Le terme de « frontière » compte parmi ceux caractérisés notamment par leur polysémie. En effet, à l’instar des communications présentées à l’occasion de la réflexion organisée autour du thème « dépasser les frontières » lors du colloque du Rédoc qui s’est tenu à Strasbourg, ce terme admet des acceptions d’une variété telle, selon les approches et les contextes, qu’il pourrait être qualifié de polymorphe.
Au sens premier ou strict, une frontière s’entend comme la « limite du territoire d’un État et de l’exercice de la compétence territoriale1 », pouvant s’exprimer par un dispositif de marquage, mais s’entend également comme une « limite séparant deux zones, deux régions, caractérisées par des phénomènes physiques ou humains différents »2. Plus largement, il s’agit de la « délimitation entre deux choses différentes3 », et parfois, le cas échéant, de la matérialisation de cette délimitation. Or précisément, une première interrogation se pose quant à la différence entre les éléments considérés, par exemple, à savoir si cette différence est réelle ou supposée, et en tout état de cause, si la ou les différences relevées les opposent irrémédiablement, ou si des points de convergence peuvent être observés.
C’est au sens figuré que la présente communication propose de réfléchir aux frontières, et au dépassement de celles-ci, du point de vue de l’interdisciplinarité ou de la pluridisciplinarité, en prenant l’exemple concret du droit de l’environnement. Ce choix s’explique par le fait que des nombreux pays se préoccupent de l’environnement, et donc des comportements et activités humaines, notamment en raison de leurs conséquences sur le climat. Plusieurs constats se sont imposés, à partir d’une étude sur la responsabilité environnementale4, c’est-à-dire d’une étude empruntant au droit privé (en particulier la responsabilité civile), mais parfois également au droit public, voire à des réglementations spécifiques, et bien entendu au droit de l’environnement (de façon très synthétique, la branche du droit ayant vocation à protéger l’environnement), pouvant lui-même être considéré comme mixte ou « droit-carrefour »5 en ce qu’il se situe à la frontière entre plusieurs disciplines. Si l’on tente de choisir un secteur ou un domaine plus spécifique par nécessité et par souci de méthode, le secteur de l’agriculture se révèle être un archétype6 concernant cette situation pluridisciplinaire.
La France constitue notre assis géographique principal. Nous y voyons la superposition des frontières du fait qu’elle est à la fois métropolitaine et ultramarine7, selon que l’angle d’approche soit, par exemple, juridique, géographique, ou culturel. Il faudra ainsi tenir compte des contraintes inhérentes à ses spécificités8, et des possibles répercussions juridiques de celles-ci. Vu que les pollutions ignorent les frontières, des exemples pris ailleurs, à l’étranger, sont également pertinents.
Il convient de préciser qu’ici la notion de frontière, au sens juridique9, répond aux mêmes définitions que celles déjà exposées, c’est-à-dire qu’elle correspond au sens géopolitique du terme. En l’espèce, les limites s’observent entre le droit de l’environnement et d’autres disciplines, ou au sein de branches du droit lui-même. Le droit de l’environnement emprunte à la fois, comme indiqué plus tôt, au droit privé, au droit public, et à des réglementations autonomes ; on ne comprend que plus aisément la pertinence de s’interroger sur les possibles apports d’une forme de pluridisciplinarité. De façon plus précise à l’intérieur du droit de l’environnement, il sera démontré que le secteur de départ retenu, à savoir l’agriculture voire l’agroalimentaire à l’instar des disciplines qui sous-tendent le présent cheminement, fait irrésistiblement converger plusieurs disciplines ou thématiques en même temps qu’il les alimente. On observe des liens étroits entre celui-ci et plusieurs disciplines, notamment de sciences dites humaines et de sciences dites exactes.
Enfin, il est indéniable que le raisonnement proposé est directement ou indirectement influencé par des éléments découlant de la société française, et en ce sens – en plus du fait que le droit compte parmi les sciences humaines – la sociologie, en ce qu’elle étudie les sociétés humaines et les phénomènes sociaux, doit être considérée comme un des facteurs influençant la démonstration. En effet, le droit est « aussi » un ensemble de règles créées par l’Homme et pour l’Homme, et souvent, le succès des dispositifs qu’il prévoit dépend de sa faculté à prendre en compte les comportements humains, de même que les réactions sociales. Le droit gagne alors à tenir compte d’outils que lui offre la sociologie.
La réflexion proposée10, dont est en partie tiré le présent raisonnement, permet de démontrer que la responsabilité environnementale se situe au cœur de plusieurs disciplines. L’abaissement des frontières, qui ne se confond pas avec le déni ou l’ignorance de celles-ci, permettrait un enrichissement mutuel des différentes disciplines concernées, comme pour mieux dépasser leurs cloisons respectives, sans pour autant annuler leurs difficultés ou celles qui résultent de ladite interdisciplinarité.
Dans la continuité des premiers questionnements exposés, ce raisonnement invite à s’interroger sur les frontières, d’une part, entre le droit de l’environnement et les disciplines avec lesquelles les interactions sont fréquentes et indispensables (I), et, d’autre part, au sein du droit lui-même, c'est-à-dire entre le droit de l’environnement et d’autres branches du droit (II).
I. Des rapports d’interdépendance entre disciplines
L’interdépendance est patente entre le droit et les sciences et techniques (A), ce qui induit une interrogation quant à la volonté de vouloir discriminer quasi systématiquement certaines disciplines par rapport à d’autres (B).
A. Une interdépendance entre droit et science et technique
Le droit de l’environnement est qualifié par la doctrine, de « droit-carrefour », de « droit de conciliation »11, ou encore de droit « composite »12. En effet, il fait régulièrement appel à des disciplines variées, pour déterminer les règles qui le composent, ou résoudre des litiges. De façon non exhaustive et non hiérarchisée, il s’agit de l’agronomie (et des disciplines que celle-ci regroupe), de la santé (comprenant l’épidémiologie), de l’économie, de la sociologie, ou de la géographie. Sont également concernées certaines sciences dites exactes13 et leurs données, telles que la chimie, la biologie, la physique, la climatologie, ou l’océanologie – qui viennent s’ajouter aux disciplines juridiques. Ce secteur apparaît alors comme particulièrement rassembleur, comme le démontre le schéma ci-après, dans l’approche orientée par les pollutions qui ne connaissent pas davantage les frontières que les conflits humains de quelque nature que ce soit.
Les rapports entre le droit, et l’ensemble constitué des sciences et techniques sont manifestes14, notamment s’ils sont illustrés par des exemples tirés de la responsabilité civile, plus particulièrement par l’établissement du lien de causalité (rapport de cause à effet, aussi appelé lien causal) entre un fait générateur et le dommage entraîné par celui-ci. On peut y voir une « dimension scientifique du droit de l’environnement »15. Mais pour manifestes que sont ces rapports, des auteurs ont démontré leur grande complexité tout en interpellant en particulier sur le risque technologique et ses tenants16.
Le droit doit essayer autant que possible de comprendre la science et la technique. En effet, souvent, les juristes ou les professionnels du droit au sens large du terme ne sont pas nécessairement des scientifiques (relevant des sciences exactes), ni des techniciens (en dehors de la technique juridique) de formation. Ainsi les premiers peuvent avoir besoin17 de l’expertise des seconds pour des « traductions » et/ou interprétations de données « brutes » notamment, et plus encore en matière environnementale qui se révèle par nature d’une grande complexité, et fait appel à un grand nombre de disciplines18. Parallèlement, les scientifiques et les techniciens n’ont pas nécessairement de formation juridique, ou bien une formation « insuffisante » dans ce domaine.
Parallèlement, les scientifiques et les techniciens n’ont pas nécessairement de formation juridique ou une formation « suffisante » dans ce domaine. Pour autant la science (comme la technique) doit elle aussi prendre en compte le droit pour mieux intégrer « la complexité des systèmes environnementaux et biologiques, surtout lorsque de multiples causes peuvent être à l’origine de nombreux effets différents » (Trébulle F.-G., 2013, n° 13). Il en va de même, par exemple, lorsque les acteurs de ces disciplines doivent tenir compte de législations pouvant leur être hermétiques. Dans ce cas ils auront besoin de l’aide de juristes. On peut affirmer qu’il s’agit là d’un caractère de causalité en matière environnementale, par définition même.
En poursuivant à partir de l’exemple tiré de l’établissement du lien de causalité, on constate que la question des rapports entre droit, science et technique se pose inévitablement : en principe, et a priori, il serait logique de penser que les preuves à rapporter ou recevables – entre autres, afin d’établir un dommage, d’en identifier le fait générateur, ou de démontrer le lien causal entre ceux-ci – doivent nécessairement être scientifiques, ou reposer sur des bases scientifiques, de façon à ne souffrir d’aucune contestation. Dans cette logique, toutes autres considérations seraient exclues. Cependant, face à des cas soulevant des difficultés probatoires insurmontables, les juges19 ont introduit des outils juridiques assouplissant quelque peu la rigueur scientifique lorsque, bien que « manquant » de preuves respectant les conditions ainsi énoncées, il ne subsiste plus suffisamment de doute raisonnable de nature à faire échec au lien de causalité ou au principe de causalité20. La réflexion à consacrer aux questions de certitude et incertitude scientifiques21, comme à celle de la (nécessaire) place du doute ou encore de l’existence même d’une vérité, est infinie mais consubstantielle22 à celle des rapports entre science et droit. C’est ainsi que les présomptions sont prises en compte, dans les cas où elles orientent/convergent vers un fait générateur, voire désignent celui-ci, « pourvu qu’elles soient graves, précises et concordantes23 ». La Cour de cassation a exprimé son positionnement en tranchant cinq litiges sur cette question en date du 22 mai 200824.
Ce constat conduit à relever une interdépendance certaine entre la science et le droit au moins pour les matières sur lesquelles porte cette réflexion. F.-G. Trébulle a d’ailleurs écrit, au sujet de la causalité, qu’elle « plonge au cœur de l’un des débats les plus transversaux du rapport entre science et droit[,] la distinction entre l’analyse scientifique et l’analyse juridique : là où la science peut et doit dire ses doutes, le droit lui doit être dit sans douter et cela n’est pas sans conséquences25 ».
Apparaît alors l’interrogation portant sur la pertinence du maintien, en l’état, des distinctions entre disciplines.
B. Le corollaire de l’interdépendance constatée : une distinction vaine entre disciplines ?
En réalité, la quête de distinction entre science et droit (ou entre science, technique et droit) à cet endroit est inopérante si l’on considère que le second est au service des premières en contribuant notamment à leur régulation et que, de même, la science et la technique sont au service du droit en lui fournissant des matières premières, des outils lui permettant de mener à bien certains de ses desseins tels que la régulation, la prévention et la coercition. Plus concrètement, la première hypothèse se vérifie, par exemple en matière d’euthanasie26 ou de clonage27, domaines qui sont la plupart du temps fortement empreints d’éthique, de casuistique et de subjectivité. Dans des cas – « quasi inextricables » – comme ceux-ci, c’est le droit qui fixe les limites du « possible », du « correct » : aucune réponse strictement positive ou négative au problème posé n’est réellement vraie ou fausse, car tout dépend principalement de l’angle d’approche et du contexte des différents cas qui se présentent. Ces cas ont également pour point commun de difficilement répondre à des règles générales, ou de donner lieu à de telles règles. La prudence invite, selon notre législation, à les considérer individuellement. En matière agricole, si au bout d’une durée très variable, des effets des pollutions générées par ce secteur sont visibles des non-experts, la science et la technique jouent un rôle déterminant et irremplaçable pour identifier méthodiquement les polluants, leurs mécanismes d’action, et y proposer des remèdes ou alternatives, parfois avant même que les dommages ne soient visibles par l’être humain. La science et la technique permettent alors, dans certains cas, une plus grande efficacité28 du droit, directement liée à la réactivité qu’elles sont susceptibles de proposer. Quant à la seconde hypothèse, elle peut être illustrée par les mesures et expertises réalisées notamment lorsqu’elles portent sur des pollutions au sens le plus large du terme – en dehors du cadre de l’agriculture, ou dépassant celui-ci –, et de façon directe ou indirecte29. À certains égards, le droit ne peut régir qu’à partir des données scientifiques que lui fournissent d’autres disciplines, en leur accordant sa confiance rebus sic stantibus30, et il est amené à s’adapter, à évoluer le cas échéant. La précaution et le principe de précaution31 s’appuient également sur « les connaissances [techniques et] scientifiques du moment », selon l’expression officiellement consacrée, en invitant à s’abstenir de commettre l’irréparable à la lumière desdites connaissances. Enfin, à d’autres égards, le droit est lui-même une science, même si du point de vue de la dichotomie32 entre les sciences dites dures ou exactes et les sciences humaines ou sociales, il ne relève pas de la première catégorie33, mais davantage de la seconde ; d’aucuns reconnaissent l’existence des sciences juridiques34 parmi les sciences humaines.
Du caractère inopérant de la distinction entre ces disciplines, naît la volonté de modifier l’appréhension des frontières disciplinaires.
II. Des cloisons et frontières disciplinaires à dépasser et/ou à repenser
Le droit de l’environnement permet de se rendre compte qu’il est devenu indispensable de dépasser des cloisons au sein du droit lui-même (A), et qu’un enrichissement nécessaire est possible par la complémentarité des disciplines (B).
A. Des cloisons à dépasser au sein du droit lui-même
La responsabilité environnementale emprunte au droit privé (dont la responsabilité civile), mais parfois au droit public voire à des réglementations spécifiques, et bien entendu au droit de l’environnement, pouvant lui-même être considéré comme un « droit-carrefour » en ce qu’il se situe à la frontière entre plusieurs disciplines. La nécessité d’un changement des rapports entre disciplines découle directement, dans le cas à l’origine de la réflexion, du caractère du droit de l’environnement : des auteurs reconnaissent que « dans la mesure où l’environnement est l’expression des interactions et des relations des êtres vivants (dont l’Homme), entre eux et avec leur milieu, il n’est pas surprenant que le droit de l’environnement soit un droit de caractère horizontal, recouvrant différentes branches classiques du droit […], et un droit d’interactions qui tend à pénétrer tous les secteurs du droit […] »35. Ce droit est par conséquent difficilement catégorisable36, notamment du point de vue de la distinction classique opérée entre le droit privé et le droit public car en réalité, il emprunte aussi bien à une branche qu’à l’autre : tout dépend de l’objet spécifique d’un litige déterminé. Pour le catégoriser selon ce découpage, il faut donc apprécier au cas par cas. Nous serions tentés de dire qu’il est par nature même une discipline mixte, voire autonome, et ces arguments renforcent la thèse en faveur d’une plus grande place accordée à la pluridisciplinarité.
La matière est également caractérisée par sa complexité. L’analyse de la responsabilité civile environnementale, et à travers celle-ci, du droit de l’environnement, s’avère complexe et riche37, y compris lorsqu’elle est faite au regard des acteurs qui y interviennent, et spécifiquement, ici, de la puissance publique ; elle réunit des intérêts qui en pratique, s’opposent volontiers, davantage qu’ils ne se recoupent, même s’ils convergent en théorie38, comme le prouve l’identité juridique de certains intervenants dans des rapports privés d’obligation, et la réunion d’acteurs publics et privés autour de l’intérêt environnemental et de l’intérêt de l’homme. Son intérêt apparaît par le truchement des missions des pouvoirs publics dont celle d’assurer la salubrité39 aux usagers du service public. Ces éléments de complexité s’ajoutent à ceux déjà relevés, résultant directement des interactions entre les milieux naturels, démontrables par une approche écosystémique.
Le droit considéré fait appel à une diversité de disciplines : comme le prévoit l’article 6 de la Charte de l’environnement40, « les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. À cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social ». L’article 1er du même texte41, relatif au droit à un environnement sain, consacre logiquement une valeur constitutionnelle à ce droit. S’il est indéniable que des efforts substantiels restent à faire au regard de ces considérations, la reconnaissance de la complémentarité des disciplines, dans la mise en œuvre des changements escomptés – spécialement pour la recherche, qu’en pratique –, pourrait y contribuer.
Pourtant le droit, comme toute matière, connaît des limites : il ne peut, à lui seul, suffire à appréhender correctement « tout ce qui pourrait l’être ». Notamment, étant un « acte » politique/social, il se heurte à des difficultés inhérentes à l’intégration de notions de sciences de la vie, dans ses dispositions42. Cette « limite » révèle également qu’un environnement ou un contexte donné est susceptible d’avoir des conséquences sur notre droit, et explique la nécessité de repenser les frontières disciplinaires.
Une combinaison de la responsabilité individuelle et de la philosophie environnementale43 est aussi importante que d’autres éléments et conditions, notamment ceux étudiés dans les travaux de thèse dont sont issus ces arguments44. En effet, si la responsabilité individuelle et la philosophie environnementale, relèvent plutôt du « droit mou » que du « droit dur »45, il n’est pas possible d’ignorer, tant par les connaissances théoriques que par les données de la pratique, que ces deux types de droit sont complémentaires – y compris en considération de leurs limites respectives.
Les limites du « droit dur » ou droit contraignant, ne sont plus à démontrer, en particulier en matière environnementale. L’ampleur et la fréquence des atteintes à l’environnement, et plus spécifiquement, le réchauffement de la planète, en attestent. On constate alors, face à des limites de ce type, le rôle que peuvent avoir des principes du droit de l’environnement, et plus encore s’ils sont combinés à la philosophie environnementale.
Enfin, en considération plus directement de l’agriculture et de l’agroalimentaire, il ne fait plus aucun doute que l’agriculture, dans ses techniques et approches, et l’industrie agroalimentaire doivent évoluer46 avec l’aide de la législation vers des modèles plus respectueux de l’environnement, du vivant – végétal et animal (auquel appartient l’homme) –, comme du non vivant. Mais il apparaît tout aussi évident que ces domaines ne sont pas les seuls à l’origine d’atteintes à l’environnement, dont les effets cumulés entraînent les perturbations climatiques et météorologiques qui sont constatées. Pour toutes ces raisons, il importe d’associer des disciplines, lorsque cela semble pertinent, de façon à enrichir les résultats qui découlent des études et travaux menés.
Au-delà d’une évolution des cloisons existant au sein du droit, il apparaît nécessaire de repenser celles souvent retrouvées, par exemple au niveau universitaire, car l’organisation appliquée témoigne de frontières critiquables ou préjudiciables47, et reproduit des préjugés.
B. Des cloisons à repenser dans la société et au niveau universitaire
Au sein de nos sociétés, il est édifiant de constater que les artistes et les personnes de lettres sont presque les seuls – parce que dotés alternativement ou cumulativement d’une sensibilité ou d’une ouverture d’esprit (ou encore de convictions suffisamment fortes ? ) – à pouvoir attirer l’attention sur la situation climatique et exprimer leurs positions depuis déjà plusieurs décennies, sans subir l’opprobre ou la dérision que peuvent subir des personnes ayant des profils professionnels différents (des biologistes, océanographes48, climatologues, médecins, épidémiologistes, ou encore juristes environnementalistes). Cette différence de traitement laisse perplexe. L’apparente plus grande facilité des premiers en comparaison des seconds, à placer des valeurs au-dessus de celles du capitalisme, et, pour ainsi dire, à placer l’être au-dessus de l’avoir, serait-elle liée au fait qu’ils sont considérés comme « moins dangereux » ou comme « moins influents » ? Si tel est le cas, on peut à nouveau y voir une méprise du courant majoritaire de nos sociétés. Dans cette logique, il semble pertinent de s’interroger sur l’association traditionnellement faite au sein des universités, notamment françaises, entre les facultés de droit et celles d’économie. Cette comparaison n’a évidemment pas pour but de nier le bien fondé d’un tel regroupement. Il s’agit plutôt, à l’aune d’arguments portant sur l’évolution passée des valeurs dont résulte notre société comme sur l’évolution qu’une partie de la doctrine et de la littérature scientifique (ou plus large) appelle de ses vœux, de s’interroger sur la raison de la fréquence ce regroupement au détriment de choix différents.
Du point de vue plus strict du droit de l’environnement, Ch. Huglo évoque une dimension internationale de la discipline49, mais dans un sens figuré, car cette dimension est entendue ici à l’échelle des peuples, et non à celle des instances étatiques. Les changements observés tendent vers la régionalisation du droit de l’environnement – c'est-à-dire, et dans le même temps, vers l’internationalisation de celui-ci. Cette internationalisation viendrait s’ajouter à celle, entendue plus strictement, de la discipline en raison de l’absence de frontières de la plupart des dommages environnementaux.
Il peut s’avérer intéressant de s’intéresser aux interactions entre différentes disciplines, afin de parvenir à une amélioration de la responsabilité civile environnementale se voulant optimale. À cet égard, certains auteurs se sont interrogés sur les nouveaux paradigmes d’élaboration dans les modes de création de la norme50.
On peut mentionner le cas de la philosophie, qui inclut l’environnement dans son champ d’étude51, ce qui la rapproche des préoccupations du droit de l’environnement, comme de celles du droit de la responsabilité environnementale. Mais pour ce qui est de disciplines plus fréquemment liées au droit de l’environnement, dont la santé et la médecine, on reconnaît à celles-ci un dénominateur commun : la prévention. Elle se trouve être la meilleure « réparation » en matière environnementale. Si l’on garde à l’esprit ces éléments, et qu’on les considère dans leur ensemble, indépendamment de la fonction initialement curative de la matière, le caractère irréversible de certains dommages et les enjeux du domaine conduisent à la conclusion logique que la meilleure réparation, ou le meilleur « remède », réside dans la prévention. C’est d’ailleurs de telle sorte que l'on procède en médecine : lorsque l’on ne peut guérir une pathologie, on renforce sa prévention par des dispositifs variés, et on ne recourt à des procédés curatifs que lorsque – malgré la prévention – la pathologie se déclare.
De nombreux auteurs comparent le droit et la médecine, en y voyant notamment des similitudes de méthode d’approche ou de traitement des problèmes. Pour les mêmes raisons, si les facultés de droit en France52 appartiennent généralement à la même unité que celles d’économie ou de science politique, certaines universités ont choisi de réunir les facultés de droit et de santé53. En particulier, pour ce qui est du droit de l’environnement, le rapprochement entre le droit et la santé apparaît comme un truisme : « l’individu » ou le sujet malade est la nature/l’environnement et par extension la planète ; le « médecin »54 sur lequel on s’interroge principalement, est l’homme. Mais paradoxalement, le porteur ou pourvoyeur de « pathologies » appartient au même groupe d’individus que le soignant car il s’agit de l’homme, sauf que logiquement, ce porteur n’agit pas dans le bon sens pour la santé du sujet, autrement dit c’est l’homme qui est à l’origine des dommages environnementaux, et il fait lui-même partie de ceux qui en pâtissent. C’est cet aspect qui complique alors les « conseils » que l’on est enclin à donner au soignant.
Les liens entre l’environnement et les disciplines, domaines et secteurs mentionnés se manifestent par le fait que ceux-ci agiraient de façon comparable à des écosystèmes. Ces derniers seraient des systèmes « enchevêtrés » plutôt que des systèmes « écologiques » au sens strict ou classique du terme, car ils exigent des équilibres réciproques. En effet, ces disciplines, domaines et secteurs se conditionnent les uns les autres, créant des interactions pareilles à celles que l’on retrouve dans un écosystème au sens classique du terme. Bien entendu, la complémentarité envisagée ici ne concerne pas, ou pas systématiquement, toutes les disciplines existantes ; elle doit être pertinente, et répondre à des besoins donnés, comme dans le cas des exemples ou archétypes proposés, à savoir, dans leur ordre de présentation, la santé, l’économie et le politique.
Ainsi qu’il a été exposé, les domaines de l’environnement et de la santé sont indiscutablement liés. Toutefois, une « objection » pourrait être soulevée au rapprochement observable ici. En effet, plus qu’un rapprochement entre deux disciplines ou domaines, il s’agit de domaines compris l’un dans l’autre. Cette objection comporte elle-même des arguments soutenant que la santé et l’environnement pourraient être perçus comme deux branches d’un même domaine, en particulier en cas d’approches anthropocentrées, comme tel est présentement le cas. Ce rapprochement – ou cette association – entre ces disciplines est quasi qualifiable d’unanime55, les voix discordantes étant minoritaires dans la doctrine comme dans la littérature scientifique, et ne comptant que quelques « sceptiques » et climatosceptiques56.
Quant aux liens entre environnement et économie, on constate à titre d’illustration que des récentes publications scientifiques et également généralistes, se positionnent de la manière retenue ici. Elles relèvent en effet les coûts de certains biocides toxiques qui entraînent des dommages environnementaux, de même que les coûts desdits dommages ; plus précisément, des scientifiques ont globalement évalué le coût des dommages causés par les insectes envahisseurs57 ou notamment celui de l’extinction des pollinisateurs du point de vue des emplois58, tandis que d’autres se sont interrogés sur la pertinence même d’une évaluation du coût de l’extinction des pollinisateurs59.
Dans notre cadre de réflexion, le double sens du terme « économie », renforce le lien constaté : le premier sens, général, relève de la discipline du même nom ; le second sens, relève de « l’ordre interne [d’une] structure, organisation d’ensemble »60. Dans un cas comme dans l’autre, environnement et économie sont liés. Dans le premier cas il s’agit des coûts financiers de certains dommages environnementaux, ou d’éléments ou groupes d’éléments considérés qui ont en eux-mêmes un coût, en plus de celui des dommages dont ils sont à l’origine ; et dans le second, il fait écho à l’équilibre et au fonctionnement global d’un système écologique – au sens propre comme dans son acception élargie.
Enfin, pour ce qui est des liens avec le politique, il ressort d’une analyse globale des décisions politiques des toutes dernières années61 (principalement en France, la réflexion portant directement sur le droit français), une affirmation générale portant sur la croissance de la prise de conscience des risques de dommages et des dommages avérés de l’utilisation des biocides toxiques. Les plus importants médias nationaux le soulignent62 et pourtant, aucune décision politique ne semble réellement avoir été retenue à l’aune de cette prise de conscience63. Plus encore, lorsque l’on considère les différentes sphères du politique, telles que la politique de la santé64, de l’aménagement, ou encore la politique économique, les carences s’avèrent plus flagrantes.
Le domaine politique est probablement, d’entre tous, le plus décisif. Ce constat se vérifie si l’on prend en compte le fait que le terme « politique », par ses origines étymologiques65, à l’instar du droit, se retrouve immanquablement dans tous les secteurs des sociétés dites du modèle occidental. La part de société « policée » inéluctablement supposée dans le terme « politique » appelle deux observations. D’abord, il convient de faire preuve de circonspection face à l’approche qui veut considérer nos sociétés comme « étant parvenu[es] à un certain degré de civilisation ». Ce jugement étant particulièrement partial et supposant une comparaison péjorative avec d’autres sociétés, cultures, ou civilisations, risque alors de s’avérer injustifiée. Ensuite, dans le prolongement de la proximité relevée avec le politique, s’impose celle l’endroit de la sociologie : ce n’est qu’à condition de s’inspirer des procédés de la discipline que le droit de l’environnement aura de meilleures probabilités – en effectivité – d’application de ses dispositions par et pour ses destinataires ou sujets, car il est un phénomène éminemment humain.
Partant de ces différents arguments, les frontières tendent à se dessiner autrement. Un lien peut alors être établi avec la nécessité de repenser les cloisonnements disciplinaires pour l’enrichissement mutuel des disciplines concernées, et permettre d’optimiser les résultats obtenus, à l’image du droit de l’environnement qui s’enrichit de plusieurs disciplines, et dont la finalité est, par définition, la protection d’un environnement commun.