La ligne des ballons étendait vers le sud sa molle ondulation et donnait à tout ce paysage vosgien quelque chose de très jeune et de très ancien à la fois, un air de douceur et de reposement.
Jacques Dieterlen1, Hohneck, 1946.
La réalité, l’affichage des territoires et leur représentation désignent un tout et ses distorsions. Cette forme d’analyse globale est fédérée dans le mot publicisation. Il s’agit d’une démarche apportant un supplément de sens afin d’enrichir un territoire et d’intégrer à son approche des externalités positives, par exemple la qualité, l’aménité, la capacité à créer de l’évasion face au quotidien. Ce choix concerne prioritairement les espaces exceptionnels, des hauts lieux2, des territoires chargés d’histoire, ayant été le cadre de faits héroïques, de drames perpétrés, de tensions. Les lieux et les itinéraires de la vie ordinaire peuvent également être réveillés par cette façon de voir si une alchimie nouvelle s’impose. Elle peut être révélée par les cartes mentales levées par de jeunes enfants encore épargnés par les stéréotypes qui s’imposent à l’âge de raison.
Le halo merveilleux créé par les récits hagiographiques3, les relations des voyageurs qui s’aventurèrent sur des hauts réputés très hostiles, les traces des guerres et les racines des polémopaysages, le filtre de l’artialisation4 qui a pu profiter aux espaces sommitaux et, in fine des formes d’égo-géographie5 sont autant d’étapes qui se sédimentent pour modeler, en tenant compte de l’épaisseur et des ruptures du temps, une image des sommets vosgiens par ailleurs naturellement superbes.
Les sommets plus ou moins chauves des Hautes Vosges sont initialement connus par la carte qu’en dresse le président Thierry Alix (1594)6. Avec le testament de Jules Ferry (1893), ces sommets furent associés à la poétique expression de « ligne bleue des Vosges7 », un extrait de phrase colorée qui n’occulte pas l’espoir de renouer un jour avec les provinces perdues. Les hauts sont le lieu où s’expriment tous les contraires : le fracas du vent et la magnificence d’horizons libérés à 360° ; la ligne de sources du partage des eaux qui donne naissance à des torrents8 en opposition aux milieux anaérobiques et presque immobiles des tourbières ombrotrophes9 ; enfin à la frontière fortement surveillée10 surimposée au trait d’union poreux de séparation des langues germaniques11 et romanes. À ces données s’ajoute la dissymétrie de la fracture géomorphologique amenant à composer avec des pentes douces à l’ouest, des éboulis, des caténas lithiques abruptes12, et encore l’image rassurante et prospère de belles prairies à opposer au monde fermé, réputé hostile, inculte, voire effrayant des pentes boisées et des feignes humides.
Le voyage proposé relève d’une démarche à la fois vagabonde et sensible13. Il sert, comme le fait dans un autre registre l’analyse LiDAR (Light detection and ranging), à bouger les lignes, à apporter de la jouvence, du renouvellement pour lire et prendre avec soi les sommets vosgiens, du dedans, du dehors en se situant sur la marge des lisières de combat et de reconquête des bois. L’essai de promenade en récit, en peinture et en émotion relève du subjectif, d’un brin d’égo-géographie pour un auteur né dans les Vosges. Ce propos part d’un état de l’art, d’une réflexion sur la notion d’objet. Elle se poursuit en abordant un triple contenu des hauts, à la fois espace biogéographique étagé, surface d’érosion et terrains d’agro-pastoralisme inclus dans le Parc naturel régional (PNR) des Ballons des Vosges. Ce préalable montre que le terrain fonde une trajectoire où la dimension spatiale croise les temporalités.
Ces préambules établis préparent une triple lecture des lieux par la mobilisation des sens, la mise en forme de récits, en dernier l’expression picturale. Enfin, dans un dernier temps et à la suite de Paul Claval, voyons dans la géographie une certaine manière de lire le spectacle du monde14. Avec le sinologue François Jullien, transportons-nous dans des approches différentes de celle d’une logique européo-centrée pour voir et vivre autrement les paysages15 qui sont art de vivre et nourrissent des dualités16. Les hauts permettent d’associer les contraires : le dedans et l’extérieur, l’accidenté et le plat, etc. Les hauts se prêtent aux interprétations métaphoriques entre la réalité ordinaire d’une montagne à vaches et le lieu où souffle à la fois le vent et le réveil de l’esprit à la beauté des vastes horizons. Ce contexte génère un vent de liberté. La marche requiert efforts et dépassements de soi17. Pourtant, les lieux qui sont ici abordés demeurent probablement en mal d’icônes18. La ligne bleue des Vosges mérite sans doute d’être relayée par d’autres images, plus moderne, moins connotées que cette référence à Jules Ferry. S’inventer un nuage de mots mis en connivence avec les hauts peut faire avancer cette démarche en retenant l’échelle du massif.
Avancer dans une démarche sensible, affective : d’abord établir un état de l’art
Réfléchir sur la notion d’objet
L’objet spatial est palpable, mesurable. Il s’inscrit dans un réseau et touche d’autres objets en marquant des ruptures ou en ménageant des transitions. La rupture peut être l’éboulis de Martinswand ; la transition peut référer à l’invasion diffuse des pins rampants à l’origine plantés par les forestiers prussiens pour freiner une éventuelle offensive ennemie. L’objet peut prendre une forme linéaire et structurante. Le GR5 irrigue l’essentiel des hauts, entre le col du Calvaire (1145 m) et le Markstein (1241 m). L’objet s’inscrit dans l’épaisseur du temps et se renouvelle. Ainsi, les chaumes sont désormais inserées dans deux enveloppes unitaires, celle du parc des Ballons des Vosges19 puis la région Grand Est étendue jusqu’au Ballon d’Alsace. L’objet prend référence au vernaculaire. Ici, il s’agit du pays des marcaires20, initialement des éleveurs montant estiver21 sur des prairies d’altitude agrandies en fonction de leurs besoins. La référence est également populaire, avec les tapis de myrtilles, les marches sur le GR5, les courses en raquettes et encore les sensations procurées par la pratique du deltaplane. Enfin, il existe une dimension savante à l’objet. Ce peut être la controverse sur l’origine primaire ou secondaire des pelouses22 ou encore l’analyse critique de l’abondant corpus cartographique ancien dont nous sommes les légataires. L’expertise du site est en renouvellement, sort du cénacle érudit où elle était confinée, est rapprochée de l’actuelle pratique du terrain23. L’objet est changeant, varie avec la trajectoire culturelle qui s’y imprime. Ici, la cristallisation patriotique née de la perte de l’Alsace-Lorraine fut un temps fort mais désormais ancien pour parler de ces lieux. Pour les hauts, la neige24 fut un relais pour promouvoir le tourisme de glisse25 qu’il faut probablement oublier26. La neige manque désormais. D’autres activités sportives et ludiques sont à inventer, promouvoir et à faire évoluer en tenant compte de l’irrépressible reconquête en altitude des arbres. Sans le maintien de l’élevage, la logique voudrait que les gazons se rétrécissent drastiquement. En 1700, Vuillemin en avait déjà fait le constat en inventoriant l’étendue des chaumes après environ 65 années de déshérences créées par les troubles provoqués par la guerre de Trente Ans. Dans la filiation de la pensée de Pierre Sansot27, force est de constater que les chaumes appartiennent aux vieux pays de France, avec une forte connotation d’imaginaires paisibles, violents, tragiques28.
Aborder les chaumes
Les chaumes sont des espaces ouverts mais s’y exprime également la cohabitation de ce qui est dedans, dehors et en transition. Sous l’Ancien Régime, c’était spécifiquement les répandises, des annexes arborées des gazons. Ces espaces flous laissés en réserve pouvaient être à prendre pour élargir les herbages. Quand la forêt devint plus précieuse que les prairies, la priorité inversée conduisit à aborner, fixer, arrêter des limites29. Le contraire avait prévalu précédemment. Après le xe siècle, le mot Vosges disparaissait au profit de « montaignes de chaulmes30 ». Les chaumes peuvent répondre ou plutôt superposer trois acceptions. Il s’agit d’abord d’un héritage géomorphologique, celui d’une pénéplaine soulevée puis faillées. Ce legs explique la permanence des dissymétries, des excès topographiques en rupture avec la modestie des altitudes31. Ensuite, on y relève un anormal abaissement des étages biogéographiques32. La correction en cours matérialisée par la conquête des arbres résulte des effets ressentis du réchauffement climatique, avec la disparition annoncée de la régularité du tapis neigeux. Enfin, cet espace agropastoral initialement qualifié par les ducs de Lorraine dans l’expression « notre grand pasturaige » est devenu le prétexte à une économie agro-touristique où la vache vosgienne revient après avoir failli disparaître33.
Fig. 1 : Image de chaume, paysage ouvert avec le Hohneck au second plan, 12 juin 2021.
Photographie : Jean-Pierre Husson. CC BY-NC-SA.
Le cliché est pris sur le GR5, au niveau du col de Falimont (1239 m). Le ciel de ce début d’été est laiteux. Il peut très vite devenir limpide (alors, on voit les Alpes) ou à l’inverse se charger en lourds nuages qui font crépiter l’orage. Des névés de neige durcie persistent sur des abrupts exposés au nord car l’hiver précédent fut très neigeux. Les gazons sont d’un vert intense mais, si des épisodes caniculaires sévissent, ils peuvent être séchés par les vents, en particulier là où s’esquissent des formes de sols polygonaux hérités créant une microtopographie moutonnée. Les caténas d’éboulis regardent vers le Frankenthal et, à partir du bas s’y garnissent progressivement d’un couvert d’arbres (sorbier, hêtre, bouleau, etc.). L’hôtel occupe le sommet du Hohneck (1365 m). Il est positionné sur l’ex-frontière. Sur la gauche du cliché, Schaefferthal dessine une déclivité avant de rejoindre le Petit Hohneck :(1289 m ; hors cliché).
Travailler les trajectoires de terrain
Le terrain relève « de l’objet, de la démarche, de la méthode34 ». Ce support scientifique si indispensable au géographe évolue dans une trajectoire qui le rapproche de la mise en récit, en particulier si les lieux concernés sont patrimoniaux. Chargées d’histoire et de tensions, les chaumes sont aussi des hotspots de biodiversité menacés35. Le kaléidoscope paysager résulte du jeu de processus d’azonalité amplifiés. Le terrain est ressource et savoir. Il fait évoluer nos connaissances en invitant à croiser les apports de disciplines qui ont appris à se tutoyer. La journée d’étude du 11 juin 202236 à la chapelle Notre-Dame des Chaumes37 illustre bien ce double désir de pratiquer le terrain et de confronter les savoirs et expériences entre de disciplines proches.
Trois choix de lecture des hauts
Sentir, ressentir les espaces sommitaux
Pour entrer en connivence avec les hauts, rien de mieux que l’approche poétique « qui trouve son terreau dans nos façons de faire signe et sens des lieux38 ». Les chaumes se pratiquent en mettant en éveil tous les sens lors d’une itinérance sur le terrain. On peut s’inspirer du travail naguère réalisé par le géographe et montagnard Charles Avocat39 tragiquement décédé dans une avalanche. Il avait établi des grilles de lectures sensibles en mobilisant la vue, l’ouïe, le toucher, les senteurs, plus difficilement le goût afin d’être en communion avec le paysage. À partir de cette base méthodologique, l’usage du numérique a permis de multiplier les expérimentations à propos des analyses des plans paysagers, des raccords et des ruptures qu’ils dessinent entre eux. Les conseils d’architecture, d’urbanisme et d’environnement (CAUE) ont été particulièrement fertiles et inventifs pour développer ces méthodologies. Les pérégrinations accompagnées de clichés systématiques pris en direction des quatre points cardinaux en fonction d’une unité de temps prédéfinie sont des approches bien connues d’une lecture interprétative et aléatoire des lieux40. Elles ont donné d’intéressants résultats. Sur un terrain ponctué d’accidents topographiques, cette méthode révèle les sites exposés à la vue, les zones occultées, les points noirs du paysage, etc. Voir, découper en plan ne suffit pas. Il faut également être à l’écoute des paysages. Dès 1999, Frédéric Roulier avait fait progresser ce sillon de recherche complémentaire de la vue pour aborder un lieu, en capter les ressentis41. Localement, il s’agit en premier de la fureur du déchainement des nuées sculptées dans le port en drapeau des arbres en position de combat. La verticalité génère des sons particuliers, des échos, des eaux qui filent à toute vitesse. Elle amplifie la résonnance des orages estivaux42 associés à la formation d’énormes nuages taillés en enclume et d’épisodes de foudre tumultueux43. C’est sans compter les sonnailles et la vie qui émane de la paisson des troupeaux. La poly-sensorialité s’exprime aussi avec la rugosité des éboulis parfois vertigineux, voire la sueur à vaincre des espaces rétifs qui se méritent. Les hauts sont encore le territoire des herboristes, avec une kyrielle de plantes pour concocter des tisanes, des liqueurs, etc.44 Enfin, les fermes-auberges proposent des repas hautement caloriques, conservant seulement le fonds de la rusticité du « pata », mélange de lait caillé et de pommes de terre45 qui faisait le viatique des marcaires et des gens des bois. Après le potage et la tourte, c’est le Roïgabrageldi ou tofôilles (pommes de terre braisées sur lard, avec oignons et échine, salade). Bref, les hauts peuvent satisfaire et solliciter tous les sens et les stéréotypes qui peuvent y être attachés.
Traduire en récits les territoires
Le récit est un trait d’union plus aisé et plus usité que le raccourci par l’artialisation46 pour tisser du lien entre la réalité et sa dimension sensible. Il est prétexte à établir de la perspective partagée via les mots choisis par un conteur. Le récit s’associe à la notion de beau47 pour grandir le territoire. L’alchimie des deux éléments facilite la connivence avec le terrain et l’illusion du long voyage. Pour Sonia Kéravel, le récit est une étape facilitée si l’on s’inscrit dans le paysage48. Pour cette paysagiste, l’action d’entrer dans le paysage suscite de l’attirance, puis crée une tension chez le visiteur monté sur les hauts. Devant l’horizon à 360°, il est placé en situation de quête, est ému, ébahi. Bref, il est invité à interagir avec ce qui l’entoure. Dans ce contexte, l’association du récit et du paysage crée une dynamique. Le récit sert à instiller de l’intrigue dans le territoire chargé de mémoire et éventuellement de mythes. Même le carottage pollinique effectué dans une tourbière, matérialisé par la stratification sur une grande épaisseur de témoins passés de la vie peut réveiller l’émerveillement. De fait, l’objet restitue fidèlement plusieurs millénaires d’histoire de la végétation49. Le récit interroge les lieux, les mémoires, les hauts faits dans une alchimie à géométrie variable. Les récits hagiographiques sont fréquemment intimement mêlés aux sorcières, au Huttatta, à la maismie Hellequin50, à la présence palpable du Malin et des fauves. Ce fonds est complété par les peurs véritables exprimées par les récits des premiers voyageurs qui y voient des espaces sauvages, accidentés et dangereux (loups, ours, malandrins, déviants à l’ordre établi, sectaires). La défaite de 1871 précédée par l’essor industriel qui remonte jusqu’aux ramifications des vallées change l’image des Hautes Vosges51, en fait le miroir des provinces perdues et encore un lieu d’intenses herborisations. Les hauts deviennent des sortes d’îles que l’on escalade à partir des deux versants. Aujourd’hui, ce récit peut être une lecture sensible de l’œuvre de Pierre Pelot, l’interprétation d’une promenade nocturne sur les hauts, la fréquentation de sentiers artistiques dont la création est à encourager52.
Sur le flanc Nord du Hohneck, la courbure des arbres atteste de la fureur et de la constance des vents d’ouest. Ils sculptent en port en drapeau les arbres situés en position de combat etf encore les lambeaux de lisières des hêtraies d’altitude aux branches tordues dans tous les sens, comme électrocutées. Au premier plan, un chemin où l’intense piétinement avive l’érosion et déchausse des blocs de granite. Au second plan, le ravin qui sert d’abri à la végétation et l’aspect échevelé des essences qui ne sont pas protégées. La brume escalade la paroi et va bientôt tout recouvrir. À l’arrière-plan, l’esquisse de la surface d’érosion. À partir de ce cadre et des bruits qui accompagnent, il est aisé, pour une imagination fertile, de mobiliser des chevaliers, des bêtes féroces, le Sôtré ou son cousin le Zwarigeler53, voire le dahu.
Fig. 2 : Le déchaînement furieux des vents, 8 juillet 2018.
Photographie : Jean-Pierre Husson. CC BY-NC-SA.
Aborder les sommets par l’artialisation
Peindre, photographier les sommets vosgiens débute par la familiarité à entretenir avec les couleurs. Comme la robe de la vache vosgienne, le blanc piqueté de noir se rapporte à l’essentiel des saisons. L’hiver économise les couleurs, laisse tout en camaïeux de gris, noir, bleu. C’est la saison préférée du peintre et photographe Vincent Ganaye. Le photographe animalier Vincent Munier retient également les Hautes Vosges comme terrain initial de ces magnifiques pérégrinations. Dans la suite des coloris qui font et défont la montagne, la fin du printemps apporte les verts tendres, l’été peut être piqueté du jaune vif de l’arnica et des grandes gentianes, le pourpre des digitales, la couleur rose du lys martagon. L’automne vire souvent au gris, à des couleurs que Pierre Pelot compare à des ressacs, comme de violents retours de vagues enroulées sur elles-mêmes54. Dès l’introduction de son livre sur les Hautes-Chaumes, Pierre Boyé ajoutait à ces couleurs une constante vosgienne ; le flou et le vaporeux qui se dégagent du massif transformé en une immense machine à évapotranspirer. Thierry Alix a également voulu traduire ce rendu dans les nombreuses déclinaisons bleutées des montagnes représentées de façon exagérément élevées. Pour Boyé, la teinte pâle des gazons « contraste avec la houle des hêtres et la note sombre des sapins55 ». À partir de 1940, Jacques Dieterlen consacre la fin de sa vie à peindre la vallée des lacs et les hauts. Il devient le chantre des lieux et produit, comme le firent avant lui les impressionnistes, une intense production voulant capter les lumières et tons des Hautes Vosges dans l’instabilité de leurs successions rapides de types de temps.
Les hauts, un spectacle du monde
Associer les contraires
Sur les hauts, les conditions naturelles et historiques semblent entretenir l’exagération des contraires. Ce constat mérite d’être exploité pour faire évoluer l’image du territoire écartelé entre son succès de fréquentation et l’impérieuse nécessité de préserver la naturalité, les habitats inféodés à des espèces vulnérables (la grande gentiane, l’arnica guetté par les effets des étés caniculaires) ou exigeant pour leur survie des espaces de forêts claires, des tapis de myrtilles et beaucoup de tranquillité56.
Avec l’automne s’organisent trois plans successifs pour résumer deux caractères essentiels des hauts : la cohabitation des contraires et les nuances infinies des tonalités de couleurs. Au premier plan, la tourbière bombée active est pérenne, réussit à chasser toute invasion arborée. Au second plan, le drapé boisé prend les couleurs de l’été indien : ocre, rouge, gradations des verts et déjà le gris des arbres qui ont perdu leurs feuilles. L’ensemble drape la partie à faible déclivité de la chaine des sols. Au dernier plan les escarpements abrupts qui aboutissent à la limite sommitale des chaumes, à la ligne de séparation des eaux. Cet espace minéral sert d’école d’escalade.
Trouver de nouvelles icônes
L’icône véhiculant l’image d’un objet géographique est un excellent support de communication. Il relève d’une forme moderne de reconnaissance et d’identification d’un territoire en l’associant à un élément original. Ce dernier peut être affectif, exotique, curieux. Il relève de la synecdoque57 si la communication à son sujet est bien faite, s’il est compris par une majorité de personnes.
Fig. 3 : La tourbière bombée du Frankenthal, 27 octobre 2011.
Photographie : Jean-Pierre Husson. CC BY-NC-SA.
Le choix de l’icône mérite d’être rapproché des cinq sens58. Parmi les éléments éligibles à cette démarche de communication, le commun retiendra la vache vosgienne, ses sonnailles et les fromages à déguster. Pour le naturaliste, a compté le discret tétras hélas quasiment disparu des hauts59. Résistent la pensée des Vosges, l’élégant chamois qui saute de rochers en rochers et se laisse même approcher. Plus rarement est évoquée droséra, minuscule plante carnivore des tourbières ; et toujours la ligne bleue des Vosges même si elle est sortie du contexte qui en fit le succès. Les autres références (héros, chevaliers, moines défricheurs, gnomes et lutins, etc.) s’éloignent des attentes listées car ils se prêtent difficilement à la synthèse attendue d’une charte graphique épurée et de la transposition en logo, en slogan.
Réfléchir à la communication à partir d’un nuage de mots
Le nuage de mots est une représentation graphique synthétique et collaborative. Il nous aide à éclairer les multiples facettes d’un site et les sédimentations de faits, d’aménagements et d’histoires qui s’y sont déroulés. Cet outil entre en force dans les démarches pédagogiques et permet d’appréhender la polysémie des lieux. Dans le nuage de mots, la taille et la graphie des mots inscrits permettent de faire des distinguos, des entrées particulières. Par exemple, la taille de l’écriture est en lien avec la fréquence rencontrée d’un terme. L’italique réfère à l’histoire du lieu. L’impression grasse signale tout ce qui relève de la naturalité, etc. Pour un site aussi chargé en diverses significations que les sommets vosgiens, ce travail de résumé et de représentation facilite la prise de décision. Chacun peut y amener un apport et enrichir, nuancer la liste initiale. Pour débuter cette quête, je propose cette suite bien entendu non exhaustive de mots : Arnica ; Auge glaciaire ; Ballons ; Col ; Chamois ; Chaume ; Défilé ; Digitale ; Droséra ; Ferme-auberge ; Fontaine ; First ; Frontière ; Gazon ; Gentiane ; GR5 ; Graben ; Grand ballon de Guebwiller ; Hauts ; Hêtraie d’altitude ; Hohneck ; Lac ; Ligne bleue ; Marcaire ; Myrtille ; Munster ; AOP ; Neige ; Panorama à 360° ; Parapente ; Pensée ; PNR ; Polémopaysages ; Port en drapeau ; Raquette ; Route des Crêtes ; Ski de fond ; Table d’orientation ; Tétras ; Tourbière ; Vache vosgienne.
Conclusion
Ce court essai s’engage sur des chemins de traverse de la géographie. Il cherche à être au service de la compréhension et des évolutions à attendre d’un territoire réputé, publicisé mais fragile, peut-être en panne d’image ou plus justement en quête d’un renouvellement de sa représentation. Le traitement du sujet est dicté par une approche globale obligeant à brasser large. Il interroge plus qu’il n’apporte de solutions pour faire avancer le territoire à partir d’une triple démarche d’égo-géographie, de lecture sensible des lieux et de questionnements sur les avenirs possibles du site. Ce dernier est tout à la fois grandiose, vieux, exposé à la vue. Intensément fréquenté, revendiqué comme lieu patrimonial par les habitants de ses trois versants, il ne doit pas céder à l’usure, aux modes, aux changements. Les pelouses d’altitude offrent des surfaces modestes60, en recul. Si l’animation récréo-sportive est bénéfique à l’économie locale, elle peut générer des dysfonctionnements (recul de la tranquillité pour la faune, érosion). L’approche du site dans ses dimensions esthétisantes sert de lien entre la gestion de contraires qui coexistent sur les sommets : le dosage entre l’espace ouvert et la reconquête sylvestre, ce qui est plat ou à l’inverse hérissé et vertigineux, la nature ordinaire et les plantes et animaux protégés, les espaces irrigués et les ilots de calme, le froid à opposer aux épisodes chauds. Visiblement, la référence aux opposés qui nourrit la pensée chinoise s’applique intensément au site. Dans le sillon des travaux du sinologue François Jullien, nous avons collectivement à progresser pour préparer les scénarios d’avenir à inventer pour ces lieux en voyant dans ces oppositions un atout et non pas l’aboutissement de situations bloquées61.