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La sagesse populaire affirme que « les voyages forment la jeunesse » – ils forment les jeunes gens, et même, si l’on en croit Montaigne (« De l’institution des enfans »), ils donnent forme à leur esprit : l’auteur des Essais préconise en effet « la visite des pays étrangers » parce qu’elle permet de « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui ». La Mothe Le Vayer ne dira pas autre chose dans De l’utilité des voyages (1648), et il mobilisera pour défendre cette thèse une métaphore botanique fort intéressante : s’il « n’y a point de meilleure ni de plus utile école pour la vie, que celle des voyages », c’est parce que les hommes sont pareils aux « plantes, qui deviennent plus fortes et plus considérables par la transplantation ». Toutefois, il y avait là et il y a toujours matière à controverse. Les voyages à l’étranger ouvraient-ils vraiment l’esprit ? Certains en doutaient, tel Jean-Bernard Le Blanc, qui, en 1765, dans ses Dialogues sur les mœurs des Anglois, faisait dialoguer Locke et Lord Shaftesbury à propos de l’opportunité des voyages pédagogiques, et les historiens en doutent encore aujourd’hui lorsqu’ils se penchent sur l’expérience du Grand Tour faite par les jeunes aristocrates du xviiie siècle. Beaucoup des contemporains des Lumières concluaient en faveur du voyage, comme le fait Rousseau dans l’Émile en 1762 (« Tant de livres nous font négliger le livre du monde ; ou, si nous y lisons encore, chacun s’en tient à son feuillet »), mais non sans y apporter des restrictions, par exemple pour les filles. La littérature viatique des Lumières estimait, dans l’ensemble, que c’était d’abord affaire de préparation et de méthode, d’où la multiplication des « arts de voyager » – parmi lesquels ceux qu’étudie Arlette Kosch dans son article consacré au « voyage pédestre » comme « outil pédagogique novateur de la Spätaufklärung ».

Mais les voyages mis en récit et opportunément agencés ne fournissent-ils pas déjà un substrat susceptible d’aider à former la jeunesse et à lui donner des clés de l’expérience et de l’appréhension du monde ? Ce n’est pas par accident que Rousseau fait de Robinson Crusoé la grande lecture d’Émile : la robinsonnade (dont Sylviane Tinembart et Giorgia Masoni analysent la fortune idéologique et pédagogique en Suisse, et plus précisément dans le canton de Vaud des années 1930 et dans le Tessin des années 1910) était appelée à devenir un sous-genre clef de la littérature pédagogique, et elle prendrait même une inflexion féminine avec par exemple Emma ou le Robinson des demoiselles de Mme Woillez (1834). Imité dans tous les pays d’Europe au fil du xviiie siècle, Les Aventures de Télémaque de Fénelon resta jusque dans les années 1850 dans la liste des textes les plus vendus par les éditeurs scolaires. Et il en allait de même du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce de l’abbé Barthélémy et d’autres récits viatiques destinés à faciliter l’initiation des jeunes lecteurs à l’histoire de l’Antiquité et à la mythologie. Dès la seconde moitié du xviiie siècle étaient aussi apparus des récits modernes, choisissant pour trame le voyage avec ses rites et ses pratiques et mettant en contexte les pays étrangers contemporains des jeunes lecteurs : l’un des premiers et des plus célèbres est le roman pédagogique de Mme de Genlis, Adèle et Théodore (1782), qui promène ses héros en Hollande et en Italie. Les premières décennies du xixe siècle sont à nouveau une période prolixe en parutions, avec la série des Jeunes voyageurs en Europe de l’Anglaise Priscilla Wakefield, qui est traduite ou démarquée sur tout le continent.

Les voyages enfantins circonscrits à l’espace national devinrent une spécialité du second xixe siècle et du premier xxe siècle, non seulement en Europe mais aussi dans le reste du monde. Dans le cadre du marché de la lecture de masse et de la vulgarisation scientifique, ils tenaient une place particulière dans la consolidation du sentiment d’appartenance et de destinée collective que voulaient susciter les États-nations. C’est la perspective de Mme Fouillée – alias G. Bruno –, dans le Tour de la France par deux enfants : devoir et patrie (1877). Mais c’est aussi l’arrière-plan programmatique du Merveilleux Voyage de Nils Holgersson, qui fut commandé à Selma Lagerlöf par le ministère suédois de l’Instruction publique et publié en 1907.

Cela établi, plusieurs questions se posent, que nous aimerions regrouper en cinq grands axes :

Idéologie. Le récit de voyage pédagogique convient-il à toutes les idéologies éducatives ? Il y a loin de Rousseau à Marie-Françoise Loquet, et pourtant cette dernière elle aussi fait confiance au voyage mis en récit pour former ses lectrices, puisqu’elle publie en 1781 un Voyage de Sophie et d’Eulalie au Palais du vrai bonheur, ouvrage pour servir de guide dans les voies du salut, par une jeune demoiselle. Ce succès « trans-idéologique » du récit de voyage pédagogique mérite donc de retenir l’attention, dans la mesure où il semble révéler une forte continuité au sein des traditions pédagogiques occidentales.

Nationalismes. Les tours de la nation par des enfants pouvaient-ils se survivre, avec le xxe siècle, à l’heure des guerres mondiales et du choc des nationalismes ? On sait que les enfants n’étaient pas oubliés par la propagande visant à mobiliser les énergies des pays belligérants : ainsi Mme Fouillée crut-elle opportun de publier un Tour de l’Europe pendant la guerre, où les protagonistes sont les descendants des héros de l’ouvrage de 1877. Le genre chercha tout de même à déborder les frontières nationales et à couvrir plus systématiquement d’autres territoires (ainsi le continent européen à l’usage des jeunes lecteurs américains). Souvent il évolua vers des serials et reprit des personnages récurrents. Dans les années 1960, on en vit même des versions cinématographiques ou télévisées avec la série des Gidget, une jeune Californienne débrouillarde qui trimballe sa planche de surf à Hawaï et qui visite l’Italie avec sa bande d’admirateurs – à ce stade on était toutefois plus près du teen movie que de l’initiation amusante à la géographie.

Genre littéraire. On peut se demander si tous les sous-genres viatiques sont également propices au développement d’un discours pédagogique. Là aussi, il y a loin des Aventures de Télémaque de Fénelon à la presse de jeunesse qu’analyse Amélie Calderone dans sa contribution, aux Voyages extraordinaires de Jules Verne, aux Voyages très extraordinaires de Saturnin Farandoul d’Albert Robida (1879), ou au Cuore d’Edmondo de Amicis (1886), journal enfantin où le thème du voyage occupe une place importante. Et cette efficacité en quelque sorte généralisée ne manque pas de soulever des questions sur le voyage comme matrice poétique/thématique « trans-générique ».

Faits, fable, fiction. Nombre de récits de voyage pédagogiques, on l’aura compris, sont des voyages non seulement fictifs, mais « fabuleux ». Mais les voyages réels, eux aussi, peuvent, surtout s’ils ont un but ouvertement éducatif, donner naissance à des récits de voyage eux-mêmes pédagogiques. On songera inévitablement ici aux voyages à la fois excentriques et éducatifs du graveur et pédagogue Rodolphe Töpffer, qui, dans son Voyage en zigzag ou excursion d’un pensionnat en vacances dans les cantons de Suisse et sur le revers italien des Alpes (1844) ou dans ses Nouveaux Voyages en zigzag à la Grande Chartreuse, autour du Mont-Blanc (publiés à titre posthume en 1854), ajoute à la tradition selon lui un peu trop sérieuse du voyage pédagogique une dimension humoristique. C’est d’ailleurs lui qui sera à l’origine des « caravanes scolaires » – nouveau genre de voyage éducatif qui sera mis en récit en 1879 par Eugène Ebel et G. Muleur dans La Première Caravane d’Arcueil : récit du voyage de la caravane scolaire de l’école Albert-le-Grand pendant les vacances de l’année 1878, et qu’étudie Marie-Thérèse Duffau dans son article sur « Le Tiers-Ordre enseignant dominicain et les caravanes d’Arcueil ».

Compagnonnage. Du point de vue de la question des relations entre faits, fable et fiction, un autre sous-genre encore mérite de retenir l’attention : celui du récit de compagnonnage, dont Arlette Kosch nous propose de découvrir un nouvel exemple, particulièrement riche d’enseignements, avec « Le journal de voyage de Joseph Anton Neubrand, un compagnon poêlier de la Souabe bavaroise, au xixe siècle », dont l’on trouvera le texte, annoté et commenté, à la fin de ce dossier. Ce genre est d’autant plus intéressant qu’il nous invite à repenser la dichotomie faits/fiction ou voyage « factuel »/voyage fictionnel. En effet, les récits de compagnonnage peuvent très bien être fictionnels (comme le Compagnon du Tour de France (1841) de George Sand, ou les chapitres que Jules Romains consacre, dans les trois derniers tomes des Hommes de bonne volonté (1946) aux voyages du jeune orphelin Charles Xavier en compagnie de son maître d’apprentissage, l’électricien ambulant Fernand Vidal) : mais, même fictionnels, ils se tiennent à l’écart du fabuleux pour privilégier un vraisemblable historiquement documenté.

Que le voyage pédagogique et/ou son récit aient pour but de baliser et de clore sur lui-même l’espace national, ou au contraire de servir « au rapprochement des peuples », comme ce fut le cas pour les « foyers scolaires franco-allemands » de l’entre-deux-guerres que présente Jérémie Dubois, la dimension idéologique constitue une constante majeure du corpus rassemblé et analysé par les contributeurs de ce dossier. Car éduquer, c’est modeler ; et le voyage pédagogique contribue à façonner l’espace culturel, politique et idéologique qui doit servir de matrice à ce modelage – de telle sorte que les articles ici réunis nous invitent à investir de nouveaux sens dans le verbe qui constitue en quelque sorte le « noyau » du proverbe que nous citions plus haut. Oui, les voyages forment la jeunesse, mais ils ne font pas qu’instruire et cultiver les jeunes gens : ils donnent forme, aussi, au champ des possibles idéologiques dans lequel, une fois devenus adulte, ils traceront leurs sillons.

Bibliography

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References

Bibliographical reference

Nicolas Bourguinat and Nikol Dziub, « Présentation », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe, 18 | 2021, 7-11.

Electronic reference

Nicolas Bourguinat and Nikol Dziub, « Présentation », Source(s) – Arts, Civilisation et Histoire de l’Europe [Online], 18 | 2021, Online since 19 octobre 2022, connection on 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/sources/index.php?id=68

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