Selon les propos du ministre de l’Éducation nationale lors d’une conférence de presse1, la France glisse vers le bas des classements et les résultats des élèves français sont en baisse par rapport aux autres élèves des pays européens. D’ailleurs, il suffit de voir le nombre de dispositifs mis en place jour après jour pour lutter contre le décrochage scolaire, pour réduire les inégalités scolaires ou pour venir en aide des enfants en difficultés, afin de constater à quel point le système scolaire est en souffrance. Ce constat pousse les chercheurs à s’interroger sur les raisons implicites et explicites de cette dégradation. Ils remettent en question la responsabilité des enseignants qui décrochent face à certaines situations et reviennent sur ce qui motive les élèves et ce qui trouble leurs apprentissages. Dans cet article, l’apprentissage et l’enseignement sont abordés afin de mieux comprendre la relation éducative et le passage du manque de connaissances à la maîtrise des savoirs. Au-delà du fait d’apprendre tel qu’il est conçu traditionnellement dans son rapport de transmission hiérarchisé, nous nous interrogeons sur le comment créer des conditions autres qui nous permettent un passage vers des savoirs co-construits. Dans ce texte, la place occupée par chacun sur la scène éducative est mise en question afin de prendre en considération des différents cas de figure qui existent. Soit l’enseignant est considéré comme un passeur de savoirs en face d’un élève qui ne fait que recevoir, soit l’élève devient acteur de son apprentissage, s’appuyant pour cela sur les échanges réciproques avec l’enseignant.
Apprendre
Apprendre est primordial pour la survie des êtres humains. C’est une pulsion vitale. Mais qu’est-ce qu’apprendre signifie ? En effet, apprendre n’est pas facilement saisissable, dans la mesure où il s’agit d’une capacité émergeant d’un ensemble d’éléments et comportant plusieurs dimensions. Pour comprendre de plus près les relations entre le fait d’apprendre et l’individu qui apprend, quatre dimensions sont à prendre en considération : la dimension biologique, cognitive, socioculturelle et la dimension intentionnelle. Cependant, il ne faut pas les aborder séparément mais plutôt en recourant à une approche systémique. Il est important de trouver les stratégies efficaces pour une bonne gestion de la complexité de l’acte d’apprendre (Giordan, 1998).
Apprendre c’est désirer. La personne peut ne pas désirer savoir mais cela n’empêche pas qu’elle désire tout ce que le savoir peut procurer. Apprendre c’est persévérer. Le processus d’apprentissage une fois amorcé, il faut l’entretenir. Cela exige en même temps un travail du corps et de l’esprit. Il faut de la patience, de la bonne volonté, de la discipline et de la tolérance à la frustration. Apprendre c’est construire. C’est acquérir des savoirs et les reconstruire en surmontant des obstacles et des situations provoquant des activités mentales. Apprendre c’est interagir. C’est se confronter au réel en élargissant la relation éducative au-delà du triangle didactique enseignant-élève-savoirs. Apprendre c’est prendre des risques, changer, mobiliser et faire évoluer son rapport aux savoirs. Il s’agit d’accepter de se mettre en déséquilibre et en échec, en essayant de faire ce que l’on ne maîtrise pas. C’est un changement intellectuel qui va transformer la vision du monde intérieur et extérieur de celui qui apprend (Perrenoud, 2003). Ainsi, une transformation ou une élaboration d’une connaissance c’est un apprentissage. Pourtant il existe plusieurs formats de connaissances impliquant chacun des processus d’apprentissage spécifiques (Musial, Pradère, et Tricot, 2012). Face à cela, deux questions se posent : tout le monde apprend-il de la même manière ? et comment les processus d’apprentissage s’amorcent-ils ?
Pour les béhavioristes, la structure de la discipline reste le guide optimal du cheminement de l’apprentissage et dépend de l’environnement. Avec la théorie de Piaget, l’apprentissage suit un cheminement unique : celui de la construction et du développement des structures cognitives. Quant à la psychologie cognitive ainsi que pour le courant du traitement de l’information, il s’agit d’apprentissage mais un rapport comparatif des performances moyennes chez un groupe d’individus. Jusque-là, le processus d’apprentissage a rarement été considéré en lien propre à chaque individu.
Mais actuellement, d’autres approches se profilent. Ceux-ci mettent en avant la variabilité de l’apprentissage. Ainsi, chaque individu a la possibilité de choisir selon son contexte, les processus mentaux les plus adaptés à son objectif poursuivi. Cela signifie concrètement qu’en fonction des cheminements de chacun, un apprentissage différencié peut être mis en place. La difficulté tient du fait que l’élève aura du mal à s’engager dans une tâche d’apprentissage s’il ne lui accorde aucune valeur, si elle n’a pas du sens pour lui. En conséquence, son engagement va également dépendre de sa confiance en ses capacités de réussir (Bourgeois et Chapelle, 2006). Les capacités de l’individu sont les mécanismes de la pensée, les opérations mentales qu’il met en œuvre en exerçant son intelligence à savoir les capacités de compréhension, d’application, d’adaptation et de création (Tilman et Grootaers, 2006 : 31). Quand il y a un apprentissage cela signifie qu’il y a « un savoir-apprendre mais aussi un aimer et un vouloir-apprendre » (Berbaum, 1991 : 72). Alors, est-ce à l’enseignant de stimuler les capacités de l’élève et d’éveiller sa curiosité de vouloir apprendre ?
Enseigner
« Toute transmission des savoirs est, par nature, transgression ; elle est le fait de passeurs, de transfuges et de contrebandiers. » (Boucheron, 2015 : 38). Enseigner signifie simplement le fait de distribuer la connaissance ? Pour enseigner suffit-il de se contenter de transmettre un savoir ? Enseigner vient du latin populaire insignare, altération du latin insignire qui signifie indiquer, désigner. À partir du 18e siècle, ce mot désigne le fait d’être enseignant et de transmettre des connaissances. Transmettre est issu du latin classique transmittere qui implique envoyer de l’autre côté, faire passer au-delà, remettre. À partir du onzième siècle, ce mot a pris le sens de faire transmettre quelque chose à quelqu’un (Rey, 2010, cité dans Malka, 2014).
Enseigner, c’est créer une situation pour que l’élève élabore ou transforme des connaissances qu’une institution a définies. […] Enseigner, c’est donc créer les conditions pour que l’élève réalise les tâches afférentes à la situation et fournisse les efforts requis par la réalisation de ces tâches. Ainsi, les tâches sont conçues par l’enseignant pour que l’élève acquière les savoirs définis dans les programmes. Ce travail de conception et de mise en œuvre de l’enseignement consiste à satisfaire deux objectifs pas toujours concordants : celui de l’école et celui des élèves. (Musial et Tricot, 2008)
« Enseigner c’est apprendre aux enfants à symboliser la différence, l’altérité, le manque, afin d’établir des liens dynamiques entre toutes choses… » (Malka, 2014 : 89). Enseigner c’est « construire des situations où celui qui apprend est en mouvement, en action, c’est le rassurer, c’est faire avec lui, de ses erreurs des occasions d’apprendre » (Héber-Suffrin, Frackowiak, et Grelet, 2016 : 88). Néanmoins, enseigner n’implique pas forcément un apprentissage évident mais sert à créer un environnement propice pour apprendre.
Mais qu’est-ce qu’un enseignement ? « Faire passer les élèves de l’apprendre pour faire plaisir au plaisir d’apprendre » (Giordan, 1998 : 42), ne devrait-il pas être l’un des projets primordiaux de l’enseignement, si l’enseignement peut être défini comme « un processus interactif, interpersonnel, intentionnel, finalisé par l’apprentissage des élèves » (Altet, 1994, dans Waille, 2012) ?
L’une des missions de l’enseignant sera alors de montrer à l’élève comment s’y prendre pour « développer son pouvoir de connaître et d’augmenter sa puissance d’être » (La Garanderie, 2009 : 211). Deux formes d’aide semblent intéressantes dans ce cas. Le dialogue pour que l’élève puisse remédier une difficulté scolaire et le profil pédagogique pour se rendre compte des habitudes évocatrices dont il se sert pour connaître (La Garanderie, 2009 : 206). Ainsi, un lien positif s’établit entre le je dois et je ne peux pas de l’élève et son je dois et je peux. « C’est un passage de la morale du savoir à l’éthique du connaître » (La Garanderie, 2009 : 211). Quand un enseignant essaie de trouver la meilleure technique pédagogique pour que l’élève puisse appréhender au mieux le savoir, cela reflète à quel point il s’intéresse à lui. Prendre en considération l’élève et ses stratégies reste au cœur de la relation d’apprentissage ; d’où la grande importance de la posture de l’enseignant : l’enfant se sent privilégié et le savoir devient un « objet-savoir » qui relie l’enseignant à l’élève. Ainsi, l’image de l’enseignant détenteur du savoir et de l’autorité absolue se transforme. C’est en enseignant que le maître apprend. Il réussira mieux son rôle en observant l’élève et en se mettant dans sa peau. Il progresse en croisant ce qu’il a vécu avec ce qu’il vit en enseignant. Il découvre au fil de son enseignement et lors de sa rencontre avec l’élève, l’approche la plus convenable pour lui faire acquérir des connaissances scolaires (Malka, 2014). Cette rencontre entre l’enseignant et l’élève où chacun découvre l’autre au-delà du simple fait de la transmission des savoirs constitue le cœur de la relation éducative.
La relation éducative
Le triangle pédagogique abordé par divers auteurs scientifiques met en évidence trois axes importants sur la scène éducative : l’enseignant, l’élève et les savoirs. L’équilibre dans la relation pédagogique va dépendre du fonctionnement de ces trois sommets. Houssaye (1993, dans Tilman et Grootaers, 2006) à son tour reprend ce triangle en gardant les mêmes axes mais en privilégiant à chaque fois la relation entre deux des trois éléments. Il définit trois processus :
- « enseigner » – axe enseignant – savoirs
- « former » – axe enseignant – élève
- « apprendre » – axe élève – savoirs.
Cet usage permet de repérer les dimensions mises en œuvre dans les différents types de méthodes pédagogiques selon le positionnement le long des trois côtés de ce triangle.
Avec le temps, la relation enseignant - élève a évolué : elle n’est plus limitée à ce qui concerne le cadre scolaire, mais elle s’est vouée d’une caractéristique sociale qui a donné lieu à la relation éducative (Tilman et Grootaers, 2006).
La relation éducative est comme la relation humaine dont elle est un sous-ensemble particulier : elle est porteuse de doutes, d’incompréhensions, de rapports de pouvoir, de violences, de séduction ; elle provoque, interpelle, fait éclater toute neutralité, entraîne vers des tensions psychiques et des angoisses (Cifali, 1994 : 249, dans Vial, 2010 : 18).
La relation éducative est souvent abordée en prenant en considération tout un système de relations ; à savoir, les rapports sociaux dans la classe, les rapports des élèves aux savoirs et les rapports entre la classe, l’école et la société. Elle est définie comme :
L’ensemble des rapports sociaux qui s’établissent entre l’éducateur et ceux qu’il éduque, pour aller vers des objectifs éducatifs, dans une structure institutionnelle donnée, rapports qui possèdent des caractéristiques cognitives et affectives identifiables, qui ont un déroulement, et vivent une histoire. (Postic, 1979 : 19)
Cependant, le rôle particulier de l’enseignant et son implication personnelle dans la relation éducative se font oublier dans une analyse de la situation éducative portant uniquement sur les facteurs généraux.
Sur la scène éducative, il existe plusieurs types d’enseignants. Il y a celui qui considère sa mission accomplie quand le savoir est acquis par l’élève et celui qui accompagne son élève plus loin vers l’appropriation du savoir acquis. Dès lors, les savoirs sont posés entre l’enseignant et l’élève, d’où la grande importance de la posture avec laquelle ils seront abordés (Vial, 2010). Dans une relation éducative, l’enseignant et l’élève cheminent ensemble mais sans fusion, sans manipulation. L’enseignant respecte la liberté de l’élève pour que ce dernier puisse trouver sa voie tout en gardant le sentiment d’avancer par lui-même. L’enseignant garantit un temps de questionnement, d’étonnement, de participation, d’élaboration ou de prise de conscience… (Giordan, 1998) Cependant, il ne peut plus prétendre être le seul à posséder toutes les compétences requises ou l’unique détenteur des savoirs. Il est de son devoir de stimuler un travail de groupe entre pairs où « tout un chacun peut agir en tant qu’enseignant et apprenant » (Héber-Suffrin et al., 2016 : 31). Il peut envisager d’introduire un réseau d’échanges réciproques de savoirs pour les élèves entre eux. Pourquoi pas aussi entre les élèves et les différents acteurs dans leur environnement ? Cela ne faciliterait-il pas les échanges et les confrontations tout en assurant des interactions éducatives ?
La réciprocité et les échanges de savoirs
Mauss (1924, dans Eneau, 2011) est le premier à révéler la place importante du principe de réciprocité (donner, recevoir et rendre) dans la constitution du lien social. La réciprocité repose sur un principe simple « chacun donne et reçoit à tour de rôle sans rechercher l’équivalence qui laisserait au calcul et à la logique comptable le soin de réguler les relations » (Poirier, 2016 : 78). La réciprocité dépasse l’individualisme et le mécanisme relationnel du donnant-donnant. Elle ne s’intéresse pas au bénéfice individuel en priorité. Ce qui importe en particulier c’est l’être-ensemble fructifié par la rencontre. Dans la réciprocité, chacun est reconnu comme capable d’intégrer ce qu’il reçoit, de se l’approprier et de fournir une réponse dont il est l’auteur. Le fait d’être reconnu comme sujet de même valeur que l’autre génère de l’égalité (Poirier, 2016 : 79). Dans le domaine éducatif, la réciprocité vient d’apparaître récemment. Mais qu’est-ce que la réciprocité dans la relation didactique ? Entraîne-t-elle un changement dans les rapports enseignant-élève-savoirs ? « Par la réciprocité dans la relation didactique, l’apprenant peut transmette un savoir personnel, de son vécu et de ses expériences, à l’enseignant » (Labelle, 1996 : 21). Ainsi, l’image de la transmission de connaissances de l’enseignant vers l’enseigné commence à changer. Les connaissances détenues par l’enseignant étaient censées passer à l’élève ignorant. Suite à ce passage, ce dernier devenait alors savant (Labelle, 2017 : 45). Cependant, l’image de l’enseignant autoritaire tout-puissant grâce à sa détention unique des savoirs vient d’être transformée. L’élève passe d’un individu passif-réceptif à une personne capable de donner et de transmettre à son tour un savoir. Ainsi, ces échanges entre les deux permettent « la communication réciproque des savoirs, sans que le savoir de l’un empiète sur le savoir de l’autre » (Labelle, 1996 : 22). C’est un mouvement d’aller-retour entre l’enseignant et l’élève, un apprentissage de l’un à l’autre et de l’un par l’autre ce que Labelle (1996) appelle « réciprocité éducative ». Organiser la réciprocité des enseignements invite à repenser l’acte d’apprendre. En reconnaissant à chacun une légitime intention d’instruire, enseignant et enseigné se trouvent placés dans une relation de parité (Héber-Suffrin et Bolo, 2001 : 25). Ainsi, la réciprocité est identifiée comme une démarche pédagogique et les réseaux d’échanges réciproques de savoirs essaient de prouver jour après jour son efficacité. Ces réseaux sont fondés sur le postulat que « chacun est porteur de savoirs et porteur d’ignorances » (Héber-Suffrin et al., 2016 : 31) tout en précisant que chacun sait et ignore mais ni les mêmes choses ni de la même manière ni dans le même contexte que l’autre. Dans cette logique, les savoirs deviennent des réseaux et deviennent en réseaux. Ils sont un tremplin vers d’autres savoirs acquis et développés auparavant. Devenir demandeur et offreur de savoirs au sein d’un réseau permet de vivre conjointement le rôle de l’enseignant et de l’enseigné. C’est d’un réseau ouvert dont où chacun donne et reçoit, cherche et demande, questionne et répond. C’est être dans un flux de dons socialement et pédagogiquement : « Donner – Recevoir – Donner aussi – Recevoir aussi… » (Héber-Suffrin et al., 2016 : 74). Cette démarche de réciprocité admet la construction de partenariats au sein de l’école et en dehors de ses murs. Comment cela fonctionne-t-il ? À partir du moment où l’individu choisit de participer au projet d’échanges réciproques de savoirs, il formule ses offres et ses demandes qui seront affichés et rendus visibles dans un lieu bien défini. Dès lors que des demandes et des offres semblent correspondre, un animateur des réseaux d’échanges réciproques de savoirs accompagne le processus et met en relation les offreurs et les demandeurs. Des mises en relations collectives sont aussi possibles. Les échanges débutent et durent autant que nécessaire. Par la suite, des temps d’échanges sur les échanges sont mis en œuvre afin de réfléchir ensemble sur les démarches utilisées pour mieux apprendre et mieux enseigner. Ces temps semblent importants comme ils aident à comprendre ensemble tout ce qui peut être construit. Ils permettent également d’identifier les points forts et les réussites aussi bien que les difficultés, les contraintes et les échecs (Héber-Suffrin et Héber-Suffrin, 2012).
Conclusion
Dans la pratique bancaire de l’éducation, antidialogique par essence, et donc dépourvue de communication, l’éducateur élabore lui-même le programme éducatif et en dépose le contenu chez l’élève. Au contraire, dans la pratique conscientisante, dialogique par excellence, le programme au lieu d’être déposé s’organise à partir de la vision du monde que les élèves ont. (Freire, 1982, dans Héber-Suffrin et Héber-Suffrin, 2012)
Cette étude était une occasion pour réfléchir primordialement à la complexité des rapports enseignant-élèves. Apprendre, enseigner et savoirs s’avèrent trois grands axes également importants afin de mieux comprendre ces rapports dans la relation éducative. Il semblait pertinent de se pencher sur le passage de l’image traditionnelle de l’enseignant – savant – tout puissant à l’image de celui qui apprend en enseignant. Également, il fallait insister sur le passage de l’image de l’élève « cruche vide » à l’élève capable de co-construire des savoirs. Par conséquent, en faisant vivre aux élèves ce que les enseignants vivent en enseignant, et en faisant vivre aux enseignants ce que les élèves vivent en apprenant, la classe peut se transformer en lieu de recherche et de production de savoirs. La classe et l’école peuvent devenir un lieu où « on enseigne pour (s’) émanciper et qu’on (s’) émancipe pour apprendre » (Cornet et De Smet, 2016 : 244). Et pour ne pas finir, pourquoi ne pas rêver l’école comme un « foyer d’apprenance » (Carré, 2005 : 183), cela ne serait-il pas nécessaire pour préparer la société éducative de demain ?