancements ou du manque de reconnaissance symbolique en tant qu’artistes ou savants. Ces officiers font en quelque sorte figure d’esthètes dans un conflit redoutable, peu conciliable avec leurs sensibilités artistiques. Militaires de la périphérie et des marges, ils ont pour objectif de diffuser leurs images au public de la métropole et au-delà. Pour cela, ils doivent d’abord enquêter sur le terrain auprès des populations, communiquer avec elles et tenter de les comprendre, mais également s’allier aux agents coloniaux : officiers militaires et médiateurs locaux, interprètes et informateurs2 ; puis, au retour du voyage, s’adapter au marché artistique parisien du milieu du xixe siècle. Pour accéder au statut d’artiste, les peintres militaires cherchent l’appui des critiques qui les aideront à obtenir des commandes officielles et à saisir les opportunités de ce marché culturel libéral. Leur volonté d’autonomie dans la pratique artistique les pousse dans une furieuse course d’obstacles face à une multiplicité de rapports de force sans cesse mouvants. Ils créent un outillage conceptuel et visuel qui s’élabore sur le terrain, et qui permet de concurrencer dans les domaines archéologique et artistique les spécialistes de chacune des disciplines. Les officiers acquièrent la main de l’artiste et une technique spécifique pour composer l’image là où le chaos décime et agresse en profondeur. En tant qu’artistes militaires ils engagent une réflexion autonome sur la pratique du dessin et de la peinture en territoire de guerre. De là naissent des disjonctions et des tensions qui les traversent eux-mêmes et les désolidarisent de leur environnement militaire et colonial. Cependant, des règles académiques ou normatives leur sont assignées afin de construire un espace intelligible et homogène. Un langage s’élabore, ici le langage visuel qui sert à unifier et contrôler l’ensemble des paysages méditerranéens. Mais rarement les militaires obtiennent de leur hiérarchie la valorisation de leur travail créatif ; leur carrière dans l’armée est souvent entravée par leur choix de se consacrer à cette quête visuelle du territoire algérien.
Ces problèmes de statut et de lutte dans la pratique artistique se retrouvent dans le cas de Prosper Baccuët, officier de cavalerie et peintre militaire3. Né à Paris en 1797, il participe aux campagnes d’Italie de 1813 à 1815, puis entre dans l’atelier de Louis Étienne Watelet, peintre de paysage classique. Grâce à ses compétences artistiques et militaires, il est détaché vers 1828 en Grèce au sein de la commission scientifique4. Il collabore pour la première fois avec le botaniste Bory de Saint-Vincent (1778-1846) qui le charge de relever les paysages méditerranéens de Morée dans un contexte de guerre parfois extrêmement brutal5. Baccuët élabore ainsi un album de 54 dessins aujourd’hui conservé à la bibliothèque Gennadius d’Athènes6, travaux sous-tendus par un projet encyclopédique d’exploration du monde méditerranéen. Le colonel Bory de Saint-Vincent relate dans une lettre d’avril 1830 les méthodes et les objectifs de sa collaboration avec Prosper Baccuët, spécialiste des vues géologiques et instantanées :
Je ne négligeais point d’esquisser […] divers sites frappants des lieux où j’avais des raisons de croire que mes confrères n’avaient point été, et surtout d’en faire dessiner un grand nombre par M. Baccuët lieutenant de la Garde Royale qui utilisait, en qualité de peintre de la première section, les loisirs de la paix ; l’exactitude de ce collaborateur n’a d’égale que la rapidité avec laquelle il exécute ce qu’on lui demande. Les travaux que je lui fis faire ne sont jamais des doubles emplois de ce qu’ont dû accumuler nos collègues des autres sections ; ils ont toujours eu pour objet principal des circonstances géologiques pittoresquement représentées : ces vues en assez grand nombre, avec des plans partiels de divers points importants jusqu’ici mal ou non figurés, ou de plusieurs îles de l’Archipel, feraient partie du nombre des planches que je désire conserver au contingent des sciences physiques, c’est-à-dire à la première section7.
La carrière militaire de Baccuët se trouve ainsi modifiée par l’expérience de la Grèce. Les notes d’inspection de sa hiérarchie soulignent le profil particulier de cet officier aux talents d’artiste8 : en 1832, le lieutenant général Gentil de Saint-Alphonse estime que « le capitaine Baccuët est un officier plein d’ardeur et de capacité ; s’étant livré à l’étude des beaux-arts, son instruction militaire a pu en être ralentie ; mais il a tout ce qu’il faut pour se mettre à la hauteur de son emploi » ; en 1839, le lieutenant général Louis-Eugène Cavaignac (1802-1857) met en relief ses capacités singulières de paysagiste : « Très bon capitaine et sujet distingué par une instruction militaire complète, une conduite parfaite des talents divers et surtout par une passion pour la peinture qui est justifiée par des succès ».
Après plusieurs tentatives auprès de l’administration militaire, Prosper Baccuët est nommé en août 1839 membre de la Commission scientifique d’Algérie9. Pendant deux ans, il séjourne sur place et parcourt le pays d’ouest en est pour y dessiner des sites inconnus, accompagnant à plusieurs reprises les colonnes expéditionnaires. Par la suite, il obtient une série de prolongations lui permettant de terminer ses travaux graphiques. En mars 1845, sur la frontière entre l’Algérie et le Maroc, il effectue une deuxième mission avec le peintre de bataille Horace Vernet (1789-1863)10, repérant les lieux de la bataille d’Isly remportée contre les Marocains par le général Thomas-Robert Bugeaud (1784-1849). Le ministre de la Guerre l’autorise ainsi « à accompagner M. Horace Vernet dans la tournée artistique que ce peintre va entreprendre en Algérie, d’après les ordres du roi11 ». En juillet 1845 Baccuët aurait par ailleurs participé avec Théophile Gautier (1811-1872) et Noël Parfait (1813-1896) à l’expédition de Kabylie. Sa spécialité de dessinateur et son expérience de l’Algérie auraient convaincu Théophile Gautier de l’associer à son projet inachevé de Voyage Pittoresque en Algérie12.
Pendant la durée de sa principale enquête en Algérie, de 1839 à 1841, Baccuët adresse à sa mère des lettres intimes et sincères (environ quarante pages inédites), venant compléter par leurs renseignements les aquarelles et dessins exécutés sur place, ainsi que les collections d’objets (costumes, armes et parures) rapportées du pays. Cette correspondance, qui nous procure le calendrier précis des déplacements de Baccuët, témoigne en outre de ses luttes pour construire une certaine image de l’Algérie, dégagée des stratégies politiques et conforme à des objectifs scientifiques et artistiques. Elle révèle, chez l’artiste et militaire, une réelle complexité des affects : dénonciation et résistance pour une part, mais qui ne neutralisent pas totalement les effets de la propagande finalement mise en place sous la monarchie de Juillet. Dans ces lettres, Baccuët témoigne d’une liberté de conscience qu’on trouve également chez d’autres voyageurs européens, eux-mêmes pris dans des projections, des identifications et une ambivalence des affects qui les travaillent dans la durée.
L’exploration scientifique et artistique de Prosper Baccuët débute dans l’Algérois, puis s’étend dans l’Oranais. De décembre 1839 à avril 1840, le peintre reste ainsi en mission autour d’Alger13. Il poursuit plus à l’ouest sur la côte méditerranéenne et arrive à Cherchell, travaillant et se battant près des vestiges romains jusqu’en mai 1840. Puis il enquête cinq mois à Oran, la région natale d’Abdelkader (1808-1883)14. Il y subit le moment le plus terrible de l’insurrection menée par Abdelkader, après l’expédition des Portes de Fer (1839) par le duc d’Orléans (1810-1842). Prosper Baccuët entre alors dans le cauchemar de la guerre ; il observe les désastres perpétrés de part et d’autre et les traduit plastiquement en peignant sur le motif (figure 1). Sur son terrain d’enquête, il s’efforcer d’observer le plus possible d’éléments (paysages, costumes, attitudes et scènes), données graphiques et picturales qui, recomposées, recréées, aboutiront finalement aux images « orientalistes ».
Lorsqu’il arrive à Alger en décembre 1839, il est frappé par les bassesses et les rivalités qui gangrènent les relations entre colons. Cette déception le poursuit et le rend acerbe tout au long de sa mission. Il évolue dans un huis clos où le danger n’est peut-être pas omniprésent, mais où l’ennui et la nostalgie empoisonnent le quotidien15. Bien vite, le peintre militaire mesure cependant les richesses qu’offre chaque jour la vie d’Alger. Il se confronte au spectacle de ses rues et de ses temporalités diverses. Dans sa vaste entreprise de saisie et de compréhension des objets, besogne importante qui ne lui laisse aucun temps libre, il prendra pour modèle la Commission d’Égypte et ses hordes de savants. Chez Baccuët, on observe par ailleurs une association étroite entre les travaux qu’il mène dans les domaines artistique et scientifique, et des pulsions, une violence vis-à-vis des adversaires musulmans. Les percevant comme des sauvages, il se détermine à les combattre à mort :
Il faut leur couper la tête, il n’y a pas à se fier à eux, point de quartier, vengeance et hécatombe ; pour mon compte moi bon, et doux, autant j’en trouverais autant j’en tuerais ; ainsi tu vois que la guerre cruelle est déclarée.
Je ne pense pas que cela doive rien faire à la commission scientifique, car en se rappelant de l’Égypte tous les travaux que les savants d’alors ont faits, ont été exécutés sous les boulets16.
Parmi ses modèles, le peintre militaire réinterprète les scènes élaborées par Alexandre Decamps (1803-1860)17. Cet artiste, sans doute le plus évocateur des lumières du Maghreb, est alors celui qui sait rendre l’image la plus juste de l’Orient, stimulant des expériences et approches visuelles multiples de la société en Algérie. Lorsque Baccuët déambule dans la médina, il rattache immanquablement ses impressions et ses visions aux œuvres du grand maître. Et de s’étonner, comme Eugène Delacroix (1798-1863) en 1832, de ne pas voir davantage d’artistes parcourir cet espace inouï :
Je travaille à force, ce pays est fertile en matériaux et à Alger même il y a pour un peintre, un dessinateur assez de quoi faire ; à mon avis de tous les artistes de l’Orient Decamps a toujours la palme, il a tout bien compris, bien rendu quoi qu’en disent ses détracteurs ; je ne comprends pas que les peintres un peu à leur aise ne viennent pas ici où ils auraient à faire quitte à composer leurs tableaux à Paris18.
Alexandre Decamps a notamment formé la manière de voir du duc d’Orléans19, l’un des plus grands mécènes de l’époque romantique, qui, découvrant le territoire algérien en 1835 et 1840, mêlera, aux postures, mouvements, formes et couleurs du monde de l’Islam tel qu’observé et remémoré, les tableaux orientalistes du maître. En juin 1840, au château de Villiers, à Neuilly-sur-Seine, le duc d’Orléans décrit, dans une lettre à son secrétaire Alfred-Auguste Cuvillier-Fleury (1802-1887), ce phénomène de remémoration qui associe intimement l’image orientaliste (figure 2) aux impressions dévoilées et au moment vécu en Algérie :
Je désire, Monsieur, placer chez vous le portrait fait par Decamps de quelques-uns de ces enfants musulmans que nous avons si souvent observés ensemble dans les rues d’Alger, et dont nous ne nous lassions pas d’étudier l’étrange physionomie. Je tiens à ce que vous ayez toujours sous les yeux un souvenir qui vous rappelle notre voyage d’Afrique en 1840. C’est une époque marquée pour votre élève par son début dans le métier des armées20.
Les images créent ici des grilles de lecture interférant avec le monde social observé. Elles agissent comme des filtres à travers lesquels les voyageurs perçoivent et se remémorent les coutumes et les pratiques. Or Baccuët en est bien conscient, quand il s’applique à déconstruire certains clichés et à élaborer sa propre image, en se confrontant au milieu scientifique, en accordant toute leur importance aux découvertes en cours dans les divers domaines de la connaissance et du visuel.
Au sein de la Commission scientifique de l’Algérie, il côtoie notamment le célèbre saint-simonien Père Enfantin (1796-1864)21, avec lequel il échange sans doute des idées au sujet de la colonisation et du peuplement en Algérie. Dans ses lettres, le peintre militaire n’occulte pas les rapports de force s’exerçant sur l’entreprise scientifique et sur l’activité de chacun des membres de la Commission. Du point de vue de sa méthode, il s’agirait de décloisonner vraiment les savoirs et les disciplines, afin de pouvoir toucher sans contrainte aux objets les plus variés de ce territoire. Vers la fin mars 1840, Baccuët prend par ailleurs conscience à Alger de la résistance très forte des populations musulmanes et de leur repli face au dessinateur d’images impies ; il découvre assez vite l’importance de l’islam au sein de cette société qu’il ne peut approcher que superficiellement. L’enquête visuelle s’inscrit dans des relations de pouvoirs particulières :
Il est très difficile de faire le croquis des Arabes car ils ne peuvent supporter qu’on les dessine, l’Arabe le plus misérable ne se laissera pas faire sa figure pour tel argent que ce soit, et ils l’aiment beaucoup cependant, mais ils sont persuadés qu’ils mourront dans l’année si un Roumi ou chrétien fait leur portrait, aussi il faut les saisir au vol et de chic. Decamps seul les a bien attrapés22.
Les peintres de cette période sont fréquemment confrontés à ces formes de résistance, et la plupart déplorent également les mutations engendrées par la colonisation, oubliant le plus souvent les capacités qu’ont ces sociétés à rebondir par elles-mêmes. En avril 1840, Baccuët s’exprime ainsi sur les effets néfastes de la présence coloniale, qui lui donne la nausée et le pousse à dénoncer l’ampleur des vices et la multiplicité des relations de pouvoir opérant à tous les niveaux :
J’ai beau m’armer de philosophie et voir les choses tranquillement dans ce pays, depuis cinq mois que j’y suis je ne puis m’y habituer, et je le trouve dégoûtant, tout ici est corrompu, gâté, mœurs, végétation, agriculture, architecture, ornements, par nous autres Européens, nous sommes un vrai fléau pour ce beau pays parce que chacun y vient pour faire fortune, pour y faire un passage de cinq ou dix ans, peu importe ce qu’on laissera après soi pourvu qu’on vive à sa guise ; depuis la plus haute sommité jusqu’à la dernière c’est du vice, les femmes turques sont corrompues, les juives il ne faut pas en parler, les dames françaises comme on voudra les appeler sont encore pires, on ne voit en général que des ivrognes et malheureusement sous ce rapport les Arabes et leurs femmes nous ont imités ; je t’avoue que je suis indigné quand je vois un de ces hommes gris, une de leurs femmes. Bref je ne trouve pas cela édifiant, et ce clergé qui est ici cela fait pitié, les curés ribotent, les sœurs font des enfants, enfin tout est scandale ici, je suis peut-être un peu sévère, mais je vois ainsi ; quant à l’armée elle est brave et se bat bien, mais grand Dieu que d’ambitions, que de mécontentements, que d’injustices, que de coteries23.
Confronté à la colonie, avec sa violence, ses névroses, Baccuët exprime lucidement son profond dégoût. Pendant sa longue traversée de l’Algérie, il note l’absurdité du système d’oppression et d’expropriation instauré depuis peu, et qui s’intensifiera sous le Second Empire sous la pression des colonistes. Mais il s’enthousiasme en même temps des possibilités de découvertes scientifiques et artistiques. Acquérant une autonomie dans ses créations graphiques, évoluant dans la solitude de ses trouvailles, il se dissocie des autres militaires uniquement préoccupés, eux, par les pillages et les exactions. Dans l’Oranais, fin juillet 1840, il note le nombre important de motifs picturaux, de paysages ou d’objets inconnus que le soldat ne pourra jamais saisir ni comprendre. Les données de sa culture visuelle sont désormais bouleversées par l’expérience de l’Orient. Durant la conquête de l’Algérie, différents rapports au monde, différentes temporalités coexistent ainsi de façon incommensurable :
J’arrive de ma tournée […], j’ai vu des choses neuves pour moi et pour d’autres, tout à fait nouvelles, car le troupier d’Afrique n’observe pas, il ne pense qu’à son individu, à sa diarrhée, à son avancement, et à se procurer une femme ; tel est en général le troupier d’Afrique, à quelques exceptions près bien entendu24.
Consacrée à la province de Constantine, la seconde partie de sa mission sera pour Prosper Baccuët le moment le plus riche en découvertes et impressions (figure 3), mais aussi l’étape la plus éprouvante, dans ses marches et ses combats. Les lettres de Constantine traduisent la complexité de ses affects et la difficile position du peintre militaire soucieux d’une certaine autonomie face aux différents pouvoirs militaires et politiques. De novembre 1840 à janvier 1841, il séjourne à Bône, puis travaille et recueille ses matériaux durant trois mois à Constantine, sa base arrière. En colonne expéditionnaire, il traverse la région de Sétif (juin 1841), et revient enquêter jusqu’en septembre 1841 à Constantine sur les lieux que découvre en 1846 le peintre Théodore Chassériau (1819-1856)25. Il marche ensuite vers Philippeville (septembre 1841) et explore pendant deux semaines la Kabylie. En octobre 1841, il est à nouveau à Constantine et accompagne pendant deux semaines une colonne militaire qui sillonne la région des Aurès. Après ces nombreuses expéditions dans l’Est algérien, il aurait finalement embarqué pour la France.
Aux premiers temps de son séjour à Constantine, en avril 1841, Baccuët aura changé entièrement de territoires et de mœurs ; il y assiste aux répressions continues du général Négrier (1788-1848), et témoigne de la violence totale qui pénètre dans la ville26. Tandis que ces affres n’apparaissent que rarement dans les images créées sur place, c’est bien dans ses lettres que Prosper Baccuët voudra décrire le climat mortifère de cette conquête. Il lui faut rendre hommage aux corps des résistants qui tombent et montrer la haine réciproque des protagonistes de la conquête :
Depuis trois semaines nous sommes dans les exécutions, et pour ainsi dire dans le sang. […] En général tous ces Arabes meurent admirablement, pas un murmure, pas une plainte, une prière, ils s’agenouillent et la tête tombe, le corps reste exposé toute la journée sur la place ainsi que les têtes, là le troupier français, les fantassins stupides viennent plus ou moins faire des lazzis sur l’exécution ; roulent les têtes avec leurs pieds, c’est un spectacle dégoûtant, et malgré que je sois habitué à voir cela tous les jours je doute que je puisse m’y faire ; quoique dans ce pays on devienne cruel et féroce ; ainsi toute la journée ce sont des coups de bâton qu’on donne sur la place, deux cents, trois cents, ce sont des cris continuels et insupportables, le soldat français en rit, toute espèce de pitié a disparu chez ces hommes, ici l’égoïsme seul domine ainsi que l’ambition et l’intérêt ; voilà pour les officiers ; le soldat est une bête brute, au moins aussi sauvage que les Arabes qu’il traite comme tel et ils sont beaucoup plus cruels qu’eux27.
Impuissant à stopper cette montée du chaos et de l’anarchie, conscient qu’elle remet en cause le projet de civilisation, l’artiste va travailler uniquement pour les besoins de sa création, se tenant à distance des rapports de force les plus brutaux. Lorsqu’il traverse un territoire au sein d’une colonne, témoin des exactions, c’est à nouveau dans ses lettres qu’il les évoque pour en montrer l’absurdité : « Dans une razzia que j’ai vu faire dernièrement, hommes, femmes, enfants et vieillards, tout y a passé sans pitié ; on dit que c’est le seul moyen d’en venir à bout, sous ce rapport c’est une terrible guerre28 ».
De fin juillet à l’automne 1841, Prosper Baccuët se trouve à Constantine dans l’objectif de finaliser l’élaboration de certains motifs picturaux (figure. 4), aménageant sans doute une sorte d’atelier pour y classer ses divers matériaux. Il envisage alors un retour rapide en France afin d’exposer au Salon et auprès des amateurs les nombreux motifs inédits de l’Algérie, comptant beaucoup, pour acquérir une autonomie financière, sur le caractère original de son approche du territoire algérien. En effet, peu d’artistes ont vécu le rythme des colonnes destructrices et ont vu d’aussi près les misères perpétrées au nom du projet colonial. Peu d’artistes ont élaboré une technique suffisante pour rendre compte de ce monde à la fois dangereux et stimulant :
Je me souviendrai de la vie dure et fatigante et parfois ennuyeuse que j’aurai menée ici, car je suis constamment vis-à-vis de moi-même. Heureusement que je travaille beaucoup et sérieusement pour des projets à moi pour l’avenir, et au reste dans la peine comme dans le plaisir, le temps s’écoule, s’en va, car voilà bientôt deux ans que je suis en Afrique. […] Aucun de mes collègues n’auront fait autant de courses que moi, en général ils n’aiment pas à se remuer, le fait est que c’est un métier de chien que de suivre l’armée29.
Les relations de pouvoir et la systématisation des violences coloniales font ainsi pleinement partie des conditions d’élaboration des images de Prosper Baccuët. Or, dans le même temps, lui-même n’aspire qu’à résister face aux stratégies politiques et militaires, pour négocier son autonomie artistique et scientifique. Il n’a de cesse de poursuivre, en tant qu’officier, ses études de terrain ainsi que ses confrontations aux populations musulmanes, juives et européennes d’Algérie, pour pouvoir exploiter ensuite, dans la durée, en tant qu’artiste indépendant, l’ensemble de ses connaissances et perceptions visuelles, ces matériaux nécessaires à la production d’images orientalistes.