Les migrations internationales sont au cœur des débats actuels et les politiques qui les régulent ont connu d’importantes évolutions au cours des dernières décennies. Ces évolutions se sont traduites notamment par une diversification et une complexification de ces politiques dans la plupart des pays dits occidentaux, notamment en Belgique. En effet, elles ont d’abord entraîné la mise en place progressive d’un régime d’immobilité, au travers de politiques migratoires de plus en plus sélectives et d’un renforcement des contrôles à l’entrée de toutes les catégories d’étrangers. Lorsqu’un individu est inscrit dans une catégorie juridique spécifique, il est très difficile pour lui d’en changer. Cette rigidité ne reflète pourtant pas la réalité des trajectoires des personnes migrantes, plus complexes et en constante évolution. Ces évolutions ont ensuite entraîné une forte labilité des cadres légaux. Si les catégories juridiques principales sont relativement stables, les changements législatifs successifs sont fréquents et entraînent des législations complexes et floues, laissant un certain pouvoir discrétionnaire aux administrations qui les implémentent au quotidien. Les règles qui étaient applicables au moment de l’entrée de personnes sur le territoire peuvent alors évoluer durant leur séjour et entraîner – parfois – la perte de droits précédemment obtenus ou une non-adéquation de ces règles avec de nouveaux projets. L’accès de ces personnes aux droits dans le pays d’accueil est donc stratifié, rigide, incertain et fortement dépendant des logiques institutionnelles.
Ce contexte particulier affecte les trajectoires de vie et la construction de projets de long terme. Il plonge les personnes migrantes dans un climat d’incertitude et d’insécurité, sur lequel elles n’ont que très peu de contrôle. Confrontées bien souvent à un décalage entre environnement normatif et réalités concrètes de leur immigration, ces personnes doivent alors jongler avec un certain nombre de frontières – légales, juridiques, administratives, culturelles et autres – et saisir les diverses opportunités qui s’offrent à elles dans le but de rester acteurs et actrices de leur vie, de leurs projets et de leurs choix. Dépasser les frontières juridiques qu’elles rencontrent dans leur parcours migratoire et dans leur vie de tous les jours dépend alors fortement des marges de manœuvre qu’elles peuvent (ou non) dégager et des ressources auxquelles elles ont accès, notamment au travers des réseaux dans lesquels elles s’insèrent.
Contexte de la recherche et méthode
Les résultats présentés ici sont des résultats préliminaires issus d’un travail de terrain qualitatif et longitudinal débuté en 2016. Ce terrain a été réalisé auprès de personnes originaires de pays tiers à l’Union européenne, en particulier auprès de ressortissants de République Démocratique du Congo, d’Inde et des États-Unis, dans le cadre d’un projet interdisciplinaire appelé LIMA1. Ce projet, qui rassemble des sociologues, des démographes et des juristes, a pour objet d’examiner l’impact des cadres juridiques belge et européen sur les trajectoires de vie de ressortissants de pays tiers selon une approche longitudinale. Les recherches personnelles au cœur de ce projet, s’intéressent particulièrement aux expériences des ressortissants de pays tiers arrivés en Belgique sans visa étudiant et qui décident de reprendre des études supérieures.
L’intérêt de se pencher sur le cas de la Belgique réside dans son histoire migratoire. Si les formes de migrations et les origines nationales des migrants se sont diversifiées au cours du temps, la Belgique n’a toutefois jamais cessé d’être un pays d’immigration pour des personnes aux origines multiples (Lafleur et al., 2015). Le choix de s’intéresser à ces trois nationalités résulte, lui, d’une combinaison de plusieurs facteurs. D’abord, elles n’ont pas reçu la même attention dans la recherche. Si la littérature sur l’immigration congolaise en Belgique est abondante, elle l’est moins pour les immigrations américaine et indienne. Ensuite, les flux migratoires pour ces trois nationalités sont actuellement d’une ampleur similaire en Belgique et représentent chacun de 4 à 6 % des entrées, permettant de comparer leur situation. Leurs tendances migratoires sont néanmoins différentes dans le temps. L’immigration congolaise est ancienne et a fluctué en fonction des périodes de crise et de conflit dans le pays. L’immigration indienne est plus récente et a augmenté dès la fin des années 2000. L’immigration provenant des États-Unis qui apparaît dès les années 1970, est quant à elle restée constante depuis plusieurs décennies. Ces différences permettent de contraster trois populations qui n’ont pas accès à des réseaux co-ethniques de même ampleur en Belgique. Les considérations politiques, légales et sociales différencient aussi les nationalités retenues. Une distinction est généralement faite entre les personnes venant de pays dits du Sud et celles venant du Nord. Les États-Uniens sont perçus comme des expatriés et leur immigration, quasiment invisible, n’est pas perçue comme problématique alors que les Congolais sont davantage perçus comme des immigrants « non désirés ». Les Indiens, originaires d’un pays dit « émergent », semblent occuper une place intermédiaire dans cette dichotomie. Ces trois nationalités disposent également, en raison de leur trajectoire migratoire spécifique, de profils économiques et socioculturels différents2. Cela influence les ressources auxquelles ils peuvent accéder.
Le travail de terrain à la base de notre recherche nous a permis de rencontrer 53 personnes se déclarant en Belgique depuis une durée de 2 à 8 ans et avec lesquels nous avons pu mener des entretiens qualitatifs. Nous avons voulu examiner cette temporalité sur laquelle s’inscrivent leurs propres expériences d’installation dans le pays d’accueil. Le guide d’entretien portait sur la vie antérieure à la migration des participants, les différentes étapes de leurs trajectoires migratoire/résidentielle, familiale et professionnelle, les difficultés et opportunités rencontrées mais aussi l’évolution de leurs projets et aspirations tout au long de leur parcours biographique.
Ces entretiens ont été menés à l’aide d’une ligne du temps tracée progressivement au cours du récit des participants. Celle-ci a permis de saisir la temporalité des trajectoires des participants, leurs interactions ainsi que les effets des unes sur les autres. Les réseaux des participants ont pu être saisis au moyen d’une technique participative de visualisation au cours de laquelle il leur était demandé de représenter et de raconter leurs relations sociales. Privilégiant une approche longitudinale, deux vagues d’entretiens de suivi ont ensuite permis d’approfondir certains sujets et de saisir les évolutions en cours au sein des trajectoires et des réseaux de chaque personne rencontrée. La dimension longitudinale était indispensable pour reconstruire les différentes trajectoires dans les divers contextes sociaux, légaux et institutionnels traversés mais aussi pour identifier la manière dont apparaissent, s’influencent et se développent divers événements et relations. L’utilisation de la méthode dite « boule de neige » nous a permis de recruter différents profils de personnes. En effet, la population, constituée d’hommes et de femmes âgés de 23 à 52 ans, est très hétérogène, tant en termes de statuts juridiques que de caractéristiques socio-économiques ou de parcours biographiques.
Migration, statut et citoyenneté
Dans le contexte actuel de complexification et de diversification des politiques migratoires, certaines considérations politiques, juridiques et légales différencient les individus entre eux et jouent un rôle de frontière au sein d’un territoire. En effet, le cadre légal impacte fortement les trajectoires de vie des individus, en particulier des personnes migrantes (Schuck, 2007). Celles-ci partagent une relation particulière avec la loi puisque les identifier comme migrantes implique qu’elles aient traversé des frontières légalement et juridiquement définies et qu’elles soient entrées sur un territoire selon différents modes (comme le regroupement familial ou une demande d’asile) et pour différentes raisons (politiques, familiales, professionnelles, etc.), entraînant leur catégorisation dans des statuts juridiques différents. Cette catégorisation juridique spécifique suppose non seulement leur accès à des droits distincts de ceux des citoyens de la société d’accueil mais également leur accès à des droits distincts d’une catégorie de migrants à une autre. Les étudiants, les travailleurs ou les demandeurs d’asile n’ont pas accès au même ensemble de droits au sein d’un territoire donné.
En réalité, le cadre légal régulant les migrations internationales se base sur les normes propres au pays d’accueil et n’est pas imaginé dans le but de refléter les aspirations et projets des individus souhaitant s’y installer. Ainsi, si l’État belge rend leur présence possible selon certaines conditions, les migrants endurent malgré tout certaines contraintes légales, juridiques, institutionnelles et autres qui impactent et limitent leur autonomie dans certains domaines essentiels de la vie (Morris, 2002 ; Bolzman, 2016). Au-delà de la spécificité des vécus et des expériences migratoires individuelles, les contraintes financières et administratives liées au regroupement familial, la difficulté de transformer un permis de séjour étudiant en un permis de séjour pour travail lorsque les études sont achevées, la nécessité de prendre des décisions contraires aux projets initiaux (comme se marier, par exemple, afin de sécuriser le séjour sur le territoire) ou encore l’obligation de remettre un diplôme reconnu pour une inscription dans l’enseignement supérieur, sont autant d’éléments qui pointent vers un rapport compliqué au cadre légal et juridique dans le pays d’accueil, tel que nous avons pu l’extraire des entretiens réalisés.
Dans le cas des migrants, la citoyenneté se fonde sur le statut et se caractérise par un système inégal basé sur la relation qu’entretient l’État avec les différentes catégories d’individus. Cette citoyenneté dite « stratifiée » – qui distingue les non-citoyens des citoyens mais aussi les non-citoyens entre eux – impacte non seulement les conditions de vie des personnes migrantes sur le territoire mais aussi leurs expériences, leurs futures opportunités et leur possibilité de construire des projets personnels de long-terme. En tant que pratique, le concept de citoyenneté permet d’analyser cette relation dynamique entre l’État et les différentes catégories d’individus ainsi que leur capacité à développer des marges d’autonomie (Morris, 2002 ; Kraler & Kofman, 2010).
L’Agentivité ou comment dépasser les frontières juridiques
Les entretiens qualitatifs montrent que les individus ne sont effectivement pas impuissants face aux politiques migratoires et au cadre légal du pays d’accueil. Ils peuvent y répondre et s’y adapter afin de poursuivre leurs aspirations et projets personnels (Nedelcu, 2004 ; Herrera, 2010 ; Delcroix et al., 2016). Cette idée renvoie au concept d’« agentivité » 3 concept traditionnellement opposé à celui de structure au sein des sciences sociales. Relativement peu circonscrit, ce concept d’agentivité est généralement compris comme la capabilité d’un individu à agir et à susciter du changement ou, en d’autres termes, comme la capacité évolutive et transformative d’un individu à agir de manière autonome et à faire ses propres choix en réponse au poids des structures (Giddens 1984 ; Sen 1999 ; Ortner, 2001). L’autonomie, les stratégies d’adaptation, l’expérience, la résilience, le pouvoir ou encore les aspirations et les intentions sont autant de notions qui traduisent les aspects spécifiques de ce concept. A l’instar d’une conception qui ne perçoit les migrants qu’au travers de leur statut (ou leur manque de statut), Cohen (2010) propose alors de les concevoir au travers de leur agentivité, permettant ainsi d’identifier des caractéristiques qui leur sont communes sans pour autant les réduire à une image simple générée uniquement par leur place dans la société. Cette conception permet de comprendre la migration comme un processus dynamique qui implique de franchir des frontières sociales et juridiques.
Pour mener à bien leurs projets, les migrants peuvent alors développer des stratégies au cours de leur parcours biographique. Ce terme ne vise pas à souligner l’élaboration intentionnelle de plans stratégiques mais plutôt le caractère complexe et dynamique des projets individuels. Cette acception fait écho aux travaux de Bourdieu & Lamaison (1985) qui comprennent le terme de « stratégie » comme une « invention permanente, indispensable pour s’adapter à des situations indéfiniment variées et jamais parfaitement identiques ». Cette notion se développe en réponse aux nouvelles circonstances, aux opportunités et aux contraintes ainsi qu’aux besoins et aspirations de chacun (Kosic & Triandafyllidou, 2004).
De leur côté, les travaux d’Ewick & Silbey (1999) parlent de « conscience légale »4 pour désigner la manière dont les personnes interprètent la loi et lui donnent sens. Ce concept permet de comprendre la façon comment des individus qui font face aux mêmes conditions trouvent des façons différentes de s’adapter à un environnement donné. Les migrants, selon la relation qu’ils entretiennent avec le cadre légal et juridique mais aussi selon les ressources non juridiques qu’ils peuvent mobiliser, adoptent des positions et des stratégies très différentes face aux difficultés rencontrées dans le pays d’accueil et développent de multiples façons d’y être acteurs de leur vie (Têtu-Delage, 2009).
Les réseaux comme ressources ?
Dans une logique de compréhension de la production du lien social, nous découvrons deux dynamiques qui se rejoint. Ainsi, le terme « frontière » nous renvoie inévitablement à celui de « réseaux », au-delà d’une séparation entre individus ou groupes d’individus. L’agentivité des migrants est alors aussi définie par les relations que ces derniers possèdent et développent avec d’autres. Cette agentivité est relationnelle et doit être comprise en relation étroite avec les réseaux des migrants, eux-mêmes définis comme un ensemble de liens interpersonnels les connectant avec des anciens migrants et des non migrants (dans les sens d’origine aussi bien que de destination), à travers de liens de parenté, d’amitié, et des communautés d’origine (Massey et al., 1993, cité par Castles et al., 2014). Ici, l’objectif n’est pas de déterminer la position des individus au sein de leurs réseaux respectifs, à la façon de Lin ou Granovetter, mais de déterminer la manière dont ils se mobilisent et les ressources qu’ils peuvent en dégager.
Le cas de Mahesh est un premier cas intéressant. Au-delà de temps d’attente longs et de procédures coûteuses, beaucoup de personnes rencontrées dans le cadre des entretiens se heurtent à des contraintes légales et administratives dans leurs démarches pour le regroupement familial parce qu’elles sont originaires d’un pays tiers à l’Union Européenne5. Pour éviter ces difficultés, Mahesh – un indien de 37 ans arrivé en Belgique en 2006 au moyen d’un visa étudiant – décide de faire jouer ses relations et se tourne vers son réseau co-ethnique pour faciliter l’obtention d’un visa pour son épouse :
In 2010, [my wife] came here to study. Her visa was very easy to get because I requested one of my Indian friends who is a citizen of Belgium to sponsor her. So he sponsored, he agreed to sponsor her. And then, it was really easy, you didn’t have to show anything because it was a European who was enlightening her. (Mahesh, extrait d’entretien, 2016)
D’une même façon, le cas de Samuel – un congolais de 40 ans arrivé en Belgique en 2009 pour réaliser un doctorat – témoigne de l’importance des réseaux. Il fait appel à une collègue pour faire avancer le dossier de regroupement familial de sa famille, bloqué dû fait de changements législatifs :
Le problème était que chaque année il y avait une petite chose de plus. Pour ceux qui étaient venus avant il n’y avait pas de problème par rapport au logement mais, avec les modifications qui sont intervenues après, il fallait que le logement soit jugé suffisant. Donc finalement, ils ont refusé […]. J’ai fait un recours et ça été jusqu’à l’Office des Étrangers6. [Une de mes collègues] faisait une recherche à l’OE sur les dossiers administratifs de migrants qui retournent. Je lui ai dit ‘M.-L., je m’excuse mais je t’accompagne’. C’est elle qui m’a introduit auprès d’une dame. Je lui ai parlé, je lui ai tout montré. Elle était très surprise et a dit « Je ne comprends pas, ton dossier est bon, pourquoi n’as-tu pas [obtenu] le séjour ? Je ne te promets rien mais si ce que tu dis est vrai, on va donner le visa à ta famille ». Je lui ai laissé tout le dossier et une semaine après, le visa était accordé. (Samuel, extrait d’entretien, 2016)
Le cas de Guy – un congolais de 32 ans arrivé en Belgique en 2010 pour demander l’asile – témoigne d’un autre type de stratégie. Après une série de séjours en centres d’accueil pour demandeurs d’asile, Guy obtient une réponse négative de l’OE et perd son droit à un séjour en Belgique. Il se tourne alors vers une famille belge qui accepte de l’aider :
Et puis, la décision de l’Office est tombée : il fallait que je quitte le pays. J’étais perturbé, je ne savais pas où aller avec tout ce que j’avais vécu. J’étais vraiment perturbé et j’ai téléphoné… Quand j’étais [en centre d’accueil], j’avais rencontré une famille belge. Je les ai appelés. Ce sont eux qui m’ont reçu pendant tout ce temps. Ils m’hébergent jusqu’à aujourd’hui. (Guy, extrait d’entretien, 2016)
Arrivée pour étudier, Mary-Ann – de 23 ans originaire des États-Unis, vivant en Belgique depuis 2013 – doit quant à elle renouveler son titre de séjour chaque année et cette situation crée beaucoup de stress et d’insécurité. Elle découvre qu’elle peut obtenir un titre de séjour plus stable grâce à son réseau de connaissances américaines :
I decided to do [my master’s], but now it’s really difficult because of all the problems I have had being a student and renewing my permit. That’s something you can not take away […]. Versus now, as I’m getting ready to apply for the cohabitation visa […]. I didn’t know about the cohabitation visa, I didn’t even know it was something that I should look into until I met another American who was applying for it […]. It was really helpful! And that’s how I find out most things. (Mary-Ann, extrait d’entretien, 2017)
Ces quelques extraits d’entretiens témoignent clairement de l’importance des réseaux comme ressources. Les différences en termes de réseaux engendrent d’ailleurs des possibilités différentes et une manière différenciée de tirer parti des circonstances et des opportunités rencontrées dans le pays d’accueil (Martiniello et al., 2010). La littérature révèle également l’importance des réseaux sociaux – en particulier des relations familiales transnationales – dans la prise de décision, la formulation et la poursuite d’un projet par une personne en situation de mobilité, mais aussi sur son autonomie, son agentivité et son parcours (Guilbert, 2010 ; Geddie, 2013). En effet, les réseaux ont une influence incontestable sur les stratégies développées par les migrants et représentent une forme de capital social important en termes de solidarité, d’entraide, de soutien et d’informations dans le pays d’accueil (Nedelcu, 2005 ; Widmer et al., 2018).
Ce concept de « capital social » est un concept polysémique qui a retenu l’attention de nombreux chercheurs au fil des années mais c’est la définition qu’en donne Bourdieu (1980) qui semble la plus intéressante ici. Ce dernier explique d’une part ce dont le capital social est le produit, à savoir le résultat de la construction individuelle de relations et dès lors l’inscription au sein de réseaux ; il dévoile d’autre part la situation de l’individu au sein de cette dynamique sociale. D’après lui, la notion de « capital social » permet de lier les propriétés et les caractéristiques des individus à celles de la société dans laquelle ils se trouvent. Elle permet aussi de constater « l’action des relations » qui se manifeste lorsque certains obtiennent un rendement meilleur d’un capital similaire grâce aux ressources qu’ils ont pu mobiliser et dont d’autres ne disposent pas. Dans le modèle conceptuel qu’il propose, ce qui définit les ressources comme « capital » repose dès lors sur leur convertibilité vers d’autres ressources ou d’autres formes de capital dans l’objectif de sécuriser des avantages ou de surmonter des désavantages (Bourdieu, 1980 ; Deschenaux & Laflamme, 2009 ; Cederberg, 2012).
Ainsi, le simple fait de faire partie de certaines formes de sociabilité ne constitue pas, en soi, du capital social. C’est davantage la nature des réseaux et des ressources qui y sont liées ou qui y sont rendues accessibles qui détermine s’il s’agit (ou non) de capital social. En effet, si les réseaux de migrants représentent a priori un capital social important en termes de ressources, de solidarité, d’aide mutuelle ou encore d’informations dans le pays d’accueil, l’utilité et l’accessibilité de ces réseaux et des ressources qui y sont intriquées ne sont ni automatiques ni invariables dans le temps. Au contraire, plusieurs auteurs critiquent l’interprétation positive et unilatérale du capital social en affirmant qu’un capital social fort peut également avoir certaines implications négatives. Putnam (2000) propose par exemple de distinguer deux grandes formes de capital social. La première est appelée « bonding » et est définie comme un ensemble de liens tournés vers l’intérieur, qui tendent à renforcer l’homogénéité des groupes (co-ethniques, par exemple) mais peuvent, notamment, amener à l’exclusion de personnes extérieures et empêcher l’accès à certaines informations. La deuxième forme de capital est appelée « bridging » et comprend des liens tournés davantage vers l’extérieur en incluant des personnes aux appartenances diverses. Elle peut entrainer de la réciprocité mais parfois aussi une certaine pression sociale dans le nouveau contexte de vie. Les réseaux supposent donc des liens intra- et inter-groupes complexes et dynamiques ainsi qu’un certain nombre de contraintes, d’obligations et de conflits influençant de manière encourageante ou décourageante les aspirations et les projets des personnes qui y sont insérées (Portes, 1998, cité par Castles et al., 2014 ; Zontini, 2010 ; Ryan, 2011 ; Cederberg, 2012 ; Widmer et al., 2018).
Conclusion
Les expériences individuelles mises au jour grâce au travail de terrain montrent que les frontières juridiques et les obstacles administratifs sont multiples et concernent toutes les catégories spécifiques d’étrangers. Elles montrent aussi que, malgré ces difficultés, chaque individu développe des formes d’agentivité et des stratégies qui lui sont propres, soit en se réappropriant le cadre légal et en négociant les frontières juridiques qui lui sont imposées, soit en adaptant sa trajectoire et ce, en fonction de son identité, de son âge, de son origine ethnique, de son sexe, de sa position sociale, de son expérience mais aussi des réseaux de connaissances qu’il peut ou non mobiliser, tant dans le pays d’accueil que dans son pays d’origine. L’agentivité est donc bien relationnelle et doit être comprise en relation étroite avec les réseaux que peuvent ou non mobiliser les individus en tant que ressources.
La poursuite de nos recherches devrait d’une part permettre d’explorer davantage ce concept d’« agentivité » pour mieux comprendre les comportements individuels des migrants et l’effet cumulatif de leurs actions, entremêlées et contenues par les structures institutionnelles, juridiques mais aussi relationnelles. D’autre part, une analyse plus approfondie des types de liens composant les réseaux de ces personnes migrantes, mais également de l’effet des facteurs socio-économiques (comme le niveau d’éducation, le revenu, etc.) dans la constitution des réseaux, permettrait d’identifier de manière plus systématique les formes de capital social disponibles au sein des réseaux de migrants.
Pour conclure, l’étude des réseaux et des parcours biographiques permet de déplacer le regard des personnes migrantes et de leurs attributs vers les relations qu’elles entretiennent entre elles pour comprendre comment ces relations, et les formes qu’elles prennent, modèlent leurs comportements et comment ces derniers contribuent à leur tour à modeler les structures sociales. Finalement, cet article montre que le développement des mobilités internationales et les évolutions qu’elles entraînent ne cessent d’interroger les cadres légaux et politiques institués à toutes les échelles, tant européenne que nationales, et permettent d’en appréhender leurs limites mais aussi et surtout leurs effets sur la vie de tous les jours des personnes en situation de mobilité.