Nous devenons de plus en plus indifférents aux événements qui concourent chaque jour à orienter le cours de l’histoire ; nous sommes devenus peut-être moins disponibles pour nous interroger sur les causes et les effets des grands et petits actes par lesquels les hommes, souvent inconsciemment, contribuent à écrire l’avenir. Le rythme pressant de notre culture se concentre sur le présent, donnant naissance à une « culture de la contingence » (Mongardini, 2011, p. 70-74 et 194-197). Elle ne laisse plus le temps de réfléchir et nous pousse vers un détachement défensif mais aride, qui met en sourdine les efforts et les espoirs, les illusions et les souffrances de beaucoup de personnes dont les chemins croisent pourtant les nôtres, plus ou moins directement (Sayad, 1999). Cet article donne à entendre la voix de ceux et celles que nous appelons les « migrants » : ils ont l’audace de franchir les frontières naturelles, culturelles et politiques qui les séparent de leur rêve, parce qu’ils aspirent à un monde meilleur. Ils accomplissent ce voyage « entre ports ou rochers », une métaphore qui fait de l’expérience migratoire en Méditerranée une aventure menant soit à un port sûr (approdo), soit contre un rocher (scoglio) (Pirrone, 2002).
À la suite des révolutions arabes en 2011, la petite île italienne de Lampedusa a reçu une part importante de « la misère du monde ». En collaborant sur l’île avec l’INMP1 en tant qu’expert de médiation interculturelle, j’ai fait l’expérience des dynamiques à l’œuvre dans le processus de gestion de l’urgence migratoire. Celles-ci font aujourd’hui l’objet de ma recherche doctorale en sciences sociales qui porte sur les flux migratoires et les processus interculturels dans les zones frontalières et sur les éléments influençant les interactions entre migrants et intervenants. Ce bref texte vise à en analyser certains aspects. Le cas d’un jeune migrant nigérien, qui sera présenté ensuite, permet d’observer certaines des difficultés caractérisant la communication avec le migrant et de réfléchir sur les conditions principales pour une gestion efficace du phénomène.
Lampedusa : porte de l’Europe et emblème de la frontière
En 2011, au lendemain du déclenchement des contestations qui ont renversé l’ordre politique de la Tunisie, l’île de Lampedusa, parce qu’elle est plus proche de l’Afrique que de l’Italie, a été la destination d’un flux intense de migrants maghrébins, puis subsahariens, désireux de gagner l’Europe. Ce n’est pas nouveau pour Lampedusa qui, au moins depuis une vingtaine d’années, est considérée comme la porte de l’Europe, en raison de sa situation géographique qui en fait un point d’entrée privilégié pour des milliers d’Africains ; ils tentent la traversée de la Méditerranée en payant des milliers de dollars et au péril de leur vie, pour fuir les difficultés économiques, les inégalités sociales, les abus politiques et les conflits religieux dans leurs pays (Liberti, 2011 ; Gatti, 2007). Mais 2011 représente une période particulièrement difficile pour Lampedusa : sur les 150 000 migrants arrivés dans les dix dernières années, plus de 51 500 sont arrivés en 2011 (Cuttitta, 2012, p. 25‑31 ; Caritas, 2012).
Cette petite île est un terrain de recherche privilégié pout tout expert de l’interculturel. Elle est sans doute la figure emblématique des frontières maritimes en Europe : « Appare infatti evidente che, con riferimento al fenomeno migratorio, Lampedusa ha effettivamente attirato su di sé, negli ultimi due decenni, tutto ciò che fa di un luogo una frontiera»2 (Cuttitta, 2012, p. 12). Ces zones maritimes constituent un contexte physique et social de grand intérêt sociologique, avec l’interposition de plusieurs facteurs : les différences culturelles entre migrants et intervenants, les conditions psycho-physiques des migrants et les temps réduits d’intervention, les sentiments mixtes de solidarité et de frustration des habitants locaux (De Pasquale, Arena, 2011, p. 7‑13) ainsi que la spectacularisation du drame par les médias, influencent les dynamiques de communication entre les acteurs concernés et compliquent la gestion des flux migratoires.
Cette gestion passe par l’interaction avec l’Autre, qui se fait « prochain » ou « ennemi », selon que la solidarité ou le soupçon prévalent dans la précarité des émotions et la méconnaissance mutuelle. Mais cette interaction est toujours dans l’ordre du « différent », la frontière invitant à un contact. Dans un monde apparemment sans frontières, elle s’est simplement dématérialisée (Cuttitta, 2007, p. 57‑59), pour mieux s’adapter aux nouvelles logiques d’exclusion d’un monde devenu plus liquide (Bauman, 2000). La frontière traditionnelle peut alors retrouver un sens positif et une nouvelle finalité dans une centralité inédite, aussi bien au niveau physique que symbolique ; elle n’est plus une ligne de démarcation mais terrain d’interaction et occasion d’échanges entre deux cultures : « La frontiera non isola, filtra. Le frontiere per quanto arbitrarie (e c’è da sperare che lo siano il meno possibile), sono indispensabili per ritrovare l’identità necessaria allo scambio con l’altro3 » (Latouche, 2012, p. 36). Selon Pierpaolo Donati, le “confine” (frontière) entre Alter et Ego est : « un terreno di conflitto, lotta, negoziazione, ma è anche un’appartenenza reciproca che, almeno per certi aspetti, è costitutiva di entrambi4 » (Donati, 2008, p. 83).
Migrations et malentendus dans le contact entre cultures
La culture se compose d’éléments matériels et immatériels (Mongardini, 2011, p. 184-188). Dans tout échange interculturel, dans tout contact entre deux cultures différentes, les obstacles viennent surtout des éléments immatériels de la culture (les valeurs, les significations, les traditions et les croyances) ; ils fixent nos comportements et motivent nos actions, et les différences qu’ils engendrent sont invisibles et génératrices de malentendus culturels. Celles-ci constituent un des problèmes majeurs dans les services d’assistance psycho-médicale aux migrants. Les malentendus s’ajoutent aux facteurs d’ordre psycho-social, ce qui complique l’expression et la compréhension des malaises. Ces obstacles à la communication sont aggravés à Lampedusa, comme sur toutes les frontières maritimes du sud de l’Europe exposée aux flux migratoires, pour toute une série de facteurs dont nous proposons ensuite une brève analyse.
Un malentendu n’est pas forcément lié à la spécificité ethnique des interlocuteurs. Les différences qui le génèrent sont multiples et elles peuvent être issues de notre éducation, notre profession, nos intérêts et nos activités personnelles. Sur la base de ces éléments qui caractérisent l’altérité, nous construisons et orientons « notre » manière personnelle d’interpréter le monde et de nous exprimer. Lorsque nous croyons comprendre notre interlocuteur, nous n’attribuons pas forcément le même sens, ou la même nuance de sens, aux mêmes mots ou aux mêmes actions (Balboni, 1996 & 1997). Le malentendu peut alors être défini comme l’attribution d’une signification erronée à un énoncé, un geste ou un comportement de notre interlocuteur, telle que nos réactions ne correspondent pas à ses intentions et à ses attentes. « L’erreur » est vis-à-vis des valeurs et des normes intériorisées de la culture de celui qui ne comprend pas le comportement de son interlocuteur. Cela arrive par exemple quand nous nous sentons blessés parce que nous interprétons un conseil comme un reproche, ou que nous sommes embarrassés par un comportement que nous jugeons inadapté au contexte.
Un malentendu ne se limite pas à la communication orale, mais il se cache souvent derrière un regard, dans un silence ou un geste banal en apparence, mais susceptible de susciter un état de gêne chez l’interlocuteur, même lorsque la communication linguistique semble réussie : « Le malentendu constitue une situation inconfortable et guère sympathique : il nous communique la sensation rugueuse du frottement qui advient entre les plis de notre altérité » (La Cecla, 2002, p. 15).
Le risque de malentendu est encore plus élevé lorsque les interlocuteurs appartiennent à deux cultures différentes, car ils ne partagent pas le système de valeurs et de significations que chacun d’eux hérite de sa propre culture, et qu’il les intériorise et les utilise comme fondement de ses interprétations (Mongardini, 2011, p. 93‑95). Il s’agit, dans ce cas, de malentendus culturels, qui vont au-delà de la question linguistique : deux mots équivalents dans deux langues n’ont pas forcément le même sens. Ferdinand de Saussure explique plus précisément que des mots correspondants ont la même signification mais pas forcément la même valeur, car le signifié (lié à un signifiant par un rapport arbitraire et immotivé) ne désigne pas une chose, mais sa représentation mentale (Saussure (de), 1916, p. 100‑103). C’est aussi le cas pour un geste, une expression du visage ou un comportement spécifiquement lié une culture. Il ne suffit pas de maîtriser la langue de l’autre ; il faut s’efforcer de s’approcher des valeurs, croyances et normes dont se compose sa culture et qui sous-tendent et structurent ses messages.
Malentendus culturels entre migrants et intervenants : une étude de cas
À Lampedusa, l’effort interculturel est encore plus difficile car le contexte est particulièrement complexe. L’île est le lieu d’arrivée de milliers de migrants qui ne restent que pour quelques jours : l’hébergement de l’immigré à Lampedusa est limité au temps nécessaire pour établir son identité et la légitimité de son installation sur le territoire, ou organiser son éloignement (voir le site web du Ministère de l’intérieur italien : www.interno.it). Elle est un lieu de passage, dans lequel les migrants arrivent dans un état psycho-physique critique, d’abord à cause d’une traversée très périlleuse et longue (surtout pour les sub-sahariens qui doivent d’abord traverser le désert). Ils subissent un choc émotionnel provoqué par la confrontation avec la diversité et la méfiance qu’elle induit, et par la crainte d’être refoulés. Un autre facteur caractérise ce contexte et contribue à compliquer les procédures d’assistance psycho-sanitaire : le temps limité. La fréquence soutenue des arrivées, l’imprévisibilité des débarquements (souvent pendant la nuit), ainsi que la rapidité des transferts, imposent un rythme hystérique et oppressant. Il n’octroie ni le temps ni le calme essentiels à une identification précise du malaise et à une prise en charge effective du migrant.
Le cas suivant d’un migrant nigérien suivi par l’équipe dont je faisais partie5, permet de connaitre un peu plus les caractéristiques et les dynamiques à l’œuvre dans un tel contexte d’intervention. Il illustre bien les causes et les effets des malentendus culturels dans la gestion de l’urgence migratoire à la frontière. Il montre aussi que le stress psycho-physique des migrants n’est pas toujours la cause de leurs malaises, mais parfois un obstacle à la compréhension d’une souffrance dont les racines doivent être cherchées et affrontées dans le terrain de la culture. Il indique aussi une des pistes praticables pour une communication interculturelle accomplie et une intervention psycho-sanitaire plus efficace dans le temps bref octroyé par l’urgence.
LIK sont les initiales d’un jeune nigérien arrivé à Lampedusa en août 2011 et hébergé avec ses compagnons de voyage au centre d’accueil et d’identification de l’île6. Il y reste quelques semaines, avant d’être transféré ailleurs en Italie. Ses « frères »7 signalent son isolement. Il ne mange pas, il ne boit pas, il ne prend pas les anxiolytiques et les antidouleurs que le médecin du centre lui a donnés. Les crampes à son ventre ont tout de suite fait penser à l’état de choc d’un migrant arrivé dans un contexte inconnu, stressé par la longue traversée en mer et inquiet pour sa famille et son avenir. Un entretien psychologique lui est proposé, pour comprendre la raison de son refus – instinctivement jugé comme un acte d’arrogance, voire de stupidité – et étudier comment l’aider à sortir de cet état de souffrance. Une réalité inédite et profondément différente émerge pendant les quelques entretiens organisés avant son départ : une réalité riche en éléments culturels très importants pour une personnalité formée sur une histoire familiale empreinte de valeurs traditionnelles.
Le jeune nigérien est l’aîné du chef de son village et donc l’héritier naturel du trône. Mais son père a été assassiné par le clan rival et il est destiné à mourir. Dans ses fréquents cauchemars il est suivi par des hommes qui le menacent de mort. Il est aussi victime d’un rituel magique que seulement sa mère pourrait rompre. Il ne mange pas et il ne se soigne pas, par crainte d’être empoisonné. Il ne fréquente pas ses compatriotes, parmi lesquels ses assassins pourraient se cacher et il ne dort pas, pour ne pas être tué dans son sommeil. La psychologue comprend que la poursuite du traitement risque d’alimenter sa méfiance et ses angoisses et qu’il ne faut pas chercher à lui expliquer que ses peurs ne sont que des croyances et qu’il est en sécurité maintenant : il ne l’accepterait pas et serait encore plus frustré d’être incompris et abandonné à son destin. Pourquoi devrait-il renoncer à sa réalité et renverser son édifice de valeurs et de significations pour adopter le nôtre ? Nous devons faire l’effort d’accepter sa réalité et de reconnaître la validité de ses repères culturels8 – le stress psychologique et le choc culturel ne lui permettraient pas d’accomplir un tel effort.
Ce rééquilibrage de l’interaction le met en confiance et il exprime ses sentiments, ses croyances et ses valeurs. Nous découvrons qu’il est chrétien - d’une forme enrichie d’éléments traditionnels et magiques, comme il arrive en Afrique, mais en gardant l’authenticité d’une foi dans le Dieu tout-puissant et miséricordieux du christianisme. Nous trouvons dans la religion chrétienne un terrain d’entente et de partage, qui lui permet de se rassurer et d’accepter nos soins. Nous avons voulu aller au-delà d’un diagnostic rapide, sur la base des critères typiquement occidentaux qui ont tout de suite fait parler de stress. Ici, la médiation interculturelle a été efficace, car nous avons abouti à une communication partagée, dans un climat de confiance mutuelle qui a abattu le mur de sa méfiance.
Conclusions : la réciprocité au-delà de la tolérance
Le cas analysé montre que les éléments susceptibles de générer des malentendus entre migrants et intervenants à la frontière sont nombreux : la rapidité de l’identification du malaise psycho-physique du migrant et du traitement offert ; la tendance à interpréter les symptômes selon des critères occidentaux, en négligeant les différences dans la perception de la maladie et de la douleur ; les stéréotypes et les préjugés des intervenants envers les migrants ; le sentiment de compassion et de tendresse pour leurs croyances ; le stress, le sens d’égarement et la méfiance du migrant qui se renferme dans le silence face à un monde qui lui est étranger, etc. Ces risques doivent être évités pour que l’accueil et l’assistance aux migrants ne soient pas voués à l’échec. Une interprétation incorrecte des symptômes qu’ils manifestent aboutit non seulement à la non-identification de la vraie nature de leur malaise psychologique et/ou physique, mais aussi à un traitement infructueux et souvent refusé. En bref, l’intervention n’atteint pas son principal objectif : le bien-être du migrant.
Mais le développement d’une sensibilité interculturelle permet de sortir de l’ethnocentrisme et d’acquérir un ensemble de compétences réalisant une réelle intercompréhension (Bennett, 1998). L’expérience de ces rencontres, du contact avec notre altérités, encore que dans un état de précarité d’esprit de leur part et de rapidité d’intervention de la nôtre, a été effectivement tournée en opportunité d’échange entre nos diversités : « Questo modo di trattare le differenze produce arricchimento delle identità nello scambio reciproco »9 (Donati, 2008, p. 87). L’identification d’un terrain d’entente entre nous et le migrant – la religion chrétienne dans le cas analysé – a favorisé un climat de confiance mutuelle qui nous a permis de sortir d’une situation d’impasse « Per essere effettiva, la soluzione interculturale richiede una ragione profondamente riflessiva capace di radicare i valori ultimi su un terreno solido di intese reciproche »10 (Donati, 2008, p. 60).
D’autres facteurs ont sans doute joué un rôle important dans notre interaction avec le migrant. Le fait que nous n’étions ni des membres de l’organisation qui gérait le centre, ni des fonctionnaires de la police, chargée d’identifier les migrants et d’organiser leur expulsion, doit avoir encouragé sa confiance à nos égards, et au début nous avons dû lui répéter plusieurs fois que nous travaillions dans le domaine psycho-sanitaire et que notre objectif n’était que son bien-être. En même temps, j’étais conscient de l’importance de ma présence en tant que jeune homme comme lui – ce qui lui a probablement permis de se sentir plus à son aise dans son récit de vie – ainsi que locuteur de sa langue et connaisseur des problématiques de son contexte d’origine. Je me rendais compte qu’il me percevait comme son vrai interlocuteur, ce qui arrive souvent aux médiateurs culturels dont l’objectif est d’ailleurs celui d’approcher du migrant le nouveau monde qui l’entoure.
En conclusion, cette intervention – qu’on ne veut pas présenter comme un cas exhaustif mais qui est un exemple emblématique des dynamiques à l’œuvre dans les interactions entre migrant et intervenant – illustre les principaux enjeux de la communication interculturelle, pour aboutir à une gestion efficace du phénomène migratoire aux frontières. Je le répète, dans un tel contexte, seul l’intervenant peut accomplir le premier et le plus grand pas. « Pour l’étranger, le modèle culturel du nouveau groupe n’est pas un refuge mais un pays aventureux, non quelque chose d’entendu mais un sujet d’investigation à questionner, non un outil pour débrouiller les situations problématiques mais une situation elle-même problématique et difficile à dominer » (Schutz, 2003, p. 36‑37). Quatre conditions doivent être réunies en dernière analyse :
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ne pas interpréter le malaise des migrants exclusivement par les critères occidentaux et ne pas qualifier leur refus d’arrogance ou de stupidité, l’acceptation étant souvent le problème,
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reconnaître l’importance des repères culturels du migrant qui sont souvent à la base de son malaise, sans oublier qu’il est une personne comme nous (Kapuscinski, 2007, p. 10-11),
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renoncer à nos préjugés et stéréotypes envers le migrant et l’écouter sans prétendre avoir raison, en acceptant ses convictions comme réelles, car l’adaptation se fait réciproquement,
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chercher un terrain d’entente favorisant un climat de confiance mutuelle où une compréhension profonde du malaise puisse correspondre à une acceptation sereine du traitement.
Au-delà de la tolérance, la réciprocité permet aux hommes de s’approcher les uns des autres : « La tolleranza è relativamente facile […]. Non lo è la reciprocità. Solo se saremo capaci di costruire relazioni di reciprocità cadranno le differenze »11 (Natoli, 1996, p. 128).