Les émotions ne concernent pas seulement la part animale de notre existence, même si nous partageons ces expériences viscérales avec les animaux, les émotions apportent le relâchement nécessaire à la rationalisation de l’existence humaine. Les émotions sont parties prenantes des lointaines émergences culturelles, telles qu’elles nous reviennent quand nous nous remémorons les peurs de notre enfance à l’écoute des grands mythes ou les joies ressenties lorsque nous partageons des danses collectives, des spectacles vivifiants, ou des rires contagieux…
Hélas, les émotions ne sont pas toujours les bienvenues. Elles peuvent déclencher la colère et l’agressivité et conduire à la mort. Ces mouvements communs non maîtrisés traduisent alors des réactions extrêmes dans les foules. Elles sont souvent attribuées à la folie mais, en fait, découlent directement de ce potentiel que l’humain civilisé préfère masquer : son énergie, considérée comme une pulsion, lorsqu’elle s’exprime trop crûment par manque de transformation par la pensée.
Les émotions sont encore rejetées dans un cas, celui de leur association avec la mémoire du danger mortel. Lorsqu’il s’agit d’un traumatisme, les émotions sont anesthésiées pendant le choc parce qu’elles pourraient retentir sur les possibilités de survie. Mais alors comment est‑il possible qu’après, le moindre rappel du traumatisme agisse comme un tsunami émotionnel et replonge le sujet dans l’extrême diversité sensorielle qui s’est manifestée dans le passé traumatique ? L’hypermnésie qui suit un accident est liée à l’émotion superlative qu’il a engendrée et réprimée. Étonnamment, plus aucune émotion ne le suit, car le traumatisé la chasse désespérément pour ne pas revivre la catastrophe. De même, dans l’hystérie, trop d’émotion tue le souvenir. L’hystérique « souffre de réminiscences », il ou elle refoule donc inconsciemment ses souvenirs et vit dans une amnésie permanente qui détache soigneusement la pulsion de ses représentations. Ici, le désir est froid, le mensonge éhonté, la fuite permanente.
Si la civilisation valorise les émotions pour permettre aux foules de s’extérioriser et parfois d’agir sur leur frustration, elle peut aussi les employer pour améliorer ses conditions de transmission. Ainsi, après certaines guerres a‑t‑on vu, plutôt que l’envie de revanche, la douleur ou la honte permettre de désirer le changement et de parvenir à un niveau supérieur de relation avec ses pairs, autrefois ennemis. Les cérémonies collectives, en catalysant les émotions, ont le pouvoir de drainer leur pouvoir mortifère et de laisser l’apaisement gagner les cœurs.
Les émotions sont largement appréhendées par les recherches en sciences humaines et sociales. Étudiées, après avoir été rejetées, comme faisant partie du dispositif de l’observation, elles sont reconnues dorénavant comme une dimension touchant même le chercheur. Faut‑il éradiquer la sympathie, l’étonnement, la jalousie ? Au contraire, le chercheur peut‑il reconnaître qu’il est touché par son « objet de recherche » ? L’intersubjectivité n’a été admise que récemment et pourtant, elle fait l’objet d’une réflexion dans les sciences humaines, lorsqu’elles abordent la narration, la construction d’une théorie, l’expression d’un mythe, la modulation sociétale des rites.
Les émotions ne forment donc pas ce sous‑continent dont l’appartenance serait déniée par l’homme civilisé, elles sont à l’origine d’un monde complexe, riche de saveurs primitives et primordiales qui fondent l’être humain et lui permettent de reconnaître communément son semblable, avant même le langage.