Introduction
Le mot « émotion » a longtemps conservé le sens de « perturbation », d’ « emportement ». Au 18e siècle, une « émotion » désigne encore un soulèvement populaire. Pourtant, sociologues, psychologues et historiens font remonter au siècle des Lumières l’avènement d’un contexte favorable à une perception des émotions qui ne serait pas seulement négative, fruit du resserrement de la famille autour du couple, de la naissance de l’intimité (Minvielle, 2010), d’un attachement grandissant aux enfants (Ariès, 1960) dans un contexte de contrôle renforcé des naissances et de l’importance nouvelle donnée à l’éducation dans de plus en plus de classes sociales.
Sans chercher à fabriquer hâtivement à partir d’un corpus d’archives les preuves d’une manifestation accrue de sentiments exprimés en famille et d’un répertoire élargi d’émotions tolérées, peut‑on et doit‑on repérer une évolution générationnelle conduisant à une plus grande liberté de l’expression des émotions dans le cadre d’une intimité familiale mieux définie, entre les années 1760‑1770 et les années 1790‑1800 ?
Les archives de la famille de Dietrich, bien connue pour avoir donné à la France son hymne national et à l’Alsace l’une de ses grandes dynasties industrielles, rendent‑elles possible cet exercice ? C’est de manière positive que Jean de Dietrich (1719‑1795) utilise dans son testament l’expression de « cri du sang » pour désigner l’attachement viscéral qui doit relier les membres de son lignage. Ce patricien strasbourgeois de bonne famille protestante a pourtant entretenu avec ses deux seuls fils, Jean dit « Hansel » (1746‑1805) et Philippe Frédéric (1748‑1793), des relations conflictuelles qui l’« affect[ai]ent beaucoup »1. Les deux fils, qui cherchent à concilier aspirations personnelles et attentes familiales, craignent de décevoir le père, modèle écrasant de réussite, et en même temps testent les limites de la solidarité et de la compréhension paternelles, dans un contexte où l’honneur de la famille et l’héritage continuent pourtant de tout déterminer.
L’archive et la traque des émotions en histoire
Les sciences historiques, dominées par l’école méthodique, ont longtemps négligé la prise en compte des dimensions affectives : l’émotion, par essence fugace et individuelle, ou au contraire exprimée bruyamment dans de grands mouvements de foule, a d’abord semblé irrationnelle. Mais l’écriture d’une histoire des émotions apparaissait aux historiens des Annales comme « une tâche à la fois extrêmement séduisante et affreusement difficile » (Febvre, 1941). Appelant en renfort d’autres disciplines (la psychologie, l’histoire de l’art, la littérature), ceux qui ont suivi l’injonction de Lucien Febvre, en réexaminant les sources afin de pouvoir saisir la vie intime, et l’historiographie la plus récente traitent la question des émotions comme un terrain de recherche historique légitime et à part entière (Fureix, 2013). Pour lever tout soupçon d’approximation subjective et de psychologisme, Klaus Oschema rappelle qu’il s’agit moins de s’intéresser à la « nature » des émotions qu’à « la perception de l’affectivité et de ses effets dans une société historique, […] la mise en pratique des positions qui en résultent, ainsi que des possibilités interprétatives qui en découlent pour nos analyses » (Oschema, 2011). L’historicité des émotions, ou plutôt de registres émotionnels bien tangibles même s’ils n’apparaissent dans les archives disponibles que de façon lacunaire, biaisée et retravaillée a posteriori, n’est donc plus à prouver (Traïni, 2013). Reste à se garder de tout relativisme et déterminisme, qui enfermerait les émotions dans leur contexte particulier d’éclosion, et de tout cynisme, qui conduirait à considérer toutes les émotions comme insincères, leur expression ou leur dissimulation relevant d’une stratégie consciente d’instrumentalisation.
Loin d’offrir un accès direct aux sentiments réellement éprouvés, les archives d’une famille renferment la trace d’un effort de construire des représentations de soi tour à tour incluant, excluant, dissimulant ou soulignant des émotions. Le corpus retenu se compose de différentes pièces conservées aux Archives de Dietrich (ADD) à Reichshoffen (Bas‑Rhin). Elles sont regroupées et classées dans le tableau suivant selon les destinataires des écrits, du statut public aux correspondances les plus intimes :
Quelles sources ? | Quelle relation père/fils ? | Quel(s) destinataire(s) ? | Quel statut du document ? |
Discours à la Convention nationale (1795) pour demander la réhabilitation d’un père condamné | Jean Albert Frédéric dit « Fritz » (1773‑1806) au sujet de son père Philippe Frédéric (1748‑1793) | Opinion publique | Public Semi‑public Familial Intime, famille restreinte, écrits du for privé |
Testaments et brouillons de testaments, avec recommandations aux enfants ou au parent survivant | Jean III (1719‑1795) et ses deux fils Hansel (1746‑1805) et Philippe Frédéric (1748‑1793) ; Philippe Frédéric à son père et à ses deux fils aînés | Famille élargie et autorités publiques | |
Papiers d’affaire rédigés par des secrétaires, des exécutants, etc. | Jean et ses deux fils ; Philippe Frédéric et ses trois fils | Famille, associés, collaborateurs, exécutants | |
Iconographie familiale | Philippe Frédéric et Fritz | Famille élargie et visiteurs du château de Reichshoffen | |
Les événemens de ma vie | Jean III, après la mort de sa femme en 1767, rédige une autobiographie et des recommandations à ses deux fils | Famille et famille élargie | |
Correspondances entre membres de la famille (mères et fils ; frères ; oncles, tantes et neveux ; parrains, marraines et filleuls) au sujet de relations pères/fils | Jean III et ses deux fils ; Philippe Frédéric et ses trois fils | Famille et sphère domestique | |
Correspondances entre pères et fils eux‑mêmes | Privé, sphère domestique |
L’intimité telle que nous la définissons aujourd’hui est‑elle pour autant saisie par les archives évoquées en bas de tableau ? Rien n’est moins sûr, dans la mesure où ce qui est vraiment intime a tendance à ne pas laisser de traces. Dans les registres conservant copies des lettres envoyées à différents membres de la famille au début des années 1780 apparaît souvent la mention « affaires de famille », résumant un paragraphe qui n’est pas recopié in extenso par les secrétaires. Ces derniers ont donc eu accès à des développements privés que l’on suppose propices à l’expression d’émotions, mais ont reçu la consigne de n’en garder aucune trace dans les minutiers2. L’amour inconditionnel d’un père pour son fils ne se traduit pas forcément par de longs épanchements. N’échangeant que des propos intéressés et des informations financières, il est tentant de considérer le père et les fils Dietrich comme des hommes froids, obnubilés par leurs activités et leurs intérêts du moment. Mais, à y regarder de plus près, on peut aussi déceler dans cette correspondance une forme de pudeur ainsi qu’une réelle confiance qu’ils se témoignent en partageant des informations de cette nature. Au moment de la Révolution française, lorsque Philippe Frédéric de Dietrich choisit de briguer la mairie de Strasbourg, seuls sont au courant son père, qui en conçoit une grande fierté, et sa marraine, Madame Douet, à Paris, qu’il surnomme sa « mère » depuis la mort de la sienne.
Remarquons aussi que la production de pièces conservées dans les archives dépend de circonstances exceptionnelles qui ne sont pas représentatives du quotidien. Laissent ainsi des traces des épisodes marquants mais hors du commun : une brouille dans la famille où domine généralement l’entente, et que l’on cherche à résoudre en rétablissant le contact ; une situation d’éloignement temporaire qui provoque une correspondance plus intense, comme celle qu’échange Philippe Frédéric de Dietrich depuis Hambourg avec ses fils en pension à Paris et son père resté au château de Reichshoffen.
Quel que soit le corpus étudié, on ne saura donc jamais avec certitude si les sentiments exprimés relèvent du quotidien ou de l’extraordinaire, ont réellement été éprouvés ou au contraire s’expriment de manière purement conventionnelle. On ne saura pas davantage dans quelle mesure ils relèvent de la fabrication d’une image de soi à soi, ou de soi à l’intention des autres (Reddy, 2001). Saisir l’émotion authentique en son siècle suppose une traque minutieuse dans les archives, et attentive au contexte linguistique et socio‑politique, ce qui est finalement toujours le propre d’une démarche d’historien.
Même si le régime d’émotivité du 18e siècle peut nous sembler presque contemporain, le vocabulaire correspond‑t‑il pour autant au répertoire des émotions et aux mots choisis pour les exprimer, les décrire ? Depuis le 18e siècle, les émotions manifestées dans le cadre familial font l’objet d’un traitement théorique dans la littérature religieuse : en 1713, un prêtre parisien, Antoine Blanchard, propose dans un manuel de confession une méthode novatrice d’examen de conscience. Les articles de ce manuel sont l’occasion d’un inventaire de tous les mouvements d’humeur qui peuvent survenir dans le cadre domestique (Flandrin, 1984). Le tableau qui suit classe les articles mentionnant des émotions liant parents et enfants :
Notions relatives à des sentiments | Articles relatifs aux enfants | Articles relatifs aux parents |
Respect | 1 | |
Prendre les parents avec hauteur | 5 | |
Mépriser les parents | 3, 9, 35 | |
Dureté (faire, dire durement) | 2, 20 | |
Emportement | 22 | |
Colère (avec violence) | 15 (susciter la colère) | 42 (céder à la colère) |
Mauvaise humeur (jurer, tempêter) | 8 | |
Humeur | 22 | |
Causer la confusion chez les parents | 5 | |
Susciter la répugnance | 18 | 13 |
Causer le chagrin | 17 | |
Causer la tristesse | 17 | |
Causer la douleur | ||
Susciter l’envie chez les enfants | 6 | |
Susciter la jalousie | 12, 13 | 6, 7 |
Susciter l’aversion des enfants | 12 | 6, 16 |
Haine | 5 | |
Susciter la haine | 7 | |
Souhaiter la mort | 10 | |
Ne pas aimer les enfants | 8 | |
Trop d’attachement envers eux/l’un des enfants | 5 | 5 |
Indifférence aux enfants | 5 | |
Froideur envers les parents |
Parmi les 153 articles consacrés aux relations domestiques, le confesseur mentionne à 80 reprises des sentiments exprimant 37 émotions différentes. 26 sentiments sont caractéristiques des relations parents/enfants. C’est le chef de famille qui éprouve la palette d’émotions la plus importante (21 émotions différentes, 42 mentions). Les situations émotionnelles sont le plus souvent analysées par le biais de couples d’émotions en chaîne (l’emportement/le remords d’avoir été la cause de la colère) ou contraires (ne pas aimer les parents ou les enfants/trop d’attachement). La plupart des émotions sont négatives : on exhorte les bons chrétiens à ne pas les causer aux êtres aimés. L’amour consiste ici à ne pas haïr ses parents ou ses enfants, et prouver l’amour filial ou parental par un comportement ne suscitant aucun chagrin à ses proches. Cette grille de lecture contemporaine du siècle des Dietrich nous permet de comprendre le fonctionnement, l’« économie » de la manifestation d’émotions.
Colères et « cri du sang » : l’économie des émotions chez Jean de Dietrich
Jean III de Dietrich (1719‑1795), banquier anobli par Louis XV, est surnommé en Alsace le « roi du fer ». Il est à la tête de nombreuses seigneuries et d’un empire industriel qui fait vivre 1500 familles en Alsace du Nord. La mort de son épouse, Dorothée Hermanny, en 1766, lui laisse le soin d’élever seul leurs deux fils, Hansel (1746‑1805), et Philippe Frédéric (1748‑1793).
Les colères récurrentes du père de famille à l’encontre de ses fils occupent une place importante dans notre corpus. La colère est l’émotion la plus anciennement étudiée (Stearns et Stearns, 1986) et utilisée pour établir une périodisation des registres émotionnels adossée au procès de civilisation mis en lumière par Norbert Elias, transformant les nobles violents en courtisans raffinés qui laissent à l’État le monopole de la violence. Stearns situe à la période 1750‑1850 l’introduction et le développement d’un idéal d’une famille sans colères (Stearns et Stearns, 1986 : 21‑25). Auraient commencé à triompher à la fin de l’époque moderne les valeurs de contrôle, d’autodiscipline et de politesse. Mais ce goût des périodisations dissimule mal aujourd’hui le regard anachronique que des historiens du 20e siècle, soucieux de dater l’origine du registre émotionnel contemporain et occidental, portaient sur les siècles passés. Les archives permettent de mettre en lumière de façon plus nuancée des registres émotionnels tributaires de postures qui relèvent du social et de l’intime.
La colère fait partie des représentations de l’autorité (Zoja, 2015). Il est normal de subir l’emportement du chef de famille : un père ne peut ni ne doit rester impassible devant la conduite d’un fils qui déshonorerait sa famille. L’une des premières raisons d’emprisonnement au 18e siècle est la demande expresse des pères exigeant des autorités une lettre de cachet internant leurs fils pour éviter à l’avenir un déshonneur encore plus grand que l’embastillement. Ce « désordre des familles » frappe surtout lorsque les fils sont âgés de 20 à 28 ans, « phase critique » de rébellion contre l’autorité paternelle (Farge et Foucault, 1982 : 157). Soucieux de prévenir de tels affrontements, Jean de Dietrich rédige à la mort de son épouse un brouillon de testament dans lequel il fait à ses deux fils quelques recommandations morales. Il refuse de voir des membres de sa famille se haïr, « n’écoutant ni le cri du sang, ni aucun respect humain »3. C’est donc, sous sa plume, une vertu que de savoir écouter ce « cri du sang ». Le sentiment d’attachement doit l’emporter toujours sur le ressentiment.
Mais cet amour des siens et cette solidarité familiale ne sont que le paravent d’un répertoire d’émotions bien plus diversifié agitant les relations pères‑fils. À chaque génération, des disputes sont l’occasion d’exprimer des désaccords, et la façon dont ils sont vécus affectivement apparait dans notre corpus. En réalité, plus que la colère, qu’il croit justifiée, c’est la tristesse d’être brouillé avec ses fils que Jean de Dietrich semble avoir du mal à surmonter.
En 1774, Jean de Dietrich confie à son fils cadet l’un de ses établissements des Vosges du Nord : l’atelier de Zinswiller. Utilisant les derniers procédés à la mode, Philippe Frédéric le transforme en aciérie. Féru de sciences, il en fait un laboratoire grandeur nature, propre à la réalisation de ses expériences. Mais l’entreprise n’est pas viable. Une sévère dispute éclate entre le père et le fils : une lettre de Jean nous apprend qu’ils ne se parlent plus que par tiers interposés, et c’est d’ailleurs ce qui chagrine le père, qui, même s’il lui fait le reproche de manquer d’expérience, plaçait beaucoup d’espoirs dans son cadet. Un répertoire assez vaste de couples d’émotions apparaît dans cette lettre4 :
- La colère du père découvrant la faillite de l’établissement confié à son fils, qui de son côté ressent cette colère comme un désaveu, un manque de compréhension pour celui qui tente de se faire une place, de contribuer à l’entreprise familiale ;
- La tristesse d’être brouillé avec son fils, et du côté de Philippe Frédéric le sentiment d’être à l’origine de cette dispute parce qu’il n’a pas été à la hauteur du modèle de réussite qu’incarne son père, ainsi que la crainte de l’avoir déçu ;
- L’inquiétude de Jean de Dietrich quant aux choix de son fils, son manque de gratitude à vouloir tracer sa propre voie ; ayant toujours regardé son propre père, mort alors qu’il n’était qu’un adolescent, comme un modèle indépassable, Jean de Dietrich par sa réaction provoque l’incompréhension d’un fils qui se sent méprisé par un père tyrannique, qui ne saisit pas l’importance des choix modernes qu’il fait en s’intéressant à la chimie et à la minéralogie plus qu’à la seule productivité immédiate des forges.
Cette dispute fondatrice a orienté la carrière de Philippe Frédéric qui dès lors cherche à se construire une légitimité en dehors des réseaux familiaux. Menant une carrière de savant loin de Reichshoffen dans les années 1770 et 1780, ce n’est qu’en 1787 que la bénédiction paternelle intervient : apparaît dans une lettre la fierté que Jean de Dietrich ressent en recevant un exemplaire du dernier livre de son fils, une traduction d’un ouvrage allemand de Von Trebra. « Bientôt, on te verra comme l’un des plus grands savants d’Europe », lui écrit‑il.
Les rapports qu’il entretient avec son fils aîné sont plus tendus. Même si le patrimoine est divisé équitablement entre les deux fils, c’est Philippe Frédéric et non Jean, dit « Hansel », que le père juge le plus apte à reprendre le flambeau. Ayant choisi la carrière militaire et fait un beau mariage, Hansel est connu pour entretenir de nombreuses maîtresses en Allemagne. Jean est scandalisé, lui qui continue de porter le deuil de son épouse disparue trop tôt. Il se plaint des écarts de conduite de Hansel à son frère. À plusieurs reprises, il est fait référence à « ton imbécile de frère » dans la correspondance du père, offensé d’avoir un fils qui se laisse ainsi gouverner par ses passions amoureuses. Mais la sévérité du père reste mesurée. Jean de Dietrich opte pour le chantage matériel. Donnant annuellement à ses fils 12 000 £ pour l’entretien de leur maison et leurs voyages, il réduit son soutien financier au fils rebelle dans un premier temps à 10 000 £ en 1789, et le fait déclarer insolvable dans plusieurs villes d’Allemagne. Le père ne lui coupe donc pas totalement les vivres et, quand il cherche à l’humilier, ne le fait qu’en Allemagne et qu’auprès d’amis banquiers pour qu’ils contribuent au dessein du père qui est de faire rentrer Hansel dans le droit chemin. Manifestement, la colère de Jean de Dietrich participe d’une posture qui répare les dommages causés par une conduite jugée irresponsable. En cela, il protège ses fils par sa colère, qui raccroche l’inacceptable à l’acceptable, et leur laisse la possibilité de s’amender aux yeux du monde.
Pourtant, c’est une émotion très vive qui semble agiter toute la famille en décembre 1781 et janvier 1782, et cette fois non du fait de l’aîné, mais du cadet. Jean de Dietrich apprend que Philippe Frédéric de Dietrich, en déplacement à Hambourg, a pris la décision de convertir ses petits‑fils au catholicisme. Bien que la famille soit une dynastie de patriciens protestants depuis deux siècles, Philippe Frédéric souhaite que cesse de peser sur la future carrière de ses enfants le plafond de verre qui s’impose alors aux protestants de France. Ce projet offense Jean de Dietrich au plus haut point. Les mêmes couples d’émotions repérées en 1774 se retrouvent dans la lettre que Philippe Frédéric de Dietrich envoie à son père pour la Noël 1781 pour tenter de rétablir le dialogue :
L’année révolue a été pour moi une des plus malheureuse de ma vie, et ce malheur n’est point à son terme. J’en saurais supporter votre disgrâce, et il n’est plus en moi, croyez‑moi, d’en changer le motif, quelque soit le parti que je voulusse prendre, cette expectative m’est douloureuse a l’excès et je ne vois d’autres moyens de retrouver votre ancienne bienveillance, votre tendresse que le temps et le soin de faire tout ce qui pourrait encore vous être agréable. […] Que ne puis‑je par quelque preuve éclatante vous convaincre que le vœu le plus ardent de mon cœur est de vous plaire, de lire la satisfaction dans vos yeux et de mériter votre approbation. Je ne puis que vous rendre les plus vives actions de grâce des marques d’intérêt que vous avez encore daigné me donner dans votre colère, des ménagements que vous voulez bien avoir pour ma femme, de la tendresse que vous témoignez à mes enfants. Mon cœur se brise, je la possédais autrefois. […] Si souvent je vous ai entendu dire que cette époque réunissait les familles, ne rapprochera‑t‑elle pas le cœur d’un père du fils qui n’a cessé de l’adorer ? […] Ne rejetter point votre fils ! S’il a fait des fautes, ne soyez pas inexorable5.
Philippe Frédéric de Dietrich, attristé d’avoir déçu son père, d’avoir perdu sa « tendresse », attend pourtant de lui compréhension et mesure, qui devraient tôt ou tard tempérer un courroux qu’il juge toutefois naturel. Les émotions ici exprimées jouent clairement le rôle de clés expliquant le rôle des individus dans un contexte social donné. Véritables sas de décompression, elles ménagent des transitions d’un rôle à l’autre, d’une posture à une autre. Loin d’être irrationnelles, elles relèvent des codes affectifs communs partagés au sein d’une « communauté émotionnelle » (Rosenwein, 2002), en l’occurrence ici en 1781, une famille composée d’hommes de trois générations.
La famille, communauté émotionnelle ou régimes d’émotivité différents au fil des générations ?
La valorisation de l’expression de certaines émotions au détriment d’autres diffère d’une génération à l’autre. Le travail des historiens nous conduit à imaginer, entre le début et la fin du 18e siècle, des relations plus intimes, moins froides, propices à l’expression des sentiments, dans un contexte où la virilité ne passe plus forcément que par le maniement des armes, et où l’éducation joue un plus grand rôle (Delumeau et Roche, 1990 ; Corbin, Courtine et Vigarello, 2011) et où les pères cessent de se comporter en patriarches (Viret, 2014).
À première vue, notre corpus semble le confirmer. Un portrait de famille datant de 1773‑1774 met en scène le père, la mère et le fils. Philippe Frédéric de Dietrich pose sur son fils Fritz un regard bienveillant. La couleur rouge choisie pour la tenue vestimentaire des parents et le coussin de l’enfant souligne l’unité d’une famille resserrée sur le modèle de la Sainte Famille.
Le père montre à l’enfant une montre à gousset, sans doute pour signifier l’heure de la relève des générations, tout en laissant à son fils le temps nécessaire pour grandir et se rendre lui‑même maître du temps. Le souci de l’éducation et le triomphe des mœurs bourgeoises trouvent ici une illustration. Mais peut‑on pour autant opposer deux générations : celle de la paternité de Jean de Dietrich, davantage préoccupé par l’honneur de sa famille, et celle de la paternité de Philippe Frédéric à une époque où l’épanouissement personnel compte tout autant ? Sans chercher à exhumer de nos archives des bribes d’information nous permettant de dater des années 1770‑1780 l’origine de comportements contemporains, nous remarquons en effet que Philippe Frédéric ne se contente pas de réunir les conditions d’une bonne éducation mais entoure ses enfants de soins tout particuliers. Alors que Sybille de Dietrich reste à Strasbourg, le père vit seul avec son nouveau‑né pendant les onze premiers mois de son existence. Il n’hésite pas à annuler des rendez‑vous de travail à Versailles avec de hautes personnalités (le Contrôleur général des Finances lui‑même6) quand il n’a d’autre choix que de garder ses enfants malades ; il les place en pension quand il part en voyage, mais se renseigne sur leurs progrès auprès de leurs précepteurs, rappelle à l’ordre ses fils lorsqu’ils ne sont pas sérieux, et recommande aux précepteurs et surveillants le régime alimentaire qu’ils doivent suivre et les livres qu’il veut qu’on place entre leurs mains7.
Ces relations père‑fils semblent beaucoup plus apaisées, et la communication entre parents et enfants meilleure. Mais si l’émotion est exprimable avec plus de facilité, elle risque paradoxalement d’apparaître moins souvent dans les sources, et, en quelque sorte, de se banaliser. Ce qui enrichit radicalement le répertoire des émotions apparaissant dans les archives de la famille de Dietrich, c’est finalement le contexte politique particulier de la Révolution française et de la Terreur. Philippe Frédéric de Dietrich, maire de Strasbourg, est mis en accusation par les jacobins. Traduit devant le tribunal révolutionnaire de Besançon après un détour par la Suisse, que les autorités ont interprété comme une émigration, tous les membres de la famille sont emprisonnés. Les émotions, en raison des circonstances, sont exposées sans voile, dans des lettres qui risquent à chaque fois d’être les dernières. Philippe Frédéric écrit le 6 décembre 1793 : « Mon cœur est déchiré et brisé »8 et ce pour plusieurs raisons. Loin de s’intéresser à son propre sort en premier lieu, il se préoccupe de celui de ses enfants, souhaite que ses fils soient regroupés dans la même cellule, et que son dernier fils né en 1792 retrouve sa mère pour qu’elle puisse soigner son éducation. Enfin, pendant toute sa captivité, le père culpabilise de faire subir ces tourments à sa femme, à ses fils et à son vieux père également emprisonné à Strasbourg et avec lequel il correspond : « Plus j’en reçois des marques de tendresse, plus je me reproche les tourments que je leur occasionne à tous » écrit‑il le 10 octobre 17939. Il s’inquiète de n’avoir plus aucune nouvelle de son fils ainé. Il interprète ce silence comme la possibilité d’un « ressentiment » à son égard, début décembre 1793, vis‑à‑vis d’un père jugé coupable de trahison et responsable du malheur de toute la famille. Cette brouille passagère ne dure que deux mois tout au plus, et les échanges entre Philippe Frédéric et Fritz reprennent avec beaucoup de tendresse quelques semaines avant sa mort le 29 décembre 1793. En août 1795, devant la Convention nationale, Fritz demande la réhabilitation de son père guillotiné, en montrant du doigt la place de la Révolution : « Citoyens représentants, pardonnez‑moi des détails […] déchirants pour moi, mais nécessaires. […] Nous n’en serons pas moins, mes frères et moi éternellement attaché à la cause de la Liberté. Le sang d’un père est là qui nous l’ordonne10 ».
Conclusion
Le sentiment de culpabilité du père emprisonné en 1793 à l’égard de ses enfants montre en creux qu’à la fin du 18e siècle triomphe l’idée de la famille comme lieu privilégié du bonheur et non du malheur. L’approche critique des sources par les historiens est possible, y compris sur ce terrain des « émotions », qui s’inscrivent dans un contexte social et un ensemble de normes. Et c’est peut‑être au moment où ces normes sont bousculées que le répertoire des émotions exprimées s’enrichit.
Les relations pères‑fils, à une époque où la psychanalyse ne se penche pas encore sur leurs ressorts, sont un observatoire privilégié de l’évolution des modèles virils qui façonnent le destin des fils à mi‑chemin entre ce qu’ils craignent et ce qu’ils souhaitent être.
Le répertoire des émotions s’inscrit dans un éventail normé, et ce répertoire n’est pas enrichi par le libre‑court que le 18e siècle commencerait à laisser à l’expression des sentiments. Les émotions conservent une connotation négative tout au long du siècle, et on veut se préserver de les infliger à ceux qu’on aime. Les émotions exprimées servent une posture, reste à savoir si sont premières les émotions ou l’opportunité de les ressentir. En revanche, entrent dans nos archives toujours plus d’émotions devenues exprimables : le risque est alors de ne plus les y voir figurer si elles se banalisent.