L’importance des dynamiques d’interactions entre pairs pour le développement de la langue de scolarisation

DOI : 10.57086/dfles.653

Résumés

L’objectif de cet article est d’analyser l’impact des activités d’éveil à la diversité sur le développement de la langue de scolarisation. Est-ce que les activités qui s’appuient sur les ressources des enfants et qui mobilisent des compétences relationnelles favorisent le développement de la langue de scolarisation ? Les analyses se basent sur la transcription d’enregistrements réalisés lors de trois moments d’échanges avec des enfants de Grande Section dans deux classes d’une école maternelle. Elles découlent de la conviction de la place centrale de la langue dans l’épanouissement de toute personne, que ce soit du point de vue personnel ou scolaire.
Nous ancrons notre réflexion sur les principes qui régissent l’apprentissage éthique et sur le respect de la dignité des apprenants et de toutes leurs ressources, les liens d’appartenance et de loyauté et sur la reconnaissance de la complexité de l’être. La mobilité dans l’espace à l’échelle globale est perçue comme un élément déclencheur d’un changement fondamental et invite les théoriciens et les praticiens à s’interroger sur les pratiques pédagogiques et à proposer un changement de posture.
Nous invitons les enseignants à sortir de l’ethnocentrisme dans lequel l’habitus scolaire tend parfois à nous confiner. Les règles et normes qui dictent les comportements socialement acceptables et pédagogiquement désirables ne sont ni universelles, ni aléatoires. D’une part, l’imposition de ses règles permet le maintien de l’ordre social. D’autre part, la normalisation de ces règles dès les premières années de scolarisation nuit à la possibilité de se positionner par rapport à un déjà-là social.

The purpose of this article is to analyze the impact of diversity awareness activities on the development of the language of instruction. Do activities that rely on children's resources and mobilize relational skills promote the development of the language of instruction? Analyses are based on the transcription of recordings made during three exchange sessions with kindergarten children from two different classes. They are also based on the premise that language plays a central role in the development of every individual, whether from a personal or academic perspective.
Our reflection follows the principles that govern ethical learning, respect for the dignity of the learning person and all their resources, their affiliations and loyalty, and the recognition of the complexity of individuals. Mobility on a global scale is seen as a trigger for fundamental change, inviting theorists and practitioners to question pedagogical practices and propose a change in posture.
We invite teachers to break free from the ethnocentrism in which school habits sometimes tend to confine us. The rules and norms that dictate socially acceptable and pedagogically desirable behaviors are neither universal nor arbitrary. On the one hand, imposing such rules allows for the maintenance of social order. On the other hand, the normalization of these rules from the first years of schooling undermines the possibility of positioning oneself in relation to an already existing social context.

Index

Mots-clés

appropriation, langue de scolarisation, analyse structurelle, altérité et construction du commun, école maternelle

Keywords

appropriation, language of instruction, structural analysis, otherness and construction of the community, kindergarten.

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Introduction

L’étude qui est à l’origine de cet article cherche à connaitre l’impact des activités interculturelles sur le développement de la langue de scolarisation. Nous avons choisi de concentrer nos efforts sur le développement de la langue de scolarisation. La possibilité de mobiliser une compétence linguistique socialement validée et légitimée permet à l’individu de s’épanouir personnellement et professionnellement. Nous nous appuyons sur la conviction que toute personne doit pouvoir avoir l’expérience du succès scolaire. Pour cela, il est fondamental de prendre en compte le caractère multilingue des écoles, induit par la présence en leur sein d’acteurs plurilingues. Nous n’allons pas ici explorer la dimension interculturelle puisque cette dimension constitue un enjeu majeur dans le domaine de la didactique des langues et des cultures et a été explorée dans d’autres articles de manière détaillée (quoique non exhaustive). Les lecteurs pourront se référer à ces articles pour en savoir plus.

L’article est structuré en deux parties. Premièrement, nous présentons une analyse structurelle de la langue à partir des transcriptions faites auprès de 24 enfants de deux classes de Grande Section dans une école maternelle pendant une année scolaire. Dans une des deux classes, l’enseignante a mis en place environ 50 heures d’activités d’éveil à la diversité. Les résultats de cette analyse permettront de mettre en lumière les dynamiques de diffusion des compétences linguistiques au sein de chaque groupe classe.

Deuxièmement, nous nous penchons sur des études dans le domaine des sciences du langage et des sciences de l’éducation. L’objectif de cet apport théorique est de mettre en lumière ce que ces études nous disent sur le développement de la langue, d’une part, chez l’apprenant allophone et, d’autre part, dans l’école maternelle. Il devient possible, à partir de ces informations, d’interroger certains habitus scolaires dans ce qu’ils produisent comme expérience effective chez les apprenants. Les tensions entre le singulier et le collectif, l’individuel et le social et les rapports à l’altérité apparaissent comme moteurs de production de connaissance et de transformation.

Dans la conclusion, nous soulignons les avantages d’une approche qui met au premier plan la relation entre les apprenants. Le conflit sociocognitif, les liens de solidarité et les tensions qui émergent de ce contact jouent un rôle important dans le développement de la compétence métalinguistique, dans la constitution d’un groupe d’apprentissage qui s’appuie sur la confiance et le respect mutuel. C’est un aspect rendu possible par la confrontation avec d’autres modes d’agir et de dire. Nous affirmons le besoin d’élargir la compréhension des possibilités qui sont créées dans et par le collectif pour les questions linguistiques. La poursuite des études en cours pourra nous éclairer davantage sur cet aspect.

La dynamique de diffusion des compétences linguistiques

L’analyse systémique de la langue participe à une investigation plus vaste qui situe les productions individuelles à partir d’au moins trois prismes. Le premier considère que ce qui compte pour s’approprier une langue est de mettre en pratique la langue en se livrant à une activité personnelle et créatrice qui permet à la personne de dire et de se dire dans le monde. Le deuxième prisme considère la langue comme une entité médiatrice dans le lien interpersonnel. Les négociations et les frictions qui ont lieu dans ces échanges sont les parties émergées et observables des mondes qui se rencontrent. La possibilité existe alors de découvrir des liens de solidarité avec l’autre et en même temps de découvrir l’autre qui existe en soi. La porosité qui existe entre les mondes permet une compréhension mutuelle et la possibilité d’un changement constant. Le troisième prisme considère ce patrimoine en ce qu’il nous rappelle notre appartenance commune et notre capacité de faire communauté. C’est grâce à ce faire commun que le singulier peut émerger. Dans cette perspective, les altérations dans la langue sont à la fois des éléments révélateurs et moteurs des transformations qui s’opèrent sur le plan social.

Il est important d’expliciter ces dimensions qui se nourrissent constamment d’une réflexion de fond à partir de laquelle une analyse structurelle de la langue peut gagner en sens. Nous proposons cette toile de fond qui teintera ainsi une construction qui reposera sur deux piliers. L’analyse d’indicateurs linguistiques fournit des données qui seront mises en contexte. Ce contexte est celui des pratiques et des dynamiques observées à l’école. Des suggestions ou des pistes de réflexion concernant les pratiques et habitus scolaires liées au contexte étudié sont possibles par la mise en parallèle de ces deux piliers.

1. L’acquisition de la langue

Quand on parle de l’acquisition du langage, on parle d’un processus universel qui différencie les humains des autres animaux. Un enfant acquiert le langage de manière naturelle. Il s’agit d’une fonction biologique et sociale. La langue est l’incarnation de cette fonction biologique.

L’institution sociale qu’est la langue « détermine l’insertion de l’enfant dans la société et la culture. Le langage de l’enfant se réalise donc dans le parler de son entourage et son développement est indissociable d’une évolution du fonctionnement cognitif » (Canut, 2007, p. 1).

Si, d’une part, l’acquisition concerne ainsi ces prédispositions universelles propres à l’être humain, d’autre part, le terme apprentissage renvoie à une autre idée. Selon Lentin, l’apprentissage est le résultat d’une interaction complexe entre l’apprenant et des personnes, des événements, des idées et la société sous de multiples formes (Lentin, 1998). Pour cette même auteure, on peut dire qu’on acquiert le langage et qu’on apprend une ou plusieurs langues. Dans les établissements scolaires, c’est de l’apprentissage de la langue, des langues et dans des langues qu’il s’agit.

Selon Porquier (1994) « acquisition » évoque un processus naturel propre à l’homme et « apprentissage » un processus guidé. Le terme « appropriation » est pour cet auteur un terme hyperonymique qui recouvre acquisition et apprentissage. L’auteur différencie ainsi deux aspects, le processus d’appropriation pouvant être conscient/non conscient, explicite/implicite, et les contextes d’appropriation qui peuvent être en milieu guidé ou non guidé, en milieu institutionnel/en milieu naturel.

L’association courante du terme apprentissage à celui de maitrise de la langue lie ce premier terme à une idée de contrôle qui a vocation à être évalué. L’apprentissage évoque l’activité individuelle rendue possible par la relation dialogique avec ses pairs. L’accent est mis sur les résultats.

Plus qu’une relation sémantique hiérarchique, la compréhension adoptée du terme appropriation proposé par Porquier ouvre une autre perspective. Dans cette orientation, les langues-langages-discours sont alors considérés comme une composante des expériences du monde, de soi, des autres et ce qui nous permet, avec d’autres expériences non uniquement langagières, d’entrer en relation avec les autres, de confronter nos interprétations aux leurs. S’approprier une autre langue reviendrait alors à comprendre (au sens herméneutique évoqué ici, et non pas au sens « cognitif ») que les autres ont une expérience de l’humanité, du monde, différente de la sienne, et donc font sens autrement. « Il ne s’agit pas, comme on l’entend souvent, de se “mettre à la place des autres”, mais bien d’entrer en relation avec eux, de se confronter à cette altérité » (Castellotti, 2017, p. 41). Apprendre est ainsi un processus unique. « Aucun [humain] ne s’approprie une nouvelle “langue”, ni n’éprouve une nouvelle expérience linguistico-culturelle sur le même mode, car cette appropriation constitue une expérience à chaque fois différente, en fonction de son histoire et de ses projets » (Castellotti, 2017, p. 51).

Le terme « appropriation » correspond en effet à une orientation qui considère les langues comme des expériences et qui postule que les langues servent à bien plus que communiquer. Les langues mettent les individus en relation à différents niveaux (intergroupe, interpersonnel et intrapersonnel). Selon cette perspective, le sens ne se construit pas dans les mots qui, agencés dans l’énoncé, ne révèlent que partiellement leur sens, mais entre les mots, par les possibilités relationnelles qu’ils créent quand ils sont prononcés. La dimension temporelle est fondamentale et l’accent est mis sur le processus.

Les acceptions que nous proposons pour ces trois termes acquisition, apprentissage et appropriation, doivent être gardées à l’esprit dans la suite de cette étude. Le terme acquisition sera employé pour désigner les étapes universelles qui, malgré la variation que l’on peut observer entre les individus, sont obligatoires. Le terme apprentissage permettra de se concentrer sur le contexte scolaire où il existe des attentes précises concernant la langue scolaire. Le terme appropriation est centré sur la direction visée. L’apprentissage schématique de langue peut être conçu dans ce qu’il apporte à une appropriation de la langue. La soumission simpliste à la norme par la reproduction de mots ou de phrases doit être réfutée.

En prenant en considération l’âge des enfants qui ont participé à cette étude, il convient de préciser que les processus évoqués ci-dessus ne peuvent pas être isolés de manière à identifier ce qui relève de l’un ou l’autre. Comme nous le rappelle Goï, « l’âge des élèves de maternelle et le développement du jeune enfant obligent à considérer simultanément l’acquisition du langage et l’appropriation des langues » (2016, p. 34). Étudions de plus près les étapes de l’acquisition du langage.

De nombreuses études ont porté sur les premiers stades de l’acquisition des structures syntaxiques et relèvent en grande partie du champ de la psycholinguistique développementale. La plupart de ces études ont été réalisées sur des enfants anglophones et cherchent à dégager un ordre général d’apparition des phénomènes langagiers. Malgré la grande hétérogénéité qui existe entre les enfants et la grande disparité des résultats, ces études ont permis de poser les jalons de l’acquisition. Tous les enfants qui ne présentent pas de trouble langagier spécifique traverseront ces étapes (dans l’ordre présenté ci-dessous) au cours d’une période qui couvre environ les 36 premiers mois de vie de l’enfant (Kail, 2015 ; Karmiloff & Karmiloff-Smith, 2001, 2002).

  1. Début du contrôle articulatoire permettant de moduler la hauteur et l’intensité de la voix
  2. Babillage qui présente des caractéristiques universelles
  3. Premiers mots
  4. Accroissement du vocabulaire et réorganisation du système de production
  5. Période de constitution du lexique de production
  6. « Explosion » lexicale

Les enfants construisent les bases de leur langue première durant les quatre premières années. À l’âge de deux ans, les enfants disposent d’un lexique variant entre 200 à 600 mots. Et à six ans, il comporte à peu près 14 000 mots, ce qui représente un taux d’apprentissage moyen de neuf mots par jour, presque un mot par heure, de deux à six ans (Clark, 1998).

Il est intéressant de noter que les premiers mots produits tendent à être les mêmes dans toutes les langues. Ils font référence à des objets, des personnes, des animaux, des nourritures, des parties du corps, des routines sociales ou des ordres qui font partie de l’environnement direct de l’enfant (Karmiloff & Karmiloff-Smith, 2002). Ces mots font référence à quelque chose qui est symbolisé par un signe phonétique arbitraire. Cette activité symbolique est chez l’enfant la manifestation d’une spécialisation où le bébé renonce progressivement à l’universel pour atteindre le spécifique, une langue (Kail, 2015).

La façon dont ces mots s’organisent entre eux et la relation qu’ils établissent entre eux constituent ce qu’on appelle la syntaxe (Rondal et al., 1987 ; Mac Whinney, 2018). De nombreuses études ont exploré ce lien entre la longueur d’un énoncé et la complexification syntaxique. Cette mesure reste importante parce qu’elle permet de contraster les résultats à partir d’un autre critère que celui de l’âge et peut donner d’importants indices concernant l’apprentissage du fonctionnement morphosyntaxique de la langue cible qui, selon Kail (2015, p. 48), commence au cours de la deuxième année et se poursuit durant toute l’enfance jusqu’à la maitrise des structures syntaxiques complexes.

Les premiers prototypes de phrases (SOV, VSO, SVO…) vont graduellement se complexifier par l’inclusion de ce que Lentin (1975) appelle les complexités syntaxiques (les articles, les conjonctions, les prépositions, etc.). Elles vont permettre au locuteur d’exprimer des relations sémantiques ou logiques entre les mots, puis entre les énoncés. Cette hiérarchisation qui consiste à aller de l’énoncé simple au complexe a été proposée par Lentin dans les années 70 et continue à être développée par Canut (2006, 2007, 2009).

Deux mouvements apparemment contradictoires co-existent. D’une part, il est important de préciser que l’enfant ne progresse pas par rapport à une norme prédéterminée, mais par rapport à lui-même (Lentin, 1998). D’autre part, cette hétérogénéité peut être mise en perspective dans la mesure où « [l]’ordre d’acquisition des structures n’est pas immuable, bien qu’aucun locuteur n’ait jamais produit, par exemple, d’énoncés à 2 ou 3 phrases complexes avec enchâssement avant d’avoir produit des phrases simples » (Berthoz-Proux, 1975, p. 109).

Les introducteurs de complexité sont des articulations syntaxiques du discours pouvant être utilisées par des enfants en voie d’acquisition du langage jusqu’à 6 ou 7 ans. En 25 années de recherches, Lentin n’a pas trouvé d’ordre fixe d’apparition de ces éléments de fonctionnement syntaxique. Elle note que les disparités viennent de la fréquence d’utilisation, de la disponibilité à l’emploi, de la possibilité de combinatoire de ces éléments (1998, p. 36-37). La même année, Clark propose une sorte de progression et souligne les « fautes d’usage ».

Vers deux ans et demi, les enfants commencent à employer des conjonctions comme et ou et puis (dans les narrations) ; que (pour introduire les relatives et les complétives). Ensuite ils ajoutent après que, avant que, alors que, pour que, etc. (e.g. Taulelle 1984), mais avec des fautes d’usage qui révèlent qu’ils n’ont pas encore maitrisé les significations précises. Et lorsqu’on examine leur compréhension des conjonctions temporelles, par exemple, on trouve qu’à part une appréciation de la séquence dans le temps, les enfants, même à quatre ou cinq ans, n’arrivent pas à comprendre avant que et après que. (Clark, 1998, p. 57)

Ces « fautes d’usage » sont des tâtonnements, des essais, des expériences du locuteur. Nous savons que toutes les étapes de l’acquisition du langage ne sont pas forcément extériorisées et que ces « fautes d’usage » sont, comme pour les répétitions, des indices d’un fonctionnement mental.

La présence d’un élément dans l’énoncé de l’enfant, même s’il est employé de façon déviante par rapport à la norme, montre bien que cet élément est en cours d’intégration dans son répertoire. C’est dans la relation dialogique avec un interlocuteur que des ajustements internes peuvent donner lieu, dans un deuxième temps, à des extériorisations considérées justes parce que partagées par les locuteurs. C’est pour cette raison que nous n’analysons pas la justesse de l’emploi de tel ou tel élément grammatical dans l’énoncé de l’enfant. Comme nous l’avons souligné dans l’introduction, cela ne nous semble pas de notre ressort. Une évaluation de l’emploi de la langue selon une norme grammaticale standard nous engagerait dans une démarche que, justement, nous essayons de modifier. Les éléments constitutifs d’un texte oral peuvent éventuellement s’organiser de façon non attendue mais tout aussi légitime parce qu’ils constituent la compétence plurilingue et pluriculturelle de l’enfant. Nous faisons donc valoir l’impossibilité de « juger » l’adéquation ou l’inadéquation d’un énoncé ou d’un mot à partir de l’identification de la présence ou de l’absence de ce même matériel linguistique.

En considérant les prototypes de la phrase simple en langue française, nous analyserons la présence de pronoms sujets, de verbes et d’introducteurs de complexité, la longueur moyenne de l’énoncé et la diversité lexicale dans les énoncés des enfants.

2. Les indicateurs linguistiques

Il existe entre les enfants du même âge une grande hétérogénéité dans la production orale. La multitude d’événements qui impactent ce processus fait que le facteur âge n’est pas, à lui seul, un indicateur fiable de la structuration et de la complexification de la langue orale. Nous avons vu plus haut qu’une corrélation entre la longueur moyenne de l’énoncé et la complexité grammaticale peut être établie. La longueur moyenne de l’énoncé, dorénavant LME, comptera parmi les indicateurs analysés.

L’acquisition du lexique est l’un des objectifs clés de l’école maternelle. La langue, objet et moyen d’apprentissage, est présentée dans le Bulletin Officiel (2008) dans une partie qui lui est exclusivement dédiée. Les expressions « croissance du vocabulaire », « acquérir un vocabulaire précis », « adapté » ou « approprié » figurent dans ce document. Savoir nommer des objets, des actions et des sentiments est très souvent un des objectifs des enseignants qui disposent d’imagiers et de pochettes lexicales dans leurs classes. Un nombre important de livres destinés aux enseignants proposent des activités pour le travail en classe avec les sons et les mots, non sans raison.

Les mots jouent un rôle important dans l’acquisition et la structuration de la langue orale. Les premiers mots émergent grâce à l’attention conjointe entre l’adulte et l’enfant. L’enfant découvre que les objets ont un nom et élargit petit à petit son répertoire lexical. L’explosion lexicale, vers l’âge des trois ans, est également l’une des phases marquantes du processus d’acquisition de la langue. Disposer d’un lexique diversifié est un indice d’apprentissage de la langue de scolarisation.

La structuration de la langue orale se fait par plusieurs étapes qui vont du babillage (et même avant) jusqu’à une structure qui se rapproche de celle de l’adulte. Les mots-phrases ou les phrases à deux mots sont les premiers pas vers une phrase élémentaire du type Pronom + Groupe Verbal. Parallèlement, on trouve aussi les phrases de type Présentatif + Groupe Nominal (« C’est mon ami »). Ces formes se complexifient par l’ajout progressif d’introducteurs de complexité qui amorceront la production des phrases complexes chez l’enfant. La vérification des pronoms, des temps verbaux et des connecteurs de complexité utilisés par les enfants fournira des indicateurs fondamentaux de la complexification et de la structuration syntaxique.

3. La méthodologie

Cet article présente les résultats d’une recherche menée auprès de 24 enfants âgés de 4 à 5 ans, dans deux classes d’une école maternelle du sud de la France. À l’exception d’un enfant, tous sont nés en France et la grande majorité des enfants ont des liens étroits avec d’autres pays que la France. L’école est située dans un quartier prioritaire avec une forte présence de familles issues de l’immigration et beaucoup d’enfants parlent une autre langue que le français à la maison. Il s’agit donc d’un public plurilingue, majoritairement allophone (Auger, 2022 ; Churchill, 2002). L’objectif de cette étude est de comprendre l’impact des activités interculturelles et de la sensibilisation à la diversité des langues sur le développement de la langue de scolarisation et le rapport à l’altérité. Pour cela nous avons pu suivre le quotidien de ces deux classes pendant un an. Dans l’une des classes, l’enseignante a intégré pendant une cinquantaine d’heures des séances incluses dans le portfolio d’activités d’éveil à la diversité1 élaboré dans le cadre de cette recherche, tandis que dans l’autre classe, l’enseignante n’a rien changé par rapport à ses habitudes pédagogiques.

Ce portfolio contient environ 100 heures d’activités variées regroupées en trois catégories appelées biographies langagières, albums de jeunesse et ateliers philo. Dans la première catégorie, on trouve des séquences pédagogiques de sensibilisation à la diversité des langues et de mise en valeur des répertoires langagiers des enfants et de leurs biographies langagières. Dans la deuxième se trouve une courte bibliographie consacrée à la diversité linguistique et culturelle. Enfin, dans la troisième se trouvent des propositions de thèmes et de méthodologie pour la mise en pratique d’ateliers philosophiques avec des enfants.

Il s’agit d’une étude exploratoire, où un parallèle est établi entre la mise en place des activités du portfolio nommé « Portfolio d’activités éveil à la diversité », dorénavant AED, et la progression dans la langue de scolarisation. Nous présentons les résultats des transcriptions des moments d’échange avec chacun des 24 élèves de Grande Section (12 dans chaque classe). La différence observée dans la dynamique linguistique entre ces deux classes est justifiée en partie par la présence/absence des activités du portfolio qui visent à mettre en lumière la pluralité linguistique et culturelle présente dans la classe et à favoriser une expérience et/ou une réflexion sur toute forme d’altérité. L’étude complète intègre deux autres axes d’analyse. L’analyse du positionnement de chaque enfant dans le réseau social de la classe et l’analyse de la langue en tant que pratique sociale composent le tableau qui, avec l’analyse du développement oral de la langue de scolarisation, dirige notre attention pour la suite vers des approches qui reconnaissent l’importance d’un apprentissage ancré dans l’expérience et sur la dignité des personnes. Cet article n’explore que les données concernant l’analyse structurelle de la langue.

Pendant l’année scolaire, trois moments d’échange avec chaque enfant ont été enregistrés en image et en son. Les transcriptions issues de ces entretiens ont été traitées à l’aide de deux outils du TalkBank Project : CHAT et CLAN (MacWhinney, 2018a, 2018b, 2018c). Le premier outil, Codes for the Human Analysis of Transcripts (CHAT), permet grâce à son système de codage de produire des transcriptions harmonisées et donc partageables. Le second outil, CLAN, est un programme développé pour faire des requêtes qui permettront d’exploiter les corpus oraux. À partir de chaque transcription sous format .chat, les requêtes CLAN fourniront des résultats quantitatifs concernant la structure de la langue à un moment précis. L’aspect synchronique de cette analyse est enrichi par une perspective longitudinale dans la mesure où trois requêtes sont faites au cours de l’année scolaire.

4. Les supports déclencheurs pendant les moments d’échange.

Chaque moment d’échange est composé de trois étapes présentées de façon aléatoire à l’enfant. Chacune de ces étapes utilise un support spécifique. Dans la mesure du possible, nous avons privilégié des supports en lien avec des expériences partagées ou connues par tous les enfants participant à l’étude. Voici un bref descriptif des trois types de supports utilisés pendant chaque moment d’échange.

  • Le trombinoscope des enfants de la classe présente les visages des camarades qu’ils voient tous les jours.
  • Les albums ont été lus au moins trois fois par l’enseignante au cours du mois où a eu lieu le temps d’échange. Les enfants sont donc familiarisés avec les images et l’histoire. Il est important que l’enfant puisse choisir, dans un panel d’albums, celui qui lui plaît le plus. Dans la mesure où ce qui nous intéresse est que l’enfant se sente à l’aise pour parler, il nous semble important qu’il s’amuse et qu’il ne se sente pas contraint de raconter une histoire qu’il n’aime pas. Nous savons grâce aux travaux sur le développement de la langue de scolarisation que, dans la narration, les énoncés décontextualisés mènent à des verbalisations complètes, syntaxiquement structurées et qui peuvent être écrites. Ce sont précisément ces verbalisations qui sont prises en compte pour déterminer quels enfants « savent parler » (Lentin, 1975, 1998 ; Canut, 2007).
  • Des photos prises des enfants en activité constituent le matériel de base du troisième support utilisé comme déclencheur de l’échange entre l’adulte et l’enfant. À la différence des supports albums qui orientent vers une structure narrative linéaire, ces images décontextualisées créent la possibilité de faire appel à la mémoire et produisent des verbalisations de natures différentes du support album.

Pour le premier moment d’échange, des photos des enfants dans le contexte scolaire (en classe, dans la salle de motricité, à la récréation et en sortie) ont été utilisées. Pour le deuxième moment d’échange, des photos de famille ont été utilisées, ainsi que d’autres issues des productions à la suite de la mise en place des activités du portfolio AED destinées à l’élaboration d’une biographie langagière. Pendant le troisième moment d’échange, des photos d’enfants en activité, lors d’activités ou de sorties, ont été utilisées.

5. Les résultats

Dans la classe où les activités d’éveil à la diversité ont été mises en place, les résultats sont, dans l’ensemble, supérieurs en termes de longueur moyenne de l’énoncé, de diversité lexicale et d’utilisation de pronoms et de connecteurs de complexité.

Il existe un écart entre les résultats de la classe exploratoire et ceux de la classe témoin pour les indicateurs présentés. Cependant, comme on peut le constater dans les tableaux ci-dessous, cet écart n’est pas toujours très significatif.

Nous n’étions pas satisfaits de ces résultats dans la mesure où nous devons nous méfier de la tentation de nous focaliser sur des évaluations schématiques qui se concentrent sur les résultats. Nous savons qu’il est possible d’obtenir des résultats avec toutes les méthodes pédagogiques, y compris avec celles pratiquées dans le passé mais qui sont inacceptables aujourd’hui (Castellotti, 2017).

L’étude de la distribution de la fréquence de chacun des indicateurs linguistiques et pour chaque moment d’échange permet d’appréhender la dynamique de diffusion des compétences linguistiques au sein d’un groupe. Est-ce que les enfants dans ces deux classes se transmettent leurs compétences linguistiques ?

Résumons l’évolution de l’utilisation des verbes et des pronoms personnels, de la complexité et de la longueur moyenne de l’énoncé et de la diversité lexicale. Pour tous ces indicateurs, il est possible d’observer une production plus généralisée au fil du temps. Dans la classe où l’enseignante a mis en place des activités d’éveil à la diversité, les connecteurs syntaxiques verbalisés par certains enfants de la classe en début d’année sont produits par un plus grand nombre d’enfants en fin d’année scolaire. Parallèlement, le nombre de connecteurs non produits diminuent de manière constante. Dans la classe où les activités d’éveil à la diversité n’ont pas été mises en place, cette progression n’est pas observée aussi clairement.

Le graphique 1, par exemple, montre la progression de la longueur moyenne de l’énoncé au cours de l’année scolaire pour la classe où les AED ont été mises en place (en jaune) et pour la classe témoin (en bleu). En début d’année, la longueur moyenne de l’énoncé des élèves dans la classe exploratoire (en jaune) est de 4,5 mots. À la fin de l’année, ce même indice est supérieur d’environ 1,5 mots. Cela montre une progression positive de la longueur moyenne de l’énoncé qui est un indicateur de complexification syntaxique. La ligne bleue montre une autre dynamique. Bien qu’indiquant en début d’année, une moyenne supérieure par rapport à la ligne jaune, 4,8 contre 4,5, nous observons qu’après une montée expressive, cet indice est en fin d’année à peine plus élevé en fin d’année (4,9) et est inférieur à l’indice équivalent dans la classe où les AED ont été mises en place (5,9).

Le graphique de l’évolution de la production de diversité lexicale (graphique 2) montre une plus grande stabilité de la ligne jaune par rapport à la ligne bleue. Dans l’axe vertical, l’indice de diversité lexicale varie pour les deux classes au cours de l’année entre 64 et 74 mots. Le troisième graphique montre la progression de l’utilisation des pronoms qui varie pour les deux classes entre 3,5 et 5 pronoms utilisés en moyenne. Le graphique 4, des complexités syntaxiques, montre une variation entre 14 et 18 introducteurs de complexités utilisés au cours de l’année dans les deux classes.

Les deux indices les plus intéressants pour nous sont ceux de la longueur moyenne de l’énoncé (graphique 1) et de l’emploi des introducteurs de complexité (graphique 4). Plus qu’une addition de mots, ces deux indicateurs mettent en évidence la complexification syntaxique, c’est-à-dire la relation être les mots.

Figure 1 : Comparaisons des progressions linguistiques

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Dans les tableaux 1, 2 et 3 ci-dessous, deux lignes indiquent les proportions des élèves qui ont employé les éléments grammaticaux observés (pronoms, verbes, introducteurs de complexité). Nous affichons ici seulement deux des cinq proportions existantes. La proportion se fait en cinq niveaux (0, 1/4, 2/4, 3/4, 4/4). Dans une classe de 12 élèves, si un élément grammatical n’est employé par aucun élève, cet élément aura une gradation de 0 %. Si cet élément est utilisé par entre 1 ou 3 élèves, la gradation indiquée sera de 1/4 ou 15 % des élèves de la classe et ainsi de suite. Lorsqu’un élément grammatical est produit par 4/4 des enfants, soit entre 9 et 12 élèves, cet élément est situé dans le dernier quart (4/4).

Tableau 1 : Taux de production — Pronoms

Tableau 1 : PRONOM
AVEC AED 1er échange 2e échange 3e échange
4/4 5 4 5
0/4 1 1 0
AVEC AED 1er échange 2e échange 3e échange
4/4 1 3 1
0/4 0 0 2

Tableau 2 : Taux de production — Verbes

Tableau 2 : VERBES
AVEC AED 1er échange 2e échange 3e échange
4/4 3 3 4
0/4 2 1 1
AVEC AED 1er échange 2e échange 3e échange
4/4 3 3 4
0/4 1 0 1

Tableau 3 : Taux de production — Introducteurs de complexité

Tableau 3 : INTRODUCTEURS DE COMPLEXITÉ
AVEC AED 1er échange 2e échange 3e échange
4/4 9 10 11
0/4 12 6 5
AVEC AED 1er échange 2e échange 3e échange
4/4 5 10 6
0/4 21 11 15

Nous opposons les proportions 0/4 et 4/4 des deux classes qui ont participé à la recherche. Ces deux gradations nous permettent d’observer une différence dans la dynamique de diffusion des ressources linguistiques. De manière globale dans la classe où l’enseignante a mis en place les AED, le nombre d’éléments grammaticaux produits par la majorité des enfants est en augmentation et les nombres qui s’affichent dans la ligne indiquant l’absence de production, les nombres sont stables ou en diminution. Pour la classe où les activités n’ont pas été mises en place, la dynamique s’inverse ou montre une progression plus modérée.

Tableau 4 : Taux de production — indice de diversité lexicale

Tableau 4 : INDICE DE DIVERSITÉ LEXICALE
  Début d’année Fin d’année
AVEC AED 47 64
SANS AED 60 49

Examinons de plus près les résultats concernant la diversité lexicale (tableau 4). Ils sont représentatifs de la dynamique globale que nous cherchons à mettre en lumière.

Cet indice est obtenu en sollicitant la commande VOCD du programme CLAN et calcule la probabilité d’introduction de nouveaux mots dans le discours. L’indice ne varie donc pas en fonction de la taille du corpus. Nous pouvons l’utiliser avec des transcriptions de différents volumes. Plus l’indice est élevé, plus la diversité lexicale est grande.

Deux paramètres sont analysés. Tout d’abord, la progression de l’écart entre le plus petit et le plus grand indice de diversité lexicale (tableau 4) montre qu’il y a une plus grande diversité lexicale en fin d’année dans la classe où les AED ont été mises en place. Inversement, dans la classe où les activités n’ont pas été mises en place, cet indice est plus petit à la fin de l’année par rapport au début de l’année.

Examinons maintenant le deuxième paramètre. Ce même indice est observé pour chaque enfant et pour chaque moment d’échange. Dans la classe où les AED ont été mises en place, en début d’année, la distribution des élèves par rapport à la moyenne est équilibrée. Cinq élèves sont en dessous de la moyenne et sept élèves sont au-dessus. Au fil de l’année, de plus en plus d’élèves se situent en dessous de la moyenne alors que l’écart entre le plus haut et le plus petit indice s’accroît. Il est possible de conclure qu’il y a un alignement de la diversité lexicale dans la classe. Tous les élèves ont un taux minimal commun de diversité lexicale. Le nombre d’élèves qui se distinguent par leur indice nettement supérieur est décroissant. On peut imaginer que ces élèves mutualisent leurs compétences lexicales, ce qui entraine un mouvement de type « poussé vers le haut ».

Là où les activités n’ont pas été mises en place, en début d’année, la plupart des élèves se situent au-dessus de la moyenne. Les connaissances sont donc équilibrées. Au fil du temps, l’écart entre l’indice supérieur et l’indice inférieur diminue et davantage d’enfants passent en dessous de la moyenne. Nous pouvons en conclure qu’il y a un processus de ralentissement de la croissance dans l’ensemble du groupe et que certains élèves (ceux qui sont en dessous de la moyenne) n’arrivent pas à accéder à la diversité lexicale que les camarades peuvent produire.

Dans la classe où les AED ont été mises en place, il est donc possible de parler d’une acquisition plus généralisée ou démocratique et de l’effet « tous progressent ensemble ». Les données révèlent une mutualisation des compétences ce qui entraîne un mouvement de type « poussée vers le haut ». Ce mouvement est en accord avec les outils théoriques fournis par la perspective de l’interactionnisme socio-discursif (Bronckart, Clémence, Schneuwly, & Schurmans, 1996 ; Dolz, 2013).

Inversement, dans la classe où ces activités n’ont pas été mises en place, on constate une baisse de la croissance dans l’ensemble du groupe et certains élèves sont incapables d’accéder aux compétences langagières produites par les enfants qui se démarquent positivement dans ce processus.

Le jeune public allophone de la maternelle : ce que nous savons

Les résultats de l’analyse structurelle de la langue montrent que dans la classe où les AED ont été mises en place, les apprenants ont eu des résultats plus élevés en matière de diversité lexicale et d’utilisation des pronoms et des connecteurs de complexité. Il a été également possible d’observer pour ce même groupe d’enfants une dynamique de diffusion des compétences linguistiques.

Étant donné que l’étude s’est effectuée dans un quartier prioritaire avec une forte présence de familles issues de l’immigration, il est important de mentionner quelques études qui concernent d’une part, les publics minoritaires et d’autre part, le jeune public de l’école maternelle.

Il est important que les acteurs scolaires reconnaissent que le champ social est traversé par un ensemble de jugements de valeur qui tendent à placer le public allophone dans une prétendue difficulté de langage (Thamin, 2015).

L’article de Carol et al. (2016, p. 63) concernant le public allophone montre que « [d]u côté des enseignants, la représentation qu’ils peuvent avoir de la faible compétence linguistique en français des enfants allophones fait apparaitre de leur part des stratégies de réduction, générant en retour chez l’enfant des productions orales minimales d’un point de vue linguistique et communicatif ».

En ce qui concerne l’interaction entre pairs (enfant-enfant), ces mêmes auteurs affirment qu’on peut remarquer « […] que les formes verbales des enfants [allophones] sont quantitativement développées, tout comme celles des enfants dont le français est la langue de la maison. Cette ouverture reliée à la possibilité de s’investir dans son individualité en exprimant ses émotions, ses pensées, son amitié ou son statut génère des productions riches […] » (p. 63).

Ochs (2002, p. 103) parle d’une étude qui s’intéresse aux moments « Quoi de neuf ? » et « Montre et raconte ». Elle montre qu’aux États-Unis :

les professeurs blancs ont parfois l’impression que les enfants noirs « partent dans tous les sens » et qu’ils leur coupent la parole avec des questions hors de propos. Pourtant, une analyse plus approfondie révèle qu’en réalité les histoires des enfants noirs sont bien structurées. Le problème tient plutôt à la capacité qu’ont les enseignants de reconnaitre ce que font les enfants. Dans l’activité « Quoi de neuf ? », les enfants sont encouragés à être explicites et à ne pas supposer que les autres élèves savent de quoi ils parlent.

L’étude de Ochs éclaire notre discussion pour deux raisons. D’une part, l’auteure montre que l’impact des représentations des enseignants dans l’évaluation des productions linguistiques des enfants qui expriment de manière volontaire ou involontaire des liens de loyauté ou d’appartenances culturelles et linguistiques multiples peut atteindre différentes dimensions de la langue parlée. Dans l’exemple, c’est la structure du discours qui place l’enfant dans un lieu de non parole par l’interruption provoquée par la prétendue confusion que l’enseignante dénonce à tort et qui peut produire l’amalgame entre la forme et le contenu. De plus, les enfants de la communauté noire dont il est question dans l’étude de Ochs sont Américains, alors que les enfants de notre étude sont tous Français. La citation de Ochs nous permet ainsi de préciser le profil des enfants qui ont participé à notre étude. Il ne s’agit pas d’un public étranger ou non francophone. Ce sont des enfants français qui n’apprennent pas la langue française comme une seconde langue, mais qui renforcent l’apprentissage du français en tant que langue de scolarisation.

Ces études montrent d’une part que les enfants sont confrontés parfois de manière inconsciente et non intentionnelle à des messages qui leur disent comment être (Vandenbroeck, 2010) et à l’existence d’attentes qui ne sont pas explicitement formulées, mais qui doivent être inférées par les enfants en tant que membres de cette société (Ochs, 2002). Ces attentes tendent à produire chez les enfants des comportements qui visent, aussi de manière inconsciente, à valider ces attentes. D’autre part, les études montrent que les aprioris des « détenteurs de pouvoir » ne peuvent pas être justifiés par des analyses de l’aspect linguistique ciblé, que ce soit au niveau des formes verbales ou au niveau des structures discursives.

Dans la même veine citons également l’étude que nous avons menée dans deux classes de l’école maternelle et qui fait l’objet de cet article. Cette étude montre la disparité qui existe entre l’identification par enseignant des « bons élèves » concernant leur progression et leur réussite dans la langue de scolarisation, et la confrontation avec le résultat d’analyses approfondies de la production orale de ces mêmes enfants. Les enfants identifiés comme « bons élèves » ne correspondent pas à ceux qui se sont démarqués par une progression significative selon les critères de l’analyse structurelle de la langue décrits plus haut. Ces enfants ne sont pas non plus au centre du réseau social de la classe. Cela s’exprime notamment par l’absence de partenaire de jeu lors des jeux libres.

D’autres études s’intéressent à la « qualité » des interactions à l’école et à la maison, sans cibler un public spécifique. Nous pouvons citer, par exemple, l’étude de Wells (2006) qui montre que a) les enfants parlent moins à l’école qu’à la maison, b) les énoncés enfantins sont syntaxiquement moins complexes à l’école qu’à la maison, c) les enfants explorent moins leurs ressources linguistiques en termes syntaxiques quand ils parlent à l’adulte en classe que lorsqu’ils s’adressent à leurs parents, d) une analyse sémantique des énoncés permet d’affirmer que lorsque les enfants s’adressent aux adultes à l’école, ils sollicitent une variété sémantique beaucoup plus restreinte que lorsqu’ils s’adressent aux adultes à la maison et e) à la maison l’enfant initie les deux tiers des interactions alors qu’à l’école la proportion s’inverse, y compris pendant les échanges en tête à tête.

Des chercheurs du laboratoire LIDILEM de Grenoble ont mené une étude sur la convergence des variantes linguistiques chez les enfants de 4-5 ans. Ils ont observé que la fréquence des interactions sociales est corrélée aux variantes linguistiques produites. En d’autres termes, les enfants qui passent plus de temps ensemble parlent de façon similaire. Les enfants n’ont pas imité l’enseignant ou les « copains » qu’ils ont déclaré aimer. Les auteurs en concluent qu’un changement dans le réseau d’interaction change par conséquent la production linguistique (Nardy et al., 2014).

À ces deux aspects mentionnés dans la question relative à la monopolisation de la parole par l’adulte et les contraintes physiques et sonores, s’ajoutent des disparités dans la participation des enfants. Nous savons que le niveau de participation des enfants aux conversations scolaires permet de prédire leur réussite en début de scolarité (Canut, 2007 ; Florin, 1991 ; Lentin, 1998) et que la parole est sollicitée par et donnée à ceux qui se conforment aux attentes scolaires.

À la suite des discussions présentées, nous pouvons nous poser la question suivante. Les approches frontales de la langue, trop centrées sur l’enseignant, qui n’accordent pas assez d’importance aux interactions entre les enfants et qui ne les incluent pas dans leur globalité, ne desservent-elles pas l’appropriation même de cette dimension « langue » ciblée à l’école maternelle ? Une prise de parole contrôlée avec des attentes précises, dont le produit oral ou écrit peut être validé ou pas dans sa forme ou son contenu par l’enseignant, peut être un obstacle à l’appropriation de la langue.

Considérer que la diffusion des compétences linguistiques se fait entre pairs et qu’elle est proportionnelle aux interactions que les enfants établissent entre eux peut entrainer des changements dans les pratiques et les postures pédagogiques. Dans cette perspective l’appropriation de la langue est perçue ici dans une conception de langage et de langue où :

Il s’agit d’entrer dans une relation avec des autres, dans une rencontre qui engage chacun avec toute sa personne, et pas seulement dans la perspective d’un « faire ensemble » ponctuel ou circonstanciel […]. Le processus d’appropriation est alors pleinement considéré comme une transformation, en confrontation avec l’histoire et l’altérité des personnes, des situations, des « langues ». Comme je l’ai précisé précédemment, cette transformation des êtres humains s’instaure à travers, précisément, une mobilisation/confrontation réflexive de leur expérience mutuelle, qui se traduit en l’occurrence, pour ce qui nous occupe principalement, à travers les dimensions linguistico-culturelles. (Castellotti, 2017, p. 45)

Les règles et normes qui dictent les comportements socialement acceptables et pédagogiquement désirables ne sont ni universelles, ni aléatoires. Au contraire, elles expriment la base philosophique sur laquelle une civilisation s’est construite. Si l’imposition de ses règles permet le maintien de l’ordre social qui n’est pas remis en cause ici, la normalisation de ces règles dès les premières années de scolarisation nuit à la possibilité pour chaque personne de se situer par rapport à un déjà-là social. Il convient de se situer non pas de manière dichotomique qui inclut ou exclut mais dans une cartographie complexe qui positionne de manière toujours transitoire la personne dans une communauté donnée.

Identifier les lieux de tensions entre la conscience individuelle et la réalité quotidienne peut engager les personnes et ces tensions peuvent être une source de production de nouvelles connaissances et un moteur de transformation. Les espaces de friction, les décalages, peuvent être révélateurs de contradictions sociales ou individuelles et de la diversité d’où peut émerger le commun. Ces découvertes émergent dans et à travers une communauté de pratique et constituent le patrimoine d’expériences de ce groupe formé par tous les participants de cette communauté, enfants ou adultes.

Ce lien entre l’individu et le social, la personne et le collectif, réoriente la question de la langue sur un terrain qui prend en compte, d’une part, l’apprenant dans toute sa personne, et d’autre part, l’imprévisibilité de ce qui peut émerger du collectif, de ce faire commun qui est source de conscience et d’auto-conscience.

Selon Auger (2022) s’approprier l’environnement interculturel et multilingue de la classe peut constituer un point de départ pour la prise de conscience et l’auto-conscience des différentes manières d’apprendre les langues. Cette auteure nous invite à « prendre conscience de cette altérité en dépassant l’ethnocentrisme. Cette altérité peut donner un certain vertige mais comprendre que tous les humains fonctionnent selon des universaux linguistiques (toutes les langues ont un lexique, un ordre des mots, etc.) ou culturels (tous les humains ont un rapport à la fois social et personnel à la naissance, au travail, à l’éducation, etc.) est rassérénant. » (Auger, 2022, p. 37).

Conclusion

À l’issue des analyses et discussions, nous concluons que les AED ont un impact important sur la dynamique des interactions et sur la manière dont les connaissances linguistiques sont diffusées entre les enfants. Les spécificités des séquences didactiques proposées expliquent ce mouvement. Ces activités créent des espaces de parole pour les enfants, leurs expériences et connaissances étant souvent le point de départ et l’enseignant est invité à s’appuyer sur elles. Certaines activités favorisent les réflexions basées non pas sur les connaissances détenues par l’enseignant qui contrôle la situation et valide ou non les réponses des élèves, mais sur une observation horizontale. Les élèves, quel que soit leur niveau, sont mis à contribution, ce qui les engage dans une démarche d’investigation et de découverte. Enfin, les AED offrent un espace ouvert pour respecter les valeurs et les pratiques culturelles des participants.

Les résultats obtenus ont mis en évidence une dynamique de diffusion plus généralisée des compétences linguistiques dans la classe où les AED ont été mises en place. Tout en tenant compte de la limite explicative des événements éducatifs et sociaux, nous estimons que le lien entre les AED et les résultats linguistiques a été établi.

Des études en didactique des langues et des cultures et en sciences de l’éducation qui visent le niveau scolaire concerné mettent en lumière les représentations qui traversent le champ éducatif. Les éléments apportés permettent de remettre en cause les approches frontales de la langue, trop centrées sur l’enseignant, qui n’accordent pas assez d’importance aux interactions entre les enfants et qui ne les incluent pas dans leur globalité. Ces approches sont préjudiciables au développement même de cette dimension langue ciblée à l’école maternelle.

Cette discussion appelle à une prise en compte plus effective, dans les contextes d’apprentissage formel, de la dimension collective et interdépendante du développement des compétences linguistiques. La notion de conflit sociocognitif permet d’approcher cette perspective collective en caractérisant les confrontations contradictoires entre élèves comme particulièrement bénéfiques pour le développement de l’élève et une ouverture à l’altérité linguistique (Candelier, 2003). Les manières de dire et de faire de l’autre permettent sans doute de faire bouger des lignes personnelles. Le potentiel d’une approche qui s’appuie sur le collectif ne se restreint néanmoins pas aux bénéfices sociocognitifs. La production de connaissances qui ne sont détenues en amont par aucun membre d’une communauté de pratique, mais qui ne peuvent être révélées que dans et par le collectif, présente un intérêt pédagogique et humain qui mérite d’être mis davantage en lumière.

1 Une brève description des différents types d’activités présentes dans le portfolio est proposée. Pour en savoir plus voir Kuyumjian (2022).

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Notes

1 Une brève description des différents types d’activités présentes dans le portfolio est proposée. Pour en savoir plus voir Kuyumjian (2022).

Illustrations

Figure 1 : Comparaisons des progressions linguistiques

Figure 1 : Comparaisons des progressions linguistiques

Citer cet article

Référence électronique

Naraina de Melo Martins Kuyumjian, « L’importance des dynamiques d’interactions entre pairs pour le développement de la langue de scolarisation », Didactique du FLES [En ligne], Hors-série 1 | 2023, mis en ligne le 20 juin 2023, consulté le 29 avril 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/dfles/index.php?id=653

Auteur

Naraina de Melo Martins Kuyumjian

Docteure en sciences du langage et membre du laboratoire LHUMAIN à l’université Paul-Valéry/Montpellier. Elle est enseignante de FLE (Français Langue Étrangère) à l’Institution d’enseignement du français langue étrangère (IEFE) et co-fondatrice de l’association de recherche coopérative en didactique des langues Entre & Avec, Montpellier (France).

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