Introduction
La Théorie du Choix Rationnel (TCR) – qui perpétue la vision des économistes classiques – a rencontré un succès considérable en sciences sociales. Le principe de rationalité qui sous‑tend ces modèles nominalistes y apparaît dans une forme des plus rudimentaires. La combinaison de désirs et de croyances constitue l’unique cause des actions individuelles. La rationalité se définit comme un simple principe de transitivité, faisant abstraction de nombreux phénomènes. L’esprit humain, considéré comme tabula rasa, ne serait gouverné que par des volitions (homo oeconomicus). Des anomalies (notamment l’explication de phénomènes dits d’irrationalité, comme les biais chauds), au sens kuhnien, vont mettre à mal l’axiome nominaliste de cet édifice métaphysique. Des assouplissements théoriques vont être proposés face à de nombreuses insuffisances explicatives. Ainsi, Herbert Simon va parler de « rationalité limitée », Kahneman d’« illusions cognitives », et Elster de « myopie ».
L’économie comportementale va alors éclore et opérer une transition des modèles économiques standards, où se trouve promue une rationalité basée sur les préceptes de la philosophie kantienne dualiste, vers des modèles « complexes » intégrant les émotions et les affects dans les processus de prise de décision des individus. La neuroéconomie, dont l’objet d’étude s’est fixé sur l’influence des facteurs cognitifs et émotionnels sur les processus de décisions individuels, va accentuer cette tendance émotionnaliste.
Depuis la « révolution cognitive », les émotions sont certainement devenues le champ de recherche le plus dynamique en sciences sociales. Les travaux de Damasio, la découverte des neurones miroirs et les progrès des neurosciences cognitives, entre autres, ont permis de mieux comprendre le rôle des émotions dans l’activité mentale et dans la vie sociale. Alors que les modèles économiques ont longtemps répudié le rôle des émotions, comme principe explicatif de l’action individuelle, on observe aujourd’hui une multiplication des théories émotionnalistes1. Ces théories prennent comme niveau ontologique de référence le substrat biologique. L’émotionnalisme, qui s’efforce d’expliquer la conduite humaine à partir de mécanismes automatiques et inconscients, nie toute implication des raisons d’agir dans le comportement individuel.
Le présent article questionne ces théories sous le prisme de l’explication des biais chauds, c’est‑à‑dire de l’influence des désirs sur les croyances. La problématique sur laquelle achoppent philosophes et psychologues est de définir le degré d’intentionnalité dans le fait de s’illusionner2. Des mécanismes émotionnels automatiques et inconscients se trouvent‑ils en amont de nos prises d’information ou alors doit‑on souscrire à la thèse sartrienne de la duperie de soi, qui serait ainsi une sorte de « mauvaise foi » ? Dans les modèles émotionnalistes, les émotions dirigent cette recherche d’informations.
Des recherches menées en philosophie analytique, en psychologie cognitive et en psychologie sociale, laissent penser que des intentions guident le processus de prise d’informations, qui mène aux croyances motivées. L’irrationalité motivée peut faire l’objet d’une explication par les raisons, et pas seulement par les émotions.
Le dualisme émotionnaliste : la sélection naturelle des informations
Ce qui fait problème dans cette analyse semble être le mécanisme qui sous‑tendrait la relation entre désir et croyance. Comment se peut‑il que l’envie de croire puisse attiser un sentiment de conviction, et cela malgré le démenti du réel ? L’étude de Festinger, When prophecy fails, illustre parfaitement ce problème. Comment la faillite de la prédiction de Mrs. Keech entraine‑t‑elle une recrudescence de prosélytisme ?
Rapidement, on peut recenser dans la littérature, philosophique et psychologique, deux traditions apportant des éléments de réponse antagoniques :
- L’intentionnalisme observe dans l’action de se duper, de rechercher des informations consonantes avec ses croyances antérieures, un acte volontaire et délibéré. Afin d’éviter un écueil, le sujet en vient à éviter de prendre en compte certaines données ;
- L’émotionnalisme parle de biais, d’illusions ou de filtres cognitifs, pour rendre compte de ces croyances motivées. Des processus inconscients influeraient grandement sur nos capacités cognitives et notre recherche d’information. Les croyances motivées ne dériveraient pas d’une délibération consciente. Les émotions expliqueraient la survenue de biais chauds.
L’hypothèse des « marqueurs somatiques » de Damasio postule que l’approche cognitive d’une situation débute par l’appréhension inconsciente des propriétés pertinentes de celle‑ci (Damasio, 2006). Cette première représentation entraînerait des modifications périphériques. L’hypothèse des filtres cognitifs est ontologiquement semblable. Le cerveau humain serait mû par un principe de consonance et ne rendrait conscient que les informations congruentes avec l’état émotionnel du sujet (Clément, 1991 : 223). Notre système cérébral, par la constitution de « défenses perceptives », veillerait à ce que certaines informations soient évitées. Cette idée vient des travaux de Scherer, d’après lesquels les émotions « scannent » en permanence les informations que nous recevons (Scherer, 1996). La relation entre désir et croyance serait rendue possible par le jeu des émotions. Elster, en offrant un rôle central aux émotions dans sa théorie de l’action et en parlant de « myopie », s’inscrit dans cette voie (Elster, 2006). Les travaux de Kahneman et Tversky tendent également à montrer que notre esprit est, par nature, victime de multiples illusions cognitives, qui compromettent la rationalité de nos jugements et de nos prises de décision. Ces illusions s’imposent aux sujets (Kahnemen, 1982 ; Tversky, 2001). L’intentionnalité dans ce processus ne semble guère requise, les émotions se jouant de l’acteur.
Ces théories se basent toutes sur une représentation contestée de la nature des processus évaluatifs. Bargh soutient, entre autres, que les expérimentations psychologiques témoignent de l’automaticité des processus mentaux (Bargh, 2000). L’intentionnalité, ou le recours à l’attention consciente, ne se voient guère requis pour effectuer la plupart des opérations de l’esprit. De même, les travaux de Haidt défendent une position dualiste, en spécifiant deux parties dans le cerveau. Nos choix relèveraient de processus automatiques et inconscients. Nos décisions, d’origine émotionnelle, ne feraient guère appel à un traitement rationnel et réflexif. L’activité consciente et contrôlée n’intervient ainsi qu’après l’action. Sa théorie soutient la détermination du comportement par les émotions. Reprenant l’image platonicienne, Haidt explique qu’il ne faut pas exagérer le pouvoir de l’aurige sur son cheval.
Dans The illusion of Conscious Will, Wegner radicalise cette position avec la « théorie de la causation mentale apparente ». Intentions et actions trouveraient leur origine dans l’activité inconsciente du cerveau. Le pouvoir causal des états mentaux serait illusoire. Dans ses expériences, Wegner s’ingénie malicieusement à mettre en lumière l’« effet ironique » du contrôle mental, c’est‑à‑dire l’absence de contrôle des sujets sur leurs propres pensées (Wegner, 2002). Haynes, fondateur du « Mindreading », a travaillé à vérifier cette illusion. La première expérience de Haynes et ses collaborateurs (Haynes et Rees, 2005) s’escrime à prouver que la conscience d’une intention ne précède point l’initiation par le cerveau de l’activité neuronale préparatrice de l’action. De même, les expériences de Libet rendraient compte que la conscience d’une intention se forme après la formation de l’intention (Libet, 1983). Il serait de la sorte possible de savoir quelle action le sujet va réaliser avant même qu’il n’en prenne conscience (Soon, 2008). En réinstaurant un dualisme ontologique, les émotionnalistes entendent dissiper pour de bon le mythe prométhéen et le culte de la raison. Les raisons d’agir se réduiraient à une conséquence plutôt qu’à une cause liée à l’activité mentale, un simple « vernis logique ».
Ces explications définissent l’activité mentale comme essentiellement sous les ordres des émotions. Des répugnances naturelles, des biais cognitifs, et des principes moraux innés, détermineraient nos conduites. Les émotions agiraient comme un filtre de la réalité. Haidt énonce finalement trois difficultés fragilisant l’intentionnalisme (Haidt, 2005) : la volonté serait incapable de pallier à l’automaticité de nos jugements (II), aux intrusions mentales (III) et aux pertes de contrôle (IV). Les prochaines sections apporteront des contre‑arguments sur ces trois problèmes.
La mise en question de l’« automatic spreading activation »
La question de l’automaticité du traitement évaluatif, à la base des théories naturalistes, se situe au cœur même des sciences cognitives. Le paradigme d’amorçage affectif a été spécifiquement développé afin d’y apporter des réponses (Meyer et Schvaneveldt, 1971). Ces processus d’évaluation sont‑ils câblés de façon automatique dans le cerveau humain ? Qui gouverne ces systèmes cognitifs ?
La différenciation entre deux systèmes de traitement des informations a été développée par Posner, qui distingue des processus mentaux automatiques et des processus contrôlés et intentionnels. Cette dichotomie semble aujourd’hui largement remise en cause. Buts, désirs et intentions stimuleraient nos processus attentionnels et dirigeraient les processus inconscients.
Des études récentes ont mis en évidence qu’un traitement non‑conscient pourrait être influencé par l’attention consciente (Dehaene et Naccache, 2001). Ainsi l’amorçage subliminal pourrait dépendre du but et des stratégies des sujets. Le traitement non‑conscient d’informations serait influencé par des instructions données à l’état conscient (Dehaene et al., 1998 ; Kunde, Kiesel et Hoffmann, 2003). Pour preuve, l’amorçage varie suivant le contexte conscient (Greenwald, Abrams, Naccache et Dehaene, 2003). D’ailleurs, l’attention temporelle des sujets se déclenche au moment où survient la cible. Ainsi, les individus doivent être attentifs, pour que l’effet d’amorçage fonctionne (Naccache, Blandin et Dehaene, 2002).
La distinction entre deux systèmes de traitement des informations n’apparaît pas clairement. Les processus « automatiques » décrits par Posner et Snyder se voient en fait modulés par l’attention des sujets (Posner et Snyder, 1975). Les stratégies conscientes ont un impact sur ces mécanismes non‑conscients.
Une des objections les plus courantes à l’explication intentionnaliste de la duperie de soi revient à dénoncer l’absurdité à faire un lien direct entre croire et vouloir : « la croyance ne se commande pas » (Elster, 1983 : 29). Or, les mécanismes d’aveuglement agissent à un niveau conscient. L’étude de Jacoby montre bien que les stratégies de contrôle requièrent que les stimuli à éviter aient dû être perçus consciemment (Jacoby, 1991). Si ces éléments se présentent de manière subliminale aux sujets, ils ne pourront être « refoulés » (Merikle et al., 1995 ; Wisser et al., 2005). Les mécanismes de focalisation et de détournement de l’attention sont dirigés par des intentions et opèrent à un état conscient.
Les données expérimentales témoignent d’une part que les processus de traitement des informations sont conscients, et d’autre part, qu’ils dirigent les représentations mentales inconscientes (Naccache et al., 2002).
Le contrôle des désirs sur les croyances se réaliserait de manière indirecte. On ne peut aisément croire à volonté. L’acquisition d’une conviction dépend d’une recherche d’information. Nos buts influent fortement sur cette recherche. Les systèmes inconscients de traitement de l’information, loin d’être automatiques, semblent bien dirigés par des intentions.
Loin de se réduire à des fonctions purement émotionnelles et réflexes, l’inconscient sollicite le cortex et les fonctions supérieures, comme raisonner. La porosité de la frontière entre conscient à inconscient se voit soulignée par ces travaux. Le cavalier et l’éléphant (Haidt, 2005), Système 1 et Système 2 (Kahneman, 2011) semblent plus reliés que disjoints.
La régulation émotionnelle par les stratégies de coping
À quel niveau se situe l’emprise des motivations sur les croyances ? Est‑il réellement possible d’ôter de sa conscience une idée déplaisante ? Peut‑on croire à volonté ? Comment alors expliquer cette faculté à prendre l’initiative de se tromper ? Ces phénomènes représentent‑ils des stratégies mentales ou des dispositions cérébrales ?
Les théories émotionnalistes sont évaluatives : les émotions auraient un pouvoir adaptatif, en vertu duquel elles ont été sélectionnées (Griffiths, 1997). Elles fonctionnent comme des jugements évaluatifs automatiques, dont l’expression est involontaire.
Pour la tradition intentionnaliste, l’auto‑tromperie est un acte volontaire, dont l’agent serait entièrement responsable. Quand nous avons des croyances modérément prioritaires et un désir important, il ne semble pas être si irrationnel de prendre ses désirs pour la réalité (Livet, 2002). L’individu a lui‑même le désir de se tromper. Pourtant, cette conceptualisation peut sembler incohérente, en vertu du « paradoxe du stratège » selon lequel le conspirateur et la cible de la conspiration se trouvent être la même personne.
Des processus conscients, telles les stratégies de coping3 (Lazarus et Folkman, 1984) peuvent permettre d’ajuster croyances et désirs. Ces manœuvres, censées accorder le système cognitif d’un sujet face à une situation, opèrent à un niveau conscient. Par ces techniques défensives, l’acteur entreprend moins de modifier l’environnement que sa représentation de celui‑ci. Les stratégies de coping ont une fonction d’adaptation. L’évitement et la focalisation de l’attention constituent les deux principaux moyens du coping pour réguler les émotions.
Naguère, mécanismes de défense et stratégies de coping se voyaient distingués par leur état de conscience (Haan, 1977 ; Cramer, 1998). Newman souligne que le caractère conscient de ces processus paraît complexe à déterminer (Newman, 2001). En effet, une stratégie peut être activée intentionnellement et se développer hors du champ de la conscience. L’accessibilité des techniques défensives à la conscience diffère selon la phase du processus et d’un individu à l’autre.
Plutchik conçoit les stratégies de coping comme des dérivés d’émotions (Plutchik, 1995). Cette théorie psycho‑évolutionniste des émotions n’a cependant fait l’objet d’aucune validation. Or, les observations empiriques semblent aller dans le sens d’un rapport conscient des individus vis‑à‑vis des techniques d’ajustement. L’étude de Furnham confirme la nature consciente et volontaire des mécanismes de défense (Furnham, 2012). Les acteurs ont bien conscience du caractère biaisé et motivé de leur croyance. Cuin observe précisément que l’on peut croire, en raison des bienfaits éprouvés par la croyance, en vertu de son « utilité pratique » (Cuin, 2012). Certains croyants justifient leur conviction par ses conséquences sur leur bien‑être.
Par ces moyens stratégiques, l’acteur tend à maîtriser les impressions qu’il se donne. Ce phénomène passe par des mécanismes de détournement (sélectivité) et focalisation (intensité) de l’attention. Comprendre ce processus d’ajustement cognitif nécessite de voir la conscience comme un palimpseste4 et de complexifier la vision dualiste conscient‑inconscient rattachée à nos pensées. Dans notre esprit cohabitent une pluralité de logiques d’action, des rôles contradictoires et des programmes de vérité distincts.
Par‑delà raison et réel : la performativité de l’imagination
Au cours d’une même journée, l’acteur apprend à manipuler plusieurs rôles, c’est‑à‑dire des masques. En visitant divers mondes sociaux, les individus changent ainsi de cadre de référence. Cela est rendu possible par la modulation de l’attention et la focalisation du regard. Sartre retranscrit bien ces manifestations de « mauvaise foi » de la vie courante (Sartre, 1970). De même, Paul Veyne, discutant de la croyance des Grecs pour leurs mythes, souligne que l’homme aurait la faculté de changer de vérité.
« La vérité est fille de l’imagination » (Veyne, 1983 : 123) : les croyances sont faussées par des influences intéressées. Les objets de la réalité parviennent aux individus infléchis par l’imagination et la passion. La thèse de Veyne est qu’il n’y a pas réellement de vérités contradictoires présentes en un même esprit, mais des programmes différents. Les acteurs éviteraient de se mettre au supplice de la contradiction, en changeant subrepticement de programme de vérité et d’intérêt. Sans cesse, nous passons dans la vie quotidienne d’un programme à l’autre. La vérité est plurielle et analogique : « La pluralité des modalités de croyance est en réalité pluralité des critères de vérité » (Veyne, 1983 : 123).
Dans The Presentation of Self in Everyday Life (1959), la perspicacité de Goffman dans la description des relations humaines paraît mettre pleinement en lumière les mécanismes en jeu dans la duperie de soi. Même si Goffman se focalisa sur le niveau interindividuel, il soutint que l’analyse du moi profond des acteurs était possible en fonction des dispositions prises pour mener leur représentation sociale. L’activité théâtrale, visant à tromper les autres, se retrouve au niveau infra‑individuel, l’acteur se prenant à son propre jeu.
L’acteur est contraint de se cacher à lui‑même, en tant que public, les faits inavouables qu’il a appris sur sa propre représentation : « Il y a des choses qu’il sait, ou qu’il a sues, mais qu’il n’est pas en mesure de se raconter à lui‑même » (Goffman, 1959 : 82). Cette manœuvre d’auto‑tromperie se produit constamment. Certains faits pourraient ruiner l’impression que souhaitait se donner l’individu. Ces faits envoient de l’« information destructive ». Les acteurs doivent se prendre à leur propre jeu, pour se prémunir contre d’éventuelles « scènes ».
L’intentionnalité qui mène un sujet à tromper autrui paraît de même nature que celle qui lui permet de se duper lui‑même. L’acteur oscille constamment entre une position de cynique et de sincère. Entre l’individu et ses stratégies d’auto‑dissimulation se dresse un voile opaque, qui peut parfois se lever.
Mead avait déjà posé les premiers jalons d’une représentation complexe du soi dans le « paradigme interactionniste ». Le Soi peut se dissocier quand un évènement conduit à des crises émotionnelles : « Une personnalité multiple est donc en ce sens normale » (Mead, 1934 : 213).
Lacan décrit bien ce processus dialectique d’oscillation. Le « Je » n’a rien de transcendant, il vacille constamment entre deux mondes. S’il vacille, c’est qu’il ne cherche pas toujours à connaître le monde. Parfois, il se laisse aller à rêver.
Par ce mouvement dans l’unité des contraires, l’esprit peut se développer. Réel, Rêve et Raison sont intriqués, telle une structure borroméenne. L’imaginaire, lieu entouré de barrières s’opposant en permanence à la perception, permet aux individus de se retrancher, de basculer dans un autre monde.
La dynamique entre contenus conscients et inconscients, entre programmes de vérités, serait le fait de l’acteur : « Le moi organise des défenses contre l’effondrement de sa propre organisation » (Winnicott, 1989 : 207). Le jeune Freud aussi voyait la dissociation, observée chez les patients hystériques, comme « voulue, intentionnelle, ou, souvent, tout au moins introduite par un acte volontaire » (Freud, 1971 : 182).
Les déraisons constituent les moyens stratégiques permettant au sujet social de manipuler les informations à sa propre disposition, de changer de masque et de paradigme. S’abstraire de son supplice nécessite, pour le Sisyphe de Camus, de mobiliser ces outils. L’individu, défenseur actif de sa citadelle intérieure, peut manier différentes techniques défensives pour se prémunir contre le dehors. Ces stratégies intentionnelles doivent être métaconscientes pour être efficaces. Le fait de se détourner de la réalité (dissonance cognitive, croyances délirantes, pensées obsédantes, duperie de soi, akrasia) obéit à une logique.
Conclusion : Raison et déraisons de nos passions
L’émotionnalisme est un déterminisme qui entreprend de décrire l’action humaine sans faire intervenir le moindre degré d’intentionnalité. La résolution du mind‑body‑problem a évincé toute référence à la raison. Réduit au statut d’automate, l’individu, conçu comme un simple réceptacle de réactions physico‑chimiques, s’est vu brutalement évacué de l’analyse psychologique. Motivations, intentions et raisons ne forment désormais plus de socle ontologique pertinent. En quelques années, l’homo oeconomicus s’est mué en un homme neuronal.
Les tentatives de description de l’action individuelle, sans l’intervention de raisons, semblent vouées à l’échec. Dans les modèles émotionnalistes, on semble retomber dans les travers doctrinaux de la psychologie de Freud et Skinner. L’être humain serait dominé par des forces qu’il ne maîtrise pas, que ce soit des pulsions internes, l’influence de l’environnement ou la force des émotions. Le désenchantement du monde mental — par les sciences cognitives et la philosophie éliminativiste — exhorte à se fendre des concepts mystiques de la psychologie naïve, diffusant un sentiment inébranlable de vacuité axiologique dans les esprits.
En outre, le noyau dur des modèles émotionnalistes paraît des plus fragiles. Outre les habituels procès d’intention contre l’appétit des chercheurs en sciences cognitives, trois critiques peuvent être avancées :
- La théorie de l’« automatic spreading activation » souffre de contestations robustes : nos intentions, par le biais de la focalisation de l’attention, influencent bien les processus non‑conscients. La capacité du cavalier à cornaquer son éléphant paraît bien réelle ;
- Les stratégies de coping permettent aux individus de réguler leurs émotions et raisonner leurs passions ;
- La performativité de l’imaginaire. L’erreur des naturalistes semble être de considérer l’imaginaire comme une faculté, et non comme un lieu. Derrière les rêveries se trouvent des raisons fortes.
Nous avons distingué trois formes de déraisons en fonction de leur degré de conscience : les mécanismes du refoulement (inconscients), les stratégies d’ajustement (conscients), et les ruses de l’imagination (métaconscients). Ces intentions de se duper partagent un même mécanisme générateur : le contrôle attentionnel. Guidée par un principe d’efficience cognitivo‑hédonique, l’individu apprend, au cours de la vie, à diriger son regard. Afin de se préserver, l’acteur révise, à chaque instant, ses ressources cognitives, par le biais du système attentionnel sélectivité‑intensité.
Les croyances motivées peuvent être appréhendées par une version faible de l’intentionnalisme. Cette perspective se retrouve dans l’Individualisme Méthodologique. Weber avait déjà entrepris de complexifier le dualisme rudimentaire entre conscient et inconscient :
Le cœur de l’analyse est bien constitué, comme le veut le postulat de la compréhension, par la mise en évidence des raisons qui expliquent que les uns approuvent ce que les autres rejettent. Pour éviter tout malentendu, il faut aussi préciser que ces raisons sont le plus souvent métaconscientes. Selon Weber, l’action est le plus souvent semi consciente, voire inconsciente des raisons (et, tout autant, des motivations irrationnelles) qui en constituent le sens. Cet inconscient, qui n’a rien à voir avec celui de Freud, est celui qu’on observe dans les comportements machinaux ou "instinctifs" caractéristiques de la vie quotidienne (Boudon, 2001 : 47‑48).
Dans une perspective actionniste semblable, Bronner observe qu’il existe bien une influence du croire sur le vouloir (Bronner, 2003). Nous pourrions ainsi croire par intérêt et obscurcir pour nous‑mêmes certaines de nos intentions. Les phénomènes de dissonance cognitive peuvent s’expliquer par l’activité mentale intentionnelle de la part des sujets qui sont « capables de manipuler pour [eux‑mêmes] certaines données afin d’en retirer un confort cognitif » (Bronner, 2006 : 347). Les individus seraient plus actifs dans la gestion de leur vie mentale que ne le supposent les émotionnalistes5.
La juridiction des bonnes raisons ne se limite point au secteur de la rationalité. Raisons d’agir et déraisons décrivent et expliquent les formes dites d’irrationalité motivée. Autrement dit, il existerait bien une logique à court terme6 et une rationalité pragmatique (Cuin, 2005) au fait de conspirer contre soi‑même. Cela étant, cette posture n’empêche guère de rechercher des « penchants naturels de l’esprit » liés au rôle des émotions.