Les modes de vie des jeunes diplômés allocataires du revenu de solidarité active (RSA)1 sont caractérisés par de nombreuses tensions. Ces jeunes diplômés se retrouvent confrontés aux mondes sociaux de la précarité et de la pauvreté lorsqu’ils sortent du système scolaire ou de l’enseignement supérieur. Certains décident, plus ou moins contraints, de recourir au revenu de solidarité active (RSA) et l’intègrent dans leur vie quotidienne.
Des jeunes diplômés ne peuvent, à un moment donné de leur trajectoire, ni continuer leurs études, ni intégrer un salariat qualifié après leur sortie de formation. Les raisons sont multiples. Elles sont liées notamment à la difficulté de continuer leurs formations en l’absence d’aides financières, avec la nécessité de travailler à côté ou bien de faire reconnaître leurs compétences sur le marché de l’emploi. Ces jeunes peuvent aussi être aussi en désaccord avec l’idée d’intégrer rapidement un emploi déterminé à plein temps ou bien décident d’explorer d’autres domaines professionnels. Lorsque certains acceptent de recourir au revenu de solidarité active (RSA), ils se retrouvent dans une situation où leurs modes de vie sont transformés et en rupture avec les représentations et les pratiques sociales héritées de la période initiale de formation. Ces changements sociaux les amènent notamment à vivre des tensions relationnelles avec l’entourage proche et avec les professionnels chargés d’accompagner vers l’emploi les bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA). Ces tensions portent sur l’incertitude liée au devenir de ces jeunes diplômés qui se retrouvent en périphérie de l’institution salariale. Dans la société française, la reconnaissance sociale est dominée par un mode de vie qui se construit avant tout par une intégration pérenne sur le marché de l’emploi. Les jeunes diplômés allocataires du revenu de solidarité active (RSA) se questionnent, se mobilisent ou se distancient vis-à-vis de ce processus dominant. Certains imaginent et essayent de créer d’autres modèles culturels qui ne soient pas fondés uniquement sur une existence sociale dépendante des revenus de l’emploi. Ils négocient alors avec les mondes sociaux auxquels ils appartiennent pour agir sur leurs trajectoires biographiques.
Pour de nombreux jeunes, l’activité emploi ne représente plus une valeur dominante dans leur vie quotidienne. Ils ne désirent plus se définir uniquement par rapport à un statut professionnel donné et refusent de se laisser assigner par des modèles sociaux et familiaux trop restrictifs. Dès lors, les identités sociales dépendent de processus de socialisation qui se concrétisent au sein de différentes expériences dans lesquelles ces jeunes peuvent se retrouver. Il se produit une acculturation aux frontières de plusieurs cercles sociaux, ce qui permet des formes de singularisation ainsi que l’indique S. Schehr (2000). Des attitudes de distance et de proximité rythment alors les modes de vie juvéniles dans lesquels l’exode, la fuite, la recherche de rencontres inédites, le désir de renouer avec certains liens familiaux, de vivre des expériences sentimentales plurielles ou bien de penser des activités sociales alternatives (vie associative, création artistique ou bien échange de services non marchands) deviennent essentielles pour saisir la multiplicité de l’existence. Certains jeunes diplômés se réfèrent même à l’idée d’une somme monétaire de base suffisante, qui assurerait leurs besoins vitaux et permettrait de déployer des relations et des pratiques sociales qui ne passent pas forcément par l’emploi. Cela pourrait supposer, entre autres, l’institution d’un salaire à vie étudié par B. Friot (2012), dissocié de l’emploi, accordé à toute personne majeure, rendant possible la stabilisation à long terme de nouveaux modes de vie. Toutefois, pour la plupart des jeunes diplômés, le revenu de solidarité active (RSA) est un revenu qui reste très insuffisant pour vivre et qui les oblige à compléter avec des emplois précaires, pénibles et souvent insatisfaisants.
Cet article précise ces observations à partir des premières analyses effectuées dans le cadre d’une recherche doctorale en cours au Laboratoire Dynamiques Européennes (université de Strasbourg). Cette recherche est située en France, dans le département du Bas-Rhin. Elle consiste à réaliser des entretiens auprès de jeunes diplômés, d’un niveau de formation allant du baccalauréat jusqu’à bac +8, hommes et femmes, âgés entre 18 et 30 ans et qui sont allocataires du revenu de solidarité active (RSA). Il s’agit d’explorer les modes et les trajectoires de vie de cette population, pour mettre en évidence les différents processus de socialisation et de singularisation qui se déploient. Des entretiens semi-directifs, auprès de 24 jeunes diplômés allocataires du revenu de solidarité active (RSA)2 ont déjà permis de construire une typologie de modes de vie3. Le premier mode de vie est appelé disqualifié. Le jeune diplômé vit l’expérience du revenu de solidarité active (RSA) comme la perte de sa position sociale antérieure et comme un stigmate qu’il espère voir disparaître de son existence. Il considère que son avenir est lié essentiellement à l’activité emploi. Le deuxième mode de vie, appelé légitime, concerne le jeune diplômé qui appréhende le revenu de solidarité active (RSA) comme un droit positif. Dans cette configuration, l’existence de ce revenu lui donne la possibilité de se mettre à distance de l’institution salariale après le désinvestissement de sa formation. Enfin, le troisième mode de vie, appelé nomade, regroupe des jeunes diplômés qui articulent l’expérience du revenu de solidarité active (RSA) à un mode de vie déjà instable et mobile, d’un point de vue social, géographique ou culturel.
L’objectif ici est de mettre en évidence les tensions relationnelles et les pratiques de négociations qui résultent des interactions entre les jeunes diplômés allocataires du revenu de solidarité active (RSA), leur entourage proche et leur propre identité.
Le mode de vie « disqualifié » : négocier la sortie du dispositif de revenu de solidarité active (RSA) et ne plus subir une désaffiliation sociale liée à l’absence d’une pleine intégration dans le salariat
Les jeunes diplômés au revenu de solidarité active (RSA), intégrés à un mode de vie disqualifié, vivent douloureusement le désengagement de leurs formations ou l’impossibilité d’intégrer pleinement l’institution salariale. Ils perçoivent ces processus comme des obstacles pour poursuivre une affiliation attachée à une organisation du travail qui passe par l’employabilité et les protections sociales associées à la figure du salarié ainsi que l’indique R. Castel (1995). Dans cette configuration, être allocataire du revenu de solidarité active (RSA) est une situation qui doit être dépassée par la réalisation d’un projet professionnel. Ce désinvestissement s’accompagne également d’un sentiment d’échec, car ces jeunes diplômés se sont fortement investis dans leurs parcours de formation. Mais aussi d’un sentiment d’injustice car leurs efforts n’ont pas été récompensés. Par conséquent, ils sont décidés à se mobiliser pour reprendre leur place dans les études, ou dans un emploi lié à leurs qualifications. Le processus d’intégration du revenu de solidarité active (RSA) dans la vie quotidienne remet en cause l’image d’un soi intérieur et celle d’un soi pour autrui qui se sont instituées sur l’autonomie du travailleur employé. Cela se traduit concrètement par des images d’inutilité sociale car les jeunes diplômés disqualifiés perçoivent le revenu de solidarité active (RSA) comme un revenu qui est dégradant. Celui-ci est synonyme d’une absence de participation à la vie économique. De plus, il fait obstacle à des projets de vie sur le long terme. Ils expliquent avec certitude que leur objectif est de rester le moins longtemps possible dans le dispositif de revenu de solidarité active (RSA). Le recours honteux à cette aide sociale est justifié par rapport à une nécessité financière pour pallier aux dépenses quotidiennes et urgentes liées au logement, à l’alimentaire, à la santé ou bien aux transports. Par exemple, certains sont partis du domicile parental pour se mettre en couple mais n’arrivent pas à être autonomes financièrement. D’autres se retrouvent isolés, notamment des jeunes femmes avec des enfants, et n’arrivent pas à trouver un emploi satisfaisant. Il existe également des jeunes diplômés disqualifiés qui connaissent des passages à vide après leurs investissements dans les études.
De même, les jeunes diplômés disqualifiés sont confrontés à des circonstances sociales (repas familial, discussion avec le conjoint, fête chez des amis, recherche d’informations dans un organisme public, entretien d’embauche) dans lesquelles le revenu de solidarité active (RSA) peut devenir un sujet direct ou indirect mettant en évidence leurs positions sociales. Dans ces contextes, des regards ou des discours peuvent être stigmatisant. Ces jeunes diplômés se sentent responsables et impuissants vis à vis de leurs situations. Cette attitude a notamment été étudiée par V. De Gauléjac et I. Taboada Léonetti (1994, p. 185). Ils peuvent alors adopter des attitudes d’esquive ou « faire comme si de rien n’était » (Farida, 19 ans), pour se protéger des représentations négatives qui ne font que raviver leurs propres tensions. De plus, ils ne se reconnaissent pas dans les catégories sociales de certaines personnes qui construisent des généralités sur les allocataires du RSA. Par exemple, sur l’idée qu’ils seraient tous fainéants ou bien notamment que les femmes isolées avec des enfants préféreraient profiter des aides sociales au lieu de chercher un emploi. Ils peuvent se confronter aussi directement à leur entourage pour expliquer leurs situations et montrer leurs volontés de sortir le plus rapidement du dispositif de revenu de solidarité active (RSA). Cette volonté se manifestera par des propos qui tendent à prouver leur bonne foi :
Je m’investis plus car je me rends compte que je dois prendre les choses en main. C’est moi qui dois faire bouger les choses. Ce n’est pas l’avenir qui va venir vers moi. C’est moi qui dois faire en sorte que les choses s’améliorent. (Karine, 25 ans)
Certains discours recueillis dans les entretiens expriment également une agressivité qui peut se décharger sur autrui lorsque les tensions intérieures sont trop fortes.
La situation d’allocataire du revenu de solidarité active (RSA) place également les jeunes diplômés disqualifiés dans une situation de dépendance vis-à-vis du système d’assistance sociale. Celui-ci leur procure un revenu qui n’est pas forcément dépendant d’un emploi. Cette contrainte institutionnelle représente, pour eux, une violence symbolique qu’ils essayent d’éviter en composant avec les professionnels en charge du revenu de solidarité active (RSA). Lors des rendez-vous avec les référents, ils se positionnent essentiellement sur leurs démarches d’insertion professionnelle : « Cela se passe très bien avec la référente. Après, je suis assez exigeante et j’ai des attentes. J’arrive bien à formuler mes envies. Je sais où je veux aller » (Nathalie, 28 ans). Pour que cette démarche se réalise, ils essayent de créer une relation de confiance et d’empathie avec leur référent. Toutefois, si les conditions d’une écoute et d’un soutien ne sont pas réunies, l’attitude de mise en conformité avec les normes du dispositif de revenu de solidarité active (RSA) peut se transformer en attitude de résistance. Cela se traduira par une demande d’être pris en compte en tant que personne ou bien d’être accompagné par un référent qui possède un réseau de connaissances pour faciliter l’embauche. Parfois, il se peut que le dispositif de revenu de solidarité active (RSA) oublie de mettre en place un accompagnement ou bien d’orienter un jeune diplômé vers un travailleur social. Ce qui est mal vécu par certains jeunes diplômés qui expérimentent un mode de vie disqualifié :
Je n’ai pas eu de référent. J’ai eu zéro explication. On m’a juste lâchée dans la nature. Deux ans après, il n’y pas si longtemps, ils se sont aperçus que j’étais vraiment seule. Je trouve ça un peu fou d’ailleurs. Ça m’enrage un peu. (Lucie, 28 ans)
Ainsi, ces jeunes diplômés disqualifiés refusent les assignations négatives qui entretiennent des reproches intimes déjà suffisamment nombreux. Pour cela, ils négocient en s’appuyant sur la construction d’un discours vers autrui qui justifie leurs passages dans le dispositif de revenu de solidarité active (RSA), à la fois comme un accident et comme une période de transition liée à une nécessité économique. Ce processus se traduit par un contrôle des informations sociales qui pourraient les discréditer au regard d’autrui ainsi que l’indique E. Goffman (1975). Pour ces jeunes diplômés, il est important de s’entourer de personnes favorables, afin de conserver des liens sociaux essentiels et de se détacher, si possible, des personnes hostiles à leurs situations d’allocataires. Pour ne pas subir trop longtemps ce mode de vie, les jeunes diplômés disqualifiés s’en remettent à une espérance qui se fonde sur leurs intégrations futures dans un emploi qualifié et durable, qui leur permettra de retrouver une dignité envers eux-mêmes et envers leurs proches.
Le mode de vie légitime : recourir au revenu de solidarité active (RSA) pour négocier la distance avec l’emploi comme dimension centrale de l’existence
A contrario, les jeunes diplômés intégrés à un mode de vie légitime perçoivent le revenu de solidarité active (RSA) comme un droit pour accompagner une réorientation de leurs modes de vie. Cela fait suite notamment à une période de formation qui n’a plus vraiment d’importance à leurs yeux et dans lequel l’emploi n’est plus considéré comme l’expérience essentielle de la vie sociale. Il est possible, pour eux, d’expérimenter d’autres modes de vie en périphérie de l’institution salariale, même si cela suppose de vivre dans les contraintes d’un monde social précaire comme l’explique P. Cingolani (1986). Ce processus implique de prendre de la distance avec une construction identitaire qui prend modèle sur la figure sociale du salarié à temps plein. Le recours au revenu de solidarité active (RSA) ne s’accompagne pas d’un sentiment honteux mais d’un sentiment de légitimé. Il fait partie d’une transition sociale acceptée, à l’inverse des jeunes diplômés disqualifiés pour lesquels la difficulté d’accéder à un emploi et la pratique du revenu de solidarité active (RSA) sont très mal vécues. Les jeunes diplômés légitimes conçoivent le dispositif de revenu de solidarité active (RSA) comme une possibilité d’accéder à un certain degré de liberté et à une certaine protection face à des situations de trop grande pauvreté ou des emplois indésirables. Ils adhèrent également à cette idée que la collectivité doit contribuer à une solidarité nationale avec les personnes qui vivent des situations sociales hors emploi tout en faisant remarquer que certains usagers du revenu de solidarité active (RSA) peuvent détourner cette aide et en abuser. Ainsi, certains estiment que cette légitimité à recourir au revenu de solidarité active (RSA) est liée à leurs participations à la création de richesses lorsqu’ils travaillent pendant certaines périodes ou bien lorsqu’ils payent leurs impôts : « Je n’ai pas de problème d’ordre moral avec le RSA. J’estime que je suis contribuable, je paye mes impôts et je participe avec mon salaire à des contributions sociales » (Luc, 30 ans). Le revenu de solidarité active (RSA) leur permet alors de consacrer leurs différents temps sociaux à d’autres activités (association, écriture d’un livre ou bien programmation informatique). Ils envisagent également des allers et retours dans le dispositif de revenu de solidarité active (RSA) notamment lorsque le type d’emploi précaire qu’ils occupent ne leur correspond plus. D’autres jeunes diplômés légitimes considèrent le revenu de solidarité active (RSA) comme un moyen pour différer leur intégration dans l’emploi, afin de se consacrer à des activités ludiques, pour s’occuper de leurs enfants ou bien pour continuer à suivre des formations : « C’est plus une période pour rester avec mon fils et pour démarrer mon BTS (bac +3). Je compte bien aller travailler un jour et gagner 1 200 euros » (Sarah, 23 ans). De même, certains jeunes diplômés légitimes connaissaient déjà des divergences avec leurs parents bien avant le recours au revenu de solidarité active (RSA). Ce dernier ne fait que confirmer alors des modes de vie différents du modèle familial.
Les jeunes diplômés légitimes connaissent des tensions relationnelles avec leurs proches lorsque ces derniers sont profondément attachés à la tradition du revenu par l’emploi. Ces jeunes diplômés mettent alors en place des attitudes de négociation afin de résister aux pressions sociales qui les culpabiliseraient. Ils sont plutôt dans un discours argumentatif et aiment bien utiliser l’humour pour faire comprendre à autrui les raisons de leurs recours au revenu de solidarité active (RSA) ou bien dédramatiser leurs situations : « Mes parents savent que le RSA me sert juste à chercher du boulot et non à m’enrichir. Je ne suis pas trop dépensier. Mon RSA ne part pas dans une bouteille de vin (rires) » (Younès, 27 ans). Par contre, lorsque ces connaissances proches ne sont pas convaincues, les jeunes diplômés légitimes doivent réaffirmer leurs choix : « ça crée des tensions sur le moment car mes parents me demandent des comptes sur ce que je fais. Ça peut être agaçant mais ça s’arrête là et ça ne va pas plus loin » (Philippe, 28 ans).
Les jeunes diplômés qui pratiquent un mode de vie légitime sont également reconnaissants et confiants vis à vis de l’existence du dispositif de revenu de solidarité active (RSA). Ils recherchent une relation sereine et conviviale avec leurs référents. Ils adoptent une attitude conformiste, plus ou moins simulée, face aux normes institutionnelles4 et aux conseils des professionnels de l’intervention sociale. Cette attitude doit leur permettre de conserver le bénéfice de cette aide sociale sur une longue durée. Ils s’inscrivent alors dans un mode de négociation qui privilégie le dialogue, afin d’éviter les suspensions de versements de leur revenu de solidarité active (RSA). Pour autant, ils peuvent développer une attitude critique envers des procédures administratives qu’ils considèrent comme injustes. Par exemple, la Caisse d’allocations familiales qui décide de revoir le montant du revenu de solidarité active (RSA) à la baisse parce que certaines situations échappent au cadre réglementaire. Ce qui entraîne une dégradation de leurs conditions de vie. Ils entreprennent alors des démarches pour que leur situation soit de nouveau étudiée, afin de réparer une injustice administrative. Des tensions émergent lorsqu’ils ne sont pas entendus. Pour dépasser celles-ci, ils s’attachent à négocier en mettant en avant la primauté des droits sociaux sur la logique économique (Messu, 2009) :
La Caisse d’allocations familiales ne croit pas à la colocation entre un homme et une femme qui ne sont pas en couple. C’est complétement tordu. J’ai fait un courrier pour expliquer et préciser ma situation. J’ai envoyé tous les papiers justificatifs demandés. Je n’ai toujours pas reçu de réponse et je n’ai toujours pas de nouveaux versements du revenu de solidarité active. Je pense que le revenu de solidarité active est une super invention mais c’est plutôt dans les modalités d’attribution que cela pose problème. (Stéphanie, 26 ans)
En fait, les jeunes diplômés légitimes considèrent le revenu de solidarité active (RSA) comme une aide positive qui les accompagne dans leurs trajectoires de vie pour expérimenter des pratiques sociales autres que l’emploi comme dimension centrale de l’existence ainsi que l’indique S. Schehr (1999). Toutefois, ils sont aussi conscients du risque qui consiste à s’enfermer dans une dépendance institutionnelle sur le long terme. Ce qui pourrait produire des sentiments honteux ou bien des effets négatifs sur leurs identités sociales car ils ne pourraient plus envisager leur avenir sans cette aide sociale.
Le mode de vie nomade : entre expériences professionnelles et recours au revenu de solidarité active (RSA) pour explorer de nouvelles pratiques dans une existence sociale incertaine
Le troisième mode de vie, appelé nomade, regroupe des jeunes diplômés qui vivent l’expérience du revenu de solidarité active (RSA) avant tout comme un mouvement d’instabilité propre à leurs identités sociales. Ils oscillent entre une adhésion à un mode de vie centré sur une activité salariale ou entrepreneuriale, dans laquelle ils pourraient se réaliser, et un mode de vie orienté vers d’autres activités sociales financées par le système de redistribution sociale. Ces jeunes diplômés allocataires du revenu de solidarité active (RSA) ont connu des parcours de formation fragmentés. Ils conçoivent leurs études de manière discontinue et obtiennent des diplômes ou des qualifications différentes. Ils essayent aussi d’explorer d’autres mondes socioculturels ou mettent en œuvre des pratiques artistiques. Ainsi, ils sont confrontés à une incertitude sur les effets de leurs démarches et sont pris également par des questionnements existentiels liés à leurs identités sociales :
Si on a trouvé un travail qui est satisfaisant et si on se retrouve dans une bonne équipe… ça doit aller. Après il faut voir si la routine ne l’emporte pas sur tout. Je suis très inquiet car j’ai dû mal à me projeter sur le long terme. Je verrai comment ça se passe en Australie. Peut-être que ça m’irait. Je me dis aussi qu’il y a d’autres possibilités et d’autres chemins. (Jérémie, 26 ans)
De ce fait, les jeunes diplômés nomades pratiquent le revenu de solidarité active (RSA) comme un outil temporaire qui doit permettre d’économiser de l’argent pour concrétiser de nouveaux projets ou bien de nouvelles activités, dans le monde de l’emploi ou hors de celui-ci.
Les jeunes diplômés nomades sont alors dans une logique d’identification aux autres et à eux-mêmes dans laquelle le double jeu, tel que le conçoit P. Grell (1999, p. 247), est central. Ils sont amenés à vivre des relations sociales dans lesquelles ils acceptent de se soumettre, au moins en apparence, à des injonctions familiales ou institutionnelles, tout en s’écartant d’elles pour expérimenter leurs aspirations et leurs désirs. Ce double rôle les contraint à faire des compromis avec leur entourage lorsque celui-ci est attaché à un autre mode de vie par l’emploi. Cela peut passer aussi par un éloignement temporaire afin de maintenir les liens à distance ou bien par une proximité faite de non-dits ou d’évitements. Cela implique également une conflictualité sociale intériorisée qui se négocie par le fait d’assumer sa singularité et son mode de vie aléatoire :
J’ai toujours été complétement autonome. Comme j’avais fait le choix d’arrêter mes études avant le bac et que ça n’avait pas vraiment plu à mes parents, ils m’ont dit en gros que je devais me débrouiller. Je suis quand même revenu plus tard dans les études avec l’aide d’une bourse étudiante et des petits boulots à côté. (Léa 29 ans)
Les jeunes diplômés nomades maintiennent leurs droits au revenu de solidarité active (RSA) afin de se protéger des contraintes négatives de l’emploi mais n’acceptent pas de se laisser réduire par des assignations institutionnelles. Ils connaissent alors des représentations sociales et des sentiments ambivalents par rapport à cette aide sociale et aux professionnels qui doivent la mettre en œuvre :
Une personne de la Caisse d’allocations familiales m’avait dit de manière brutale que tous les français payaient pour moi. Je lui ai répondu que mes grands-parents se sont battus pour cet Etat soit social. C’est aussi pour que j’en profite et que plus tard je puisse rendre ça à mes enfants. J’aimerais mieux bosser pour des projets mieux payés qui me permettent de vivre et de répondre à des petits projets à côté. (Annabelle, 30 ans)
Ainsi, ils vivent l’expérience du revenu de solidarité active (RSA) comme une transition incertaine au sein d’une trajectoire biographique faite d’attentes, d’intranquillité, d’expérimentations sociales, de déplacements géographiques, et de sentiments, parfois contradictoires, articulés à un contexte de vulnérabilité et de recherche d’équilibre comme l’indique M. Klinger (2011).
Conclusion
Le public des allocataires du revenu de solidarité active (RSA) est hétérogène par sa composition en termes de parcours de vie, de genre sexué, d’âge, d’appartenances à des groupes socioculturels pluriels. Cette recherche doctorale s’intéresse plus particulièrement à la présence de jeunes diplômés âgés entre 18 et 30 ans, sortis du système scolaire ou de l’enseignement supérieur et qui se retrouvent confrontés aux mondes sociaux de la précarité et de la pauvreté. Cette figure du jeune diplômé a déjà été étudiée par J. Lojkine (1992). Elle prend de l’importance dans les années 1980 et 1990, notamment dans une série de mouvements sociaux tels que les collectifs de chômeurs ou les grèves d’étudiants. Ces derniers dénoncent les effets négatifs des politiques de libéralisation du marché de l’emploi qui s’accompagnent d’une augmentation du chômage et d’une précarisation du salariat. Ces transformations amènent notamment les jeunes diplômés à refonder leurs rapports à l’emploi. La référence n’est plus à l’assurance d’être intégré définitivement dans une profession durable, mais à une incertitude quant au devenir de leur place au sein de l’organisation du travail et de la société. Les trajectoires de vie des jeunes diplômés rencontrent des problèmes existentiels, économiques et sociaux. Certains décident de recourir au revenu de solidarité active (RSA) et l’introduisent dans leur mode de vie. Ils sont confrontés à des tensions relationnelles, dans les sphères intimes comme dans les sphères sociales plus larges. Ces tensions participent à des dynamiques conflictuelles qui traversent leur expérience. Par cette expression, il s’agit de comprendre que l’histoire des relations sociales connait des dissensions et des forces antagonistes qui permettent à celles-ci de se transformer et d’assurer la continuité d’un ordre social. Le conflit peut-être alors porteur de changement sociaux et amener de nouvelles manières de vivre ainsi que le conçoit G. Simmel (1995).
Cet article définit trois types de modes de vie concernant les jeunes diplômés allocataires du revenu de solidarité active (RSA) ; nous les avons nommés disqualifié, légitime et nomade. Dans chacun de ces modes de vie des jeunes diplômés connaissent, plus ou moins, des relations sociales discordantes qui portent soit sur la situation d’allocataire du revenu de solidarité active (RSA), soit sur des choix de vie en décalage avec les valeurs ancrées sur la centralité de l’activité emploi. De ce fait, les jeunes diplômés disqualifiés font en sorte de négocier le plus rapidement possible leurs sorties du dispositif de revenu de solidarité active (RSA), afin de retrouver un équilibre interne et de réhabiliter une identité sociale qui se réfère à un mode de vie fondé sur la dépendance à un revenu salarial. Les jeunes diplômés légitimes s’inscrivent dans une autre logique sociale. Le revenu de solidarité active (RSA) représente un droit qui doit leur permettre, sur une longue période, de poursuivre un mode de vie dans lequel la nécessité de travailler pour vivre ne doit pas occuper l’ensemble de leurs autres temps sociaux. Ils prennent de la distance avec le revenu salarial, au risque de s’installer durablement dans une dépendance avec le système de protection sociale. Les jeunes diplômés nomades se distinguent des deux figures précédentes dans le sens où le revenu de solidarité active (RSA) est une aide financière qui les accompagnent dans un mode de vie déjà instable et une recherche d’identité sociale. Ils cherchent à explorer et à expérimenter de nouvelles cultures et des cercles sociaux différents, afin d’approfondir la pluralité de l’existence humaine. Ce processus instable les amène à vivre des tensions relationnelles liées à leurs apparentes indécisions et à leurs démarches de vie erratique. Ils sont contraints de négocier à la fois avec le dispositif de revenu de solidarité active (RSA) et avec leur entourage proche, au sujet de leurs réticences à occuper un emploi fixe à plein temps. L’ensemble de ces jeunes diplômés connaît une double transaction identitaire ainsi que l’indique C. Dubar (2002), c’est‑à‑dire l’existence d’une dualité sociale entre une identité pour soi et une identité pour autrui. Ce double processus implique une construction identitaire qui passe à la fois par une articulation entre des attributions institutionnelles externes et des intériorisations subjectives. Les jeunes diplômés allocataires du revenu de solidarité active (RSA) sont amenés à négocier leurs identifications héritées ou nouvelles, afin de créer et d’agir sur leurs modes et leurs trajectoires de vie au sein de processus complexes, selon les différents mondes sociaux dont ils font partie, tel que l’avance A. Strauss (1992). A partir de cette typologie des modes de vie, entre tensions et négociations, qui reste à approfondir, cette recherche doctorale se poursuivra par la réalisation de récits de vie des jeunes diplômés allocataires du revenu de solidarité active (RSA). Cela afin d’analyser les évolutions des trajectoires de vie à l’intérieur ou bien à l’extérieur du dispositif de revenu de solidarité active (RSA), dans le cadre d’un passage de vies juvéniles à des vies adultes.