Avant-propos : Dépasser les frontières

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« La frontière n’est pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques,
mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale »
(Georg Simmel, 1999 [1908], p. 607).

Du 12 au 16 juin 2017, l’École doctorale « Sciences Humaines et Sociales – Perspectives européennes » a organisé à Strasbourg l’université d’été du Réseau international des écoles doctorales en sociologie/sciences sociales (Rédoc1) sur la thématique Dépasser les frontières. Ce thème a été choisi pour différentes raisons. Tout d’abord, la place reconnue de Strasbourg d’une part comme capitale européenne, siège du Conseil de l’Europe (47 États membres) et de la Cour européenne des Droits de l’Homme ainsi que du Parlement européen de l’Union européenne (28 États membres) et, d’autre part, comme ville emblème de la réconciliation franco-allemande, après une histoire mouvementée (trois guerres depuis 1870, avec l’annexion de l’Alsace-Lorraine de 1870 à 1918). Aujourd’hui, la coopération transfrontalière est très développée en Alsace (Programmes Interreg de l’UE, notamment) et à Strasbourg (Eurométropole, Eurodistrict etc.). Ensuite, la recherche en sciences sociales à l’université de Strasbourg a une longue tradition de « pont » entre la France et l’Allemagne. La Revue des Sciences Sociales l’illustre2. Enfin, l’université de Strasbourg est active dans la coopération interuniversitaire dans le Rhin supérieur, à partir du réseau EUCOR-Le Campus européen3, avec l’ambition affichée de « dépasser les frontières ».

Au cours de cette université d’été, quarante-deux doctorants issus de plusieurs pays francophones (Belgique, Canada, Congo, France, Suisse, Maroc, Tchad…) ont présenté un volet de leur recherche doctorale en le reliant à la thématique du dépassement des frontières. Les sujets traités étaient très variés : de la nécessité de dépasser les frontières nationales dans les politiques sanitaires à celle de marquer plus fermement les frontières entre le sport, la politique et l’économie par exemple. Huit de ces communications ont été sélectionnées et remaniées en vue de leur publication dans ce dossier de la revue Strathèse4.

Malgré la diversité des sujets traités, chacun de ces textes illustre à sa façon la phrase de Georg Simmel placée en exergue de ce dossier : il n’existe pas de frontières « naturelles », elles sont toujours des constructions sociales. Dans ces huit articles, trois thèmes transversaux sont présents, mais combinés dans des proportions variables : l’inadéquation des frontières, l’utopie du dépassement des frontières et la frontière comme « coupure et couture » :

L’inadéquation des frontières

Les frontières sont artificielles, ce qui est source de profonds malaises qui apparaissent très nettement dans deux articles :

  • « Une frontière géographique, des frontières de compétences : le cas de l’antibiorésistance en santé animale en France et en Suisse. Vers un dépassement des frontières ? » : la nature se moque des frontières tracées par les humains et une politique sanitaire ne peut s’arrêter aux frontières nationales. La coordination transfrontalière s’impose, c’est une forme de dépassement des frontières.
  • « La porosité des frontières dans l’espace sportif tchadien comme source de profits » : analyse un cas inverse : la faiblesse des frontières ouvre la porte au clientélisme et à la corruption. Il faut des frontières nettes entre le sport, la politique et l’économie pour mettre un terme aux dérives, au Tchad et ailleurs dans le monde.

Les frontières disciplinaires sont également source de tensions dans certains domaines.

  • « Des frontières perméables en droit de l’environnement : une pluridisciplinarité tant nécessaire qu’enrichissante » : l’émergence du droit de l’environnement bouscule les catégories juridiques, en particulier les frontières entre droit public et droit privé ; il n’empêche que c’est une source de complication pour la mise en œuvre du droit de l’environnement : quel est le tribunal compétent ?

Le dépassement des frontières : utopie mobilisatrice ou illusion ?

Au moins depuis la fin de la Première Guerre mondiale, le dépassement des frontières est une utopie mobilisatrice : elle a joué un grand rôle dans la création de la Sociétés des Nations, puis de l’Organisation des Nations Unies, ainsi que dans la construction progressive de l’Union Européenne. Quelle que soit l’issue du Brexit, il montre qu’il peut y avoir en la matière des avancées et des retours en arrière. Les frontières résistent à leur disparition.

  • « Un mouvement antifasciste et européiste. Giustizia e Libertà : dépasser les frontières, faire l’Europe » : Giustizia e Libertà a cru que l’Europe permettrait à l’Italie de s’extraire du fascisme. Mais le rêve d’une Europe juste et démocratique comme alternative aux nationalismes a été victime d’un excès d’optimisme : une Europe technocratique est en faveur des puissants et non des peuples.
  • « Agentivité de migrants extra-européens face aux “frontières” juridiques dans le pays d’accueil : les réseaux comme ressources » : pour s’installer dans l’Union européenne, les migrants (des pays du Nord comme du Sud) se heurtent à la législation spécifique du pays de leur choix. Ils/elles doivent trouver un compromis entre leurs aspirations et les contraintes juridico-administratives. Ils ont besoin d’être épaulés par un réseau de soutien efficace.

Les recompositions des frontières politiques, culturelles, sociales et territoriales

La frontière est à la fois coupure et couture. Il faut accepter sa présence et même lui reconnaitre un rôle structurant. Un jeu avec la frontière émerge et il associe l’acceptation à la dénonciation et même à la transgression.

  • « De la nécessité pratique et heuristique des frontières » : ce titre souligne le paradoxe de l’action humanitaire ; l’analyse du mode d’intervention de Médecins Sans Frontières montre qu’il faut tenir le plus grand compte de leur existence et des contraintes qu’elles imposent à l’action qui prétend s’en affranchir.
  • « La file latente de la sortie de rue : les critères de l’attente » : la frontière entre les riches et les pauvres est invisible, mais bien gardée. Dans un Département de la banlieue parisienne, loin de résoudre le problème des sans-domicile, les politiques du logement l’aggravent : elles bénéficient aux sans-domicile actifs, laissant les autres dans les taudis et les bidonvilles. Comme au Moyen-Âge, on distingue les pauvres « méritants » et ceux qui ne méritent pas d’être aidés.
  • « Les jeunes montréalais racialisés à l’ère de la “guerre contre le terrorisme” : Violence et radicalisation dans la capitale du Vivre Ensemble » : La Ville de Montréal se prétend la capitale du « Vivre Ensemble », tout en menant « la guerre contre le terrorisme (islamiste) ». Leslie Kapo-Touré (université de Montréal) montre que c’est incompatible. La « guerre contre le terrorisme » s’inspire de Saint-Just qui déclarait pour justifier la Terreur : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». On crée ainsi une frontière entre « Nous » (les bons) et « Eux » (les méchants, ici les musulmans, soupçonnés en bloc de radicalisation).

 

La lecture de ce dossier montre que les frontières sont prises dans une dialectique entre le malaise produit par l’enfermement et l’assignation dans un territoire, l’espoir d’une fin des frontières et l’acceptation lucide de frontières ouvertes, qui ne soient pas des prisons.

1 Fondé en 2009 à l’initiative de l’Association internationale des sociologues de langue française (Aislf), le Rédoc regroupe aujourd’hui vingt-deux

2 Voir par exemple les numéros spéciaux de la Revue des Sciences sociales : « Strasbourg, carrefour des sociologies » (n°40/2008) et celui intitulé

3 <http://www.eucor-uni.org/fr>.

4 Strathèse a déjà publié un dossier : « Frontières » (n°2/2015). Le dossier actuel poursuit la réflexion en l’élargissant à l’espace francophone

Notes

1 Fondé en 2009 à l’initiative de l’Association internationale des sociologues de langue française (Aislf), le Rédoc regroupe aujourd’hui vingt-deux Écoles doctorales, dont l’ED 519, afin de développer un espace francophone international de formation doctorale et favoriser la mobilité des doctorants, en même temps que les échanges Nord-Sud – entre l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Afrique etc. En France, le Rédoc regroupe huit Écoles doctorales de sociologie et/ou de sciences sociales <https://redoc.uqam.ca/>.

2 Voir par exemple les numéros spéciaux de la Revue des Sciences sociales : « Strasbourg, carrefour des sociologies » (n°40/2008) et celui intitulé lui aussi « Dépasser les frontières » (n°50/2018) ; centré sur les frontières territoriales, ce dernier n’aborde pas les frontières entre disciplines.

3 <http://www.eucor-uni.org/fr>.

4 Strathèse a déjà publié un dossier : « Frontières » (n°2/2015). Le dossier actuel poursuit la réflexion en l’élargissant à l’espace francophone international.

Citer cet article

Référence électronique

Maurice Blanc et William Gasparini, « Avant-propos : Dépasser les frontières », Strathèse [En ligne], 9 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/strathese/index.php?id=721

Auteurs

Maurice Blanc

Professeur émérite de sociologie, unité de recherche SAGE (UMR 7363), université de Strasbourg

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William Gasparini

Sociologue, professeur en STAPS, unité de recherche « Sport et sciences sociales » (EA 1342), université de Strasbourg

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