Il est des archives photographiques qui paraissent réserver, incessamment, des découvertes ; lieux propices à des révélations parfois tardives, « instruments de pensée » (Ricœur, 1985 : 314). Elles sont les figures par excellence du passage et du réseau, en étant tout à la fois les filles et les matrices : elles formeraient ainsi, avant toute chose, « un espace où la recherche prend corps, où la mémoire s’organise et où la connaissance se structure » (Serena, 2013 : 28).
L’Archive Graziano Arici compte au nombre de ces prolifiques archives photographiques : réalisée au cours des quarante dernières années par un photographe vénitien (vivant et travaillant depuis plusieurs années en France), elle unit la production du photographe à des ensembles acquis, à des images collectées. Sa structure composite, mêlant à un travail alimentaire des séries photographiques personnelles, des fonds d’origines diverses, est orientée suivant plusieurs thématiques, permettant de lier entre elles, transversalement, les différentes parties rapportées. Si elle couvre près de trois siècles de création (des années 1850 à nos jours), elle n’en reste pas moins le reflet d’une carrière, d’une production, réunissant des photographies réalisées au fil d’une chronologie, qui est d’abord celle de leur auteur. Plus encore qu’une forme réceptacle qui accumulerait les réalisations et les acquisitions d’un « producteur d’images », cette archive devient, au fur et à mesure de sa constitution, une forme ouverte, dans laquelle les entrées successives de photographies contribuent à vérifier, autant qu’à accomplir, le projet de départ ayant présidé à sa réalisation. Et c’est en peuplant peu à peu son archive de l’image des créateurs des 20e et 21e siècles, que le photographe semble avoir progressivement découvert l’énigme d’un montage documentaire, devenu méthode de travail et règle d’une vie. En effet, les créateurs portraiturés par le photographe tiennent une place singulière dans son archive ; ils en forment le centre et les inspirateurs, font à la fois figure de « sujets » d’une réalisation archivistique, mais sont aussi les modèles de sa constitution.
Gilles Deleuze relève l’importance de la présence, réelle ou imaginaire, de personnages permettant, littéralement, de donner vie à la création, en lui assurant la continuité d’un passage frayé à travers les générations et les êtres :
Ce qui est essentiel, c’est les intercesseurs. La création, c’est les intercesseurs. Sans eux il n’y a pas d’œuvre. Ça peut être des gens – pour un philosophe, des artistes ou des savants, pour un savant, des philosophes ou des artistes […]. Fictifs ou réels, animés ou inanimés, il faut fabriquer ses intercesseurs. C’est une série. Si on ne forme pas une série, même complètement imaginaire, on est perdu. J’ai besoin de mes intercesseurs pour m’exprimer, et eux ne s’exprimeraient jamais sans moi : on travaille toujours à plusieurs, même quand ça ne se voit pas. (Deleuze, 2003 : 171)
L’on pourrait se demander comment cette recherche d’une proximité, d’un contact avec la création arrive-t-elle à prendre forme, à être traduite, transposée dans l’archive de Graziano Arici. Quel point de vue le photographe peut-il, depuis cette position d’observateur « conquis », réussir à développer, à affirmer ? Comment l’admiration peut-elle se révéler créatrice ? Comment définir l’archive photographique ainsi formée, outil d’une transmission, mais aussi centre d’une création en constant progrès ? Et, enfin, comment le regard porté sur des personnages pris pour « modèles » permettrait-il l’avènement d’un art poétique ?
L’Archivio Graziano Arici est une archive photographique doublée d’un projet d’archivage, tôt formé par son auteur ; après avoir fait des études de sociologie à l’université de Trente, en Italie, il s’est agi pour lui de continuer à mener une forme d’enquête – exclusivement – visuelle sur le terrain de la création contemporaine. Dans ses réalisations de portraits, c’est, ainsi, une véritable science du sujet qui est mise en œuvre et déployée. Interrogé, le photographe déclare à ce propos :
Sono sempre stato attratto dall’atto creativo, fosse quello della scrittura o dell’arte. È come se io così capissi il segreto di questo atto. Quando ho incontrato Borges, Garcìa Marquez e altri scrittori che per me erano dei miti, ho usato la macchina fotografica come un microscopio per capire il meccanismo che hanno dentro di loro e che li porta a creare1. (Arici/Rosati, 2013)
L’appareil photographique se met au service d’une étude approfondie des sujets qu’il permet d’observer ; plus encore, la scrutation est le moyen d’accès à un « passage » invisible, celui qui mène à la création. Notamment photographe d’artistes – peintres, plasticiens, musiciens, écrivains, etc. –, Graziano Arici a formé une archive inédite, rassemblant des dizaines de milliers de portraits, des vues d’ateliers, d’œuvres en cours d’élaboration. Son observation attentive de l’atelier du siècle contribue à transformer son archive en laboratoire de la création : ce qui s’y joue et ce qu’il s’y passe est plus qu’une simple documentation laborieusement additionnée, mais une somme vive, dans laquelle les nouvelles photographies versées apportent une réponse, ou une réplique, aux précédentes. L’archive serait alors peut-être à comprendre moins comme un lieu (le dépôt, physique, matériel ou dématérialisé, des photographies), ou comme une production accumulée au fil du temps, qu’un imaginaire mis en œuvre.
L’archive pour méthode et pour modèle
Plus encore, l’Archive Graziano Arici, dans sa constitution, dans son développement, son expansion même, semble se prendre pour point de réflexion : l’archive, dans ce cas de figure, paraît s’ouvrir sur elle-même, et, point de mire, se tenir pour son propre horizon, lointain et proche, en étant tout à la fois le point de départ, le but, et la condition de production des photographies : la mise en archive serait à comprendre comme un paradoxal, mais possible, art poétique. Elle favoriserait l’amplification d’un état de fermentation et d’étrange réversibilité (ou de révision) de tout ce qui se trouve par elle compris. Comment cette « procédure de connexion » (Ricœur, 1985 : 314) majeure qu’est l’archive, est-elle remise en jeu par Graziano Arici ? Si la pensée d’une structure et d’une réalisation photographiques se font solidaires, quelles sont les figures qui ont contribué à leur avènement ?
Générations : fabriquer une ascendance, imaginer des séries
La « forme-archive » est, de toute évidence, une tentative de lutte contre l’oubli, un adjuvant de la mémoire, un support ; mais ce qui nous intéressera dans la question de la mise en forme de l’archive photographique, c’est la manière dont la mémoire est recomposée, travaillée, formée, figurée ; comment, dans ce qu'elle contient et dans ce qu'elle retient, l'archive déborde, et comment, enfin, elle tente de maîtriser son propre contenu, son propre excès. Choisir ses sujets, organiser des photographies, réaliser une indexation, opérer des croisements et des regroupements entre des images, créer des catégories, sont autant d’actions, de décisions qui aident à comprendre comment transparaît une autre « forme archive », de liste, ou d'inscription listée, à l'intérieur de l'archive, et, celle-ci, sur une modalité cette fois moins thématique que filiale. Une généalogie, une formule généalogique travaille l'Archivio Graziano Arici ; il n'est qu'à suivre, entre autres pistes, le fil des portraits d'artistes, pour s'apercevoir qu'une de ses structures majeures obéirait à ce que l’on pourrait nommer une esthétique de filiation (l'on retrouve, au gré de la consultation des divers fonds, le jeu des modèles : des pairs photographes ou des pères, des amis, des parents…). Poursuivre un travail commencé parfois plusieurs générations auparavant, le « porter avant », où s’y retrouver, revient à suivre une liste, et tenter, au passage, d’y inscrire son propre nom.
L’intégration de pans d’archives, le remploi, l'appropriation et la vie « seconde » des images participent d'un projet plus général encore, celui d'une forme d'archéologie du regard et des usages, qui retrouve, époque après époque, une filiation imageante s'établissant entre des générations de photographes. La poursuite et la prolongation d'un regard sont créées de toutes pièces, ou plutôt, « sur pièces » : la naissance d'une archive est aussi celle d'un auteur démultiplié, qui, dans ses photographies et dans la pratique hybridée de sa propre archive, entre anticipation et rétrospection, explore les possibilités d’un exercice qui mêle production et récupération.
Des formes fusionnelles
Par l’acquisition de fractions d’archives photographiques, lesquelles viennent s’intégrer à l’ensemble, en cours de constitution, formées de ses propres photographies, correspondre aux thématiques de son archive et s’inscrire, aussi, dans une certaine vision, Graziano Arici semble se placer en héritier d’une tradition en voie de disparition ; en acquérant des fonds d’agences, en assemblant des images trouvées, dans une veille de l’image, il s’érige en conservateur d’une photographie argentique désormais obsolète et bien souvent jetée à l’encan. À son œuvre de « reprise », à la production de photographies, s’ajoute une forme de préservation de photographies existantes. À la création se joint une possible recréation, à la production, une « reproduction ». L’assemblage photographique qu’est cette archive se trouve aussi être non plus uniquement un lieu d’origine, premier, mais l’endroit et le moment d’un réassemblage, d’un remontage de productions antérieures. Il s’agit tout aussi bien de « retrouvailles » photographiques, grâce auxquelles Graziano Arici se reconnaît dans un réseau de productions antérieures. Découvrant des fonds d’archives (appartenant tant à des amateurs, des professionnels, qu’à des agences de presse), il a réalisé un travail d’assemblage, en ne recueillant dans ce disparate photographique que les images qui se trouvaient lui correspondre. Il revendique de la sorte ses appropriations :
Je ne vois aucune différence entre mon travail – disons celui des portraits de personnages de la culture internationale – et la recherche des négatifs qui ont été produits dans une période différente de celle où j’ai commencé à faire des photographies. Tout mon travail de photographe est lié à la documentation des événements culturels, et des personnages d’importance internationale, qui y sont relatifs. Étant donné que j’ai commencé à travailler en 1979, je ne pouvais pas avoir photographié Cocteau ou Hemingway, alors, en ce sens, le travail de recherche des photos de personnages qui ont vécu dans des époques précédentes est un travail d’avancée vers l’arrière, de choix de photographies faits d’après mon style et de la manière dont je conçois le travail photographique. (Arici, 2014)
L’archive (tout) contre la collection
Il y aurait une différence de nature entre archive et collection. Ce sont deux termes, mais aussi deux pratiques résolument différentes :
L’archivio nasce spontaneamente, quale sedimentazione documentaria di un’attività pratica, amministrativa, giudicaria. Esso è costituito perciò da un complesso di documenti, legati fra loro reciprocamente da un vincolo originario, necessario e determinato, per cui ciascun documento condiziona gli altri ed è dagli altri condizionato […] Assolutamente diversa dall’archivio – anzi antiteca rispetto ad esso – è la raccolta, la collezione, formata per volontà del raccoglitore o del collezionista2. (Elio Lodolini, 2002 : 21)
L’archive est à la fois le résultat final d’une production et la trace de l’activité qui y a été menée, tandis que la collection ne serait que le reflet des goûts et des intérêts qui ont présidé à sa constitution. Nécessaire, l’archive s’opposerait donc à la forme fluctuante, contingente, transitive et, même, transitoire, de la collection. L’archive peut réunir des éléments d’apparence disparate, mais regroupés en dépit de leur dissemblance, dans la mesure où les pièces qui la composent sont rassemblées par une même origine, un lieu de production unique : elles ne font que rayonner autour d’un même (dé)nominateur commun, tandis que la collection semble fuir, ou n’être qu’une lutte contre le disparate – qu’elle contribue pourtant, au moins autant qu’elle cherche à l’éviter, à mettre en évidence. Si l’archive se forme par « sédimentation », la collection, au contraire, est un assemblage changeant, qui s’accommode d’additions comme de soustractions ; elle n’est pas forcément solidaire d’un cheminement chronologique, mais est à géométrie variable au cours du temps, et peut voir certains de ses éléments retranchés sans pour autant perdre nécessairement de sa substance ou de son intérêt. Une collection peut avoir un début et une fin dans le temps de sa constitution, tandis que l’archive vive ne cesse de s’accroître qu’à la fin de l’activité de celui qui la produit ; son développement se confond avec celui qui en est à l’origine. L’archive est produite par un auteur, par un organisme : ce lien vital, consubstantiel (toute activité engendre et « nourrit » des masses de documents, en un corps qu’elle voit grandir), ne se retrouverait que par accident, par surcroît, dans la constitution d’une collection. Ces deux pratiques apparemment antagonistes ne sont pour autant pas exclusives l’une de l’autre, et peuvent se croiser, s’hybrider : elles forment ainsi, dans l’Archivio Graziano Arici, deux polarités qui, en fonction de leurs influences, redéfiniraient cette archive comme une constellation de monades nomades. La création de cet ensemble repose sur plusieurs types d’accumulations, qui sont de l’ordre du sédiment (du dépôt, couche après couche, de matière) et de la pièce rapportée (choisie, taillée, sculptée, profilée pour s’insérer au reste des éléments) ; ces deux modèles de constitution s’interpénètrent pourtant, et semblent à l’occasion pourvoir échanger leurs qualités réciproques : c’est ainsi que Graziano Arici, tout en se défendant, à de multiples reprises, d’être un « collectionneur de photographies », ou de posséder « une collection », déclare cependant avoir « une archive collectionnée ». Cette expression, qui est la transcription, pour son producteur, d’une forme chimérique, ou oxymorique, aide non seulement à comprendre le point de vue de l’auteur sur sa création (et à entrapercevoir, éventuellement, ce qu’il érige en figure repoussoir : la collection « contre » l’archive, ou la passion contre l’activité, la menace du dilettantisme contre l’expertise du professionnel, la récolte d’images contre la fabrique d’un sujet, etc.), mais aussi à penser la manière dont les photographies ont été réunies et « appropriées » par leur nouveau propriétaire, par leur inventeur.
Plusieurs temporalités, plusieurs productions se mêlent dans cette archive : elle regroupe les productions de différents auteurs, pour certains inconnus, et, dans un travail de récupération, avec des modalités d’intégration multiples, elle semble aussi donner l’occasion d’une vie et une histoire seconde à des photographies parfois laissées sans légende. Les fragments d’ensembles acquis, et les photographies, achetées par séries ou à l’unité, contribuent à faire de l’Archivio un système complexe. Réserve, ou, même, passeuse de temps, cette archive est aussi traversée par le temps, en en faisant constamment son épreuve. À ce titre, les modèles mêmes de l’archive, ses premiers sujets, en sont aussi les premiers comptables : la partie « Personnages » peut à bon droit faire figure d’un calendrier qui ne deviendra perpétuel que de manière rétrospective ; pour rester synchrone avec les personnes vives qu’elle représente (c’est-à-dire demeurer leur exacte contemporaine), leur archivage nécessite une actualisation continue. L’archive, forme chronomètre de ses modèles, court ainsi après leur temps…
Un art de l’archive ?
L’Archivio Graziano Arici, en étant un rassemblement de fonds divers et d’images disparates, pourrait être ainsi vue comme l’alliance tenue des contraires et des formes contradictoires : tout en étant un ensemble « unique » de photographies, qui est porté à la fois par la soudure et la possible fragmentation de ses parties successivement acquises, elle est aussi, prise dans sa formation (entre un constant processus de tri et une tentation d’exhaustivité), la traduction d’un dessein à la poursuite d’un modèle idéal d’archive photographique qu’elle seule, précisément, arrive, chemin faisant, à définir – et cet aspect, à lui seul, ne serait pas le moindre de ses paradoxes. L’archive photographique n’est plus ici seulement à envisager comme le simple contenant regroupant l’ensemble d’une production photographique réalisée dans une période donnée, elle est aussi à voir comme l’essai d’un appareillage dont le sens, la forme et la nature même sont transformés par le temps, présent et à venir. Corpus ouvert, et, à ce jour, encore en cours d’augmentation par le photographe qui l’a initié, il est, par définition, un ensemble encore en voie de constitution. L’analyse de sa composition aurait pour enjeu de réussir à la percevoir comme une réalisation qui se situerait entre la (re)construction, la récupération, la transformation, la destruction – et la restitution.
Un photographe en quête d’auteurs : vers des figures tutélaires ?
La constitution de l’Archivio Graziano Arici peut se comprendre, vue depuis son projet d’ensemble, et dans sa paradoxale formation ex novo, comme une reconstitution, qui tiendrait liées l’ambition de « faire archive » et la tentative d’imager une mémoire personnelle. Dans l’écart, ou la rencontre entre les deux, vient se loger la question d’une « mémoire collective », à l’illustration de laquelle semble s’employer cette archive photographique. Et, dans le projet mis en œuvre par Graziano Arici, à en croire le photographe lui-même, tout paraît se passer comme si Venise et l’archive, n’avaient d’abord été pour lui que des scènes-prétextes, des dispositifs opportuns pour entrer en contact avec certains des « auteurs d’une époque ». À la question posée sur la conception d’un projet initial, dans un entretien privé portant sur son archive et le rôle du photographe, Graziano Arici, essayant, peut-être, de déjouer la gravité de la responsabilité qui lui est par avance attribuée, botte en touche, en répondant :
J’ai commencé à travailler comme photographe en 1979, et dès le départ je me suis aperçu des liens entre mes intérêts et la pratique de la photographie. Je n’ai jamais été particulièrement intéressé par l’idée de faire des reportages à l’étranger, sur la guerre, sur des situations extérieures (même si je l’ai fait), mais plutôt par des personnages qui avaient constitué ma culture. Pour le dire abruptement, je profitais du fait d’être photographe pour connaître des personnes que je n’aurais pas pu rencontrer sans cela, et qui, à travers leurs livres et leurs romans, m’avaient formé – c’est cela qui a été d’abord à la base de mon travail. La seconde idée liée à ce projet a été de faire le constat que Venise était le meilleur des moyens pour pouvoir les rencontrer. Dès le départ, mon projet a été de photographier des personnages de la culture internationale, et je me suis mis dans l’idée que je devrais constituer une archive avec les photos de ces personnages, qui ne seraient pas oubliés dans le temps. (Arici, 2014)
Forme d’adequatio benevolentiae tout autant que réponse pragmatique, l’explication donnée par le photographe déploie dans le temps de ses commencements son « intérêt » à prendre en photographie des personnages de la culture ; il s’agissait pour lui de rencontrer ceux qui l’ont nourri et inspiré, en utilisant Venise comme une scène et un dénominateur commun, le lieu d’un théâtre à la scène devenue abordable, comme si la photographie n’avait d’abord été qu’un moyen second, presque indifférent, un expédient facilement trouvé pour une rencontre de longue date désirée. Dès le départ, le photographe a aussi l’intuition que ce désir peut donner lieu à un surcroît de bénéfices ; la photographie, comme prétexte de la rencontre (ainsi que Graziano Arici se plaît à le raconter – et peut-être en effet l’admiration est-elle la dynamique première de la constitution de l’archive, qui serait alors à comprendre comme la succession d’hommages rendus et repris), devient également l’un de ses buts, sa forme d’achèvement. La mémoire personnelle de l’auteur, à la recherche des auteurs de sa culture, reconstitue en images cette formation, et invente en même temps, au présent, son Bildungsroman, en donnant lieu, par l’archive des portraits, et ces exercices d’admiration des « hommes-sémiophores » (Pomian, 2003 : 45), à la recréation d’une autobiographie d’apprentissage – devenue objet de fantasme alors même qu’elle apparaît, incarnée, en photographie(s). Cette mémoire personnelle qui trouve son expression contemporaine dans son illustration rétrospective croise l’ambition de donner figures et figuration à une mémoire collective, laquelle se trouverait alors en coïncidence avec les goûts et les choix du photographe. La société des auteurs représentés rejoint le projet de faire l’archive documentaire des créateurs d’une époque. Mais, comme l’indique l’ambivalence de la formule employée par le photographe pour résumer son projet (en une synthèse éclairante, qui mélange à dessein la cause et l’effet), les personnages photographiés « qui ne seraient pas oubliés dans le temps », sont-ils envisagés dans leur persistance à durer, dans ce temps vaincu, et comme absolument détachés de toute archive (photographique), ou sont-ils, dans leur immortalité escomptée, secondés par leur image ?
En d’autres termes, la photographie et la mise en archive, leur ménagent-elles ce passage à travers le temps, ou leurs photographies, puis l’archive de leurs images, sont-elles des moyens, pour le photographe, de capitaliser leur célébrité ?
Une documentation par provision
Graziano Arici insiste, à plusieurs reprises, sur l’aspect (purement) documentaire de son travail, et affirme : « je veux faire voir l’aspect documentaire plutôt que le côté esthétique. C’est pour cela que je dis que je suis un archiviste » (Arici, 2014). L’archivage des temps présent et passé n’oblige pas pour autant le photographe, qui se donne pour simple archiviste, à ployer sous la charge immense qui semble lui incomber ; Graziano Arici affirme ainsi :
Non, je ne me suis jamais fixé l’objectif de faire des photographies « historiques ». Il ne m’est jamais arrivé de penser que j’étais en train de réaliser de la documentation historique ; à la chute du Mur de Berlin, par exemple, j’étais là, tout le monde était là, mais je ne crois pas que les photos aient nécessairement une valeur historique. Je pense que, dans son ensemble, mon archive forme un dépôt important, parce qu’elle nous aide à comprendre une certaine époque. (Arici, 2014)
Le caractère historique des photographies semble (sur)venir par surcroît, par l’effet du passage du temps ; bien plus, selon le photographe, ce n’est pas chacune des unités détachées – ou, plutôt, chacun des « fragments », selon que l’on place l’unité, le caractère indivis à l’échelle d’un thème, d’un reportage, d’une série ou d’une photographie – qui revêt un caractère documentaire, mais la masse formée par l’ensemble des documents produits.
C’est aussi, a minima, la vue d’une époque par l’un de ses protagonistes ; et, si cette observation (réalisée au travers d’une longue-vue retournée) n’était pas exagérément réductrice, l’on pourrait dire que, au fur et à mesure de l’éloignement de l’événement et de sa transformation en fait, puis de son élaboration en histoire, se construit, parallèlement, le document photographique, qui, de prise de vue, devient document historique, ou, justement, « pièce d’archive » : mais ce serait faire l’économie, trop rapidement, de l’analyse précise de ce passage ; et ce serait, encore, commettre l’erreur de vouloir dissocier les deux (l’histoire et sa médiatisation) quand l’apparition, la construction et l’évolution des deux ont résolument partie liée – ou étant, parfois, indistincts l’un de l’autre.
Graziano Arici reconnaît cependant être porté par une forme d’engagement à valeur historique, dans le moment même où il part à la recherche d’images ; ainsi, la mémoire que le photographe ne peut pas directement illustrer, il la retrouve, par archives interposées :
Je crois que l’on devrait sauvegarder l’histoire et l’image de tous ceux qui sont au monde. Je serais, vraiment, pour le fait de conserver la mémoire formée par les archives privées, liées à la mémoire de chacun, mais, évidemment, cela n’est pas possible. Alors je me contente de « sauver » ce que je peux, c’est-à-dire la crème de la crème, les personnages choisis parmi les esprits les plus importants de ce siècle, et en ce sens c’est mon choix personnel. (Arici, 2014)
Le choix du photographe relie toutes ces archives mises en pièces, et ces pièces rassemblées ; prises ou reprises photographiques, indifféremment, ces fragments d’un discours photographique sont aussi les filaments de la trame d’une mémoire collective. L’Archivio Graziano Arici a-t-il pour fonction d’illustrer une époque, ou de la révéler ? Indéniablement, le lien réalisé dans l’Archivio Graziano Arici, par le photographe lui-même, entre des productions autographes et allographes, et la recherche d’une unité d’ensemble, d’une archive unique (ou dont les parties, irrémédiablement fragmentées et ne pouvant aboutir à une combinatoire parfaite, pourraient du moins exprimer l’idée, par leurs reliefs interposés, d’une archive « parfaite » et totale) indique qu’il existe une « mission » (photographique, culturelle, sociale, personnelle, biographique) à accomplir.
Prospections et montages temporels
L’ambition à l’œuvre, celle de former une mémoire du monde, d’une époque, ou d’un lieu, a été relevée par nombre d’auteurs, parfois devenus les passeurs, autant que les créateurs, de leurs époques ; elle se retrouve ici dans la patiente réalisation, et dans la persévérance du travail du photographe (à ne pas dévier de son programme, à continuer de réaliser des portraits, à mener des enquêtes aux mêmes endroits, à documenter inlassablement les changements, le passage du temps sur les lieux et les visages, à faire croître la quantité de son matériel photographique et à tenir à jour son archive) ; c’est dans le geste, tenu (et parfois ténu) de l’archivage, que se dégage au fil du temps un ensemble singulier (comme s’il était peu à peu sculpté dans le bloc d’une époque), et se vérifie une idée redevenue originale, à mesure que son accomplissement persiste à être poursuivi. La valeur de l’ensemble ainsi créé réside aussi dans le lien que le photographe tisse entre toutes ces images réalisées ou réunies ; c’est ce lien qui confère, « dans son ensemble », pour reprendre les mots de Graziano Arici, de l’importance à ce « dépôt ». Un dépôt photographique ? L’image est saisissante : de manière anticipée, alors même qu’il se situe, et parle depuis le présent de sa constitution, le photographe évoque son archive « courante » en termes presque définitifs, ou rétrospectifs, voire archéologiques ; une visée et une vision futures auront guidé sa réalisation. L’on pourrait alors se demander de quoi le photographe se fait-il, au juste, dépositaire ? De quoi a-t-il la charge provisoire ? À la recherche de personnages-intercesseurs, n’en devient-il pas lui-même un autre ?… Passeur de temps, et artisan de « fabrique d’éternité » (Pomian, 2003 : 50) il deviendrait ainsi le documentariste tenté par la réalisation, démesurée, inépuisable, de la biographie d’une époque.
Si l’on peut envisager le fait que ce cas de continuation photographique (chronologique, thématique, stylistique) place le producteur de cette archive, de fait, en position de suiveur, de tard-venu – ses acquisitions d’archives antérieures à ses propres réalisations contribuent à faire de ses photographies, et de sa pratique du portrait, une suite apocryphe de l’ensemble historiquement réalisé et constitué avant lui –, on peut tout aussi bien examiner, à nouveau frais, cet assemblage archivistique comme un manifeste photographique, lequel tiendrait compte de la féconde puissance des effets rétroactifs de l’archive. Dans ces multiples figures du passage, le microscope pourrait alors se transformer en instrument de la fabrique d’un microcosme : alors l’archive, de forme-réservoir, deviendrait finalement œuvre de l’art.