L’implication d’Adolf Loos (1870-1933) est totale quand il s’agit d’aménager des intérieurs, depuis le choix précis des modèles de meubles et de leurs matériaux jusqu’à leur quasi-emplacement dans les pièces concernées, en passant par la commande aux artisans pour la fabrication du mobilier. Né à Brno dans l’Empire austro-Hongrois, Adolf Loos débute sa carrière, à la fin des années 1890, comme publiciste et architecte d’intérieur à Vienne1. Ses premiers écrits et réalisations affirment l’importance de l’aménagement intérieur, ce dernier faisant partie intégrante du travail de l’architecte. Cet intérêt porté aux intérieurs dans une mise en lien complexe avec le bâtiment construit s’inscrit plus largement dans la proposition d’Adolf Loos d’œuvrer à la promotion d’un mode de vie « moderne », c’est-à-dire adapté à son temps et largement inspiré des modèles américains et anglais2. La série de conférences qu’il prononce à la Sorbonne les 17 et 24 février puis les 3 et 10 mars 1926, lors d’invitations de la Société pour la propagation des langues étrangères (SPLEF) et qui s’intitule « Der Mensch mit den modernen Nerven. Vom Gehen, Stehen, Sitzen, Liegen, Schlafen, Wohnen, Essen und Sich-Kleiden3 » illustre cette conception large du travail de l’architecte qui se doit de répondre aux besoins de ses contemporains.
L’étude des aménagements réalisés par Loos depuis la fin des années 1890 jusqu’aux années 1930 témoigne d’une forte continuité dans sa manière de travailler : on y retrouve les mêmes motifs, objets et meubles et les mêmes types de décors, quels que soient le commanditaire ou le programme architectural envisagé. L’architecte va en effet « piocher » dans des catalogues de manufactures et d’artisans avec lesquels il travaille tout au long de sa carrière en employant des meubles qu’ils ont déjà dessinés et qu’il réadapte, en empruntant aux modèles vus lors de ses voyages et en accord avec ses goûts personnels. Loos se fait ainsi prescripteur de meubles à partir d’un catalogue personnel constitué d’éléments récurrents qui jalonnent les intérieurs qu’il conçoit. De quelles manières Loos justifie-t-il cette intégration de l’aménagement d’intérieur dans son travail d’architecte et quelles sont ses inspirations pour les meubles ? En analysant certains de ses textes et les photographies d’époque de ses intérieurs, nous tenterons de caractériser sa conception du mobilier et de l’aménagement d’intérieur. Dans un second temps sera présentée la manière dont il sélectionne les meubles qu’il utilise du fait de son goût pour le mobilier anglais et de ses liens avec certaines manufactures qui ont été ses fournisseurs. Enfin, à partir des récurrences mises en lumière et de quelques intérieurs emblématiques, nous analyserons la conception du rôle de l’architecte-décorateur selon Loos qui tient d’une implication totale.
« Il n’y a pas de meubles modernes4 » ou comment connaître le catalogue de meubles d’Adolf Loos
Les théories de Loos sur l’ameublement
Parmi les nombreux essais que Loos rédige et publie, trois d’entre eux éclairent particulièrement la manière dont il considère son travail d’architecte d’intérieur et son rapport à l’artisanat qui doit demeurer selon lui le seul prescripteur en matière de mobilier : Histoire d’un pauvre homme riche5 (1900), La suppression des meubles6 (1924) et Josef Veillich7 (1929). Écrits ou publiés à trois dates différentes, ces textes marquent l’approfondissement de sa pensée qui est restée fidèle sur ce sujet à ses premières convictions.
Dans le premier texte, rédigé à la manière d’un conte, Loos critique violemment la démarche des artistes de la Sécession, mouvement fondé en 1897. Si Loos a dans un premier temps participé à leur revue Ver Sacrum en y publiant deux essais en 1897 et 1898, La cité Potemkine8, et Nos jeunes architectes9, il leur reproche quelques années plus tard d’envisager l’intérieur comme une œuvre d’art total (Gesamtkunstwerk) où le mobilier serait original et attaché à une pièce en particulier, sans possibilité de le faire circuler d’un espace à l’autre et encore moins de le modifier par ajout d’objets et de formes nouvelles qui n’auraient pas été conçues par l’aménageur premier :
[…] Chaque pièce était une symphonie totale de couleurs. […] Chaque appareil avait sa place déterminée et était relié aux autres dans les combinaisons les plus subtiles. […] L’appartement était confortable, mais il demandait un grand effort intellectuel. […] Lorsqu’on s’était servi d’un objet, on n’en finissait pas de chercher et de réfléchir pour le remettre en place10.
De surcroît, le pauvre homme riche, ayant commandé une maison dans le style de la Sécession, hésite à aller d’une pièce à l’autre puisqu’à chaque pièce, écrit-il, correspond une paire différente de chaussons. Loos s’oppose au projet de Gesamtkunstwerk et développe dans cet article une alternative pratique et idéologique aux travaux de la Sécession, tout particulièrement aux positions de Josef Hoffmann (1870-1956), son contemporain et ennemi durant toute sa carrière.
Le second article, La suppression des meubles, est plus explicite encore : Loos y revendique la nécessaire mobilité du mobilier dans les intérieurs, entre les pièces voire les appartements. Il illustre son propos à partir du bahut ou de l’armoire, meubles traditionnels qui servaient à conserver de la vaisselle et des objets, et surtout à révéler le niveau de richesse de leurs propriétaires, bref à fabriquer de la distinction. De tels meubles sont contraires à la conception de la modernité défendue par Loos, laquelle signifie discrétion et refus de l’ostentation, mais aussi efficacité – tant dans l’habillement que dans le logement. Loos défend au contraire les meubles intégrés, nichés dans les murs afin d’y ranger vaisselle et objets divers, car « les murs appartiennent à l’architecte » et prône pour le reste l’usage de meubles mobiles qui sont l’affaire d’artisans. Ses propos, volontiers outranciers11, sont dirigés contre nombre d’architectes de sa génération :
[qui] devraient également être des hommes d’aujourd’hui, des hommes modernes. Qu’on laisse au menuisier et au tapissier le soin de fabriquer des meubles mobiles. Ils en font de magnifiques, aussi modernes que nos chaussures et nos vêtements, nos valises de cuir et nos automobiles. Malheureusement, je ne peux pas parader avec mon pantalon et dire : il vient du Bauhaus de Weimar12.
Le dernier article est un hommage rendu à Josef Veillich en 1929, un des artisans avec lequel Adolf Loos avait coutume de travailler. L’architecte y déplore la fin d’un monde, à savoir celui de l’artisanat et de la connaissance fine des matériaux, au profit de la nouveauté et de l’invention régulière de nouvelles formes qui négligent celles déjà existantes, lesquelles possèdent pourtant à ses yeux toutes les qualités requises. Il en est ainsi de certaines chaises Chippendale, Windsor ou Thonet qui offrent des formes idéales et que Loos intègre dans ses intérieurs. À la fin de cet article, Loos évoque explicitement l’architecte Le Corbusier – découvert sans doute lors de son séjour à Paris dans les années 1920 – qui a choisi le « mauvais modèle » de chaise Thonet, au regard de celui adopté par Loos et « désigné il y a trente et un ans comme le seul siège moderne13 ».
Pour Loos, il ne s’agit donc pas tant d’inventer de nouvelles formes que de réemployer des objets déjà existants dans des associations originales de meubles et de décors puisque, comme il l’écrit dans son essai de 1924 sur les meubles, « Tout va avec tout parce que tout est moderne14 ». Loin de soutenir l’homogénéisation ou l’harmonisation prônée par les Wiener Werkstätte ainsi que la répétition du motif décoratif, il défend un mélange des genres, n’appelant pas systématiquement les mêmes familles de meubles ou types de chaises par exemple. Ses intérieurs, même s’ils correspondent à des programmes variés (villas privées, appartements et boutiques), présentent ainsi certaines similitudes du fait de l’emploi quasi systématique de certaines pièces de mobiliers : ils forment des systèmes complexes, colorés et richement aménagés. Dans ses agencements inédits, et en dépit des réemplois, l’objectif est de prendre en compte les besoins des habitants en proposant des meubles durables, pratiques et solides construits par des artisans. C’est tout le sens de la participation de Loos en 1931 à l’Exposition internationale de décoration à Cologne commandée par l’entreprise de meubles des frères Schürmann (1924-1937) et organisée par l’architecte d’intérieur allemande Ruth Hildegard Geyer-Raack (1894-1975). Il y expose une salle à manger qui est reproduite et louée dans la revue L’organisation ménagère15 : cette dernière visait à promouvoir un foyer rationalisé dans le cadre de l’habitation contemporaine et ménagère en publiant des exemples clés à l’adresse majoritairement de femmes16.
Connaître le catalogue de meubles d’Adolf Loos : un détour par la première monographie sur Loos
Parallèlement à la rédaction et la publication de ses écrits théoriques, Adolf Loos réalise ses premiers aménagements intérieurs dès la fin des années 1890 à Vienne. Mais si nombre des constructions d’Adolf Loos ont été classées et sauvegardées et leur étude rendue possible grâce à des archives conservées tant à Vienne qu’à Prague17, il n’en est pas de même des intérieurs qui sont souvent moins documentés et ont été détruits, à l’image des aménagements de Plzeň ou Prague durant la période communiste18. De surcroît, il existe peu de photographies d’époque, car Adolf Loos a longtemps été méfiant vis-à-vis de ce médium. D’une part, il reproche aux architectes l’usage largement publicitaire qu’ils font en général de la photographie au risque de masquer la réalité de leur métier19. De l’autre, il déplore l’absence d’objectivité de la photographie d’architecture et considère que la photographie ne permet pas de rendre correctement ses espaces20. Loos envisage en effet l’architecture et ses intérieurs comme des espaces à vivre dans une sorte d’expérience sensible et sensorielle alors que la photographie vient à l’inverse figer et styliser les lieux21. Pour faire connaître ses réalisations, l’architecte organise plutôt des visites guidées comme en 1907, pour de potentiels commanditaires ou tout simplement des personnes intéressées ; le couple Hirsch, après avoir visité les appartements des frères de l’écrivain Karl Kraus aménagés par Loos à Vienne, a sollicité l’architecte pour son propre intérieur à Plzeň22. Un livret accompagne ces visites dans lequel Loos commente le mobilier, les matériaux utilisés et mentionne les entreprises qui les ont produits. Ceci explique le nombre moins important de photographies d’intérieurs que de celles d’extérieurs plus souvent reproduites dans la presse notamment23.
Ce n’est qu’à partir de 1931 que Loos investit largement la photographie en commandant une couverture photographique de ses réalisations pour la publication de la première monographie qui lui est consacrée, celle réalisée par son élève Heinrich Kulka (1900-1971) 24. Les prises de vues signées en majorité par le photographe viennois Martin Gerlach Junior ont été contrôlées et modifiées sur indications de Kulka et dans une large mesure par Loos lui-même25. La lumière et les contrastes ont été modifiés pour mettre en scène les intérieurs de l’architecte comme il l’entendait ; certains objets ont également été déplacés avant la prise de vue et des photomontages ont été réalisés. Mais pour l’étude du catalogue de meubles d’Adolf Loos, et bien que l’ouvrage ne soit pas exhaustif, les données sont particulièrement précieuses quant à la récurrence du mobilier prescrit par Loos. Durant toute sa carrière, ses intérieurs présentent les mêmes meubles, quelque peu modifiés et dans des assemblages variés. Tous, sont produits par des entreprises avec lesquelles Loos travaille tout au long de sa carrière.
Les modèles de Loos : entre anglomanie et collaboration avec des entreprises contemporaines de meubles
En établissant une distinction claire entre art et architecture, Loos ne considère pas l’architecte comme devant être l’auteur des meubles ; il défend au contraire la nécessité pour l’architecte de collaborer avec des artisans qui ont une connaissance particulièrement fine des matériaux et des techniques. S’il s’est constitué un véritable catalogue de meubles et modèles dans lequel il puise selon les aménagements envisagés, Loos en confie la production à des entreprises soit en reprenant les réalisations déjà existantes, soit en leur faisant reproduire des modèles empruntés à d’autres époques ou concepteurs. La question de la copie n’est pas un problème pour Adolf Loos, qui dans l’un de ses articles publiés en 1898 sur le siège dans le quotidien viennois Die Neue Freie Presse, enjoint les artisans à copier les modèles anglais afin d’avoir des meubles pratiques26, l’usage primant sur tout le reste. Loos ne craint d’ailleurs pas d’affirmer que les traditions nationales autour du mobilier sont nées de l’implication des architectes à vouloir créer de nouvelles formes, les artisans prônant à l’inverse des modèles universels.
Des modèles inspirés des Anglais
La découverte de l’Angleterre à son retour des États-Unis en 1896 marque durablement les conceptions d’Adolf Loos comme en témoignent certaines réinterprétations de meubles exposés au South Kensington Museum (actuel Victoria&Albert Museum) de Londres qu’il a très probablement visité. Il y voit un contre-modèle susceptible de lutter contre les tendances déclinistes de la société viennoise d’alors, de la faire entrer dans la modernité et d’intégrer le concert des nations occidentales27. Lors de son installation à Vienne, Loos soutient d’ailleurs Arthur von Scala (1845-1909), lui-même très anglophile, qui, devenu directeur à partir de 1897 du musée d’art et d’industrie (Museum für Kunst und Industrie, actuel MAK) de Vienne, décide d’aménager des salles exposant des pièces anglaises tout juste acquises ou reproduites par des entreprises d’artisanat viennoises28. Ce musée d’art et d’industrie, ouvert en 1863 sur le modèle londonien du South Kensington Museum par Rudolf von Eitelberger et Jacob von Falke s’est imposé dès son ouverture comme un important musée dédié aux arts décoratifs en Europe continentale et a joué un grand rôle dans la diffusion des modèles à l’échelle continentale29. Pour autant, ni Loos ni a fortiori Arthur von Scala n’entendent mettre à mal l’idée d’un art national propre à l’Empire comme certains critiques l’affirment30 : ils entendent plutôt se détacher de l’Allemagne grâce à l’anglophilie et au modèle londonien31.
Si la fréquentation de ces deux grands musées d’art et d’industrie a contribué à forger le répertoire loosien en matière d’ameublement – sans doute aussi d’agencement –, des lectures sont venues compléter ses connaissances : Loos est en effet, lecteur du Burlington Magazine et du supplément du journal Times portant sur l’aménagement intérieur dans lesquels sont reproduits des décors et des meubles anglais. Parmi les meubles inspirés de modèles anglais, les chaises, et plus généralement les meubles d’assise tiennent une place particulière. La chaise est d’ailleurs un classique des écrits de Loos ce que ne manque pas de souligner Le Corbusier à l’occasion des conférences données par l’architecte viennois à la Sorbonne :
On s’assied pour travailler ou se reposer. […] On m’a rapporté qu’Adolphe Loos vient de dire, dans une récente conférence, que l’homme moderne s’assied plus bas que Louis XV32.
La chaise de Thomas Chippendale développée au xviiie siècle, illustre les formes d’adoption-réemploi qu’affectionne Adolf Loos. Présente dans de nombreuses salles à manger qu’il aménage, il la reproduit avec ou sans accoudoir et avec une assise en cuir, tissus ou velours (fig. 1). La chaise Windsor – le modèle fan back en particulier – généralisée au xviiie siècle en Angleterre et aux États-Unis est tout autant appréciée d’Adolf Loos, qui l’utilise largement avec les mêmes variations au niveau de l’assise parfois en bois, en cuir ou encore en tissu.
Loos sélectionne également de nombreux meubles dans les catalogues d’entreprises anglaises à l’image du fauteuil créé par Hampton & Sons (1830) et désigné en allemand sous le nom « Knieschwimmer » (lounge chair en anglais). À partir de 1906, Loos l’intègre quasi systématiquement dans ses intérieurs, dans les appartements comme dans les boutiques de vêtements et il l’adapte à la taille des individus qui l’utilisent comme dans la villa Müller en 1928.
Enfin, ce sont des formes issues de l’antiquité égyptienne et exposées à Londres à partir de la fin des années 1890 que Loos réinterprète, à l’image du tabouret dit « égyptien » à trois pieds – travaillé par l’artisan Josef Veillich33 – ou celui rectangulaire à quatre pieds, lui-même déjà réinventé par l’anglais William Birch en 1884 pour l’entreprise Liberty & Co (1875). Le tabouret de l’Égypte antique qui a inspiré Birch fait partie des meubles acquis par le British Museum entre 1829 et 1835 après les fouilles effectuées à Thèbes. Adolf Loos a ainsi pu voir la version originale et celle de William Birch en acajou avec une assise en cuir acquis par le South Kensington Museum en 1884. Hostile à l’harmonisation des Wiener Werkstätte avec la répétition de motifs décoratifs, Loos ne craint pas d’ailleurs de meubler certains salons avec différents modèles de chaises puisque chacune présente des qualités variées, pour une assise adaptée et différente selon le besoin et le goût des habitants : ainsi celui de la famille Vogl à Pilsen (1927) regroupe le tabouret à trois pieds de Josef Veillich, le Knieschwimmer d’Otto Friedrich Schmidt ou encore la chaise Windsor.
Mais au-delà des meubles, Loos emprunte aussi à l’Angleterre des manières de structurer les espaces intérieurs. Le motif de l’inglenook anglais, soit l’aménagement d’un coin d’une pièce près de la cheminée avec une banquette, souvent des étagères avec des livres et quelques reproductions de tableaux au-dessus de la banquette, revient systématiquement dans les intérieurs de Loos. Ce motif anglais vise à créer un espace intime, réservé à la lecture ou au repos, en le séparant de la salle à manger ou du salon plus officiel. Cet agencement a d’ailleurs été repris par de nombreux architectes contemporains à l’image de Frank Lloyd Wright et de Richard Neutra aux États-Unis34.
Travailler auprès d’artisans : de fidèles collaborations
Pour réaliser ses aménagements, Loos travaille dès le début de sa carrière avec plusieurs entreprises et artisans installés à Vienne, les mobilisant aussi sur ses chantiers en Tchécoslovaquie et en France après la Première Guerre mondiale. L’une d’elle est l’entreprise familiale Otto Friedrich Schmidt fondée en 1853. Celle-ci se lance très tôt dans la production semi-industrielle de meubles et de pièces de décoration ; mais elle réalise aussi des pièces d’exception d’après des modèles anglais, lesquelles seront exposées au musée d’art et d’industrie de la ville de Vienne35, et participe à des expositions telles que l’exposition universelle de Vienne en 1873 et celle de Paris en 1900. À son retour des États-Unis en 1896-1897, Loos y travaille comme conseiller tout en publiant une critique élogieuse de l’entreprise dans le journal Die Zeit dans laquelle il loue ses inspirations anglaises ; il accepte également une publicité pour l’entreprise dans la revue qu’il dirige, Das Andere. Ein Blatt zur Einführung abendländischer Kultur in Österreich (L’Autre. Revue pour l’introduction d’une culture occidentale en Autriche), en 1903. Ce statut de consultant a sans doute facilité les multiples collaborations engagées entre Loos et l’entreprise sur quelques pièces, notamment le fauteuil Knieschwimmer (1900) ou encore la table aux pieds éléphants (vers 1900) utilisée à de nombreuses reprises dans les intérieurs de l’architecte avec un plateau en métal, orné de pierre ou de céramique, un nombre de pieds variables et des lobes en bois et en métal (fig. 2)36. De même, la table dite « Haberfeld » est le fruit d’un partenariat entre Loos et l’entreprise Friedrich Otto Schmidt. Loos l’utilise dès 1902 dans un appartement privé, puis pour d’autres programmes tant d’intérieurs domestiques que de boutiques comme le magasin de vêtements masculins Kňize sur l’avenue des Champs-Élysées à Paris en 1928. Le diamètre de la table, le nombre de pieds, la hauteur du plateau (permettant d’en faire une table basse ou une table plus haute37) ont varié selon les intérieurs, rappelant la plasticité des modèles d’Adolf Loos susceptibles de s’adapter aux usages particuliers et aux différents commanditaires.
L’entreprise Thonet, fondée en 1819 en Allemagne avant de s’installer à Vienne à partir de 1842, compte également parmi les fournisseurs et collaborateurs réguliers de l’architecte. Tenue par une fratrie de menuisiers célèbres pour leur dextérité à courber le bois, cette entreprise connaît un grand succès à Vienne et emploie dès les années 1850 une quarantaine de salariés38, occupés à une production en série dont certains modèles sont présentés dès 1851 lors de l’exposition universelle de Londres39. Loos collabore à trois reprises avec Thonet : la première fois en 1898 pour les chaises du café Museum qu’il construit en face du palais de la Sécession puis en 1898 pour la salle à manger de l’appartement Stössler à Vienne et enfin en 1913, pour les chaises et banquettes du café Capua, également situé à Vienne40. Celles du café Museum s’inspirent de deux modèles Thonet (n° 14 et 30) déjà existants et d’un autre modèle de chaise (n° 248) vendu par une entreprise concurrente, l’entreprise viennoise, J&J Kohn, qui finira par fusionner avec Thonet. Les chaises du café Capua sont a priori nouvelles et intègrent le catalogue Thonet sous le numéro 519.
Une entreprise tchécoslovaque a également beaucoup compté dans la trajectoire d’Adolf Loos. Lors de son installation à Paris, entre 1924 et 1925, l’architecte est le représentant commercial d’une des premières entreprises de meubles de Tchécoslovaquie, UP Závody (UP Werke en allemand) que dirige Jan Vaněk (1891-1962) depuis 1921. L’entreprise, basée à Brno, est en pleine phase d’expansion puisqu’elle possède alors plusieurs bureaux en Europe : à Bratislava, Brno, Bruxelles, Paris et Prague. Toutefois, Loos ne semble pas avoir dessiné de meubles pour l’entreprise, mais il s’attache à vendre la production de cette dernière à ses propres clients. Paul Verdier, Français installé aux États-Unis, propriétaire d’un grand magasin à Chicago, City of Paris41 achète ainsi une vingtaine de tabourets égyptiens de l’entreprise. Loos envisage également dans une lettre adressée à sa femme Elsie Altmann la construction d’un pavillon pour UP Závody à l’exposition internationale des Arts décoratifs de Paris en 1925, mais peine à trouver des financements42. La même année UP Závody propose à Le Corbusier de produire les pièces de son pavillon de L’Esprit Nouveau à l’exposition internationale des arts décoratifs, mais ce projet de l’entreprise tchèque échoue ; Loos n’a peut-être pas joué les intermédiaires, mais il était au courant de cette éventuelle collaboration comme en témoigne sa correspondance43. S’il perd rapidement son emploi de représentant commercial à la suite de problèmes financiers de l’entreprise, Adolf Loos continue de collaborer avec la nouvelle entreprise de Jan Vaněk44, SBS, comme lors de la construction de la villa Müller à Prague en 1928. Dans les dressings du couple, les meubles en bois intégrés sont le fruit d’une conception croisée entre Loos et l’entreprise. Cette nouvelle collaboration ne signe pas totalement la fin des commandes aux entreprises viennoises dont il reconnaît les qualités, mais elle révèle une certaine volonté de rupture avec la capitale autrichienne et la place nouvelle prise par la Tchécoslovaquie dans ce dernier temps de la vie de l’architecte45.
Ces inspirations et collaborations révèlent les manières de faire d’Adolf Loos architecte d’intérieur, à savoir utiliser du mobilier déjà existant et faire disparaître les placards « dans les murs46 », mais aussi sa profonde implication dans le projet d’ameublement et de décoration des intérieurs, à l’égal, semble-t-il, de ses réalisations architecturales. De fait, une étude des intérieurs révélés par la monographie d’Heinrich Kulka et de quelques intérieurs emblématiques souligne le lien étroit qu’il tisse entre extérieurs et intérieurs, les intérieurs rendant compte des conceptions architecturales d’Adolf Loos.
L’implication de l’architecte-décorateur : des conceptions architecturales triomphantes ?
Des intérieurs au service des conceptions architecturales de Loos
Sur les 126 photographies des constructions et aménagements de Loos publiés dans l’ouvrage d’Heinrich Kulka, 91 représentent des intérieurs. On y repère la chaise Chippendale sur 13 photographies, le tabouret à trois pieds sur 8 d’entre elles, la table Haberfeld et le fauteuil Knieschwimmer sur 6 clichés. La chaise en osier est également un motif récurrent tant dans le magasin Kňize à Paris que dans les salles à manger à Plzeň et Heinrich Kulka de rappeler de manière assurée : « Les fauteuils en osier peuvent être utilisés dans n’importe quel intérieur47 ». Ces intérieurs, pris sous les mêmes angles, en arrivent à se ressembler, quels que soient la date de leur création, leurs pays ou leurs commanditaires et l’omniprésence de ses meubles constitue une des signatures de Loos. La continuité de son travail y est soulignée grâce à ces objets qui rythment les espaces photographiés, vides de toute présence humaine.
Dans le même temps, les photographies révèlent d’autres aspects théoriques des conceptions loosiennes. L’architecte oppose ainsi les couleurs et les matériaux selon le genre : pour les femmes, il privilégie les couleurs claires et les étoffes soyeuses48 par opposition aux couleurs sombres (vert et rouge) et aux matériaux bruts (bois, velours, marbre) pour les hommes comme dans les boutiques Kňize à Vienne (1913) et Paris (1928). Ainsi dans le magasin Kňize conçu à Paris en 1927-1928, les murs sont recouverts de marbre cipolin de couleur verte qui contraste avec le plafond plus sobre en staff ainsi qu’avec la moquette de velours rouge sombre et les meubles en bois, rotin et velours. Les différences de couleurs et de matières selon que l’espace est destiné à une femme ou à un homme se retrouvent aussi dans le choix des meubles : le fauteuil Knieschwimmer est par exemple plutôt destiné aux hommes49. Cette distinction de genre et le choix de placer du mobilier quasi standard l’amènent à l’adapter en fonction de ses clients. Ainsi, quand le Knieschwimmer est intégré dans le salon de la villa Müller à Prague (1928), Loos choisit un modèle plus petit pour Milada Müller que pour son mari František Müller.
L’opposition privé/public ou encore extérieur/intérieur constitue un autre leitmotiv des théories de Loos. Il défend l’idée d’une mise en adéquation entre le lieu, l’habitat et l’habitant. L’habitat doit se confondre avec la ville et l’environnement englobant et ne rien laisser paraître de l’intérieur, non plus que de ses propriétaires. À l’opposé de cette façade « muette », l’intérieur vient exprimer la position sociale, la richesse des habitants et répondre à leurs besoins. Il en est ainsi de la villa Müller dont l’extérieur, sorte de cube blanc percé de petites fenêtres aux cadres jaunes, est difficile à lire. Mais à l’intérieur, cette enveloppe neutre et lisse contient des pièces richement décorées, profitant d’un éclairage naturel plutôt conséquent. Lorsque le visiteur pénètre aujourd’hui dans la chambre du couple entièrement décorée de toile de Jouy (tapisserie, rideaux, couvre-lit et plateau de la table), il imagine assez mal la table dans une autre pièce et cet ensemble contredit quelque peu les écrits de l’architecte lui-même.
Ce passage entre un extérieur simplifié à l’extrême et un intérieur complexe est caractérisé par le concept de Raumplan forgé par Heinrich Kulka en 193150. Ce terme renvoie à la conception tridimensionnelle de l’espace qui caractérise les constructions de Loos. La vision de l’extérieur contraste très fortement avec celle de l’intérieur, les pièces étant pensées et aménagées selon leur fonction propre d’où l’imbrication de différents plans, certains étant plus intimes que d’autres comme le coin autour de la chemisée ou le boudoir légèrement surélevé par rapport au salon ou à la salle à manger dans la villa Müller à Prague (1928). C’est, selon Kulka :
[…] le libre jeu de la pensée dans l’espace, la planification d’espaces disposés à différents niveaux et qui ne sont pas rattachés à un étage couvrant toute la surface du bâtiment, la composition des différentes pièces en relation entre elles en un tout harmonieux et indissociable qui est en même temps une structure fondée sur l’économie d’espace. Les pièces ont, selon leur destination et leur signification, non seulement des dimensions, mais aussi des hauteurs différentes. Loos […] exploite au maximum les possibilités offertes par le matériau et le volume habitable51.
Ainsi l’aménagement intérieur vient souligner le Raumplan, lequel ne sera véritablement mis en place par Loos qu’à partir de 1922 : il redouble les décrochements, structure les demi-niveaux, participe à l’attribution des fonctions des pièces et à la création d’ambiances recherchées.
Une lecture complexe de l’implication
La villa de Tristan Tzara et de sa femme, la peintre suédoise Greta Knutson (1899-1983) construite avenue Junot à Paris entre 1927 et 1928 selon les règles du Raumplan constitue l’un des rares exemples de maison que Loos n’a pas meublé en totalité contrairement à ses réalisations en Autriche et Tchécoslovaquie. Les journaux de l’époque en ont publié plusieurs photographies52 avec notamment le salon du deuxième étage. Celui-ci est orné de masques africains de la collection personnelle du propriétaire ou encore de tapis pendus aux murs – aucun meuble ne correspond à ceux employés habituellement par Loos dans ses aménagements à l’exception du tabouret à trois pieds, visible près de la cheminée recouverte de marbre, quand tout le reste s’apparente à du mobilier rustique espagnol. Seule la cage d’escalier, aujourd’hui conservée du fait d’une inscription au titre de monuments historiques en 1975, semble porter la marque de l’architecte : Loos y a intégré de nombreux placards en bois avec des poignées en métal ou des placards coulissants. Les archives viennoises de l’architecte ne conservent d’ailleurs que peu d’éléments sur la construction et l’ameublement de cette maison à l’exception de factures d’un menuisier pour des châssis de portes et celles d’accessoires de serrurerie fabriqués par des artisans implantés à Paris53. Certains historiens et la femme de Tzara ont évoqué le fait que Loos a modifié les intérieurs pour que les photographies révèlent mieux ses intentions54 ; surtout, la réalisation de la maison a été émaillée de disputes entre le commanditaire et l’architecte55, ce que viennent confirmer de récentes recherches sur les fonds d’archives de Greta Knutson à Stockholm56.
Cet exemple révèle la complexité, voire la contradiction des positions d’Adolf Loos : certes il définit l’architecte-décorateur comme un individu « responsable envers tout le monde » ou encore le « serviteur de la communauté »57, mais il fait preuve d’un dirigisme souvent excessif, voulant tout organiser dans la maison. Greta Knutson a ainsi regretté en 1981 qu’Adolf Loos ait construit des escaliers si étroits qu’elle s’y serait fait des « bleus » et surtout que son atelier de peinture était trop sombre, car peint en gris et ouvert sur le salon ce qui l’amenait à travailler devant les visiteurs alors qu’elle avait souhaité un atelier fermé et lumineux58. Dans ce cas, Loos n’a pas tenu compte des besoins et des souhaits de la peintre ; il ne paraît d’ailleurs guère enthousiaste à propos de cette construction lorsqu’il écrit à son ami tchèque, le professeur d’esthétique Bohumil Markalous (1882-1952), qu’il n’a rien à faire à Paris « à part la construction de la maison du dadaïste Tristan Tzara59 » – alors qu’elle constitue la seule réalisation de Loos à Paris. Mais le cas de cette villa parisienne est sans doute particulier du fait de la forte personnalité du commanditaire, l’écrivain Tristan Tzara ayant activement pris part à la réalisation et à l’aménagement de celle-ci.
A contrario d’autres clients témoignent de l’intemporalité des aménagements intérieurs réalisés par ses soins : un de ses commanditaires, Paul Khuner, lui écrit en 1927, pour le remercier de l’aménagement de son appartement réalisé en 1907 qui n’a pas eu besoin d’être changé « depuis vingt ans » et dont le mobilier lui « cause toujours la même joie que le premier jour60 ».
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En faisant reproduire des modèles déjà existants, en les adaptant selon les besoins des commanditaires et en les intégrant dans ses différents aménagements, quel que soit le programme, Loos affirme l’existence de meubles intemporels, non datés, sortes de prototypes conçus pour s’asseoir, manger, s’allonger et qui doivent durer dans le temps61. Dans cette logique, pourquoi inventer de nouvelles formes si celles déjà existantes répondent aux besoins de l’homme ? Ce point est l’un des principaux arguments que Loos avance dans son essai sans doute encore aujourd’hui le plus connu, Ornement et Crime (1910) : l’architecte n’a pas à inventer de nouvelles formes, mais doit plutôt adapter celles qui existent et qui ont fait leurs preuves – si bien que les intérieurs aménagés par Loos sont parfois considérés comme hétérogènes, éclectiques et quelque peu vieillots62. Seuls quelques luminaires, une pendule et un service à eau ont d’ailleurs été dessinés par Loos et produits par des entreprises comme la cristallerie viennoise J.&L. Lobmeyr en 1931 pour l’exposition internationale de décoration à Cologne63.
Ces meubles toujours réemployés dans des aménagements intérieurs qui utilisent la même grammaire constituent une sorte de signature d’Adolf Loos – malgré l’anonymat en général prescrit – puisqu’on les retrouve à la fois dans les espaces privés et les espaces publics. Ce catalogue de meubles emprunte aux circulations, tant matérielles qu’immatérielles de l’architecte depuis son voyage en Angleterre ou aux États-Unis par exemple jusqu’à ses lectures et ses visites du Musée des arts décoratifs faites lors de son installation à Vienne. Mais, à l’inverse de Le Corbusier qui théorise de manière quasi systématique ses choix en termes de mobilier et d’aménagement intérieur, Loos a souvent contredit ses propos durant sa carrière et en regard de ses réalisations64. Néanmoins, cette fidélité à certains meubles tout au long de sa carrière s’affirme comme l’un des traits du caractère « loosien » ; la plupart figurent d’ailleurs dans les intérieurs qu’il a conçus pour son propre usage, notamment lors de son installation à Paris et semblent fonctionner comme des objets mémoriels liant ses espaces et ses temps de vie65. L’adoption totale ou partielle de ce mobilier par ses élèves en témoigne également, ces derniers faisant circuler les modèles de leur maître au gré de leurs migrations. Il en est ainsi de Giuseppe de Finetti (1892-1952)66 qui aménage la boutique La moda da Nuova sur le Duomo à Milan en 1928 dont le traitement des matières et des couleurs rappelle l’aménagement de la boutique Kňize à Paris la même année – de Finetti emploie d’ailleurs la même table Haberfeld haute dans son magasin – ou encore de Zlatko Neumann (1900-1969) qui reprend le Knieschwimmer dans son appartement de Zagreb en 1935.