La création en 2016, au sein de la faculté d’histoire de l’université de Strasbourg, d’un Institut des mondes musulmans délivrant une licence puis, à partir de 2018, un master Civilisations, cultures et sociétés des mondes musulmans, constitue une étape importante1 dans le renforcement et l’élargissement de l’offre pédagogique strasbourgeoise portant sur le monde oriental. Elle s’ajoute aux enseignements existant depuis les années 1960, essentiellement axés sur l’apprentissage des langues – langues turque, persane, arabe, hébraïque et indienne – eux-mêmes héritiers de la philologie orientale de l’université impériale allemande de Strasbourg des années 1871-1918 et de l’université française de l’entre-deux-guerres2.
Cette création a suscité un regain d’intérêt pour les collections orientalistes des bibliothèques et des musées de Strasbourg acquises majoritairement durant la période que l’on peut qualifier d’« âge d’or » de l’orientalisme en Alsace, celle du Reichsland (1871-1918)3. Elle a également conduit à une exposition présentée à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg à l’automne 2021. Intitulée L’Orient inattendu. Du Rhin à l’Indus, celle-ci proposait, en s’appuyant sur des collections conservées de part et d’autre du Rhin et au musée du Louvre, un regard inédit sur l’histoire des relations entretenues par la région du Rhin supérieur avec l’Orient islamique, du Moyen Âge au lendemain de la Première Guerre mondiale4.
Si l’histoire des collections orientalistes constituées à l’époque du Reichsland est à présent mieux connue grâce à ces initiatives récentes5, l’étude des acquisitions de collections portant sur les mondes orientaux (entendu au sens plus large qu’uniquement islamiques) réalisées par les musées et bibliothèques strasbourgeoises après 1918 reste un domaine largement ouvert à la recherche.
Cette contribution entend présenter un panorama de ces collections acquises par les bibliothèques universitaires après 1918 – Bibliothèque nationale et universitaire (Bnu) qui succède à la Kaiserliche Universitäts- und Landesbibliothek zu Straßburg (KULBS)6 et bibliothèques de l’université7 héritières des bibliothèques des séminaires de la Kaiser-Wilhelms-Universität Straßburg (KWUS)8 – et fixer ainsi quelques jalons pour des études ultérieures que l’on peut souhaiter plus exhaustives et détaillées. Elle pourra également servir de guide sommaire pour les étudiants et chercheurs souhaitant travailler sur des thématiques orientales.
L’acquisition de collections orientales dans les bibliothèques universitaires de Strasbourg après 1918 est étroitement liée aux paysages disciplinaires qui se mettent en place et se recomposent au sein de l’université de Strasbourg tout au long du xxe siècle, tout particulièrement aux lendemains des deux conflits mondiaux.
1919–1939 : entre héritage et reconfigurations
En 1919, le retour de l’Alsace et de la Moselle à la France induit des reconfigurations pédagogiques et disciplinaires conformément aux nouveaux objectifs du gouvernement français, lesquels, en contrepoint des objectifs allemands particulièrement ambitieux de 1872, visent à faire de l’université de Strasbourg une « université idéale » qui serve de modèle de régénération pour les universités et qui rayonne à l’étranger9.
Domaine dans lequel la KWUS s’était taillé une position d’excellence10, les études orientales, sans subir de coup d’arrêt au lendemain du conflit mondial, ne retrouvent cependant pas la vitalité de l’avant-guerre. Les priorités politiques, scientifiques et pédagogiques de la nouvelle université française de Strasbourg portent en effet moins sur l’Orient lointain (Proche-Orient et Asie) que sur un Orient plus proche, à savoir l’Europe centrale et orientale. Il s’agit pour la République, à travers son université de Strasbourg située à l’avant-poste de cette Europe reconfigurée, de consolider l’alliance politique avec les nouveaux pays issus des empires centraux et d’y diffuser l’influence culturelle de la France. Les motivations et enjeux de ce nouveau regard vers l’Est sont au demeurant également purement pratiques : il s’agit aussi de combler le vide laissé par le départ des étudiants allemands et des pays de langue allemande par de nouveaux étudiants venant de France mais également de ces pays d’Europe centrale et orientale. Ainsi, le 17 juin 1920, Alexandre Millerand, commissaire général de la République chargé des questions d’Alsace-Lorraine, fixe le cap, qui tient compte notamment de la grande richesse des équipements laissés par les Allemands :
L’université de Strasbourg est organisée pour recevoir beaucoup plus d’étudiants que ne peuvent lui en fournir l’Alsace et la Lorraine. Elle se propose d’attirer à elle une partie de la clientèle qui fréquentait avant la guerre les universités allemandes ou autrichiennes, en particulier les Sarrois et les Rhénans, qui allaient et vont encore à Bonn ; les Yougoslaves qui allaient à Innsbruck et en reprendront le chemin si on ne leur donne pas au plus tôt de nouvelles habitudes ; les Tchécoslovaques, les Roumains et les Transylvains, enfin les Polonais, toutes nations qui ont pour la France une amitié de vielle date ; peut-être même les Ukrainiens qui cherchent depuis quelques temps notre appui […]. La France, qui n’a pas à redouter un semblable afflux, aurait un incontestable intérêt à faire venir à elle une élite d’étudiants slaves11.
Les étudiants anglo-saxons font également l’objet d’une attention particulière visant notamment à les détourner des universités de la Suisse alémanique, « organisées d’après le système germanique », au profit de celle de Strasbourg12.
Ainsi, pour favoriser la venue de ces étudiants étrangers et leur permettre de travailler sur leurs littératures nationales, sont créés ex-nihilo au sein de la faculté des lettres de la nouvelle université un institut de littératures modernes comparées et un institut de langues et littératures slaves.
Qu’en est-il du domaine oriental extra européen ?
La philologie orientale souffre de moyens manifestement limités et peine à retrouver son rayonnement en dépit d’une offre pédagogique large et de la présence de spécialistes reconnus. La composante archéologique et historique de l’orientalisme semble en revanche retrouver une dynamique avec l’égyptologie, et se diversifie avec la création d’une chaire et d’un institut d’histoire des religions dont une partie de l’enseignement porte sur les spiritualités orientales.
Outre la langue et les textes égyptiens enseignés dans le cadre de l’Institut d’égyptologie (évoqué plus loin), l’enseignement des langues orientales est d’abord repris au sein des facultés de théologie catholique, avec Louis Dennefeld (1883-1954) qui dispense les enseignements d’assyro-babylonien et le syriaque, et protestante avec Charles Jaeger (1875-1954) qui enseigne l’arabe, le turc et l’éthiopien. Ces enseignants sont rapidement sollicités par la faculté des lettres qui reconstitue un institut de linguistique indo-européenne et des langues orientales qui succède au Seminar für indogermanische Sprachwissenschaft und Sanskritphilologie (Institut de linguistique indo-germanique et de philologie du sanskrit)13. Y sont enseignés le turc, l’arabe, l’assyriologie et l’hébreu par les enseignants des facultés de théologie cités plus haut, auxquels s’ajoutent les langues avestique, pehlevi, arménienne et géorgienne enseignées par Joseph Karst (1871-1962), le sanskrit par Gaston Courtillier (1877-1933) et par l’indianiste Sylvain Lévi (1863-1935), professeur au Collège de France depuis 1895, qui assure également la direction de l’institut strasbourgeois14. L’implication et les efforts déployés par ce dernier pour développer les études de langues orientales et les ressources documentaires jusqu’à son départ pour Paris en 1924 ne produisent toutefois que des résultats très limités. Abel Juret (1872-?), qui lui succède, relève en 1926 le manque d’homogénéité de la bibliothèque et déplore que les lacunes identifiées dans les collections constituées par les prédécesseurs allemands n’aient pu être comblées faute de ressources, et de renvoyer « celui qui veut travailler à Strasbourg dans le domaine des langues de l’Extrême-Orient [à] la bibliothèque nationale et universitaire, qui offre des ressources considérables15 ».
Dans le domaine de l’Antiquité, l’Institut d’égyptologie, l’un des fleurons de l’université impériale allemande, riche d’une collection d’antiques d’environ 2 000 objets, pendant archéologique à la collection papyrologique de la KULBS16, est repris et dirigé de 1919 à 1948 par Pierre Montet (1885-1966). En 1926, ce dernier loue la qualité des ressources documentaires dont il hérite : « il faut aller au Caire, dans la bibliothèque de l’Institut français, pour trouver une plus riche collection d’ouvrages d’égyptologie, aussi aisément accessible » ajoutant, en élargissant le propos aux autres bibliothèques, que « les ressources qu’offre Strasbourg […] ne sont pas renfermées dans les limites de l’Institut. Les Instituts de papyrologie et d’archéologie grecque, d’histoire ancienne et de langues sémitiques […] sont à Strasbourg merveilleusement outillés17 ». Des collections photographiques, d’estampages d’inscriptions et de moulages complètent en outre l’apparat pédagogique dans la logique des dispositifs mis en place pour les disciplines archéologiques et d’histoire de l’art dans le dernier tiers du xixe siècle.
De son passage au Caire, au retour de la fouille de Byblos au Liban en 1923, Pierre Montet ramène à Strasbourg « trois caisses de vases d’albâtre et de schiste » exhumés en 1913-1914 du site d’Abou Roach18. À partir de 1929, la collection de l’Institut d’égyptologie s’enrichit encore d’une collection d’environ 800 négatifs et positifs sur verre documentant la fouille du site de Tanis dirigée par le même Montet et d’un important matériel archéologique, dont une statue colossale en diorite de Ramsès II, portant le nombre total d’objets antiques conservés à près de 3 000 à la veille de la Seconde Guerre mondiale19 tandis que la bibliothèque complète ses ressources francophones.
Un second pôle à dominante historique incluant pour partie l’Orient se décline durant l’entre-deux-guerres au sein de l’Institut d’histoire des religions créé ex-nihilo en 1919 à la faculté des lettres pour faire un contrepoids laïc aux deux facultés de théologie20. Le premier titulaire de la chaire, Prosper Alfaric (1876-1955), est un spécialiste du christianisme antique et de la gnose manichéenne. Il dote l’institut d’une bibliothèque qui atteint dès 1923 « plusieurs milliers de livres […] de toute provenance21 ». À côté d’une collection de monographies et de sources d’usage courant y figurent, selon la description qu’il en donne, « les publications […] qui étudient l’ensemble des religions » ; d’un côté « celles qui se rapportent aux religions non chrétiennes des sauvages, des demi-civilisés, des grands peuples de l’antiquité classique », de l’autre « celles qui concernent le Judaïsme et le Christianisme antique, médiéval et moderne »22. Marcel Simon (1907-1986), le successeur d’Alfaric après 1945, louera les efforts de ce dernier pour faire de la bibliothèque de l’institut « un remarquable instrument de travail », grâce notamment à une coordination des achats avec les bibliothèques des facultés de théologie23. Prosper Alfaric prend également l’initiative originale de constituer un musée d’étude grâce à des dépôts de près de 280 objets originaires d’Égypte, de Grèce, d’Inde, de Birmanie, de Chine et du Japon provenant des musées Guimet, du Louvre et de Saint-Germain-en-Laye. Les traces de ce musée d’étude disparaissent avec la Seconde Guerre mondiale24.
Du côté de la Bibliothèque régionale et universitaire élevée au rang de bibliothèque nationale et universitaire en 192625, une étude détaillée sur les acquisitions ordinaires d’orientalia manque encore. On relève cependant, pour l’entre-deux-guerres, deux acquisitions exceptionnelles.
La première est l’achat, en 1922, de la bibliothèque du médecin, explorateur et diplomate français en Asie du Sud-Est Jules Harmand (1845-1921). Composée de 660 ouvrages et d’une dizaine de cartes de l’Indochine française, elle permet, selon l’administrateur de la bibliothèque Ernest Wickersheimer, de rattraper quarante ans d’acquisitions « perdues » dans le domaine des « questions coloniales » et de présenter aux Alsaciens redevenus français les bienfaits de la « mission civilisatrice » de la France républicaine26. La seconde intervient en 1930. Par l’entremise du doyen de la faculté des lettres, puis recteur, Christian Pfister (1857-1933), la Bnu intègre 2 130 volumes de la bibliothèque de l’orientaliste Marius Fontane (1838-1914) léguée par sa veuve à l’université de Strasbourg, dont un nombre important d’ouvrages sur le canal de Suez 27.
Seconde Guerre mondiale et après-guerre
Durant la Seconde Guerre mondiale, la situation de l’université et des bibliothèques universitaires, y compris la Bnu, est duale. D’un côté, l’université française et la Bnu se transfèrent, en septembre 1939, avec l’essentiel de leurs collections à Clermont-Ferrand dans le cadre de l’évacuation générale de la population et des administrations des territoires frontaliers de l’Est de la France ; de l’autre, l’État nazi fait main basse sur les équipements et infrastructures de ces dernières restées à Strasbourg dans le cadre de l’Annexion de fait de l’Alsace et de la Moselle au IIIe Reich, et érige une Reichsuniversität Strassburg destinée à favoriser la germanisation des départements annexés et à constituer un modèle d’université nazie28, non sans exiger également, et obtenir en 1941, le retour à Strasbourg des collections des bibliothèques précédemment évacuées29. À la Reichsuniversität, un Séminaire de langue et d’histoire du Proche-Orient (Seminar für Sprache und Geschichte des Vorderen Orient) conçu comme une composante d’un Grand séminaire d’histoire ancienne et d’antiquité (Gross-Seminar für Frühgeschichte und Altertumskunde) incluant les études orientales, l’indologie et les études celtiques est projeté mais ne se réalise finalement pas, à l’inverse du Séminaire d’études religieuses comparées (Seminar für Vergleichende Religionwissenschaft) qui est effectif.
Dans son exil à Clermont-Ferrand, l’université française de Strasbourg repliée maintient quant à elle un enseignement de l’arabe au sein de la faculté des lettres mais la guerre brise pour un temps la dynamique de l’orientalisme, notamment sa composante philologique, déjà affaiblie durant l’entre-deux-guerres.
Au lendemain du conflit, les études orientalistes, à l’exception de l’égyptologie et de l’histoire des religions, mettent un peu plus d’une décennie à se reconstituer comme le souligne en 1964 le doyen de la faculté des lettres, Marcel Simon, non sans ironie s’agissant de la notion de « discipline de luxe30 » :
Parmi les spécialités ainsi traitées en parents pauvres – d’aucuns diraient disciplines de luxe : luxe et pauvreté sont en l’occurrence paradoxalement synonymes – l’orientalisme figure en bonne place. […] Il existait encore en 1920 à notre Faculté des Lettres une section d’orientalisme assez étoffée. Elle a été peu à peu démantelée par la suite, au hasard de départs pour Paris, de mises à la retraite, de transformations de chaires. En 1945, à peu près rien ne subsistait, sauf l’Égyptologie. Si nous avons estimé pouvoir et devoir reconstruire l’édifice pièce par pièce, ce n’est pas pour des considérations de prestige local. C’est essentiellement parce que sur les rayons de la Bibliothèque Nationale et Universitaire d’innombrables volumes, se rapportant à ces spécialités, attendaient que quelqu’un vînt en secouer la poussière et les remettre en circulation. Il était inadmissible qu’on laissât en friche des secteurs aussi importants et d’une telle richesse…
Une lente renaissance de l’enseignement des langues et civilisations orientales à l’université
Il faut ainsi attendre 1955 pour voir le rétablissement d’une charge de cours d’arabe, assurée par un enseignant du secondaire, et la création d’une chaire de littérature juive postbiblique occupée par André Neher (1914-1988) ; puis les années 1960 pour voir les trois grandes langues islamiques reprendre leur place dans les enseignements de la faculté des lettres qui se déploie à présent sur le nouveau campus de l’Esplanade. Un Institut d’études arabes et islamiques est institué en 1961, confié à Toufic Fahd, suivi, en 1964, d’un Institut d’études turques dirigé par René Giraud (1906-1968), auquel succède en 1968 Irène Melikoff (1917-2009)31. En 1964 est également fondé un Institut d’études persanes confié à Ascar Hoghoughi qui publie la même année le catalogue des manuscrits persans de la Bnu32. Les études indiennes renaissent également, en 1962, avec la venue de Charles Malamoud et la création d’un Institut de civilisation indienne rebaptisé Institut d’études sud-asiatiques en 198233.
Ces instituts reconstituent chacun une bibliothèque en partie grâce à des apports d’autres instituts ayant eux-mêmes hérité des collections de l’Institut de linguistique indo-européenne et des langues orientales des années vingt. La modestie des moyens financiers consacrés aux achats de livres est en partie compensée par des dons et des legs. Ainsi, la bibliothèque de persan obtient-elle dès sa création plusieurs dons des autorités ministérielles et universitaires de Téhéran (près de 2 000 volumes). En 1971, elle bénéficie également d’un legs de la famille de l’orientaliste français Henri Massé décédé en 1969.
La bibliothèque de l’Institut d’études turques s’enrichit pour sa part, dans les années 1960, par l’entremise de René Giraud semble-t-il, d’une collection particulièrement précieuse de 72 manuscrits anciens – 63 codex et 9 petits fragments – en langues arabe, turque et persane dont un certain nombre d’exemplaires de luxe richement enluminés34.
Un second mouvement de développement des études des langues orientales, extrême-orientales cette fois-ci, se déroule deux décennies plus tard avec la création d’un Institut d’études japonaises en 1986 et d’un Institut d’études chinoises en 2009 dotés chacun d’une bibliothèque d’enseignement.
Tab. 1 : les collections en langues orientales de l’université de Strasbourg en 202135 (ml = mètres linéaires).
Fonds | Nombre de documents (estimations) |
Études arabes | 6 300 volumes + 28 ml de périodiques |
Études persanes | 8 000 volumes + 13 ml de périodiques |
Études turques | 10 000 volumes + 35 ml de périodiques |
Études hébraïques et juives | 4 000 volumes + 11 ml de périodiques |
Études indiennes | 1 900 volumes |
Études chinoises | 10 500 |
Études japonaises | 8 000 volumes + 7 ml de périodiques |
Total | environ 48 700 volumes et 94 ml |
Nouvelles dynamiques en archéologie et en histoire de l’Orient (bibliothèques de l’université)
L’Institut d’égyptologie s’enrichit sous le mandat de Jean Leclant (1920-2011) entre 1953 à 1963 de collections de céramiques et d’objets provenant de ses fouilles nubiennes36. La bibliothèque se retrouve toutefois confrontée dans les années 1970 et 1980, à l’instar des autres bibliothèques des sciences humaines et sociales, à la « misère des bibliothèques universitaires37 ».
Une nouvelle dynamique d’acquisitions s’enclenche néanmoins à partir de 1996 avec l’intégration des bibliothèques d’archéologie et d’histoire de l’université Marc Bloch – alors l’une des trois universités strasbourgeoises avant leur fusion en 2009 – dans le Service Commun de la Documentation et, surtout, par la structuration en 2001 des disciplines de l’Antiquité en Unité Mixte de Recherche (UMR 7044 Études des civilisations de l’Antiquité)38, ce qui a pour effet de dégager de substantielles marges de manœuvre financières pour l’acquisition d’une documentation de niveau recherche. En 2007, les huit bibliothèques d’instituts relevant des sciences de l’Antiquité, alors disséminées dans le Palais universitaire, fusionnent au sein d’un nouvel équipement scientifique et documentaire : la Maison Interuniversitaire des sciences de l’Homme – Alsace (MISHA)39.
En font partie pour le domaine oriental, en plus de celle d’égyptologie, les bibliothèques des instituts de papyrologie, d’histoire et d’archéologie de l’Orient ancien et d’art et d’archéologie de Byzance créées dans les années 1960. La bibliothèque d’Orient ancien comprend notamment un fonds légué par Daniel Schlumberger (1904-1972), directeur successivement de la Délégation archéologique française en Afghanistan (1945-1964) et de l’Institut français d’archéologie de Beyrouth (1967-1972) et professeur à l’université de Strasbourg de 1955 à 1967.
Intègre également la MISHA, en 2007, le fonds documentaire de l’archéologue Jacqueline Pirenne (1918-1990) décédée à Strasbourg : ses archives au sein de l’UMR 7044, sa bibliothèque d’environ 900 ouvrages dans la bibliothèque commune des sciences de l’Antiquité. Ce fonds documente principalement l’histoire, l’archéologie et l’épigraphie du Yémen et de l’Éthiopie.
L’Institut d’histoire des religions poursuit quant à lui, après 1945, une orientation pédagogique et de recherche dans le domaine du judaïsme ancien et du christianisme primitif sous l’égide des professeurs Marcel Simon (1907-1986) et François Blanchetière ; s’élargit à la religion égyptienne et syro-phénicienne et au comparatisme avec les professeurs Françoise Dunand et Jean-Marie Husser, et bientôt, à partir de 2003, aux religions de l’Inde védique et de l’Iran préislamique avec Guillaume Ducoeur. La bibliothèque de l’institut rassemble en 2016, à la veille de son intégration dans une bibliothèque commune de recherche d’histoire, un fonds de 13 000 ouvrages et revues spécialisées dans l’étude comparée des religions et l’approche anthropologique des faits religieux, concernant notamment les polythéismes antiques du bassin méditerranéen, le judaïsme ancien, le christianisme et l’islam, les religions iraniennes, indiennes et chinoises.
Un tableau contrasté à la Bnu
À la Bnu, après une période de relèvement, d’estimation des collections détruites ou endommagées durant la guerre et de restructuration du bâtiment, les années 1960 sont marquées par une certaine opulence grâce au versement des indemnités de dommages de guerre. Ceux-ci permettent d’accorder une attention particulière aux fonds spécialisés orientaux, en lien avec la renaissance des instituts des langues orientales à l’université, mais aussi l’acquisition d’un fonds particulier40.
Un effort particulier porte ainsi sur le développement des collections arabes (10 000 ouvrages), persanes et de sanskrit. Un accord avec l’université de Téhéran permet de faire cataloguer le fonds de manuscrits persans par le chargé d’enseignement accueilli à l’université par reprise complète du précédent catalogue de Samuel Landauer datant de 188141.
Les indemnités de dommages de guerres permettent aussi l’achat, en 1961, du fonds – manuscrits et bibliothèque – de l’égyptologue Étienne Drioton (1889-1961)42 qui augmente considérablement (5 000 volumes) les outils de recherche de l’égyptologie strasbourgeoise. Par ailleurs, le fonds de l’écrivain et diplomate français Arthur de Gobineau (1816-1882) acquis en 1904, qui comprend une dimension orientale, bénéficie également de recherches et de la publication par Lily Greiner de plusieurs études et du catalogue des documents constitutifs du fonds43.
Les années 1970-1980 sont en revanche marquées par un décrochage des crédits documentaires, mais l’étude précise de ses incidences sur les collections orientales reste à mener.
Bien plus tard, la collection d’objets d’archéologie orientale de la Bnu s’enrichit sensiblement grâce à la donation, en 2018-2020, de 69 objets originaux de la collection personnelle du professeur Jean-Louis Huot, spécialiste de la Mésopotamie ancienne. Dans le domaine de la sinologie également, la bibliothèque bénéficie en 2014 du legs de la bibliothèque du couple de sinologues Colette et Jean-Pierre Diény (1927-2014), soit environ 6 000 ouvrages ayant trait à la langue et à la civilisation chinoises des périodes pré-impériale et impériale dont certains forts rares en France44.
Une dimension orientaliste se retrouve également dans le vaste fonds – archives et bibliothèque – du philosophe Jacques Maritain (1882-1973) et de son épouse Raïssa (1883-1960) acheté en 2014 avec un concours exceptionnel de la Région Alsace45. Les spiritualités d’Orient sont présentes notamment dans la correspondance entretenue par les Maritain avec des orientalistes dont certains, éminents, tels l’indianiste Olivier Lacombe et l’islamologue Henri Massignon, figuraient parmi les amis intimes du couple ; ou d’autres moins proches mais qui témoignent de l’intérêt du philosophe thomiste pour les religions et les mystiques orientales : Louis Gardet (1904-1986), Jean-Mohammed Abd-el-Jalil (1904-1979), Georges C. Anawati (1905-1994), Jean de Menasce (1902-1973)46. Il convient également de noter la présence dans le fonds Maritain des archives personnelles (journal, manuscrits, photographies, publications) de l’assyriologue et traductrice Achsa Belkind (1905-1984)47. Proche du couple Maritain, Achsa Belkind était la fille d’Israël Belkind (1861-1929), figure historique du sionisme. Elle était par ailleurs cousine d’Avshalom Feinberg (1889-1917), ami de jeunesse de Jacques Maritain à Paris, mort dans le désert du Sinaï en 1917 lors d’une mission d’espionnage au profit des Britanniques et dont la correspondance est également présente dans le fonds48. À cet égard, le fonds Maritain de la Bnu peut donc aussi être appréhendé aux prismes du croisement des mystiques occidentales et orientales, du dialogue interreligieux et des problématiques moyen-orientales contemporaines, notamment du sionisme49. Mentionnons enfin l’acquisition récente par la Bnu d’un lot de manuscrits de l’écrivain iranien Sadegh Hedayat (1903-1951).
En guise de conclusion à ce panorama – encore très imparfait et lacunaire – des fonds documentaires orientalistes acquis dans les bibliothèques universitaires strasbourgeoises après 1918, on ne saurait omettre de mentionner un projet n’impliquant certes pas directement les bibliothèques mais dont la réalisation, si elle s’était produite, aurait sans nul doute eu un effet dynamisant sur le développement de leurs collections. Il s’agit du projet de « musée national d’antiquités orientales ». Initié en 1963 par André Parrot, conservateur en chef du département des Antiquités orientales du musée du Louvre, il entendait s’appuyer sur l’exceptionnel potentiel scientifique et muséographique de la ville (collections de l’université, de la Bnu, collection Gustave Schlumberger du musée archéologique) pour créer, avec le soutien du Louvre, un pôle muséal régional inédit. Après moult vicissitudes, le projet fut finalement abandonné en 1978 faute d’accord entre les partenaires sur une localisation et un financement50. Plus de quarante ans après la tentative des années 1960-70, un nouveau projet de « musée de l’Orient » a été initié, en 2019, par la Bnu. Conçu en partenariat avec le musée du Louvre, l’université et les musées de Strasbourg, sera-t-il en mesure de lever le défi de la valorisation de ces collections régionales singulières ? Une étude de faisabilité livrable en 2025 devrait en définir les contours et les coûts51. Quelles que soient les conclusions, ce projet témoigne à son tours de l’exceptionnelle richesse des collections orientales présentes à Strasbourg, antiques, médiévales, modernes et contemporaines, documentant de vastes aires chrono-culturelles. Elles sont le fruit d’une histoire muséale et universitaire singulière née du croisement de préoccupations politiques, culturelles et scientifiques allemandes et françaises depuis 1871.