Perception et sensation, histoire des idées et théories esthétiques
L’émotion, conçue comme un mouvement hors de soi (étymologiquement « motio » signifie le mouvement), est déclenchée soit par une manifestation extérieure, soit par un sentiment intérieur. Déterminée par le ressenti immédiat ou par l’évocation intérieure d’événements passés, l’émotion implique la sensation sous toutes ses formes. Les phénomènes de réception, l’interprétation affective qui convoque la mémoire constituent la chaîne causale organisant les attitudes et les conduites.
Les relations entre sensations et réponses émotionnelles sont au centre de recherches très actives en psychologie et en neurosciences (Delplanque, Chrea et Scherer, 2013 ; Despret 1999). Mais, ces phénomènes étaient déjà au centre des préoccupations des philosophes de l’Antiquité, et ils ont trouvé un regain d’intérêt chez les penseurs de l’époque moderne. À la fin du 17e siècle, les émotions étaient dénommées « passions » ; ainsi, dans son dictionnaire, Antoine Furetière expliquait qu’en morale la passion « se dit des différentes agitations de l’âme selon les divers objets qui se présentent à ses sens » (Furetière, 1690 : 1538). Le 17e siècle puis le 18e siècle ont produit quantité considérable d’écrits théoriques sur les passions qui sont autant de tentatives pour capter, rationaliser et codifier les émotions. Ils touchent à des domaines divers tels que la rhétorique, la morale, la littérature1 et même l’anatomie.
L’intérêt croissant des penseurs et des savants pour les mouvements de l’âme, si difficilement saisissables et rationalisables, sous‑tend l’épineuse question des rapports entre le corps et l’esprit. Descartes est probablement le premier2 à donner, dans le traité des Passions de l’âme (1649), une analyse de la perception comme processus à la fois physique et cérébral (Olivo‑Poindron, 2001 : 36).
Selon Descartes, le versant corporel de la sensation et son versant mental constituent deux manifestations d’un même processus. Un siècle plus tard, ces réflexions théoriques sont nourries par le questionnement des sensualistes. Étienne Bonnot Condillac, chef de file de ce mouvement en France, souligne que « le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc. ne sont que la sensation même qui se transforme différemment » (Condillac, 1798 : 50). Au même titre que les émotions, mais à un autre degré, « les sensations sont les modifications propres de l’âme, dont les organes n’en peuvent être que l’occasion » (Condillac, 1798 : 51). S’établit alors, petit à petit, une « nouvelle psychologie de la perception » (Havelange, 1993 : 18) : les données premières de la sensation ne sont plus le reflet trompeur de l’illusion, mais peuvent mener à la connaissance véritable.
Ce contexte d’effervescence intellectuelle sur les phénomènes de l’esprit et de l’âme qui chevauche les 17e et 18e siècles est aussi présent chez les artistes et les théoriciens de l’art, préoccupés par les façons de traduire en images l’extériorisation des émotions et des passions. De nombreux manuels et recueils traitant du corps expressif sont publiés. La tentative ayant eu le plus d’écho est probablement la conférence de Charles Le Brun (1668) publiée pour la première fois en 1698 et qui propose une véritable grammaire picturale de l’expression des passions. Assorties d’un ensemble de 23 planches gravé par Bernard Picart d’après des originaux de Le Brun ou de son atelier, les recherches de Le Brun jouissent d’un succès considérable et seront reprises, amendées et critiquées tout au long des deux siècles suivants, en particulier en France et en Angleterre3 (Schaller, 2003 : 6 ; Montagu, 1994 : 85‑100). Les têtes d’expression véhiculées par ces recueils, majoritairement destinés aux peintres académiques mais aussi aux acteurs, sont adaptées au sein des œuvres au service de la narration, en particulier dans les peintures d’histoire. Aussi puissantes qu’exceptionnelles, les émotions telles que la colère divine ou l’extase mystique, magnifient l’exemplarité morale et l’héroïsme plutôt que le versant sensible de l’émotion.
Au début du siècle des Lumières, alors que s’amorce le déclin progressif et relatif de la peinture d’histoire, « les ressources de l’émotion sont à chercher en dehors de l’histoire » (Coquery, 2001 : 29). Avec le développement des scènes de genre et du paysage, des scènes galantes et de mœurs, les sujets représentés sont moins éloignés du quotidien des spectateurs, plus proches de leurs sensibilités et aptes à suggérer des émotions qui leur sont familières. Au 18e siècle, les allégories des sens sont d’ailleurs réinvesties dans ces thèmes iconographiques inédits, susceptibles d’éveiller une nouvelle gamme de représentations des émotions.
L’émotion exprimée, manifestation tangible d’une sensation intangible : le cas de l’odorat
Les émotions et l’expressivité corporelle qui les accompagne, signes visibles de perception et de réaction, peuvent servir d’outils à ceux qui désirent cerner les modes de traduction des phénomènes perceptifs dans les arts figurés. L’étude des liens éventuels établis par les peintres entre une modalité sensorielle et une réponse émotionnelle peut donc être une voie d’approche fructueuse de la construction des standards de figuration des émotions humaines. Elles permettent de déterminer plus précisément les contenus émotionnels (de nature psychologique ou morale) qui peuvent être assignés à un type de sensation.
Cet angle d’approche est spécialement intéressant pour les sensorialités non visuelles, comme l’ouïe, le goût et l’odorat. Le cas de la sensation olfactive est particulièrement pertinent, puisque ce sens est relativement peu représenté dans les beaux‑arts, voire clairement dénigré par les critiques, ce qui peut expliquer en partie le fait que les signes qui le manifestent soient aussi rares que difficiles à déceler4. Intangibles et fugitives, les odeurs sont insaisissables pour les peintres et les graveurs. Tout au plus, ceux‑ci peuvent‑ils figurer des objets dont les propriétés odorantes sont connues et consensuelles pour le plus grand nombre et avec lesquels interagissent plus ou moins explicitement des personnages. Instrument de perception, d’interprétation, de réflexion et d’expression, le corps lui‑même devient peu à peu le lieu privilégié où s’inscrivent les traces odorantes, dont on sait qu’elles ne sont jamais neutres sur le plan affectif.
Les odeurs sont en effet de puissants déclencheurs d’états émotionnels bien contrastés (Engen, 1982 ; Le Guérer, 1988 ; Holley, 1999 ; Candau, 2000), aussi bien dans l’instantané de la perception en train de se faire que dans l’évocation des souvenirs.
Suite au percept olfactif, l’analyse hédonique de l’effluve se fait en termes d’agréable ou de désagréable ; elle devance les autres étapes de la connaissance olfactive que sont l’identification et l’interprétation du percept ainsi que la localisation et la reconnaissance de l’odeur source. Ce constat de bipolarité affective des odeurs, aujourd’hui validé par les spécialistes de la cognition, semble se vérifier dans les représentations dès l’époque moderne : ce sont soit les parfums, soit les relents qui sont exploités par les artistes5. Par conséquent, les émotions contrastées déclenchées par l’odorant se manifestent dans des registres très divers des arts figurés6. Au sein de ce répertoire iconographique utilisant la présence odorante, nous avons choisi de nous pencher ici sur les odeurs a priori agréables, suggérées par les allégories classiques de l’odorat.
Le thème allégorique des cinq sens, tel qu’il se développe dans la France et l’Angleterre de la fin du 17e siècle et du 18e siècle, ne donne pas lieu à la représentation d’expressions émotionnelles très marquées chez les personnages représentés, et cela quelles que soient les modalités sensorielles considérées. Dans cette aire artistique, il n’est pas question d’évoquer frontalement le plaisir accompagnant la volupté, le dégoût ou la surprise suggérés par une odeur, comme c’est le cas dans l’espace artistique de l’Europe du nord7. Consciemment ou inconsciemment, l’expression des émotions semble minimisée. Ce constat est encore plus frappant dans l’évocation de l’odorat, qui, comme cela a été souligné, est un sens dont le caractère hédonique est primordial. Les allégories n’affichent pourtant que très rarement les émotions que leur suggère la sensation qu’elles expérimentent.
Dans tous les cas, plus que l’expression émotionnelle de l’odeur, c’est l’action de porter à son nez, de flairer la source odorante, généralement une fleur8, qui semble avoir été favorisée. Qu’il s’agisse de personnifications de l’odorat incarnées par des couples ou des allégories indépendantes, les visages et les corps des protagonistes exposés aux senteurs demeurent généralement inexpressifs, sans doute pour se conformer aux conventions de la période concernant la bienséance et la beauté idéale.
Pourtant cette apparente neutralité expressive ne rime pas toujours avec une absence d’émotion. Aussi importe‑t‑il de se demander quels sont les affects qui se cachent derrière cette apparente indifférence aux émotions induites par la stimulation des sens, plus particulièrement par les odeurs. À cet effet, on analysera d’abord les représentations de l’effet des senteurs dans des contextes de séduction, pour s’attacher ensuite à ces effets chez des renifleurs solitaires.
Amour, désir et olfaction
Durant la première moitié du 18e siècle, la plupart des séries des cinq sens reprennent les codes visuels alors développés à travers les scènes d’amour courtois ou les gravures de couples dont les solutions ont été mises au point au siècle précédent par les peintres du nord de l’Europe (Vinge, 1975 : 150 ; Nordenfalk, 1984). Proches des scènes galantes dans le genre d’Antoine Watteau ou de Jean‑Honoré Fragonard, ces œuvres véhiculent une certaine image de la galanterie9 qui réunit, non sans ambivalence, toutes les nuances du sentiment amoureux, de l’attachement à la luxure (Ebeling, 2009 : 233). En plaçant les protagonistes en interaction avec des objets sources d’odeurs agréables, fleurs ou brûle parfums, il s’agit d’évoquer l’expérience sensorielle dans l’évolution de la séduction et du désir. En effet, les sens, en particulier ceux dits « de proximité » (odorat, toucher, goût) favorisent des rapports de séduction plus intimes que la vue ou l’ouïe, ces derniers agissant en principe à distance. Dans cette hiérarchisation spatiale des sens, les odeurs ont un statut intermédiaire, puisque, pour agir, elles nécessitent une relative proximité sans qu’il y ait pour autant de contact direct (Corbin, 2008 : 274‑275 ; Jacquet, 2013 : 180‑181). Le pouvoir attractif de l’odorant émoustille, comme une substance qui attise et alimente le désir amoureux. Pour Denis Diderot, l’odorat est même « le plus voluptueux des sens » (Diderot, 1751 : 23).
Le désir et l’amour sont des émois qui n’ont pas manqué d’être pris en compte par les théories de la représentation des passions. Pour Charles Le Brun, comme pour Descartes avant lui, le désir agite le cœur plus violemment qu’aucune autre passion, mais surtout, rend les « sens plus aigus » (Le Brun, 1698 : 161). Mais si les sensations sont aiguisées, l’expression des émotions qui les accompagnent est habilement voilée. Comme l’ensemble des états émotifs, l’expression de la passion amoureuse et du désir reste marquée par une retenue règlementaire. Les règles tirées des traités de civilité hérités du siècle précédent sont encore en vigueur et ne cessent de rappeler que l’honnête homme doit maîtriser les effets et les signes extérieurs de ses passions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises (Desjardins, 2000 : 149) ; il convient de ne jamais les exprimer de manière trop flagrante10.
Que ce soient les jeunes gens peints par Philippe Mercier, pourtant confrontés à des sources odorantes variées [Fig. 1 : Allégorie de l’odorat], la porteuse d’un brin fleuri chez Robert Sayer [Fig. 2] ou encore les couples de Jean Raoux11, les visages sont effectivement caractérisés par une certaine neutralité. Aucune expression marquée ne vient perturber la régularité de leurs traits : les fronts sont lisses, les sourcils ne prennent pas d’accents significatifs qui pourraient traduire l’étonnement ou le ravissement, les yeux sont ordinairement ouverts et les bouches restent closes et silencieuses sur le plan émotionnel.
Les indices de réception et d’interprétation des stimuli odorants ne sont perceptibles que dans la direction prise par le regard et donc l’orientation du nez qui détermine l’inclinaison de la tête. En alliant le mouvement des yeux et de la tête, les artistes esquissent un lien discret entre les deux êtres concernés. La frontalité du jeune homme vêtu de rouge [Fig. 1] est contrebalancée par le profil gracieux de sa voisine qui se tourne vers lui dans un mouvement rotatif, valorisant au passage le profil du nez, organe perceptif de l’odorat12. Cette dynamique « oculaire » se manifeste aussi chez Sayer où les regards convergent. Le couple gravé par Bernard Picart13, comme les tandems qui se développent dans L’odorat de Jean Raoux, appliquent cette même dialectique : alors que l’un des membres hume le parfum d’une fleur, le second s’incline vers lui, par l’orientation de son regard ou de son buste. On notera que le regard ne s’attarde pas sur l’élément diffuseur, mais cherche le contact soit du soupirant, soit du potentiel spectateur.
Fig. 1 : Philippe Mercier, Allégorie de l’odorat, huile sur toile 1744-1747, Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection, USA.
© Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection, USA.
Fig. 2 : Robert Sayer, L’odorat, Mezzoteinte, 1740-1764, Londres, British Museum.
© Londres, British Museum.
Dans ces duos élégants, le partage de la sensation évoque en filigrane la réciprocité des sentiments. La source odorante joue en quelque sorte un rôle de médiateur. Placée dans l’entre‑deux qui sépare les galants, elle fait point de contact olfactif, mais aussi visuel, puisqu’elle concentre les regards ; parfois cette convergence se fait même au niveau tactile, comme chez Philippe Mercier [fig. 1 : Allégorie de l’odorat], chez qui l’acte de sentir donne prétexte à un contact physique. Dans ce cas précis, la sensation olfactive conduit au toucher, plus charnel encore, ce qui semble tout particulièrement émouvoir le jeune homme dont les pommettes se parent de vermeil.
De toute évidence, la source odorante la plus régulièrement employée par les artistes est la fleur. Le jasmin et la fleur d’oranger [fig. 1 : Allégorie de l’odorat et fig. 2 : L’odorat ] sont particulièrement en vogue au début du 18e siècle et leurs notes odorantes participent au raffinement des pratiques de séduction propres au mouvement galant (Perez, 2011 : 5). Omniprésente, la rose est un attribut que l’odorat partage avec Vénus, déesse de l’amour14. L’iconographie du sens et de l’émotion paraissent littéralement fusionner. D’ailleurs, la source odorante ornant la chevelure, le giron ou le décolleté, semble avoir été volontairement disposée en des points stratégiques du corps féminin, évoquant le symbolisme de plus en plus envahissant de la femme‑fleur, qui se concrétisera au siècle suivant15 (Corbin, 2008 : 283).
Comme nous l’avons déjà remarqué, l’action de flairer les fleurs est souvent associée à celle de s’incliner vers l’être aimé, comme dans la gravure déjà mentionnée de Bernard Picart, ou encore d’approcher son corsage pour y placer une corolle16. Un des galants de Jean Raoux va jusqu’à plonger délicatement son nez dans le décolleté vertigineux et fleuri de sa voisine, tandis que la fleur sacrifiée dans le brûle parfum évoque en filigrane la perte de la virginité17 (Jaquet, 2010 : 206). La rondeur des fruits portés par l’élégante chapeautée [fig. 1 Allégorie de l’odorat] et humés à plein nez par son compagnon pourrait aussi prendre une connotation érotique. Même si cela reste toujours dans la limite des bonnes mœurs, la source odorante peut devenir un substitut conceptuel des sentiments invisibles ou un mode de suggestion des actions potentielles ou futures des amants.
Si les visages et les corps affichent une neutralité étudiée, l’étude plus approfondie des sources odorantes, de la manière dont elles sont valorisées dans l’espace et dont elles cristallisent les rapports entre les protagonistes, donne néanmoins des indices sur la teneur émotionnelle de la scène. L’odeur comme métaphore de la séduction, de la naissance du désir et de l’amour permet de rendre visible et de « susciter le désir sans trahir la pudeur » (Corbin, 2008 : 259).
Ces « allégories galantes », mises en scène de manière à ce que les protagonistes représentés attirent l’attention sur eux, érigent la source odorante, davantage que l’odeur, comme signe du partage réciproque de l’expérience olfactive. Mais une autre voie, à mi‑chemin entre l’allégorie en buste et le portrait, aborde la sensation par un biais plus intime.
Inspirer et intérioriser : émotions de l’intime
Un second type de représentation allégorique, globalement similaire aux œuvres précédentes, est encore plus proche du genre du portrait. Dans ces représentations isolées du sens, le cadrage est généralement resserré sur le buste d’une jeune femme ou d’une fillette, qui en sont les personnifications les plus fréquentes. Esseulés, les personnages sont aussi abstraits de tout contexte, ce qui rend la lecture de leurs états émotionnels encore plus délicate. En effet, si la bienséance recommande de réguler les fortes passions, les émotions plus douces soulèvent d’autres questions quant aux modalités de leur représentation. C’est d’ailleurs une preuve d’adresse artistique reconnue que de parvenir à figurer graphiquement les passions dont la subtilité ne laisse que très peu de traces sur les visages, mais qui agitent pourtant fortement « le dedans »18. Ainsi les théoriciens de l’art tels que le Comte de Caylus ou Claude Henri Watelet reconnaissent que les « passions douces », plus nuancées et variables en fonction des individus, échappent à toute codification définitive19. (Schaller, 2003 : 19 ; Percival, 1999 : 81)
Fig. 3 : Philippe Mercier, L’odorat, toile issue de la série Les Cinq Sens, huile sur toile, 1750, Wellington, Te Papa Tongarewa, Museum of New Zealand
© Wellington, Te Papa Tongarewa, Museum of New Zealand.
Même s’ils sont parcourus par les signes fugaces de l’attention intériorisée, les visages des allégories qui nous préoccupent semblent impénétrables. Philippe Mercier rend avec adresse cette impression de vague à l’âme et d’absorption dans les pensées [fig. 3 : L’odorat]. Les yeux fixes de la fillette portraiturée ne s’attardent pas sur la source odorante qu’elle tient pourtant toute proche de son visage. Le regard est ailleurs, perdu dans le hors‑champ. Le fond monochrome sur lequel se détache l’enfant donne lieu à des variations de couleurs et de lumière qui peuvent évoquer l’abstraction mentale dans laquelle elle est plongée. Outre la fixité du regard20, les yeux mi‑clos confortent l’interprétation d’un état d’abandon ou d’absorption21 [fig. 4 : L’odorat]. Dans d’autres œuvres, les pupilles dirigées vers le haut évoquent cette même impression d’introspection concentrée22.
Fig. 4 Richard Houston, L’odorat, planche issue de la série Les Cinq Sens, Mezzoteinte, 1753, Londres, British Museum.
© Londres, British Museum.
Comme les critiques de la période l’avaient déjà souligné au sujet des « passions douces », il est très difficile ici de décoder si l’émotion ressentie relève plutôt du souvenir, de la mélancolie ou de la rêverie. Les yeux tournés vers le ciel prêtés à L’odorat d’après François Boucher, ainsi que la tête inclinée adjointe à une bouche légèrement entr’ouverte, trouvent un écho dans les théories de la représentation des passions. Ces caractères expressifs sont en tous points les mêmes que ceux que Le Brun prête à la figure du ravissement, dont les yeux et les sourcils sont « élevés vers le ciel où ils semblent être attachés comme pour y découvrir ce que l’âme ne peut concevoir » (Le Brun, 1698 : 117). Absorbés vers un ailleurs physique ou métaphysique, ils évoquent quelque chose d’inconcevable, un mouvement de l’âme dont la teneur ne peut être formulée et encore moins figurée. Dans tous les cas, les yeux de ces renifleuses ne regardent pas. Ils ne voient pas, mais paraissent tournés vers l’intérieur.
La gracieuse version néo‑classique de Jean Louis Lagrenée23 donne lieu à une variation évocatrice du motif. Si l’espace pictural y est moins restreint que celui des œuvres précédentes, il demeure toutefois nébuleux. Bien que l’odorat soit incarné par deux femmes, chacune est comme aspirée dans son for intérieur. L’une ferme les yeux pendant qu’elle inhale, comme pour mieux se concentrer. À l’inverse, les prunelles de la seconde s’élèvent vers les cieux nuageux, cherchant le souvenir. Au sein de cette œuvre, comme dans l’ensemble du corpus, il s’agit bien de faire ressentir l’effet mental de l’odeur dans toutes ses nuances, de la mélancolie au souvenir, de la méditation au ravissement [fig. 4 : L’odorat], parfois manifesté de manière très intense24. Ces images rendent palpables le puissant pouvoir d’évocation et les aptitudes mnésiques que l’on prête aux odeurs, qui sont aujourd’hui reconnus comme des caractéristiques spécifiques du sens de l’odorat25 (Candau, 2000 ; Schaal, 2013).
Pourtant les représentations de l’attention intériorisée ou du travail émotionnel ne sont pas forcément l’apanage de la sensation olfactive. Dans de nombreuses œuvres de la période, comme celles de Chardin ou de Greuze, toutes sortes d’autres activités sont prétextes à leur représentation26. Ces mises en scènes évoquent le concept d’absorbement déjà remarqué par les critiques contemporains tels que Diderot ou La Font Saint Yenne (Fried, 1990 : 20) et rétrospectivement théorisé par Michael Fried27. Caractéristique de la seconde moitié du 18e siècle, ce procédé clôt l’image sur elle‑même tout en « permettant au spectateur d’être plus proche des qualités émotionnelles de la peinture » (Schaller, 2003 : 70).
Appliqués à l’allégorie de l’odorat, ces nouveaux paradigmes représentationnels permettent toutefois de faire de la sensation et de l’émotion les sujets exclusifs de l’image et non plus un prétexte à la représentation de scènes galantes érotisées. La neutralité caractéristique de l’arrière‑plan se vérifie pour l’ensemble de ces portraits allégoriques28 et suggère l’atmosphère intime de la scène, comme enveloppée dans une sorte de mutisme pictural29. Ce silence est d’ailleurs reconnu comme étant une condition essentielle pour figurer l’introspection avec crédibilité30. Au silence, nécessaire à l’état contemplatif, vient s’ajouter la négation de la vue. Nous l’avons déjà noté, l’objet du regard des allégories n’est pas renseigné. Leurs yeux, fixes, révulsés ou fermés ne servent ni à voir ni à entrer en contact avec autrui. Il semble que les modalités sensorielles de la vue et de l’ouïe, pourtant au sommet de la hiérarchie des sens, s’effacent au profit de la seule odeur31.
Enfin, la nature intrinsèque de l’odeur, invisible et fugace, fait écho aux critères qu’artistes et critiques prêtent alors aux passions. Au sein de la représentation, l’irreprésentabilité conceptuelle de l’odeur peut évoquer l’insaisissabilité des émotions dont les théoriciens et artistes constatent l’impossible systématisation32.
Conclusion
Au terme de ce parcours dans les allégories françaises et anglaises de l’odorat au 18e siècle, nous avons identifié deux grands champs au sein desquels les peintres ont représenté les odeurs. Ces deux voies de figuration sous‑tendent des univers émotionnels de teneurs différentes. Ainsi, les arômes plaisants qui se dégagent des œuvres rassemblées pour cette étude ne sont ni anecdotiques ni ornementaux ; ils suggèrent des émotions plus fortes qu’elles ne paraissent à première vue.
Dans le contexte galant, c’est le potentiel métaphorique de l’odeur qui est exploité pour suggérer la séduction et le désir charnel, sans pour autant heurter la bienséance. Le fonctionnement propre de l’odorat, qui nécessite une certaine proximité sans nécessairement exiger le contact, fait de ce sens le candidat idéal pour évoquer l’amour galant et ses ambivalences. Dans ce cas, l’expression induite par la stimulation olfactive est moins importante que l’usage fait de l’objet source d’odeurs, employé comme un médiateur entre les galants.
Par ailleurs, le puissant pouvoir d’évocation ainsi que les aptitudes mnésiques que l’on prête aux odeurs semblent avoir concordé avec les attentes des peintres et des graveurs qui, au milieu du 18e siècle, cherchaient à valoriser les passions douces et les manifestations intimes. L’absence d’expression constatée vient dans ce cas traduire l’intériorisation de la sensation olfactive qui s’affirme comme le sujet principal de ces portraits allégoriques.
Il semble néanmoins que les émotions positives suggérées par les manifestations odorantes ont été employées avec moins de force que l’expression du déplaisir, voire du dégoût suscité par les puanteurs. Cela signifie‑t‑il pour autant que le plaisir olfactif serait moins puissant ou moins parlant que les réactions occasionnées par les mauvaises odeurs ? Si la peinture classique cherche à intérioriser l’émotion liée à l’olfaction, les registres satiriques et transgressifs qui se multiplient à la fin du siècle des Lumières sauront exprimer les odeurs en extériorisant bruyamment leurs manifestations.