Entre la fin de l’Ancien Régime et la Restauration, l’École des mines installée à Paris connaît de profondes transformations. Outre que son fonctionnement est révisé à mesure que les missions assignées au corps des Mines se précisent, l’institution investit successivement trois hôtels parisiens : l’hôtel de la Monnaie, quai Conti, à partir de 1778, puis la Maison des mines, rue de l’Université, à partir de 1794, enfin l’hôtel de Vendôme, rue d’Enfer (actuellement boulevard Saint-Michel), à partir de 1815. D’un bâtiment à l’autre, un espace spécifique est consacré à l’exposition des collections de minéraux.
Nécessaires aux enseignements dispensés par l’établissement, ces collections représentent un état du monde minéral et présentent un état du savoir minéralogique déployé sur une surface réduite offerte au regard1. Ces collections ont en commun d’exercer une fonction de médiation : chacune participe au processus par lequel le savoir se met en scène au sein de l’espace savant parisien. Ce dispositif joue un rôle particulièrement important au moment où le corps des Mines qui se constitue progressivement à partir des années 1780 cherche à trouver sa place dans le fonctionnement de l’État. Au delà de ces points communs, les collections de minéraux aménagées dans les locaux de l’École des mines laissent transparaître différents régimes de production d’images scientifiques2 que je voudrais mettre en lumière en explorant les pistes ouvertes par l’anthropologie des savoirs3.
De manière paradoxale pour une époque où les représentations de cabinets sont nombreuses dans les arts visuels4, il n’existe aucune image figurant les cabinets de minéralogie tour à tour aménagés dans les locaux de l’École des mines. Les sources disponibles pour écrire cette histoire pragmatique des collections de minéraux de l’École des mines sont pour l’essentiel textuelles. Il s’agit d’imprimés, d’extraits de périodiques ou de récits de voyage, de correspondances et de mémoires de savants, d’administrateurs ou d’ingénieurs. Autant de documents qui s’en tiennent aux mots pour décrire les dispositifs d’exposition mis en œuvre dans les locaux de l’École des mines.
L’exposition monumentale : les collections de Sage à l’hôtel de la Monnaie
C’est au sein de l’hôtel de la Monnaie qu’est installée la première collection de minéraux parisienne accessible au public. Elle s’impose comme un lieu hydride puisque la collection privée constituée par Georges-Balthasar Sage (1740-1824), commissaire aux essais de la Monnaie et membre de l’Académie des sciences, est rachetée par la monarchie en 1784, sans pour autant que toute ambiguïté entre collection privée et collection publique soit levée. Jusqu’à la mort de Sage, et même au-delà, jusqu’au règlement de sa succession, les contentieux sont multiples pour savoir quels objets doivent être regardés comme des biens de l’État et quels autres appartiennent à Sage ou à ses descendants5.
En 1778, Sage est autorisé, grâce à l’appui de l’inspecteur général des Mines, Jourdan, et du maître des requêtes, Valdec de Lessart, à créer à l’hôtel de la Monnaie une chaire de minéralogie et de chimie docimastique6. Cinq ans plus tard, le 19 mars 1783, l’École royale des mines y est établie7. Sage a alors réussi à convaincre l’entourage du contrôleur général des Finances que les savoirs qu’il enseigne sont nécessaires à l’exploitation économique des richesses minérales, et bien que n’ayant aucune expérience pratique des mines, ni aucun lien avec une exploitation particulière, il s’impose à la fois comme le directeur de cette École et comme un professeur de minéralogie incontestable8. L’École royale des mines occupe la salle d’honneur de l’hôtel de la Monnaie ainsi que les parties des galeries de l’étage supérieur du bâtiment. C’est dans ces espaces que Sage installe ses collections minéralogiques, faisant ainsi de son cabinet et du grand salon un lieu propice au développement de ses travaux de minéralogie docimastique9. Bon manipulateur, Sage donne beaucoup d’éclat à ses expériences, si bien qu’assez vite son public dépasse le cercle des élèves des Mines et s’élargit aux curieux10.
À la fin de l’Ancien Régime, l’École des mines est l’école de Sage. Bien qu’il soit entouré d’autres professeurs11, il donne son empreinte à l’enseignement qui y est dispensé, mais surtout, c’est là que se trouve « sa » collection minéralogique, c’est-à-dire un « cabinet qui renferme des échantillons de toutes les mines et carrières de France, des résultats des essais qui ont été faits, et des machines dont on se sert pour les expériences afin de pouvoir les faire connoître aux élèves qui se destineront à cette étude12 ». D’après la description qu’en donne Sage, ce cabinet rassemble 3549 échantillons lorsqu’en juin 1783 Douet de La Boullaye, intendant général des Mines, en accepte le rachat contre une rente viagère de 5000 livres et le paiement d’une dette de 27400 livres. L’année suivante, Sage fait paraître une Description méthodique du Cabinet de l’École royale des mines13. Ce catalogue qui rend public le contenu de la collection légitime la réputation du lieu et celle de l’homme qui l’a édifié. Cet ouvrage devient un outil puissant d’identification entre la réputation de Sage et celle de la collection. L’avertissement de la Description entretient l’ambiguïté quant au statut de cette collection. Il rappelle qu’elle résulte du travail accompli par Sage pendant 25 ans mais qu’elle constitue, en vertu de son achat par la monarchie, un « monument national14 ».
En dépit de ce transfert de propriété, Sage reste la figure tutélaire de cette collection puisqu’il l’organise d’après l’ordre systématique de « sa » chimie expérimentale dont il annonce la publication en 1784. Son ouvrage qui paraît deux ans plus tard en trois tomes15, expose la « doctrine » qui sert de base à ses cours publics de chimie et qui sous-tend l’organisation de la collection16. Sage se démarque de la simple logique d’accumulation, mais il n’utilise aucun des principes de classification connus à cette époque, ni Walerius, ni Romé de Lille. Il crée « sa » classification en combinant l’étude des caractères extérieurs des minéraux et les résultats des analyses qu’il effectue au sein du laboratoire de l’hôtel de la Monnaie. Pour chaque catégorie, il identifie les échantillons qui font partie de la collection : quatre pour l’eau, cinq pour les alkalis, onze pour les sels sédatifs, vingt pour le soufre, etc. La table synoptique de sa description ne présente aucun principe de hiérarchisation, les produits décrits sont énumérés les uns après les autres. Sage estime pourtant que la description de sa collection de minéraux revient à « produire un ouvrage qui fixera de plus en plus les connoissances minéralogiques17 ». Il établit donc une analogie entre la collection qu’il a composée et l’état du savoir minéralogique, c’est pour cette raison qu’il précise qu’il s’est attaché « à ne la composer que des espèces les mieux caractérisées, rejetant les variétés stériles pour l’instruction18 ». Quelques mois après son rachat par la monarchie, Sage sollicite la transformation de l’hôtel de la Monnaie. Les aménagements sont conçus par l’architecte Jacques Denis Antoine. Il propose de créer, au-dessus du salon central, une galerie intérieure pour accueillir les collections de minéraux, ainsi qu’un cabinet situé au premier étage et une bibliothèque censée recevoir des ouvrages de chimie et de minéralogie située au deuxième étage. Le cabinet de minéralogie doit abriter la collection des mines utiles à l’instruction, ces armoires vitrées sont censées former l’enceinte du cabinet où les cours de l’École des mines sont dispensés.
François Denis Née, Le cabinet de l’Hôtel des Monnaies, fin du xviiie siècle, gravure. Source : <http://euromin.w3sites.net/photosensmp/SAGE1.JPG>.
L’avertissement de la Description méthodique évoque, dès 1784, un projet de créer une collection complémentaire de la collection systématique, projet que Sage attribue à Calonne, le contrôleur général des finances qui est aussi à ce titre le directeur général des Mines. Sage présente cette collection comme le « tableau minéralogique » du royaume. Elle suppose de « rassembler les productions minérales du royaume & les distribuer par ordre de département19 ». Si Sage prévoit de verser certains de ses minéraux dans cette nouvelle collection, il imagine que les intendants pourront se charger de collecter ces échantillons. Un tel « cabinet national » qui abriterait les « richesses minérales » de la France, et permettrait de les exposer pour les faire connaître20 élargirait le public habituel de l’École des mines pour y associer d’autres curieux que ceux qui assistent aux leçons publiques de Sage. Ce projet tarde cependant à se mettre en place, faute d’espace adéquat. Sage y revient, en 1787, dans l’avertissement de son Supplément à la description méthodique du Cabinet de l’École royale des mines21. Il redit alors sa volonté de « mettre en évidence les productions minérales de la France » et la nécessité pour cela d’ajouter un espace qui donne 1600 pieds de surface de plus afin d’y déposer « la suite des mines nationales qui y seront rangées par ordre de département, de sorte que ces galeries offriront la géographie minérale de la France & feront connaître les richesses réelles de ce royaume22 ». Cette préoccupation n’est pas tout à fait neuve. En 1781, une Carte minéralogique de France, où sont marqués les différents terrains principaux qui partagent ce royaume et les substances particulières qu’il renferme sort de l’atelier de Dupain-Triel. Elle tente de rassembler sur une carte générale les données collectées par Guettard et reprend la subdivision de la France en trois « terreins (sic) principaux ». La table explicative est très détaillée, mais plus que les types de terrains, ce sont les « ressources particulières » qui priment ici. Le cartouche confirme d’ailleurs cette lecture puisqu’à la manière des planches de l’Encyclopédie, il met en scène les différentes étapes de l’exploitation des ressources minérales, de la décision à l’extraction. Malgré la convergence entre ce projet d’exposition et d’autres travaux en cours, les démarches de Sage restent vaines. En 1797, il adresse une pétition au Directoire exécutif pour déployer davantage sa collection au sein de l’hôtel de la Monnaie et solliciter la création de ce qu’il nomme un « musée des mines ». Dans son argumentaire il juge « intéressant pour la Nation de voir terminer un établissement utile au progrès de la minéralogie et le seul où cette science puisse être établie avec fruit, moyennant la description méthodique qui en est imprimée23 ». Le Directoire accède à cette demande et accorde à Sage trois galeries supplémentaires pour qu’il y déploie les échantillons qu’il a continué de rassembler depuis les années 1780.
À partir de l’an X, l’Almanach national consacre une rubrique au Musée des mines, qui s’insère entre la présentation du Muséum d’histoire naturelle et celle du Musée central des arts. Voici la description qui en est donnée après un bref rappel de l’histoire de cette collection et du rôle que Sage y a joué :
Le citoyen Sage s’est spécialement occupé à mettre de l’ordre dans cette collection ; il a disposé circulairement à l’extérieur de l’amphithéâtre des armoires qui renferment presque tout ce qui est connu en minéralogie ; il en a publié une description méthodique.
La galerie octogone qui règne au-dessus de l’amphithéâtre ellyptique renferme de grands échantillons de différens genres de minéraux.
Une des grandes galeries latérales offre une partie des mines de France, rangées par ordre de départemens.
La nouvelle galerie transversale renferme les modèles des fourneaux & des machines employés à l’exploitation des mines.
La troisième galerie est aussi destinée à contenir les mines de France, dont les essais et les produits sont renfermés dans un cabinet particulier
Le C. Sage a recueilli des marbres, des porphyres, des granites rares dont il a fait faire, à ses frais, des tables qui décorent les galeries.
Le salon où est le musée des mines a été décoré d’après les dessins de M. Antoine, architecte célèbre ; les sculptures sont de M. Gois ; les peintures de M. Renou & celles qui imitent les camées sont de M. Forti24.
Cette description est reprise à l’identique dans toutes les éditions de l’Almanach jusqu’en 181325. Sage y est présenté comme administrateur et professeur, il dispense un cours gratuit quatre fois par décade (puis trois fois par semaine à partir de 1806) ; Trumeau de Vozelle en est le conservateur. L’Almanach a, semble-t-il, constitué une source essentielle pour bon nombre de voyageurs venus à Paris. C’est le cas de Blagdon qui effectue un séjour à Paris en 180226. Dans son récit, il détaille la disposition du Musée des mines en se conformant aux indications de l’Almanach qu’il agrémente de quelques détails, liés notamment à la personnalité de Sage. La description publiée quelques années plus tard dans le Pariséum de Blanvillain est plus succincte mais elle emprunte les mêmes informations à l’Almanach. On y apprend aussi que l’ » on trouve chez le gardien le catalogue de tous les objets de cette intéressante collection27 ». La formulation est ambiguë et ne permet pas de savoir s’il s’agit d’un exemplaire de la Description publiée en 1784 ou d’un autre document.
Du point de vue du droit, la collection de minéraux de l’École des mines est un bien de la monarchie. La description de 1784 et son supplément de 1787 sont regardés comme l’inventaire des objets acquis par l’État ; tous ceux achetés ultérieurement par la Sage lui restent acquis. Dans les faits, cette collection est gérée et organisée comme s’il s’agissait encore de la collection personnelle de Sage28. En 1804, deux membres du corps des Mines, Lelièvre et Besson, sont chargés d’identifier, au sein de l’hôtel de la Monnaie, les biens de l’État et les biens de Sage. Le procès-verbal qu’ils dressent suggère que Sage s’est efforcé de bâtir à l’hôtel de la Monnaie une « belle » collection. Ils notent au début de leur inventaire :
il a sacrifié une partie de sa fortune pour remplir les lacunes de certaines parties d’instruction, pour acquérir les minéraux nouvellement découverts et pour répandre à propos dans le cabinet des objets curieux qui servent autant à la décoration qu’à l’instruction et ont contribué à le rendre un des objets d’admiration et de curiosité pour les étrangers, tant pour la beauté du local, le choix des minéraux, le goût qui a présidé à leur arrangement que par la grande propreté et le soin dont tout est conservé29.
Admiration, décoration, curiosité sont des attributs qui font écho à la monumentalité prêtée par Sage à ce lieu. Les objets exposés en témoignent eux mêmes : Lelièvre et Besson notent qu’un grand nombre de pierres ont été « travaillées ou polies, soit pour faire connaître les organisation ou tissu intérieur qui décide leur espèce, que pour l’avantage que le commerce et les arts peuvent en tirer ». Plusieurs mémoires plus tardifs insistent aussi sur la richesse de l’ornementation du cabinet, en particulier sur la présence des marbres précieux « travaillés en tables, en vases et en bustes30 ». Toutes ces remarques contribuent à assigner ce lieu à la sphère des amateurs plutôt qu’à celle des spécialistes. Elles confirment qu’à la fin du xviiie siècle, les démonstrations publiques expérimentales ont acquis le statut de divertissement mondain. La dimension esthétique du décor prévaut et la collection fait partie de ce décor.
En 1794, lorsque le Comité de salut public crée la Maison des mines et que celle-ci prend possession de l’hôtel de Mouchy, rue de l’Université, les collections de minéraux constituées par Sage restent à l’hôtel de la Monnaie, ce qui suscite chez le savant une incommensurable amertume31. À partir de l’an X, Sage présente les collections de « son » musée comme le « berceau de la minéralogie française32 », mais ce musée n’apparaît dans aucun document émanant du corps des Mines ou du ministère de l’Intérieur. À cette date, la logique distinctive qui était la sienne dans les années 1780 n’opère plus. Sage et sa collection sont très ostensiblement mis à l’écart du corps des Mines. Dans les nombreux opuscules autobiographiques qu’il publie pour défendre son statut33, ce fidèle partisan de la monarchie se considère comme une double victime : en tant qu’individu, il se présente comme une victime politique de la Terreur, en tant que savant et académicien, il estime être victime de l’ambition de quelques uns de ses anciens élèves qui l’ont délibérément écarté du corps des Mines. Mais pour remettre en perspective son point de vue, il faut rappeler que Sage rejette en bloc toutes les découvertes effectuées en chimie entre 1780 et 1810. Sans nier les rivalités individuelles, la position de Sage à l’égard de la chimie ne pouvait que le marginaliser au sein de la nouvelle institution. De plus, Sage reste associé à l’idée d’une science aimable, détachée des exigences concrètes de la production minière. C’est autour d’une tout autre identité que la Maison d’instruction de la rue de l’Université cherche à s’ancrer dans le Paris savant à partir de l’an II.
Exposer des collections utiles : les choix de la Maison des mines (1794-1814)
De la Maison des mines aménagée en 1794 à Paris, au 293 de la rue de l’Université, il n’existe plus ni plan ni gravure, quant au bâtiment lui-même, il a été détruit lors du percement du boulevard Saint-Germain34. Si l’édifice a disparu, les archives conservent quant à elles des traces de son fonctionnement. Créée en l’an II et installée dans deux maisons contiguës, l’hôtel Mouchy et l’hôtel Périgord, la Maison des mines était censée abriter à la fois une institution scolaire et les bureaux de l’administration des mines. L’arrêté du 18 messidor an II (6 juillet 1794) précise qu’y seront aménagés une salle de conférences, des lieux destinés aux cours publics, une bibliothèque, un cabinet de machines, un cabinet de cartes, un dépôt de manuscrits et un cabinet de minéralogie, ainsi qu’un laboratoire où seront réalisés les essais, c’est là enfin que se trouveront les locaux du Journal des mines. Il s’agit donc de créer un lieu unique pour que l’institution scolaire chargée de former les ingénieurs des Mines et l’administration des ressources minérales fonctionnent de concert. Dès que les locaux sont cédés au corps des Mines, ils sont aménagés conformément aux décisions de messidor an II (juillet 1794). Le premier étage est consacré aux collections et à la bibliothèque. Au rez-de-chaussée, se trouvent un amphithéâtre pouvant accueillir 200 personnes et un laboratoire d’essais35.
Les collections de minéraux, gérées par un conservateur, font partie des équipements communs aux savants, aux inspecteurs, aux ingénieurs et aux élèves mais aussi aux chefs de bureau chargés de l’administration des ressources minérales qui tous fréquentent la Maison des mines. Les principaux types d’échantillons qui composent le cabinet de minéralogie sont des combustibles, des métaux, des échantillons de roches et de substances terreuses, des fossiles, des bouteilles d’eau salée, mais aussi des « produits de l’art » qui, pour la plupart, viennent des départements français et, beaucoup plus rarement, des territoires européens. Tous n’ont pas la même fonction, ni le même statut. À partir de thermidor an IV (juillet-août 1796), quatre collections bien distinctes sont créées : une collection méthodique qui classe les substances minérales d’après leurs propriétés– en l’an X, cette collection est subdivisée en deux sous-ensembles, l’un suit le système de Haüy (comme le fait aussi le Muséum pour ses collections)36, l’autre celui de Werner (à l’image notamment de la Bergakademie de Freiberg) –, une collection géographique de toutes les productions minéralogiques du globe et particulièrement de celles de la République, rangées par canton et par département, une collection économique qui renferme tous les minéraux utiles dans les arts et s’attache à toutes les transformations qu’ils connaissent avant d’être commercialisés, enfin une collection de gîtes des minerais qui doit donner une idée de ce que sont les mines en amas, en couches, en filons, etc.37. Selon les périodes, l’ordre dans lequel ces collections sont citées varie, mais toutes les quatre perdurent jusqu’en 1814. La collection géographique et les collections systématiques paraissent néanmoins les plus considérables, tant d’un point de vue quantitatif qu’en raison de l’importance qui leur est donnée. La collection systématique est considérée comme un support pour les cours dispensés à la Maison des mines. La collection géographique reprend en partie le projet de Calonne défendu par Sage à partir de 1784 : elle est censée dresser un tableau des substances minérales de la République. Le contexte est pourtant différent : cette collection créée en l’an II illustre un aspect de la science au service de l’action, elle rejoint les objectifs de topographie minière perceptibles dans l’organisation des archives de la Maison des mines. C’est aussi cette collection qui a donné lieu au dispositif d’exposition le plus singulier. Il est exposé dans le « Projet d’une distribution méthodique de la collection minéralogique de la France » élaboré en l’an IV (1796) par Baillet38.
Cet ingénieur des Mines propose de concilier les principes d’une distribution systématique et ceux d’une division topographique, ou, comme il le dit lui-même, la clarté de l’un et la simplicité de l’autre. Si les arrêtés de l’an III ont imposé au corps des Mines d’ordonner ses échantillons en suivant « l’ordre des localités39 », Baillet n’entend pas se démarquer des méthodes de classification systématique car ce sont elles qui ont fait des sciences expérimentales « des sciences de collection et d’analyse, de rangement et d’ordre40 ». À mots couverts, Baillet voit dans la juxtaposition topographique des minéraux un retour en arrière, c’est-à-dire une simple accumulation dépourvue d’ambition cognitive. Il propose une solution pour retenir deux modalités de subdivision : les départements d’une part, les classes minéralogiques de l’autre.
Pour aménager la partie du premier étage de la Maison des mines consacrée aux collections, il imagine de juxtaposer sur le côté d’une longue galerie des armoires toutes semblables, et préconise qu’elles mesurent 2,5m de haut, ce qui semble pour lui un compromis satisfaisant entre les bonnes conditions d’observation et les possibilités de présenter un nombre suffisant d’objets. Pour cela, il suggère d’installer dans l’armoire cinq tablettes et d’isoler ainsi de bas en haut d’abord les roches, les pierres, les terres et les sables qui composent la masse du terrain du département, puis les substances terreuses qui se rencontrent pures et isolées dans la masse même du terrain, ensuite les substances acidifères à base terreuse ou alcaline, au-dessus les métaux, les minerais métalliques et les gangues qui les renferment, encore au-dessus les combustibles fossiles (tourbes, bitumes, houilles), enfin les morceaux lithologiques de grande taille. Bien que ce soit de manière factice, l’ordre adopté ici tente de respecter la distribution géographique des minéraux et les catégories des classifications savantes. En plaçant au bas des armoires les roches, les pierres, les terres et les sables qui composent la masse du terrain du département, Baillet suggère une reproduction fidèle à la disposition originale. Cependant, il prend la peine de rappeler que l’analogie avec les configurations du terrain n’est que partielle : ces armoires ne peuvent contenir l’ensemble du réel. Dans cette représentation de la nature, il faut accepter de perdre en détail pour gagner en intelligibilité. C’est à ce prix seulement que cette collection pourra offrir « une grande esquisse du tableau minéralogique de la France ».
Baillet conçoit une sorte de tableau à double entrée : une lecture verticale permet de saisir en un coup d’œil les substances produites par un même département, une lecture horizontale offre un aperçu des substances d’une même classe. Pour donner un panorama des savoirs minéralogiques, l’inspecteur des Mines mobilise des techniques de classement et d’exposition associées à d’autres champs41. Il vante la facilité avec laquelle il sera possible de se repérer dans un tel système et insiste plus encore sur la pertinence de celui-ci même aux yeux de quiconque chercherait à effectuer une lecture plus économique que minéralogique de cette collection. Selon lui, cette disposition permet de lire la richesse de la France en telle ou telle substance, tout comme la situation minérale de chaque département. Cependant, elle préserve les catégories utilisées par les minéralogistes ; Baillet s’efforce de signaler pour les minéraux des quatre tablettes supérieures la correspondance entre son système et les classes établies par Haüy, le conservateur des collections de minéraux de la Maison des mines. Afin de pouvoir établir des subdivisions, Baillet propose de séparer chaque tablette par quatre gradins, non pas pour justifier une accumulation qui serait contradictoire avec sa conception d’une collection, mais pour, le cas échéant, séparer les terrains de différents ordres. Il propose de consacrer le premier échelon aux roches primitives, le deuxième aux pierres plus récentes, le troisième aux terrains modernes, le quatrième aux substances « produites, altérées ou vomies par les feux souterrains ».
Cette analogie entre mise en espace des collections et configurations de terrain conduit Baillet à voir dans les lacunes des armoires (les blancs de cette sorte de carte minéralogique) une vertu : il considère que les lacunes visibles dans les armoires signalent de manière très immédiate les substances qui manquent dans le département concerné. Il établit lui-même une comparaison explicite entre le dispositif de classification qu’il imagine et les productions cartographiques : « Se plaint-on que les géographes nous représentent nus et inhabités les sables brûlants de l’Afrique, les terres glacées du cercle polaire, etc., etc. On leur sait gré de cette nudité de leurs cartes, quand elles ont le mérite de la vérité et de l’exactitude ». On retrouve ici le legs de Bourguignon d’Anville qui a éliminé des cartes le recours aux allégories pour ne plus y faire figurer que des données fiables. Pour Baillet, cette « collection sera le tableau minéralogique de la France », la représentation fidèle doit prévaloir sur la répartition équilibrée des objets dans les vitrines, répartition peut-être plus esthétique mais dépourvue d’utilité ; et surtout il établit une analogie visuelle entre le tableau qui répertorie les objets de la collection et la collection elle-même.
Baillet voit ce dispositif comme « un moyen facile de mettre en tableau le catalogue minéralogique de la France » et donne deux planches à titre d’exemple (cf. document n°2). Le catalogue synoptique qu’il publie propose une reproduction de la collection des objets, les choses étant remplacées par les mots qui servent à les désigner. Baillet est conscient que ce « catalogue synoptique » ne sera qu’un « simple répertoire », et qu’en aucun cas, il ne fera office de traité de minéralogie. Là encore, la différence avec Sage est explicitement posée. Les mots qui terminent le texte de Baillet montrent qu’à ses yeux, un tel outil qui peut suffire à l’homme de la pratique qui inventorie les ressources, n’est pas satisfaisant pour le minéralogiste, même si la classification systématique ne disparaît pas totalement du dispositif d’exposition qu’il a imaginé. Ce projet d’organisation d’une des collections du corps des Mines est parfaitement conforme aux objectifs qui lui sont assignés pendant la Révolution et l’Empire : il concilie les acquis de la minéralogie et les attentes de la « statistique minéralogique », il tente de réunir les principes de l’inventaire et les méthodes de la classification42. Même si les dimensions finalement adoptées en l’an VII ont été légèrement modifiées par rapport aux préconisations de Baillet, ce dispositif, qui s’efforce de rendre visible l’organisation des sols, a été appliqué dans ses grandes lignes dans les armoires installées au premier étage de la Maison des mines.
Arsène Nicolas Baillet, « Projet d’une distribution méthodique de la collection minéralogique de la France », Journal des mines, pluviôse an X, vol. XI, n°65, p.396.
Arsène Nicolas Baillet, « Projet d’une distribution méthodique de la collection minéralogique de la France », Journal des mines, pluviôse an X, vol. XI, n°65, p.397.
Ce mode d’exposition original n’empêche pas la collection méthodique de se développer de son côté au sein de la Maison des mines. Elle constitue, elle aussi, une collection d’usage puisqu’elle est organisée par Haüy au moment où il rédige son Traité de minéralogie qui paraît en l’an X. Cette collection a la particularité de donner « l’état actuel de la minéralogie43 ». Elle est semblable, si ce n’est dans son contenu en tout cas dans sa classification, à celle du Muséum d’histoire naturelle que Haüy organise à partir de 1802. La rigueur de l’organisation et son adéquation avec les catégories des minéralogistes français priment sur toute dimension esthétique. La collection constitue ici un instrument de travail et d’enseignement.
Si axées que ces collections puissent être sur les activités de la Maison des mines, elles sont cependant ouvertes au public. L’Almanach national de l’an IX indique que « les salles de la collection de minéralogie sont ouvertes au public les lundis et jeudis, depuis onze heures jusqu’à trois44 ». À partir de 1810, la notice de l’Almanach introduit une distinction entre les différents « publics ». Outre la mention de l’ouverture au public les lundis et jeudis de 11heures à 15heures, les collections sont également accessibles « tous les jours aux mêmes heures pour les étrangers et pour ceux qui désirent étudier45 ». Une hiérarchie explicite est posée entre les différents publics qui ont accès aux collections de minéraux de la Maison des mines : celles-ci sont plus largement ouvertes pour les savants que pour les curieux46.
Une note, malheureusement non datée, décrit les spécificités de la collection minéralogique de l’administration des mines et souligne « son utilité à la fois scientifique et administrative47 ». Elle indique que la Maison des mines abrite une « collection d’étude », présentée comme « plus complète et plus instructive que celle qu’on avoit formé en 1783, lors du premier établissement de l’École des mines et qui existe encore à l’hôtel de la Monnaie48 ». Mais cette collection destinée aux savants est complétée par d’autres consacrées aux exploitants, aux ingénieurs et aux administrateurs. Cette note insiste sur les classifications propres aux besoins de chacun, notamment sur l’ordre géographique et statistique qui apparaît comme un outil approprié aux missions de l’administration. La collection est décrite comme « un véritable dépôt d’archives, un recueil de pièces justificatives à l’appui des rapports envoyés par les ingénieurs, à l’appui des concessions, des permissions et des recherches accordées, proposées ou ajournées49 ». Elle est « la seule base d’une statistique minéralogique de la France ». Cette note fait état de 80000échantillons remplissant plus de 150armoires50. Enfin, elle précise, vraisemblablement pour repousser toute menace de dispersion, que cette
[…] collection doit nécessairement rester affectée à l’administration des mines qui seule a pu la former qui seule peut l’augmenter la compléter presque sans frais et qui d’ailleurs a journellement besoin de la consulter, qu’elle est absolument inséparable des bureaux puisqu’elle fait réellement partie de ses archives51.
Cette configuration originale qui mêle pratiques administratives et travail savant résiste mal une fois la Maison des mines fermée. Pourtant, tout au long de la période révolutionnaire, les collections de minéraux du corps des Mines se démarquent fortement des autres collections parisiennes, par exemple de celles du Muséum d’histoire naturelle, elles permettent au corps des Mines d’afficher son identité et son expertise.
Le grand partage des collections : savoirs savants / savoirs experts à l’hôtel de Vendôme
Lorsqu’en 1814 l’administration des mines doit impérativement quitter la rue de l’Université, les collections de l’ancienne « Maison d’instruction des mines de la République » sont déplacées à deux reprises en moins d’un an. En 1814, Tonnelier et Lefroy sont d’abord chargés de faire transporter les collections de la rue de l’Université vers le palais du Petit Luxembourg (où elles sont « entassées confusément et sans ordre52 ») puis, quelques mois plus tard, alors que la Chambre des pairs a besoin de ces locaux qui lui appartiennent, un second déménagement du Petit Luxembourg vers l’hôtel de Vendôme est organisé53. Ce bâtiment, construit en 1707, est, à cette époque, loué par l’administration des Mines ; son acquisition n’intervient qu’en 1837.
En 1816, une ordonnance royale officialise le retour de l’École des mines à Paris. Lefroy considère que ce texte « coordonne autour de l’école tous les établissements où les ingénieurs puisent l’instruction dont l’État doit recueillir un jour les fruits54 ». L’article4 de ce texte mentionne les collections minéralogique, géologique et économique, la bibliothèque, le dépôt des plans, dessins et modèles, le laboratoire, c’est-à-dire tous les équipements créés en l’an II au sein de la Maison des mines. Désormais pourtant, ils sont uniquement dévolus à l’École des mines et coupés de l’administration. C’est sur cette base que Baillet, Duhamel et Lefroy sont chargés par le conseil de l’École royale des mines de formuler quelques propositions sur la meilleure manière à leurs yeux de tirer parti des locaux de l’hôtel de Vendôme, et d’aménager les espaces de savoir nécessaires au bon fonctionnement de cette École. Une salle d’étude et de dessin pour les élèves est placée au rez-de-chaussée ; les collections de minéralogie sont disposées dans sept salles en enfilade au premier étage côté jardin ; la bibliothèque est installée dans les trois salles du rez-de-chaussée, au nord, sur le jardin ; l’une de ces salles sert pour le cours de minéralogie et géologie ; les laboratoires sont construits dans une dépendance. Dans ce nouveau bâtiment, les quatre grandes collections constituées au sein de la Maison des mines subsistent. Les collections méthodiques sont rangées dans des « cages de verre » qui occupent sept pièces du premier étage de l’hôtel de Vendôme, cependant celles-ci sont d’ores et déjà saturées. La collection départementale est, elle aussi, préservée, elle reste rangée dans les armoires vitrées qui occupent huit pièces du même premier étage. Les trois membres de la commission suggèrent de supprimer les doubles de ces armoires de manière à gagner de la place, à pouvoir compléter cette collection, sans envisager pour autant d’augmenter la surface qui lui est consacrée. La collection relative aux pays étrangers est classée dans des armoires occupant quatre pièces du rez-de-chaussée, là aussi toute perspective d’extension paraît conditionnée par la suppression des doubles. Quant aux collections des produits des arts, elles restent encore éparpillées aux différents étages et dans le magasin. La commission préconise de leur attribuer sept petites pièces du premier étage, de manière à ce qu’elles puissent être étudiées après la collection minéralogique de France.
En juin 1819, Brochant de Villiers, qui enseigne la minéralogie et la géologie à l’École des mines, rédige une « Note sur l’état actuel de la collection minéralogique… » dans laquelle il pointe un certain nombre de ses défauts. Selon lui, bien qu’il s’agisse de l’une des plus volumineuses collections qui existent en Europe, « elle n’est pas la plus instructive aux mines dans son état actuel55 ». Brochant de Villiers souligne qu’une partie des échantillons actuellement conservés ne sont pas utiles, soit parce qu’ils ont été mal choisis, soit parce qu’ils n’ont pas été accompagnés de notes convenables, soit parce qu’ils sont là « comme en dépôt dans un vaste magasin », qu’ils ne sont ni classés, ni étiquetés de manière méthodique comme cela s’impose pour une collection d’étude. Depuis le départ d’Haüy pour le Muséum en 1802, Tonnelier l’a remplacé et Brochant de Villiers pointe les lacunes de son travail :
Il s’est contenté de ranger séparément chaque nouvel envoi, ceux de minéraux de France, chacun dans l’armoire du département, et les autres dans la longue série des suites provenant de pays étrangers, tant qu’il a eu de la place disponible et quand il en a manqué, il a catalogué les envois nouveaux, en a numéroté des échantillons et les a remis dans des caisses où la plupart sont encore56.
Brochant de Villiers semble juger la présence d’un professeur de minéralogie indispensable pour constituer une collection d’étude, la seule qui vaille à ses yeux. Privé des directives d’un professeur de minéralogie, il considère que le conservateur ne peut prendre l’initiative de créer une collection d’étude et voit son activité bornée « aux fonctions d’un dépositaire57 ». On retrouve ici le principe selon lequel, au Muséum d’histoire naturelle par exemple, chaque chaire dispose d’une collection propre. L’organisation de la collection doit donc être déterminée par le professeur en charge du cours correspondant.
En 1819, Brochant de Villiers distingue clairement deux objectifs propres aux collections de minéraux : l’un est scientifique, l’autre administratif. Le premier en fait l’un des supports indispensables à l’étude de la minéralogie, l’autre les regarde comme des outils capables d’éclairer l’administration « dans la décision de plusieurs affaires relatives à ces concessions de mines ou d’usines58 ». Or, une collection dont les attentes sont scientifiques implique de constituer plusieurs ensembles : une collection d’espèces minérales, une collection de roches et une collection de terrain qui se trouvent parfois associées et désignées par « collections géologiques », une collection économique, une collection minéralurgique, une collection minéralogique de France. À ces six collections jugées « principales », Brochant en ajoute d’autres caractéristiques de son approche de la discipline : une collection de fossiles, une collection d’espèces minérales suivant la méthode allemande, une collection à l’usage habituel des élèves. Dans l’état des lieux qu’il dresse ensuite, Brochant de Villiers indique que sur les dix collections d’étude, six doivent être créées de toutes pièces (la collection de roches, la collection de terrains, la collection économique, la collection caractéristique, la collection de fossiles et la collection des élèves) et que les quatre autres existent mais doivent être complétées. La collection d’espèces minérales et la collection minéralurgique méritent quant à elles d’être étoffées ; la collection minéralogique de France, que Brochant qualifie aussi de « séries départementales » où les minéraux sont conservés « à l’appui des rapports administratifs59 », est présentée comme fort nombreuse et intéressante mais nécessite quelques ajouts ; même la collection minéralogique allemande qui a en grande partie été envoyée de Freiberg et qui apparaît comme la plus satisfaisante doit être légèrement complétée. Brochant de Villiers souligne enfin que se conformer à un tel cadre rend inexploitables 60000des échantillons actuellement conservés. Ce « surplus60 » est constitué par des suites d’échantillons collectés dans des territoires jadis rattachés à l’Empire ou dans d’autres pays, enfin des ensembles de minéraux dépourvus de cohérence et pour la plupart jamais vraiment classés. En écartant cet « amas insignifiant de minéraux », en y sélectionnant des échantillons susceptibles d’enrichir les collections qu’il a redéfinies, Brochant de Villiers suggère la nécessité de disposer de collections systématiques dirigées vers l’étude de la minéralogie.
Dans les projets de Brochant de Villiers, il n’est jamais question du public concerné par les collections de minéraux de l’École des mines, mais l’objectif pédagogique mis en avant dans chacune de ses propositions suffit à exprimer l’importance des collections dans la formation des élèves. La fréquentation régulière des salles où sont exposés les minéraux permet aux futurs ingénieurs de former leur coup d’œil, elle est censée les aider, une fois sur le terrain, à diriger leurs observations. Ce lieu de savoir n’est plus ouvert aux amateurs, il est déconnecté de l’administration des ressources naturelles mais reste ouvert sur l’espace public : il contribue à afficher l’identité savante du corps des Mines dans Paris.
Les collections sont un bon observatoire pour saisir les opérations concrètes qui accompagnent la partition entre les savoirs qui relèvent d’un enracinement pratique (l’art d’exploiter les mines) et ceux qui sont liés à un horizon savant (la science des mines). Elles témoignent de la dimension identitaire des savoirs, non seulement pour le corps dans son ensemble, mais pour les professeurs de l’École des mines dont l’aura s’impose au sein du Paris savant du premier xixe siècle61.
Conclusion
Les collections de minéraux de l’École des mines mettent en lumière un dispositif de mise en forme des savoirs. Celles installées par Sage à l’hôtel de la Monnaie apparaissent comme l’œuvre d’un amateur, elles sont autant destinées aux curieux qu’aux élèves des Mines. Celles constituées à la Maison des mines à partir de 1794 sont essentiellement des collections d’usage qui répondent aux besoins d’acteurs multiples – savants, élèves, administrateurs, ingénieurs –, elles témoignent de la mobilisation des savoirs minéralogiques au service de la valorisation des ressources économiques du pays. Les collections aménagées à l’hôtel de Vendôme en 1814 sont recomposées et repensées en fonction de critères pédagogiques et savants. Elles laissent transparaître la figure du professeur de minéralogie ou de géologie de l’École des mines derrière la conception de la collection. Ces trois façons de concevoir des collections de minéraux n’accordent pas la même importance aux dispositifs d’exposition. Le projet de Baillet est le seul qui tente de donner une valeur heuristique à la mise en collection, à l’organisation des objets dans l’espace. Le manque de sources limite le déploiement de l’enquête du côté des techniques de visualisation, sauf à questionner les raisons de l’absence de représentations figurées de ces collections que l’on pourrait rapprocher de l’abstraction croissante qui accompagne les évolutions de la minéralogie au tournant du xviiie et du xixe siècle, les travaux de cristallographie d’Haüy en témoignent.
Nourrie par les propositions de l’anthropologie des savoirs, cette étude s’insère aussi dans les perspectives ouvertes par l’archéologie des savoirs urbains62. Elle montre comment l’élaboration des territoires intellectuels met en lumière des identités savantes et des polarisations temporaires de l’espace urbain autour « d’archipels savants63 ». Le partage de la collection de Sage entre les collections publiques existantes en témoigne. À la mort de son auteur, les objets qu’il avait rassemblés à l’hôtel de la Monnaie et cédés à l’État sont partagés entre l’École des mines et le Muséum d’histoire naturelle. Le Musée des mines ne survit pas à son créateur64. Écrite du point de vue des échantillons et de leur circulation, l’histoire des collections de minéraux de l’École des mines ne fait pas apparaître « un monde d’objets réglés par des lois universelles dont la puissance s’impose à tous65 », elles témoignent au contraire de la dimension identitaire de la mise en collection des savoirs.