Délimitations du sujet
Dans son Llibre de contemplació de Déu composé entre 1271 et 1274, le savant majorquin Raymond Lulle distingue clairement les marchands (mercaders) des marins (mariners) qu’il définit comme « des hommes qui vont en mer ici et là-bas dans des nefs, des lignes, des galères, des barques et dans d’autres navires, et que certains vont pour commercer, d’autres sont corsaires (corsaris) et les autres pêcheurs (pescadors)1. » Dans un contexte d’expansion de la marine majorquine en Méditerranée dès la seconde moitié du xiiie siècle, le franciscain, fin observateur de la société insulaire, explique que l’occupation professionnelle de marin est une catégorie sociale parfaitement identifiée et reconnue à côté de celle de marchand, et que ces activités maritimes reposent sur une pluralité d’acteurs. Cette définition par un contemporain amène plusieurs questions : ces catégories sont-elles employées par les acteurs eux-mêmes ? Le cloisonnement entre ces trois activités – commerce, course, pêche – fondées sur des compétences différentes, est-il aussi net dans la pratique ? Cette catégorie générique de marin renvoie-t-elle à un groupe homogène avec une identité maritime commune, ou à un ensemble d’individus bien plus hétéroclites ? Comment les marins et les activités maritimes du royaume s’inscrivent-ils dans l’organisation de la société féodale majorquine ?
Pour répondre à ces questions, la délimitation des bornes du sujet est essentielle. La conquête de l’île de Majorque en 1229 par le roi d’Aragon Jacques Ier offre l’opportunité de pouvoir observer la naissance ex nihilo de la nouvelle société majorquine mise en place au lendemain de la victoire aragonaise sur les Almohades. Dès le xiiie siècle, Majorque s’affirme comme une escale incontournable du commerce en Méditerranée occidentale, et les premiers habitants du royaume se distinguent par des activités navales diversifiées, qui ont conduit à l’institutionnalisation coutumière, juridique et associative des professions de la mer à l’époque du royaume indépendant (1276-1343). L’exclusion définitive en 1447 des marins des deux charges de consuls de mer, au seul profit des marchands (mercaders) et des patriciens (ciutadans), traduit dans la sphère politique les profondes mutations qui ont affecté sur le temps long ces professions de la mer. D’un côté, l’essor d’une industrie textile dans le royaume de Majorque, qui s’affirme comme un centre d’exportation de draps en Méditerranée, marginalise progressivement les activités navales dans le système productif insulaire. De l’autre, l’aristocratisation croissante de la société majorquine, qui concerne aussi le monde de la navigation, s’opère principalement au profit des chevaliers (cavallers) et des patriciens. Pour ces élites, les guerres navales d’Alphonse le Magnanime à partir des années 1430, dont les objectifs sont la conquête du royaume de Naples et la préservation des itinéraires commerciaux de la Couronne d’Aragon en Méditerranée, constituent d’importantes opportunités militaires, financières et commerciales pour consolider leur propre pouvoir politique dans le royaume de Majorque.
Inflexions historiographique et méthodologique
De la marine au marin, la lente reconnaissance d’un acteur social à part entière
À partir de la fin du Moyen Âge et tout au long de l’époque moderne, émerge et se diffuse dans la mémoire collective majorquine l’idée d’un âge d’or de sa marine au xive siècle. Dans la seconde moitié du xxe siècle, les médiévistes insulaires réinvestissent cette question en exploitant les licences de navigation conservées pour les xive et xve siècles, mettant en valeur le rayonnement commercial et les activités corsaires du port du royaume de Majorque dans un contexte d’expansion en Méditerranée de la Couronne d’Aragon, à laquelle l’archipel des Baléares appartient ; les études sur le livre du Consulat de mer et les célèbres cartes marines majorquines conservées élargissent aussi notre compréhension du monde maritime dans les champs du droit maritime et de l’art de navigation2.
Après le tournant des années 2000, les travaux des Majorquins Guillem Morro Veny et Antonio Ortega Villoslada approfondissent ces thématiques maritimes à l’aide de nouvelles sources, comme les contrats notariés, les procès et les livres d’enrôlement, mettant en valeur les équipages, leur composition et la vie à bord3. María Barceló Crespi apporte une attention nouvelle à ces gens de mer en contexte terrien au xve siècle en exploitant une série d’inventaires après décès d’individus résidant dans le quartier portuaire (raval de mar) de la Ciutat de Majorque4.
Selon une chronologie plus ou moins similaire, l’historiographie concernant le reste de la Couronne d’Aragon, suit une trajectoire relativement comparable, passant de l’étude des dynamiques portuaires à celle des équipages avant d’appréhender très récemment ces gens de mer en contexte terrien. Depuis le Barcelonais Antonio de Capmany y Montpalau au xviiie siècle, la marine catalane à la fin du Moyen Âge fait l’objet de nombreuses monographies sur le commerce maritime et les guerres navales de la Couronne d’Aragon en Méditerranée5. À partir des années 1970, se multiplient les travaux sur les équipages des galères institutionnelles aux xive-xve siècles, grâce aux livres d’enrôlement conservés en nombre dans les archives barcelonaises6. Lors d’un congrès en 2006 sur les gens de mer, quelques interventions sur l’époque médiévale sont consacrées à la présence à terre des marins dans l’espace urbain barcelonais, dans leur famille ou dans les confréries professionnelles, grâce à l’étude d’ordonnances de fondation, de registres fiscaux, de procès et de testaments7. Cette très brève synthèse historiographique nous rappelle que les historiens de la Méditerranée médiévale s’intéressent encore peu aux marins en dehors du cadre de l’histoire maritime8.
Dans notre cas, nous prenons le parti de sortir du « leurre de l’histoire maritime » et de privilégier une approche, plus sociale, inspirée précocement par les médiévistes français de l’espace atlantique Jacques Bernard et Michel Mollat, puis prolongée à partir des années 1980 par les modernistes, en particulier Alain Cabantous9. En plus de l’intérêt pour les marins dans leurs activités en mer, cette historiographie porte des réflexions innovantes sur la construction des identités maritimes, la place de la pluriactivité chez ces individus et leur famille, et leur inscription au sein de la « société englobante » à travers les questions de mobilité, de reproduction et d’intégration sociales avec le reste des populations terriennes ; à cet égard, l’outil prosopographique permet de reconstituer des carrières et déceler des stratégies individuelles et collectives10. Depuis les années 1990, ce travail de décloisonnement entre monde maritime et société littorale stimule de nombreux travaux sur l’espace atlantique au Moyen Âge, alors que la Méditerranée médiévale est encore peu étudiée dans ce sens11.
Des « gens de mer » aux « professionnels de la mer », proposition méthodologique et approche documentaire
Pour réaliser cet essai de socio-histoire au plus près des réalités vécues, tant en mer qu’à terre, par les hommes officiant habituellement à bord des navires majorquins à la fin du Moyen Âge, il est nécessaire de faire feu de tout bois pour identifier ces individus dans la masse documentaire disponible, et relever les dénominations employées individuellement et collectivement.
Notre travail de dépouillement dans les principaux centres d’archives de Majorque, et secondairement ceux de Barcelone, intègre les séries documentaires bien connues des historiens traitant des choses de la mer, comme les licences de navigation et de course, la comptabilité publique, les ordonnances navales, les contrats d’affrètement et les procès traitant de conflits maritimes. On y retrouve des dénominations issues de nomenclatures professionnelles spécialisées et très précises pour décrire les fonctions à bord, jusqu’à une vingtaine différentes dans les grandes galères institutionnelles ; celles de capitaine, de contremaître, de comite ou de scribe chez les officiers, et de matelots soldats, de proue ou de poupe au sein du reste de l’équipage, sont les plus fréquemment citées dans ces sources. Elles peuvent varier en nombre et en qualité suivant l’activité navale et la taille du navire armé.
Ces individus sont aussi identifiables dans d’autres types de sources encore inédites non centrées sur les choses maritimes. Les testaments, les contrats de dot, les capitations ou les procès sur des conflits du quotidien à Majorque apparaissent comme essentiels dans notre compréhension de l’identité sociale de ces individus en contexte terrien. Il en ressort que les occupations professionnelles de simple marin (mariner), batelier (barquer), patron (patró), pêcheur (pescador), calfat (calafat) et charpentier de marine (mestre d’aixa) constituent les principales catégories d’identification employées par les acteurs eux-mêmes, et reconnues comme statuts socio-juridiques par les autorités. Ces catégories d’identification individuelle correspondent parfaitement aux dénominations des différents collectifs organisés en métiers, et en sous-groupes au sein de confréries dévotionnelles, rencontrées dans les statuts conservés.
Collectivement, les autorités du royaume, qui ont besoin d’identifier ces individus pour assurer diverses missions maritimes, prennent l’habitude dans les sources diplomatiques, juridiques et fiscales d’employer les catégories génériques d’hommes de mer (hómens de mar), de navigateurs (navegants) et de marins (mariners). Or chacune de ces désignations collectives s’avère extrêmement difficile à manier, puisque les occurrences relevées montrent que suivant le contexte, le contenu de chacun de ces termes peut être restreint à une partie de l’équipage, intégrer les pêcheurs, s’étendre aux patrons, aux corsaires et aux marchands à bord, inclure les aristocrates occupant les charges d’officiers de bord, ou les esclaves au statut juridique servile. Les médiévistes et les modernistes, qui emploient dans l’historiographie la notion floue de « gens de mer », sont confrontés depuis plusieurs décennies aux mêmes difficultés, débattant régulièrement pour savoir si elle doit correspondre, dans son sens le plus restreint, aux seuls équipages, ou, selon une acceptation élargie, à tous ceux dont l’existence dépend directement ou indirectement des usages de la mer12.
Pour dépasser la question insoluble de la définition de cette notion de « gens de mer » à l’époque médiévale, nous proposons dans cette thèse de lui substituer celle de « professionnel de la mer ». Dans un anachronisme assumé, plusieurs médiévistes ont recours depuis peu à la notion de « professionnel » en proposant différentes approches méthodologiques pour aborder les questions de dénomination, de formation – plus large que la notion d’apprentissage –, ou du rapport de l’individu à un collectif de travail et aux autorités13. Nous entendons comme « professionnel de la mer » tout individu pratiquant la navigation, en discernant pour chacun, de manière synchronique et diachronique, ses compétences (arts) indispensables au fonctionnement du navire en mer, ses fonctions à bord au gré de sa carrière et des différentes activités maritimes auxquelles il prend part, et enfin son statut socio-juridique reconnu dans la société majorquine, dans la mesure où ces statuts, des aristocrates aux simples esclaves, occupent une place centrale dans l’identification et la reconnaissance des individus, et dans la hiérarchisation de la communauté insulaire.
Le dépouillement quotidien de nombreux registres et minutiers facilite notre familiarisation rapide avec ce monde maritime et l’identification individuelle de nombreux acteurs de la mer à l’aide des critères mentionnés. Nous remarquons la grande instabilité de ces modes d’identification, liés à la polyvalence d’un même individu à bord d’un navire et entre les activités navales, au poids de la pluriactivité à terre qui rend artificielle cette frontière avec le monde maritime, et aux trajectoires personnelles et familiales au sein desquelles les relations à la mer peuvent être continues, intermittentes ou plus aléatoires. En l’absence de registres matricules comme pour l’époque moderne, cette méthode nous permet de constituer un dictionnaire biographique de plus d’une centaine d’individus et de leur famille, tout en pesant les risques d’homonymie. Ce processus d’accumulation pour chaque notice de données très dispersées nous aide, dans les cas les mieux documentés, à reconstituer des carrières individuelles et des destins familiaux, insérés dans les réseaux clientélaires, factieux et curiaux de la société féodale majorquine.
Apports principaux
Dans notre thèse, composée d’une introduction, de huit chapitres répartis en trois parties et d’une conclusion, nous mettons en lumière au fil de notre démonstration la pluralité et la complexité des situations pratiques, institutionnelles et sociales de ces professionnels de la mer. Les réalités vécues y sont multiples, tant au niveau individuel que collectif, en mer comme à terre, et dépassent le cadre normatif apparent des coutumes de mer, des collectifs professionnels et des juridictions maritimes en vigueur dans le royaume de Majorque.
Professionnels de la mer et identités maritimes
Au niveau individuel, nous mettons en évidence la très grande diversité des compétences à bord nécessaires à la réussite des entreprises navales, ainsi que la polyvalence des professionnels de la mer dans leur capacité à passer d’une activité maritime à une autre, ou encore d’une fonction de bord à une autre au gré de la conjoncture et des besoins. En contexte terrien, le poids des statuts juridiques, des hiérarchies sociales et de l’intégration au reste de la société majorquine, apparaît comme un frein majeur à l’émergence d’une identité maritime commune à l’ensemble des professionnels de la mer. D’autres réalités ancrées durablement dans les pratiques de ces individus contribuent à complexifier ces identités professionnelles plurielles. D’un côté, on observe des parcours de vie professionnels non linéaires, faits de désertions, d’arrêts temporaires, intermittents ou définitifs des activités navales. De l’autre, il faut remarquer la permanence de stratégies pluriactives variées, aussi bien en mer qu’à terre, à tous les niveaux de la hiérarchie de bord.
Notre étude aboutit à la mise en évidence de différentes communautés de professionnels de la mer relativement stables, à la fois polarisées, hiérarchisées et non-exclusives. Parmi les professionnels de la mer revendiqués socialement, on distingue le partage de plusieurs marqueurs identitaires comme la possession d’outils techniques liés aux activités navales, l’usage récurrent à terre d’une violence crainte par les autorités, des corps usés et mutilés, un niveau de veuvage important ou encore une participation commune à la fête civique de l’Étendard spécifique au royaume de Majorque. Dans le même temps, ces hommes appartiennent chacun à des métiers organisés et institutionnalisés appelés « caisse » dès l’époque du royaume indépendant, témoignant de pratiques et de compétences professionnelles spécialisés. À côté respectivement des « caisses » de charpentiers de marine, de calfats, et de pêcheurs, celle rassemblant patrons et mariners occupe une place centrale dans l’histoire de la navigation majorquine. Reconnue par le roi Sanche en 1313, cette association professionnelle contrôle, conjointement avec les marchands majorquins, la juridiction maritime du Consulat de mer, depuis sa création à l’époque du royaume indépendant. L’apparition, au moins à partir du tournant du xve siècle, de confréries de dévotion séparées de patrons, de mariners et de barquers révèle aussi des processus de domination, de distinction et d’interdépendance complexes entre ces différents sous-groupes professionnels au sein de cette « caisse ».
La notion de « professionnel de la mer » montre en contexte terrien un processus d’invisibilisation de l’identité maritime d’hommes régulièrement actifs en mer. D’un côté, les esclaves et les affranchis – musulmans et grecs notamment –, les convertis – juifs après les massacres de 1391 –, ou des étrangers – catalans, castillans ou italiens – convoitent socialement l’une de ces professions de la mer. De très nombreux exemples identifiés, révélant l’aspiration de ces individus à l’un de ces statuts socio-juridiques reconnus, montrent bien la dimension intégratrice, voire émancipatrice, des activités navales, grâce à des opportunités d’ascension sociale efficaces et rapides offertes à ceux qui étaient prêts à accepter les risques inhérents à ces professions de la mer. De l’autre, les marchands et l’aristocratie insulaire, composée des chevaliers et des patriciens, détenant les charges de capitaines, de vice-amiraux ou d’amiraux, exercent des fonctions de commandement à bord d’imposants navires de guerre ou de commerce, et forment une sorte d’élite amphibie indifférente socialement à la dimension identitaire de ces activités navales. Il apparaît que cette élite est d’abord motivée par les gains matériels, et peut-être encore plus par les avantages socio-politiques variés qu’elle peut retirer auprès du roi et de la société majorquine pour se constituer ou renforcer faction et réseau de clientèles.
Activités navales et professionnels de la mer dans la dynamique féodale majorquine
L’essor des activités navales dans le royaume de Majorque, et le processus de professionnalisation qui l’accompagne, s’inscrivent dans une dynamique féodale singulière mise en place au lendemain de la conquête de l’île par Jacques Ier en 1229. L’établissement d’une société majorquine principalement urbaine, au sein d’un royaume insulaire vulnérable en Méditerranée, à la fois carrefour commercial incontournable et espace frontalier multiscalaire, convoité ou satellisé par différentes puissances continentales alentours, explique certainement le destin de cette île et de sa marine.
Dès le lendemain de la conquête de Majorque, les multiples insuffisances insulaires – céréalières, matérielles et humaines – transforment la Ciutat en un port méditerranéen dynamique. Tout au long de la période étudiée, Majorque a la particularité d’être à la fois un port d’armement de navires insulaires pour le commerce et la course, et un port d’entrepôt de produits méditerranéens, notamment maghrébins, et atlantiques, attirant aussi des marchands et des marins étrangers. L’essor administratif de ce royaume insulaire, l’insécurité maritime causée par les autres puissances latines et musulmanes, et l’expansion méditerranéenne de la Couronne d’Aragon justifient l’usage de la flotte majorquine pour des échanges diplomatiques ou des opérations militaires. Le royaume de Majorque prend part à de nombreux conflits maritimes, principalement en Méditerranée, de la campagne sicilienne de 1282 à la conquête du royaume de Naples dans les années 1440, sans oublier les guerres contre Gênes et la Castille au xive siècle.
La flotte du royaume de Majorque connaît une lente transformation. L’époque du roi Sanche dans les années 1320 marque une période d’apogée avec environ deux-cents embarcations de particuliers de taille modeste ou moyenne, et environ une soixantaine de gros tonnages. Le même roi est aussi capable de fournir vingt galères pour participer à la conquête de la Sardaigne en 1323 aux côtés de la flotte catalano-aragonaise. Dans la première moitié du xve siècle, on observe une nette réduction du nombre d’embarcations majorquines, rendant les insulaires de plus en plus dépendants des navires étrangers pour commercer et s’approvisionner en denrées alimentaires. Le royaume de Majorque conserve un noyau dur d’au moins une vingtaine de gros tonnages, pour pratiquer le commerce, la course et la guerre, encouragés par les campagnes d’Alphonse le Magnanime pour conquérir le royaume de Naples dans les années 1430-1440. Alors que les galères majorquines employées pour la guerre et les missions diplomatiques sont construites et armées par les autorités royales et municipales depuis l’époque du royaume indépendant, le roi et la municipalité doivent s’appuyer exclusivement sur des galères de particuliers à partir de 1420.
L’évolution de cette flotte est étroitement liée à la transformation des systèmes productif et politique majorquin à partir du xive siècle. Le premier changement réside dans la diversification de son économie avec l’essor d’une agriculture spéculative et d’une industrie textile, et l’émergence d’un marché de la dette publique dans la seconde moitié du xive siècle à cause du coût des guerres de Pierre IV d’Aragon. Cette incapacité financière des administrations royale et municipale justifie ce passage d’une marine institutionnelle composée de galères publiques à l’époque du roi Sanche à une flotte de navires de course de particuliers à partir de la seconde moitié du xive siècle. Le second changement est politique et se traduit par un renforcement des pouvoirs de l’aristocratie insulaire dans la seconde moitié du xive siècle, et la marginalisation des marchands au sein du conseil municipal.
La dynamique féodale concerne aussi les professionnels de la mer. Les autorités du royaume de Majorque multiplient les interférences avec les acteurs du monde maritime, réduisant leur autonomie, et conduisant à une institutionnalisation plurielle et différenciée des professions de la mer dès la première moitié du xive siècle, à trois niveaux : normatif avec les diverses coutumes de mer ; juridique au sein du Consulat de mer et de l’amirauté ; associatif dans le cadre de différents collectifs professionnels. Le long déclassement institutionnel de la caisse des patrons et des marins, dès le milieu du xive siècle, traduit bien cette mutation durable des systèmes productif et politique du royaume, qui aboutit à la perte en 1447 de la charge de consul de mer dévolue à ces patrons au profit des patriciens du royaume, et à la transformation de ce tribunal maritime en une juridiction mercantile. Néanmoins, cette subordination institutionnelle de l’environnement coutumier et juridictionnel des professions de la mer aux pouvoirs monarchique, municipal et marchand du royaume n’est jamais complète. De multiples tensions et résistances limitent ce processus grâce à des manœuvres de transactions coutumières et d’évitement multiples. L’usage de la violence par les marins et leur place stratégique dans les dispositifs navals du royaume leur accordent un rapport de force souvent favorable. En cas d’infraction, l’expérience juridique de ces professionnels de la mer révèle leur grande habileté à profiter des multiples concurrences juridictionnelles qu’offre le système féodal majorquin, et à négocier leur peine grâce à un « bricolage » des coutumes maritimes consenti par les autorités, quand certains n’ont d’autres choix que de déserter.
La thèse dirigée par M. Damien Coulon, maître de conférences HDR à l’Université de Strasbourg, membre de l’équipe ARCHE, et Mme María Dolores López Pérez, professora titular à l’Universitat de Barcelona, a été soutenue à Strasbourg le 23 avril 2022, devant un jury composé des membres suivants : Mme Claire Judde de Larivière, maîtresse de conférences HDR à l’université de Toulouse II et M. Michel Bochaca, professeur émérite à l’université de La Rochelle (rapporteurs), M. Stéphane Pequignot, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, et M. Dominique Valérian, professeur des universités à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.