L’apparition, à la fin du xviiie siècle, du voyage pédestre (Wanderung1) comme nouvel outil pédagogique est ressentie comme une innovation spectaculaire. La Wanderung, à l’origine un mouvement de contestation socio-politique des adultes de l’élite cultivée2, avait rapidement fait son entrée dans des établissements-pilotes d’obédience philanthropique, où elle était programmée dans l’emploi du temps hebdomadaire. Elle faisait partie des nombreux exercices physiques (« Leibesübungen ») proposés par leurs pédagogues pour que le corps des jeunes se développe harmonieusement et devienne ainsi un réceptacle robuste et sain pour l’âme3.
La réémergence de l’éducation physique lors de la Spätaufklärung (ou « Secondes Lumières ») a fait l’objet de publications d’inégale qualité abordant le sujet essentiellement sous l’angle sportif4. Or, la Wanderung, qui y est rarement évoquée, n’est pas considérée à cette époque-là comme un sport (terme moderne qui ne recoupe qu’incomplètement ce qu’on nommait alors Gymnastik ou Turnkunst), mais comme un exercice corporel intégrant plusieurs autres matières ; de même, les voyages pédestres sont bien loin de représenter « une interruption du quotidien scolaire » (Gräfe) ou des « excursions extra-scolaires » (Bernett) ‒ les loisirs non accompagnés d’un apprentissage étant alors désapprouvés, car moralement nocifs. Ces ouvrages manifestent une méconnaissance de l’Aufklärung qui mène leurs auteurs à faire abstraction des métamorphoses socio-culturelles significatives qui se font jour au tournant des xviiie et xixe siècles, et à négliger la dimension religieuse et morale de la pédagogie intégrale des Philanthropes5. Les auteurs oublient également de mentionner la détermination de ces pédagogues à faire participer les élèves féminines à certains exercices gymniques et à des Wanderungen.
En revanche, des études minutieuses de chercheurs comme Ulrich Herrmann6, Alexa Craïs7 ou Martin Goldfriedrich8 restituent une vue plus ex-acte et plus nuancée des courants pédagogiques de la fin du xviiie siècle et des concepts philanthropiques, dont la notion de mobilité.
L’objectif de cet article consistera donc en une analyse approfondie d’une telle innovation, tant de ses principes que de son application pratique, en la remettant en perspective. Nous constaterons alors qu’elle résulte de la convergence de plusieurs autres évolutions, que l’on pourrait qualifier de subversives9. Tout d’abord, la réforme progressive et laborieuse des pratiques pédagogiques dans les États du Saint-Empire sera évoquée, ainsi que les réflexions théoriques sur lesquelles elle s’appuie. Ensuite, nous verrons comment une conception théologique novatrice des rapports entre le corps et l’âme va inclure la marche en pleine nature dans l’enseignement religieux. En outre, l’avancée des connaissances médicales promeut l’ambulation au rang de médication. Enfin et surtout, nous examinerons comment la montée en puissance de la Wanderung en fait une référence incontournable pour les pédagogues innovateurs. Il conviendra par ailleurs de déterminer dans quelle mesure cet outil pédagogique a fait école en dehors des établissements philanthropiques au cours de la Spätaufklärung, puis, pour conclure, de se pencher brièvement sur son évolution ultérieure.
Les prémisses
La réforme des pratiques pédagogiques comprend trois volets : tenir compte des besoins de l’enfant, se dégager de l’emprise de l’État et de l’Église, et développer le corps dans la même proportion que l’esprit. Jusque là, l’éducation des enfants dans le Saint-Empire se bornait en général à apprendre à lire, écrire, compter, à connaître le catéchisme et des cantiques par cœur, et à obéir, le tout assorti de divers châtiments corporels10. Les nouveaux péda-gogues s’appuient sur deux préceptes de l’Aufklärung, résumés par Kant : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! » et « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation11 ». L’être humain étant considéré comme perfectible, il peut être transformé intérieurement par l’éducation, la culture et la morale12. Comme John Locke et Rousseau, la pédagogie innovatrice voit l’enfant d’abord comme être humain possédant sa propre dignité et capable d’entendement : elle se fonde donc sur son individualité pour lui inculquer une Gesittung13 et façonner un futur citoyen émancipé, responsable et tolérant en développant chez lui une pensée et un jugement autonomes. Pour cela, l’enseignant est tenu de laisser l’élève faire ses propres expériences avec les autres enfants et les adultes, avec les choses et les êtres vivants, par le biais d’une prospection ludique (Anschauungsunterricht14), de travaux pratiques et de voyages, car il apprend mieux et plus facilement quand la matière éveille son intérêt et qu’il est encouragé par un système de récompenses et de compliments15 exempt de châtiments corporels. Cette nouvelle pratique d’ap-prentissage suscitera un débat public – caisse de résonance et légitimation des revendications politiques de l’élite cultivée – et mènera à l’émergence des sciences de l’éducation.
Même si elle est parfois innovante16, l’emprise de l’Église sur l’éducation reste dominante : de ce fait maints réformateurs suggèrent que l’enseignement se laïcise17, et, en outre, ne soit plus uniquement l’affaire de l’État, mais aussi de la collectivité18. Ils réclament une pédagogie tenant compte des différents stades de développement de l’enfant19, ainsi qu’une formation professionnelle des édu-cateurs.
La réforme de l’enseignement et de l’éducation se place dans un vaste programme de réformes économiques et socio-culturelles, et en est la condition préalable. Suite à la guerre de Sept Ans, le Saint-Empire doit faire face à un retard économique et technologique considérable, à un accroissement substantiel de la population et au paupérisme consécutif aux mauvaises récoltes, ce qui précipite les États dans une grave crise conjoncturelle. Parallèlement, l’Aufklärung se propage au sein de l’élite cultivée, tandis que le Mittelstand20 exalte l’efficacité et la quête de résultats, aboutissant à une demande accrue d’ « Indüstriosität21 ». C’est la nouvelle pédagogie, pratiquée dans des établis-sements modernes, qui est censée montrer le chemin : elle apparaît comme le garant d’un renouveau de l’homme22 et de la maîtrise qu’il aurait alors de lui-même et de son histoire. Des auteurs comme Resewitz ou Bahrdt23 veulent désormais éduquer de futurs citoyens « éclairés », diligents, capables d’exercer divers métiers et de participer ainsi à la prospérité de leur pays24, et pas uniquement des « savants ». Cet aspect utilitariste de l’éducation va générer, principalement en Prusse, l’idée d’une éducation nationale qui deviendrait un moteur efficace du développement des États25.
Les pédagogues réformateurs incitent également à élever le niveau intellectuel et moral des jeunes filles26 du Mittelstand par une éducation appro-priée. En effet, le rôle de la femme dans la société urbaine bourgeoise ayant évolué, la future épouse va être maintenant chargée de plus grandes responsabilités au sein de la famille.
Que l’enseignement ne se focalise plus sur les enfants de la noblesse constitue un indice de l’influence économique et sociale croissante des Gesittete Stände fortunés entre la fin du xviiie et le milieu du xixe siècle, de même que du prestige revêtu à leurs yeux par la culture et l’éducation27.
C’est, entre autres, suite aux progrès de la médecine que les Leibesübungen28 vont prendre une place inusitée dans la réflexion pédagogique, en particulier chez les Philanthropes. L’idée antique d’éduquer le corps dès l’enfance fait sa réapparition, et pour la première fois dans le contexte scolaire. Le développement de l’hygiène publique29, le taux élevé de la mortalité infantile, ou encore la nouvelle conception de l’enfant y ont sans doute incité. Les motivations s’avèrent toutefois hétérogènes : la majorité des pédagogues, même réformateurs, n’oublie pas la finalité militaire30 de la culture physique ; d’autres mettent l’accent sur le développement harmonieux et complet de l’enfant depuis sa naissance et sur le soin de sa santé31, d’autres encore insistent sur l’aspect théologique du lien étroit et sacré entre l’âme et le corps (cf. infra). Parmi ces Leibesübungen se trouve, à double titre, le voyage pédestre : d’abord, parce qu’il est maintenant reconnu comme source de connaissances et de développement personnel (si l’éducateur est attentif aux besoins de l’apprenant), tout comme de bonne santé, physique et morale ; ensuite, parce qu’il permet d’observer « mille choses » dans la nature et le monde, stimulant la curiosité de l’élève, l’enseignant se bornant à jouer le rôle de « jardinier32 ».
Avec son ouvrage Die Kunst, das menschliche Leben zu verlängern33, Christoph Wilhelm Hufeland, un médecin ami de Schelling, édifie le fondement scientifique, philosophique et pratique de la théorie selon laquelle la nature forme un tout, sans aucune frontière entre le corps et l’esprit. Dans la première partie, il souligne l’importance de développer parallèlement la formation du corps et de l’esprit34. Dans la deuxième partie, parmi les procédés pour rester plus longtemps en vie, il cite35 : une éducation physique raisonnable36, des activités corporelles, profiter du plein air, voyager et cultiver ses aptitudes mentales et physiques. Il suggère des exercices de réflexion en plein air, où l’enseignant peut se servir du « livre de la nature » comme manuel. Il recommande des promenades quotidiennes d’une heure au moins, de petits voyages, des excursions à pied et des exercices physiques37. Au début du cha-pitre x, Hufeland rappelle le pouvoir de guérison de la pérambulation, les voyages pédestres lui paraissant les plus sains et les mieux appropriés. Les directeurs des établissements scolaires philanthropiques intégreront ces recommandations dans leur cursus scolaire38, sur le modèle de l’Émile39.
Toutefois, chez ces derniers, une nouvelle conception des relations entre le corps (Leib) et l’âme (Geist, Seele) joue un rôle tout aussi important. Contrairement à la partie catholique du Saint-Empire, la partie protestante a toujours considéré l’Aufklärung sous l’angle religieux40. Une partie de ses théo-logiens a cherché à en assimiler les idées, en réaction contre une orthodoxie trop rigide41. Ce mouvement, la Neologie, insiste entre autres sur la revalorisation du corps, qui prend maintenant la même valeur que l’âme42, et sur une nouvelle conception du rôle des ministres du culte et des professeurs de religion43. Pour Basedow, Salzmann, Trapp et GutsMuths, tous théologiens de tendance piétiste et adeptes de la Neologie, le corps et l’esprit doivent être éduqués conjointement en toute harmonie, suivant le principe philanthropique de « ganzheitliche Erziehung » (éducation intégrale44). Ils s’opposent ainsi au système scolaire en cours, qui, selon eux, néglige totalement le corps et laisse l’entendement (Verstand45) avoir le pas sur la nature. L’enseignement catéchétique va être, lui aussi, fondé sur la participation de l’enfant à une expérience personnelle, physique et pratique, faite de manière ludique et fondée sur son lien avec la nature46. Ces pédagogues considèrent le corps autant comme un temple qui abrite Dieu que comme un cadeau du Tout-Puissant. C’est en prenant soin de ce temple que l’on rend grâce à Dieu. C’est pourquoi l’enfant se doit de rester bien portant en respectant les règles d’hygiène (du corps, de vie), en mangeant sainement, en développant son corps et ses forces grâce aux exercices gymniques et à la marche47, et en évitant les dangers48. Par ailleurs, il lui faut retrouver sa façon de marcher naturelle49. C’est pourquoi voyages pédestres50 et Leibesübungen sont étroitement liés à l’enseignement de la religion, l’enseignant n’étant qu’un intermédiaire (Übermittler) entre Dieu et l’élève.
Par ailleurs, le type générique du Wanderer (voyageur pédestre) contestataire apparaît vers 177051. Si jusqu’à la fin du xviiie siècle, voyager à pied restait le fait des couches inférieures de la société et des marginaux, de même que de certains ecclésiastiques, des étudiants et des pèlerins, à partir des années 1770, le déplacement pédestre devient un signe d’émancipation des membres de l’élite cultivée dans l’esprit des Lumières : le piéton bourgeois revendique une totale liberté, déroge volontairement aux normes sociales en vigueur et critique ainsi l’ordre établi – une provocation politique. Face à l’aristocrate, considéré comme un « Weichling52 », il manifeste sa supériorité physique et morale par cet acte libérateur, initié par Rousseau et étroitement lié à la conception d’un possible progrès social allant de pair avec une maturation du genre humain. Il entreprend de longues ambulations dans une nature indéfrichée, qui tranchent sur les promenades prisées par Karl Gottlob Schelle, trop aristocratiques ou urbaines53. Le piéton peut ainsi échapper à l’atmosphère étouffante et sclérosante des contraintes sociales, religieuses et politiques en milieu urbain et marcher sans souci des convenances54. Entre 177755 et 1800, la Wanderung va acquérir ses lettres de noblesse, pour être ensuite transmuée en mythe patriotique et considérée comme indissolublement liée à des vertus supposées « germaniques56 ». Symptômes d’un malaise grandissant des Gesittete Stände57, les narrations de ces Wanderungen, au premier abord non suspectes aux yeux de la censure, véhiculeront maintes attaques, satires ou prises de position politiques. Le nouveau code vestimentaire des piétons en souligne le caractère émancipateur et frondeur : bien que l’habillement soit alors le signe extérieur de l’appartenance à une classe sociale ou bien reflète une position politique58, le Wanderer sélectionne ses habits de voyage selon des critères principalement utilitaires et hygiéniques (« zweckmässige Kleidung »), quoique non ennemis de la bienséance. Le port du pantalon, jusqu’ici utilisé par le peuple, représente un défi politique59, tout comme le rejet de la perruque. À l’instar de l’équipement (copié sur les compagnons et les soldats) et de l’acceptation des rigueurs du voyage pédestre, ces vêtements dénotent à la fois une sobriété conçue comme critique d’un luxe inutile, voire inconvenant, et une sincère volonté de générer une ère nouvelle. L’idée mythique de la simplicité antique, symbole de vertu, coïncide avec une anglomanie qui favorise les habits pratiques et décontractés, à l’opposé de la mode française considérée comme maniérée et efféminée. Les vêtements « artificiels » et serrés de l’Ancien Régime sont supposés être une des causes de la décadence du Saint-Empire60. Réformer l’habillement, c’est agir pour amender les mœurs et bâtir un avenir différent ; ce n’est pas un hasard si la plupart des pédagogues s’intéressant alors au bon développement du corps de leurs élèves adoptent des formes alternatives de vêtements.
Le voyage pédestre comme outil pédagogique : les établissements philanthropiques expérimentaux61
Les premiers exemples concrets vont être fournis par des établissements scolaires « modèles », promoteurs de l’intégration systématique dans leurs programmes de la gymnastique et des voyages pédestres, en étroite symbiose avec l’enseignement de diverses matières62 : le Philanthropinum de Dessau63, ouvert en 1774 et dirigé par Johann Bernhard Basedow, et le Philanthropinum Schnepfenthal, établissement mixte ouvert en 1784 et co-dirigé par Christian Gotthilf Salzmann et Christian Carl André.
À Dessau, Basedow, Wolke et Vieth vont concrétiser non seulement leurs réflexions théoriques64, mais aussi leur expérience pratique65 quant à l’im-portance des Leibesübungen, dont la Wanderung, pour perfectionner « la nature humaine dans sa totalité66 ». L’uniforme des élèves (tous masculins) est simple et confortable, les cheveux sont coupés court. À côté des exercices de musculation, de ceux à caractère militaire67 et de la callisthénie, la Wanderung prend une place importante dans l’emploi du temps. Ses objectifs sont multiples : elle permet de renouer le lien avec la nature et d’apprendre à l’aimer et à la respecter ; elle favorise le contact direct avec toutes les couches de la population, offre maintes occasions d’observations utiles dans toutes les matières, y compris la religion68 ; elle rend les élèves69 joyeux, leur fait aimer l’effort et l’ascèse et les aguerrit, formant de vrais hommes et de futurs soldats70, capables de maîtriser leurs pulsions ; enfin, elle leur apprend à obéir et renforce l’esprit de groupe. Si la gymnastique développe l’agilité et les savoir-faire corporels, le voyage pédestre fait accéder les élèves à la résilience et au dépassement de soi. L’adolescent doit s’habituer à faire quotidiennement avec plaisir un trajet à pied de 2 à 3 Meilen71. Les élèves se rendent souvent à pied sur le Philanthropistenberg72 près de Dessau, un terrain de jeu en pleine nature, en général lors des Kasualtage, des journées de jeûne et d’endurance73. Une fois par an, du 11 juin au 11 août, ils y campent et entreprennent des excursions à pied dans les environs – l’occasion d’étudier la nature, la géographie, l’agriculture, la chasse, la pêche, etc. Dans leur emploi du temps, les mercredis et samedis après-midi sont consacrés à partir de 15 heures à des Wanderungen dans les environs74. En outre, chaque 24 septembre, ils font à pied les 10 km jusqu’au Drehberg, près de Wörlitz, pour fêter l’anniversaire de la princesse Louise avec la population75. D’après les sources encore disponibles, nous savons qu’entre 1779 et 178676 le Philanthropinum a organisé annuellement des voyages pédestres, de plusieurs jours à plusieurs semaines, au cours desquels élèves et professeurs campaient (sauf exception) dans une atmosphère familiale, observaient l’environnement et organisaient des jeux sportifs. La longueur des circuits oscillait entre 20 et 285 km77. La semaine suivant le retour, les élèves devaient rédiger une relation écrite détaillée de leur voyage sur la base des notes prises en chemin sur leur Schreibtafel78 ; la meilleure était imprimée dans la Dessauische Zeitung für die Jugend. Les objectifs de la Wanderung se reflètent dans deux chants, l’un composé par Christian Felix Weiße79, Reiselied der Philanthropisten, et l’autre intitulé Abendlied der Philanthropisten nach zurückgelegter Reise80. Toutefois, si ces voyages pédestres stimulent le développement personnel de l’élève, ils sont loin de la liberté totale célébrée par les adeptes adultes de la Wanderung.
Suite à des différends qui l’opposent à Basedow, le professeur de religion, Christian Gotthilf Salzmann, quitte Dessau fin février 1784 pour ouvrir son propre Philanthropinum à Schnepfenthal81, en collaboration avec un autre professeur de Dessau, Christian Carl André, et avec l’aide financière de la loge maçonnique de Gotha et des Illuminati, dont faisait partie son mécène le duc Ernst II von Gotha-Altenburg. Salzmann reprend les idées fondamentales de Dessau. Les élèves, filles et garçons82, seront éduqués pour devenir « des personnes heureuses et utiles dans le monde tel qu’il est » en faisant leurs propres expériences, agréables ou douloureuses83. Leur complet développement doit se réaliser harmonieusement84. Ils sont tenus de s’occuper utilement, aussi bien à l’intérieur de l’établissement, où ils reçoivent des responsabilités, qu’à l’extérieur, où ils cultivent un jardin. À l’instar de celui de Dessau, leur uniforme est simple, de couleur rouge ; il doit susciter « une sorte de re-naissance85 » et matérialiser l’égalité de tous les élèves. Mais surtout, Salzmann tient à maintenir ceux-ci en bonne santé et à former correctement leur corps, « temple de Dieu86 ». Les exercices corporels sont pratiqués sur un terrain attenant à l’éta-blissement et muni des appareils nécessaires. L’arrivée de GutsMuths en 1785 professionnalisera cet enseignement gymnique87.
L’enseignement recourt à la stimulation de tous les organes sensoriels (Anschauende Erkenntnis), principalement au sein de la nature ; c’est à défaut ou en complément que livres et gravures sont utilisés88. Ainsi, les élèves entre-prennent régulièrement, entre 11 heures et 12 heures, puis après 17 heures, une courte promenade dans les environs immédiats, quel que soit le temps et même dans l’obscurité, pour apprendre à ne pas se laisser déconcerter dans la vie par des difficultés. Plusieurs fois par semaine, élèves et professeurs font à pied des excursions aux alentours89, pendant lesquelles ils botanisent et observent les minéraux et les animaux, ou bien visitent des ateliers d’artisans90 ; en outre, ces excursions habituent peu à peu les élèves à de plus longues randonnées pédestres91. Car deux fois par an, ils entreprennent une longue Wanderung pour renforcer leur santé92, et accroître leur autonomie, leur bonne humeur (Frohsinn93), leur amour de la nature, leur patience, leur capacité d’adaptation, leur sens de la discipline, la maîtrise de leurs pulsions et leur endurance94. L’atmosphère reste familiale : plusieurs enseignants accompagnent les élèves, dont quelques-uns sont les enfants de Salzmann ou de ses collègues. Habillement et équipement sont soigneusement choisis et ressemblent à ceux des Wanderer adultes95, y compris la Schreibtafel96. Comme eux, les élèves se lèvent aux aurores, affrontent courageusement les intempéries et passent la nuit en général dans des auberges. Une voiture, chargée des bagages, les accompagne toujours ; elle sert parfois à effectuer un trajet ponctuel réduisant la durée d’un long circuit. Sinon, tous se réjouissent de la liberté que leur confère l’ambulation97. Le voyage est soigneusement préparé en classe, et, au cours de la Wanderung, toute observation ou question, quelle qu’en soit la nature, est matière à enseignement pratique, moral et aufklärerisch. Des visites et contacts les plus divers permettent aux élèves de développer leur curiosité et leurs savoirs. Avant le départ, une responsabilité est impartie à chaque élève au sein du groupe98. Ces voyages pédestres, qualifiés de gemeinnützig99 et que Jean Paul a parodiés100, sont suivis de récits : ceux des élèves101 et ceux des enseignants, ce qui permet d’en recenser une partie102. Entre 1785 et 1818, on trouve aussi bien des voyages d’une journée dans les environs, qui font entre 10 et 40 km (trajet simple), que d’autres durant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, où élèves et professeurs entreprennent des circuits allant de 105 km à 738 km103. Après la mort du fondateur, son fils Carl reprendra la direction de l’établissement et continuera la tradition des Wanderungen, longues ou courtes (environ dix par an), ainsi que des promenades quotidiennes104.
En 1786, Christian Carl André, en charge depuis un an des élèves féminines de Schnepfenthal, en collaboration avec sa femme, ouvre une pension pour filles dans un bâtiment indépendant sur le domaine105. Cette sec-tion déménagera en 1790 à Gotha, pour finalement s’établir en 1794 à Eisenach, toujours dirigée par André jusqu’en 1798. Dans les programmes de ses établissements106, à côté de diverses matières, il met l’accent sur les activités physiques, et sur l’apprentissage de la résilience et de la bonne conduite d’une maison. L’objectif consiste à élargir l’horizon des femmes et à en faire des compagnes agréables, habituées à une vie retirée107, mais aussi à réhausser leur niveau intellectuel et moral, afin qu’elles soient de bonnes éducatrices de leurs enfants. Les activités corporelles (parmi lesquelles on compte les sorties régulières au grand air, la nage et de petits voyages pédestres108) jouent un grand rôle dans leur développement109, ce qui leur permettrait de mettre au monde de beaux enfants sains110. Leur habillement et leur coiffure doivent leur apprendre la modestie et leur enlever tout goût du luxe, et leur tenue ne pas être préjudiciable à la santé111. André a fait paraître un volume relatant deux voyages pédestres avec ses élèves112, et par ailleurs une sorte de calendrier annuel où, en collaboration avec Johann Matthäus Bechstein, il décrit de manière encyclo-pédique les objectifs didactiques de ces déplacements113.
Le voyage pédestre comme outil pédagogique : son impact sur le système scolaire jusque vers 1815
Même si certains rendent les conceptions égalitaires et libérales des Philanthropes, surtout de Salzmann, responsables des désordres révolu-tionnaires en Allemagne114 ou expriment leur scepticisme envers le bénéfice formateur des voyages, pédestres ou non, l’engouement des pédagogues pour l’ambulation est à la mode. Les objectifs éducatifs déclarés correspondent en gros à ceux des Philanthropes, mais sans avoir leur cohérence programmatique ni leur rigueur : l’observation est volontiers confondue avec la perception (Wahrnehmung) des objets et des personnes, par les sens ou l’entendement ; le dirigisme de l’enseignant bride souvent la spontanéité de la découverte ; enfin, ces voyages ressemblent plutôt à des excursions extra-scolaires et non à la symbiose philanthropique entre enseignement et ambulation. Toutes les relations de ces voyages n’ont pas non plus les qualités didactiques de celles de Salzmann ou André115.
Le 18 mai 1781, le chantre Fricke, enseignant à Danstedt (principauté de Halberstadt), emmène trente élèves faire un voyage pédestre d’une journée. En 1784, par ailleurs, Johann Christoph Rößner, professeur à la Armen- und Waisenschule de Fürth (Électorat de Bavière), fait périodiquement faire à ses élèves, filles et garçons, une promenade, aussi bien dans la nature des environs pour des leçons de choses, qu’en ville pour leur faciliter leur projet professionnel grâce à la visite d’ateliers et de manufactures. Friedrich August Köhler, de son côté, évoque le souvenir de son précepteur, qui, vers 1782, le conduisait avec son frère à pied à travers la Forêt Noire et le Jura souabe, leur demandant ensuite de rédiger une description de ce qu’ils avaient vu. Le programme d’un éphémère Philanthropinum à Lübeck, puis à Plön en 1794, dirigé par Friedrich Bernhard von Wickede, comprenait des Wanderungen116 ; il ne nous reste que la relation viatique d’un enseignant, Ludwig Voigt117. En 1791, P. P. Chun, professeur et directeur d’un petit établissement scolaire privé à Homburg von der Höhe (Landgraviat Hesse-Homburg), part avec ses douze élèves faire un voyage pédestre d’environ 160 km au total. En 1794, Christian Weiss observe au cours d’une Wanderung que le frère cadet de Friedrich Gedike, alors directeur du lycée de Bautzen (Électorat de Saxe), organise pour les élèves des voyages pédestres ; toutefois, il ressort de l’emploi du temps qu’ils ne pouvaient être effectués que hors programme118. En 1798, Johann Georg Küchle, profes-seur et sous-directeur du Lyceum de Memmingen (Électorat de Bavière), entreprend, entre autres, une Wanderung de plusieurs jours en compagnie d’une vingtaine d’élèves à destination de Kempten. La Hohe Karlsschule de Stuttgart, pour sa part, n’autorise que des excursions pédestres d’une journée aux élèves accompagnés de leurs professeurs, et ce uniquement dans un but didactique ; toutefois, les jeunes gens sont invités à entreprendre pendant leurs vacances des Wanderungen, dont le résultat doit être ensuite présenté sous forme de cahier relié – ce que feront Joseph Anton Koch en 1791 et son ami Christoph Heinrich Pfaff en 1794. Friedrich Meisner, professeur à Berne, organise dès 1800 des Wanderungen réunissant adultes et adolescents dans diverses parties de la Suisse. À Berlin, l’établissement fondé en 1805 par le pédagogue Johann Ernst Plamann propose en été de petites excursions à pied, d’une demi-journée à deux jours, dans les environs de la métropole, ainsi que des voyages pédestres d’une à deux semaines119. En 1813, Ludwig Boclo, directeur d’un institut privé à Melsungen (Électorat de Hesse), relate son cinquième voyage pédestre d’un mois avec ses élèves masculins ; et en 1837, il publiera pour ses collègues un manuel vantant la Wanderung comme outil pédagogique.
Conclusion : la mutation du voyage pédestre dans le domaine scolaire et sa répercussion dans la littérature pour la jeunesse
Contrairement au changement, à l’évolution ou encore à la transition, l’innovation est une démarche consciente visant à introduire du nouveau et impliquant un positionnement par rapport à une institution, une tradition ou un contexte déjà existant. […] Dans sa version la plus conséquente, une innovation pédagogique contient en germe une histoire de la pédagogie120.
La nouvelle vision de l’enseignement mise en œuvre par les Philanthropes représente en effet un moment-clé de l’histoire de la pédagogie. Cette remarquable conception qui tend à perfectionner l’enfant dans sa totalité, physiquement, moralement et intellectuellement, en utilisant comme lien les excursions pédestres, est à la fois ancienne (mens sana in corpore sano121) et moderne. Elle restera singulière, car elle est difficile à mettre en place dans des établissements d’une taille importante et parce que les frais de scolarité sont élevés. Nous venons de voir que l’inclusion des diverses matières dans l’ambulation se délite petit à petit : dans les emplois du temps, la gymnastique devient une matière distincte à part entière, et les rares voyages pédestres des vacances collectives vaguement studieuses.
Il convient de mentionner ici un certain mésusage chauvin, raciste et autoritaire de la Wanderung122 : les diverses éditions du manuel de GutsMuths, surtout celles remaniées par Friedrich Wilhelm Klumpp, adepte de Ludwig Jahn123, permettent de suivre la corruption, au fil du temps, des exercices corpo-rels, et donc de la marche, en préparation intensive au service militaire124. Dans son chapitre « Vaterländische Wanderungen », Jahn prône l’unité de l’Allemagne grâce au lien du sang entre tous ses citoyens, qui resteront robustes et sains à l’aide d’exercices physiques et de la marche à pied125.
En outre, en 1843, F. J. Frommann constate que, depuis 1820 environ, la jeunesse délaisse la Wanderung126. Parmi les publications vantant les avantages pédagogiques, thérapeutiques et moraux de celle-ci, on ne rencontre pas que des relations viatiques réellement entreprises127 et des guides touristiques128 incitant les jeunes à partir explorer à pied les États allemands, mais aussi des voyages pédestres fictifs jouant le rôle de manuels instructifs129, des revues130 et des jeux de société131.
En effet, entre 1770 et 1780, la publication de livres et magazines extra-scolaires et distrayants pour la jeunesse avait commencé à prendre de l’ampleur. Dès lors, les éditeurs flairent un marché inattendu et éveillent de nouveaux besoins132. Entre 1815 et 1845, dans les dernières lueurs de l’Aufklärung, la production d’ouvrages pour la jeunesse va augmenter de plus de 300%, l’élite cultivée considérant la culture comme un capital et ayant les moyens financiers pour acheter ces livres. Parmi les lectures hautement prisées figurent les relations viatiques, que ce soit celles de voyages (pédestres ou non) entrepris par les élèves et leurs éducateurs133, ou bien celles retravaillées d’auteurs étran-gers134. Elles transmettent des savoirs, sous une forme récréative, à travers des détails historiques, culturels et sociaux135 ; elles reprennent également le modèle de l’apprentissage par l’expérience personnelle. Mais maintenant, elles sont proches de la réalité, car elles doivent confronter l’enfant à la situation sociale, politique et économique de son pays et le former à ses futures responsabilités. En même temps, étant tenues d’être des exemples de lectures « saines136 », elles lui léguent indirectement les normes et les valeurs morales de la bourgoisie. Leur schéma structurel le plus courant consiste en un lien pédagogique et émotionnel entre un père et son/ses fils au cours d’un périple pédestre. Ce schéma est censé faciliter le processus d’identification et d’empathie des jeunes lecteurs avec les personnages ; il a déjà été expérimenté réellement dans les établissements philanthropiques et utilisé de manière fictionnelle dans les nombreuses revues intitulées Kinderfreund (ami des enfants). Le problème majeur réside toutefois dans le style, qui reste professoral, avec en général un vocabulaire peu adapté à un jeune âge.
C’est donc par le biais de diverses ressources pédagogiques, instruments d’une réforme scolaire et culturelle adaptée au bouleversement progressif des structures de la société d’Ancien Régime, que l’élite cultivée étend son influence entre la fin du xviiie et le milieu du xixe siècle, comme elle le fait déjà par son poids croissant dans le secteur économique. Paradoxalement, la jeunesse éduquée avec un outil tel que le voyage pédestre est censée apprécier la lenteur de la progression personnelle et la valeur de chaque instant, de chaque détail, tandis que par ailleurs, cette bourgeoisie active et ambitieuse soutient et valorise le progrès technique et industriel, qui suscite chez nombre de contemporains l’impression angoissante que le Temps s’est accéléré et leur échappe.