Être radical, c’est prendre les choses par la racine. Or, pour l’homme, la racine, c’est l’homme lui-même. (Marx 1844)
Le Vivre ensemble consiste en un fragile équilibre entre instabilité et cohésion sociale. […] Les villes doivent donc être à même d’intervenir pour assurer la préservation et la création d’espaces de confiance. Dans une perspective de vigilance, des démarches en prévention sont également préconisées, notamment pour contrer toute forme de radicalisation. (Ville de Montréal, 2015)
À la suite de divers incidents majeurs1, la ville de Montréal et les gouvernements du Québec et du Canada ont récemment pris un certain nombre de mesures pour prévenir la radicalisation violente, alors que les préoccupations du discours social2 dominant se sont orientées vers ce phénomène à partir de 2015. Cet article explorera les conditions et les caractéristiques de ce tournant ainsi que les enjeux profonds qu’il soulève dans le contexte montréalais ; particulièrement dans la tension entre, d’une part, la prévention de la radicalisation violente, et d’autre part, la promotion du Vivre ensemble. Par ailleurs, les divers évènements qui ont secoué « la capitale du Vivre ensemble »3 ont progressivement incité le discours social dominant à circonscrire le phénomène dans un lieu précis : le collège de Maisonneuve4, un établissement pré-universitaire de l’est de la ville, jouissant d’une bonne réputation et fréquenté de manière croissante, depuis le début des années 2000, par une population de jeunes racialisés.
Pour Colette Guillaumin (De Rudder, 1998), le concept de ‘racisation’ désigne « l’attribution ou la revendication d’appartenance à un ensemble particulier d’individus, définis par un ensemble syncrétique et indissociable de caractéristiques naturelles et culturelles, physiologiques et psychologiques, biologiques et mentales ». Si pour Garner et Selod (2015) la racialisation reste un concept théorique à développer, elle est, pour Véronique De Rudder (1998), « une forme particulière de racisation et correspond au procès idéologique de zoologisation du règne humain ». Dans cet article, la racialisation fera donc référence aux processus de stigmatisation, de catégorisation et de hiérarchisation opérés dans un contexte particulier, celui de la ville de Montréal en l’occurrence, ainsi que la perspective déterministe qui les sous-tend.
Les citations en introduction reflètent une tension profonde liée au phénomène de la radicalisation : ce processus fait historiquement référence à une quête de sens qui peut néanmoins constituer une menace pour l’équilibre social. Il s’avère alors intéressant – particulièrement à partir de la conception de Georg Simmel (1999 : 607), selon laquelle « la frontière n’est pas un fait spatial avec des conséquences sociologiques, mais un fait sociologique qui prend une forme spatiale » – de revenir sur les circonstances qui ont mené le discours social dominant à circonscrire la panique morale liée à la radicalisation violente dans un établissement scolaire fréquenté de manière croissante par des étudiants racialisés. Ce constat a incité à démarrer une enquête ethnographique, à partir de l’automne 2015, au sein du Collège de Maisonneuve. Nous l’avons aussi mené dans les quartiers multiculturels de Montréal, pour mieux comprendre les expériences ordinaires et quotidiennes des jeunes montréalais et montréalaises racialisés5.
L’objectif de cet article est donc de 1) proposer une analyse approfondie de ce tournant dans la ville de Montréal – tant au niveau institutionnel qu’au niveau du discours social dominant et des expériences des étudiants racialisés – en commençant par un bref rappel des évènements liés à la radicalisation; avant de 2) déconstruire l’émergence de la notion de radicalisation localement ; et enfin, 3) apporter de nouveaux éclairages à partir d’un retour critique sur l’usage théorique et pratique de cette même notion à l’ère de la « guerre contre le terrorisme », contribuant à la (re)production de frontières symboliques et matérielles, comme dans le cas particulier du Collège de Maisonneuve.
Bref rappel des évènements liés à la radicalisation à Montréal
La province de Québec a une longue histoire d’immigration et les plus récentes vagues migratoires se sont majoritairement installées dans la région métropolitaine de Montréal. Ce sont ces dernières qui ont été pointées du doigt par les différents incidents médiatisés, impliquant un peu plus d’une vingtaine de jeunes. Certains sont partis ou ont tenté de partir pour la Syrie, alors que d’autres ont été accusés de terrorisme. La réponse institutionnelle a été de développer, au cours de l’année 2015, un plan de prévention de la radicalisation au niveau provincial et un Centre de prévention de la radicalisation menant à la violence, intervenant principalement au niveau local. À la même période, la ville de Montréal impulsait un plan stratégique autour de la notion de Vivre ensemble en organisant un sommet international réunissant des maires de différentes villes du monde. Nous assistions alors à la confrontation de deux imaginaires urbains complémentaires : premièrement, celui de la célébration de la diversité, du Vivre ensemble et du multiculturalisme, et deuxièmement, celui de la prévention des risques et de la menace, soit de la présence potentielle d’individus et de groupes radicalisés menaçant le précédent. Mais, de manière surprenante, c’est en Ontario, une autre province du Canada, et en Algérie, que remontent les traces récentes des évènements liés à la radicalisation à Montréal.
Le 16 janvier 2013 à In Amenas, en Algérie, un groupe armé prend possession d’un site gazier par la force. Deux jeunes canadiens font partie des assaillants et ils seront tués au cours de l’assaut lancé par les autorités6. Un de leurs camarade de classe s’était rendu en Mauritanie à la même période, avant d’être arrêté par les autorités. Il est depuis rentré au Canada en contestant les accusations de terrorisme prononcées à son encontre. Comment ces trois jeunes hommes d’une vingtaine d’années et originaires de London en Ontario se sont-ils retrouvés associés à cette prise d’otage en Afrique du Nord ?
Cet épisode marquant a soulevé plusieurs interrogations qui ont été abordées brièvement dans les médias canadiens avant que l’intérêt ne s’estompe. Peu d’éléments permettent de comprendre le parcours de ces jeunes hommes. Le seul survivant est resté discret publiquement sur les circonstances de cet évènement. Ces trois individus ont à l’origine un profil anodin et apparemment sans histoires. Appartenant à des familles de la classe moyenne, ils sont issus de l’immigration et tous les trois ont passé la majorité de leur vie au Canada. Si ces faits ont marqué le début de l’année 2013, ce sont plusieurs autres évènements majeurs qui vont venir bousculer l’actualité locale et propulser le Canada sur le devant de la scène du terrorisme international.
En octobre 2014, deux militaires sont attaqués à la sortie d’un centre commercial à Saint-Jean-sur-Richelieu au Québec7. Le jeune homme à l’origine de l’attaque est abattu très rapidement par la police. Deux jours plus tard, une fusillade éclate au siège du Parlement à Ottawa. L’auteur est un jeune homme qui explique son geste dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux. Ces deux actes a priori isolés viennent conforter le sentiment d’insécurité, hérité de la présence l’année précédente de jeunes canadiens dans la prise d’otage en Algérie. Là encore, les interrogations sur le parcours et les motivations de ces deux individus, qui sont passés à l’acte selon une logique circulant entre idéologie politique, discours religieux et violence, restent sans réponses claires. Quelles sont les motivations qui les ont poussés à commettre ces actes violents contre des symboles de l’État ? Avec ce tournant, le Canada rejoint alors plus activement la liste des pays occidentaux qui se penchent sur la question récurrente du Homegrown Terrorism (McCoy et Knight, 2015). La notion de radicalisation va progressivement prendre de plus en plus de place dans le discours social dominant. Cependant, l’ampleur du phénomène va atteindre un niveau sans précédent avec la tournure des évènements.
À la mi-janvier 2015, sept jeunes québécois s’envolent vers la Syrie, où s’affrontent forces du régime en place, rebelles et organisations terroristes. Le 13 avril suivant, la Gendarmerie royale du Canada arrête un couple de jeunes montréalais pour tentative de départ et les inculpe de terrorisme. Plus tard, en mai, ce sont onze jeunes qui sont arrêtés à l’aéroport alors qu’ils tentaient de rejoindre le même pays. Si cette vague de départs et de tentatives est préoccupante au Québec, nous sommes loin des 6000 départs environ en Europe, selon la commissaire européenne à la justice8. Là encore, la particularité de ces jeunes reste qu’ils sont majoritairement issus de l’immigration. L’autre élément qui est en revanche rarement soulevé et interrogé en profondeur est la forte présence féminine. Les thèses qui s’étaient principalement concentrées jusque-là, implicitement ou explicitement, sur les trajectoires déviantes des jeunes hommes sont remises en question. Les cas de tentative de départ s’avèrent aussi être un casse-tête pour l’instruction judiciaire. Cependant, un adolescent écopait d’une condamnation en vertu de la Loi sur la lutte contre le terrorisme pour soutien aux activités d’un groupe terroriste et tentative de départ, en décembre 2015. Le discours social dominant laisse planer plusieurs ambiguïtés autour de la menace et des risques, associant les jeunes issus de l’immigration et la violence. Mais, plus encore, c’est un lieu précis qui est ciblé comme le terreau de la radicalisation au Québec et particulièrement à Montréal : le Collège de Maisonneuve. On assiste à une série d’amalgames entre cette institution d’éducation, les différents actes survenus dans l’actualité, les individus qui les incarnent et toutes les formes de violence qui y sont associées, sans la présence d’un travail d’enquête approfondi.
À partir de juin 2015, le plan de prévention de la radicalisation violente du gouvernement provincial se concrétise avec l’ouverture du Centre de prévention sur la radicalisation menant à la violence. Pour autant, ces initiatives laissent peu de place à une étude approfondie des origines de ces phénomènes et une analyse sans complaisance de l’émergence et de l’usage de la notion de la radicalisation dans le contexte montréalais.
L’émergence de la notion de radicalisation dans le contexte montréalais
Pour comprendre les préoccupations du discours social dominant québécois, l’un des points de départs les plus pertinents demeure le référendum de 1995. Après le maintien de la province dans la fédération du Canada, les craintes issues du discours indépendantiste se sont progressivement transformées et orientées vers la double contrainte entre la gestion de l’accueil des immigrants, indispensable dans les stratégies économiques provinciales, et l’affirmation identitaire de la minorité francophone en Amérique du Nord. Cette tension est en même temps le résultat et l’origine d’un sentiment d’incertitude profond, hérité des luttes d’émancipation et d’autodétermination politique du Québec. Il est issu également de l’inquiétude quant à l’érosion du fait francophone, illustrée par la politique linguistique et la fameuse loi 101 (Winter, 2014), qui réaffirme l’usage de la langue française et contraint les nouveaux arrivants à la connaître ou à l’apprendre. Cette gestion de la diversité québécoise minimise au moins deux aspects : la question autochtone, qui fait osciller la province entre posture colonialiste et anticolonialiste, voire un sentiment d’oppression9 ; et la présence d’un exotisme qui va procéder à une réification de l’ethnicité (voir entre autres Manaï, 2015 ; Escalante-Rengifo, 2014). Dans la décennie qui a suivi le référendum, plusieurs controverses et incidents médiatisés entraine une « crise des accommodements raisonnables » (Potvin et al., 2008 ; Bilge, 2012). Cette situation pousse alors le gouvernement québécois à mettre en place la commission Bouchard-Taylor en 2007. On peut établir certains parallèles avec la commission Stasi, commandée en 2003 par le président français Jacques Chirac, suite à la succession de différentes controverses autour du voile islamique10. Dans les deux cas, on assiste à la réaffirmation ambiguë des valeurs occidentales autour de deux éléments fondamentaux : la liberté sexuelle et l’égalité entre les hommes et les femmes (Laborde, 2009 ; Bilge, 2012).
Dans son analyse du contexte français, Nacira Guénif-Souilamas (2006) a mis en évidence la polarisation existante avec les figures rassurantes de l’intégration réussie – la « beurette » et le « musulman laïque » – et leurs pendants menaçants – le barbu intégriste et la jeune fille voilée. Cette tendance du discours social dominant contribue à la production d’une image de l’« étranger de l’intérieur » (Marzouk, 1998) en diffusant un racisme respectable (Bouamama, 2004). En effet, on pourrait trop facilement croire, d’une part, que les questions de genre et de sexualité seraient définitivement réglées dans les pays occidentaux, on l’a encore vu très récemment avec les mouvements de revendication tels que #Metoo ; d’autre part, la réaffirmation des droits des femmes et des communautés homosexuelles dans ces deux commissions produit une stigmatisation de l’altérité, ciblant particulièrement les musulmans, à partir des normes occidentales. Dans le contexte québécois, les inquiétudes se cristallisent de manière similaire sur deux profils menaçants : le musulman pratiquant et la femme voilée. Ces figures doivent être néanmoins interrogées conjointement avec d’autres profils menaçants, tels que les jeunes hommes noirs violents des gangs de rue et les jeunes femmes victimes ou complices de l’exploitation sexuelle. En effet, contrairement à la commission Stasi, la commission Bouchard-Taylor signale d’emblée que la crise des accommodements n’est pas simplement le fait des comportements transgressifs des minorités, mais qu’elle est aussi porteuse du malaise d’un groupe ethnoculturel majoritaire : les Canadiens francophones majoritairement blancs, doutant de sa propre identité et qui a du mal à accepter le pluralisme (Laborde, 2009).
Si les postures et les positions varient en fonction des individus et des expériences, cette situation a néanmoins un impact direct sur le sentiment d’appartenance dans une ville qui fait la promotion de son Vivre ensemble à l’échelle internationale. Mais, plus encore, c’est la conception d’une identité collective et nationale qui est bousculée, comme l’illustrent ces témoignages d’un étudiant racialisé et d’un salarié du Collège de Maisonneuve :
Dans ton passeport canadien, c’est écrit tu es Canadien naturalisé. C’est bien précisé. (Étudiant 72, Dejean et al., 2016).
Moi c’qui m’inquiète un peu, euh… c’est l’arrivée des immigrants. Pas dans le sens de l’arrivée des immigrants en soi, mais dans le sens que le Québec devient de plus en plus anglophone, Montréal entre autres. (PLURADICAL, 2018)
La confusion produite par le malaise québécois constitue un des aspects fondamentaux pour comprendre, d’une part, l’amalgame dans le discours social dominant entre les jeunes montréalais racialisés, les risques et la menace, et d’autre part, la circonscription de ces risques et de cette menace dans un lieu précis, comme le Collège de Maisonneuve. Il n’est donc pas uniquement question d’une urbanité particulière, celle des musulmans montréalais en l’occurrence, mais plutôt de la pluralité de modes de vie au Québec qui alimentent la panique morale du groupe ethnoculturel majoritaire, les Québécois blancs francophones.
Dans le Québec contemporain, celui d’après la Révolution tranquille, la sécularisation de l’espace public a laissé peu de place pour le croyant et le fait religieux. C’est surtout dans un espace extrêmement contraignant et normatif, selon les logiques de l’individualisation du rapport à l’État et aux institutions, de gouvernance urbaine et de sécurisation de l’espace public, que les jeunes Québécois racialisés incarnent et produisent leur urbanité. En septembre 2013, au lendemain des élections provinciales qui l’avaient amené au pouvoir suite au « Printemps érable » ‒ le mouvement de contestation étudiante au Québec relatif à l’augmentation des droits de scolarité ‒ le gouvernement de Pauline Marois présente la Charte des valeurs québécoises. Le projet de loi repose sur la neutralisation des services de l’État, l’interdiction de signes religieux ostentatoires pour les fonctionnaires et l’obligation de se présenter à visage découvert lorsque l’on reçoit ou l’on offre un service de l’État. Si le projet est abandonné à la suite de fortes mobilisations et entraîne la défaite du gouvernement Marois aux élections d’avril 2014, cet épisode a laissé des traces chez les individus et les groupes stigmatisés. En effet, une nouvelle fois, ce sont les populations arabo-musulmanes qui se retrouvent, entres autres, ciblées par des mesures racialisantes, avec les mêmes figures de proue aux avant-postes : le musulman pratiquant et la femme voilée.
C’est dans ce contexte que ces jeunes Montréalais se sont envolés pour la Syrie en janvier 2015 et que d’autres ont tenté de les rejoindre plus tard. Pourtant, rares sont les analyses qui prennent sérieusement en compte l’aspect suivant : peut-être qu’ils partaient rejoindre quelque chose, mais peut-être également qu’ils fuyaient autre chose. L’ambiguïté du contexte montréalais contemporain et ses implications sont étroitement saisies par le questionnement d’une étudiante du collège, interrogée à l’automne 2015 :
Qui n’a pas envie de partir à l’aventure quand tu t’assois derrière [au fond de la salle de classe] et que personne s’assoit avec toi ? (Étudiante 45, Dejean et al., 2016)
Les différents profils de « voyageurs à risque » ont conforté une certaine perception du phénomène de la radicalisation dans le discours social dominant. Elle peut s’apprécier dans les différentes formules sulfureuses et sensationnalistes de la « nouvelle sensibilité conservatrice » québécoise (Belkhodja, 2008), qui restent persuadés que l’ « on vous tranchera la tête »11, sûrement par « un commando musulman au Cegep12 », par exemple. On peut néanmoins s’interroger et se préoccuper avec raison de la place accordée à la parole et au point de vue des jeunes montréalais racialisés alors que « la question de l’engagement des jeunes est au cœur des discours politiques et médiatiques » (Becquet and Goyette, 2014 : 2).
Le processus de radicalisation à l’ère de la « guerre contre le terrorisme »
Dans le monde de l’après 11 septembre, il est devenu courant d’affirmer que les Arabes sont désormais les « nouveaux » Noirs. Compte tenu de l’hystérie anti-Arabe – détention illégale, mesures extrajudiciaires, torture, profilage racial, indifférence culturelle et religieuse – qui caractérise au bas mot les dix dernières années, on peut comprendre cette idée. (Austin, 2015 : 241)
Au début des années 2000, les préoccupations du discours social dominant au Québec se concentrent sur le phénomène des gangs de rue chez les jeunes (Boudreau, 2013), touchant particulièrement les communautés afro-canadiennes et les jeunes immigrants caribéens. Comme le suggère David Austin (2015), les craintes se sont progressivement orientées et cristallisées vers le phénomène de la radicalisation dans une ère post-11 septembre et post-Printemps arabes, marquée par les différentes attaques et attentats successifs, par l’arrivée de migrants liés aux conflits armés, mais aussi par les départs de jeunes vers les zones de conflit. Les travaux des chercheurs sur la question de la radicalisation confirment quant à eux un changement de paradigme. Ce déplacement, passant d’une entrée plus collective à un regard centré sur l’individu, tant sur les perspectives sécuritaires et les travaux sur le terrorisme que sur les perspectives plus critiques, s’effectue selon une logique de prévention de la menace dans un contexte de guerre contre le terrorisme, sans pour autant justifier la transition explicitement (Amiraux et Araya-Moreno, 2014). Les populations arabes et musulmanes se retrouvent sous le feu des projecteurs, au cœur du discours social dominant et des dispositifs sécuritaires (Amiraux 2014). Plusieurs travaux ont éclairé les limites de ce changement de paradigme (Kundnani, 2012, 2014, Sedgwick, 2010, Amiraux et Araya-Moreno, 2014, Garner et Selod, 2015), concernant particulièrement la stigmatisation et l’islamophobie. Le contexte québécois et montréalais illustre aussi ce virage sécuritaire. Nous avons montré avec Julie-Anne Boudreau (2017) que les enjeux locaux au niveau de la sécurité urbaine, comme la crise d’Oka en 1990 (un conflit opposant les communautés Mohawks aux gouvernements québécois et canadien) ou la crise des inondations et du verglas au Québec de la fin des années 1990, s’articulent avec les enjeux plus globaux comme ceux de la guerre contre le terrorisme pour renforcer la configuration des dispositifs sécuritaires urbains, particulièrement dans les phases de restructuration des services. Cependant, la notion de sécurité portée par les institutions publiques et privées montréalaises ne recoupent pas nécessairement les préoccupations des jeunes montréalais racialisés. Dans un contexte global où les jeunes de tous horizons vivent, subissent et appellent à la reconnaissance de leurs conditions de vie marquées par la précarité, l’exclusion et l’injustice sociale, celles et ceux que j’ai rencontrés évoquent les situations conflictuelles ordinaires rencontrées à la maison, à l’école ou dans des petits boulots, ainsi que les inégalités de traitement dans les ressources et les opportunités à disposition :
De plus en plus, on le voit, que y’a des jeunes que à l’école ils se reconnaissent pas ! Y’a des jeunes que : oui t’apprend, mais est-ce que t’avance ? Pis, j’trouve que ça c’est un des plus gros problèmes qu’il va falloir régler pour que tout le monde avance à un rythme égal13.
We don’t relate to that… to those… to everything over there, to those people, to their cars, to their parks interventions. (Un jeune participant du projet mapCollab, VESPA, 2013-2016)
Par ailleurs, l’émergence du concept de radicalisation remonte aux attentats de Londres de 2005, alors qu’il permet de consolider théoriquement certaines pratiques des agences de sécurité (surveillance, profilage et prévention, entre autres), mais surtout d’appuyer localement le chapitre de la guerre globale contre le terrorisme (Kundnani, 2012, 2014). Toutefois, la notion de radicalisation reste confuse et contestée même s’il est possible de faire remonter son usage théorique et pratique aux années 1960 avec les mouvements d’extrême-gauche. Les notions de passage à l’acte et de violence cristallisent les divergences. En effet, si d’un côté on cherche à savoir ce qu’il se passe avant les différentes attaques, de l’autre, on est aussi en quête d’une formule magique ou « clé en main » pour les prévenir.
Face à complexité du phénomène en question et à partir de la conception de Simmel (1999) présentée en introduction, il est possible d’avancer que le Collège de Maisonneuve a été construit comme une frontière, tant symbolique que matérielle. En effet, l’établissement s’avère être un lieu idéal pour incarner la menace : un établissement pré-universitaire jouissant d’une bonne réputation localement ; fréquenté de manière croissante par la population arabo-musulmane montréalaise, à sa fois issue des récentes vagues migratoires provenant principalement du Maghreb; et secoué par différents épisodes de controverse qui se sont succédés rapidement. Au sein de l’établissement, une majorité d’étudiants évoque un collège ordinaire faisant face aux enjeux de la diversité (cf. le webdocumentaire PLURADICAL, 2018) ; tout en incarnant symboliquement le « collège des terroristes » ou le terreau de la radicalisation au Québec, et matériellement, le lieu particulier dans lequel le phénomène a été circonscrit. Le Collège de Maisonneuve a été l’espace au sein duquel les réalités vécues par une jeunesse racialisée se sont confrontées aux perceptions de la population majoritaire, sans qui ne soient réellement prises en compte les caractéristiques de l’expérience des premiers, comme l’exprime le témoignage de cet étudiant :
C’est dur un peu pour les trucs que tu laisses. Tu deviens un peu québécois fixe. Tu oublies ta culture tellement tu es ancrée dans la société québécoise […]. C’est comme un néo-racisme en quelque sorte. Ce n’est pas visible, mais tu le sens. C’est au niveau des postes, des opportunités. Au Canada, ils sont très subtils, [mais] on voit, on comprend ce qu’il se passe. [C’est comme avec] le formulaire que tu signes, c’est subtil mais on le voit, pis malheureusement c’est encore comme ça. Ce n’est pas supposé d’être comme ça. Il y a beaucoup de richesses chez les immigrants. (Étudiant 9, Dejean et al., 2016)
Conclusion
Le tournant de la radicalisation au Québec a renforcé l’islamophobie et la stigmatisation des jeunes montréalais racialisés, particulièrement pour les jeunes de la communauté arabo-musulmane, alors que cet aspect n’est qu’une des facettes d’un phénomène plus large. En effet, en janvier 2017, deux ans après les évènements du Collège de Maisonneuve, Alexandre Bissonnette, un jeune Québécois blanc francophone, a assassiné six Québécois musulmans dans une mosquée de la ville de Québec. Malgré les mesures mises en place pour prévenir la radicalisation violente, le cycle de la violence a pris une forme inattendue localement.
Pour les jeunes montréalais racialisés, le chapitre local de la guerre contre le terrorisme signifie une normalisation du conflit et la banalisation de la violence : « la violence de classe contemporaine […] s’articule dans un état d’exception permanent, intimement lié à un travail d’absolutisation de l’ennemi (notoirement, dans le discours de la lutte antiterroriste) » (Labica in Harvey, 2010 : 15). Le discours social dominant au Québec, ainsi que les initiatives sur la prévention de la radicalisation violente, ont majoritairement fait l’impasse sur les enjeux rencontrés par les individus et les communautés stigmatisés en se détachant des conditions d’émergence du phénomène en question.
Au moment crucial de « dépasser les frontières » dans le Québec contemporain face à la polarisation d’une partie de la population, une étude approfondie sur les évènements liés à la radicalisation dans « la capitale du Vivre ensemble » devra nécessairement prendre en compte tous les aspects que recouvre la notion de violence, comme nous y incite Sylvia Walby (2010 : 97) :
Violence is irreducible to biology, to politics, the state, the economy, symbols of culture; while yet demonstrating the interactions with each of these.