L’objet de cette contribution est de partir d’un domaine non encore abordé au cours de nos travaux, domaine complexe dans lequel la norme semble jouer un rôle important : la littérature déclinée comme histoire de la littérature et analyse de la réception littéraire. Le levier actionné pour mener cette brève analyse sera de se tourner :
- vers une période décisive pour l’élaboration de la théorie de la réception : le tournant des années 1970,
- vers quelques textes fondamentaux à cet égard rassemblés par Hans Robert Jauß1 autour de son essai Literaturgeschichte als Provokation der Literaturwissenschaft (Jauß, 1970).
La France a tardé à prendre connaissance et à mesurer l’importance des textes et analyses de Hans Robert Jauß. La première traduction d’essais majeurs de Jauß date de 1978 : Pour une esthétique de la réception qui comprend le texte L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire, textes traduits par Claude Maillard (Université de Strasbourg) et préfacés par Jean Starobinski (Jauß, 1978).
Le constat initial de Hans Robert Jauß est celui d’une histoire de la littérature qui aligne les époques les unes à côté des autres et qui, dans sa version positiviste ou sa version idéaliste, n’arrive pas à combler le fossé entre l’approche historique et l’approche esthétique de la littérature (19e siècle).
Plus tard, les approches marxistes ou formalistes (formalisme russe) font un pas vers une approche diachronique des faits littéraires. Mais les marxistes dénient à l’art une histoire propre : l’histoire de la littérature suit selon cette approche les évolutions des rapports de production et des rapports des forces sociales. Les formalistes — en particulier Viktor Sklovsky et Jury Tynianov — dégagent l’œuvre littéraire de toute conditionnalité historique en définissant l’œuvre comme la somme des procédés artistiques qui y sont employés. Ils finissent cependant par engager le chemin vers l’histoire, vers l’évolution littéraire, en prenant en compte dans l’interprétation des œuvres d’art la relation de ces œuvres avec d’autres œuvres préexistantes.
Intervient alors ce qui nous intéresse ici, c’est-à-dire la notion de norme. Dans l’appréhension classique de l’histoire littéraire, la norme est vue à la fois sous l’angle prescriptif et appréciatif. La norme est fixée par des personnes qui ont autorité sur le plan littéraire (normes poétiques ou théâtrales du classicisme français par exemple) et qui s’appuient souvent sur le pouvoir politique et social. Elles déterminent la distinction des genres, les modèles autorisés et recommandés, les emplois, les caractéristiques formelles, les limites morales et sociales qui doivent être respectées. Ces normes ont une capacité d’extension géographique qui dépend du rayonnement politique et culturel du pays d’origine (la France du 17e siècle par exemple en Allemagne et à travers l’Europe). Les histoires de la littérature traditionnelle alignent donc ces normes et les œuvres qui leur correspondent en insistant sur leur aspect prescriptif (respect/non respect) et appréciatif (grande littérature/littérature mineure…).
Selon H. R. Jauß, les formalistes font déjà un pas en vue d’une prise en compte de l’évolution littéraire saisie dans un contexte plus large. Il remarque à ce propos :
Selon Victor Chklovski et Iouri Tynianov chaque époque voit coexister plusieurs écoles littéraires, « dont l’une, érigée en canon, représente la ligne de faîte de la littérature » ; une forme littéraire ainsi consacrée dégénère en automatisme et provoque au niveau inférieur la constitution de formes nouvelles qui « conquièrent la place des anciennes » et se développent sur une grande échelle pour être finalement à leur tour marginalisées par d’autres.
Avec ce schéma qui retourne de façon paradoxale le principe de l’évolution littéraire contre le sens téléologique et organique qu’il avait dans son acception traditionnelle, l’école formaliste est bien près déjà d’avoir renouvelé la compréhension historique de la littérature, concernant la naissance, la consécration et le déclin des genres. Elle a enseigné à voir d’un œil nouveau l’œuvre d’art dans sa dimension historique, à la situer dans le perpétuel changement des systèmes de formes et de genres littéraires. Elle a par-là préparé la découverte de cette vérité que la linguistique elle-même devait reprendre à son compte : la synchronie pure est une illusion, puisque — selon les termes de Roman Jakobson et Iouri Tynianov — « tout système se manifeste nécessairement comme évolution, et que d’autre part l’évolution présente avec nécessité les caractères d’un système ». Mais comprendre l’œuvre d’art dans son histoire, c’est-à-dire à l’intérieur d’une histoire littéraire définie comme « succession de systèmes », cela ne signifie pas encore la saisir dans l’histoire, selon l’horizon historique de sa naissance, dans sa fonction sociale et dans l’action qu’elle a exercée sur l’histoire. L’historicité de la littérature ne se réduit pas à la succession des systèmes de formes et des esthétiques ; comme l’évolution de la langue, celle de la littérature se définit non seulement par l’intérieur, par le rapport spécifique qu’entretiennent en elle la diachronie et la synchronie, mais aussi par son rapport avec le processus général de l’histoire.
Si maintenant nous faisons le point sur l’antagonisme entre la théorie formaliste et la théorie marxiste de la littérature, nous en tirerons une conséquence que ni l’une ni l’autre n’a tirée. Si l’on peut interpréter d’une part l’évolution littéraire comme une succession perpétuelle de systèmes et d’autre part l’histoire générale, l’histoire de la praxis humaine, comme l’enchaînement continu des états successifs de la société, ne doit-il pas être possible aussi d’établir entre la « série littéraire » et la « série non littéraire » une relation qui circonscrive les rapports entre l’histoire et la littérature sans dépouiller celle-ci de sa spécificité esthétique et la confiner dans une pure et simple fonction de reflet ? » (Jauß, 1978 : 42-43).
Au chapitre V de L’Histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire, H. R. Jauß désigne cette question de l’évolution de la réception littéraire au cours et sous l’influence de l’histoire comme l’interrogation cruciale qui fait accomplir le « saut provocateur » : « Poser cette question, c’est, me semble-t-il, proposer à la recherche une tâche nouvelle » (Jauß, 1978 : 43). Cette tâche consiste, comme le remarque J. Starobinski dans la préface de la traduction française des essais de H. R. Jauß, à « porter l’attention sur le destinataire […]. On a posé des substances là où devaient valoir les liens fonctionnels, on a restreint le système relationnel » alors que « la littérature et l’art ne deviennent processus historique que moyennant l’expérience de ceux qui accueillent leurs œuvres, en jouissent, les jugent – qui de la sorte les reconnaissent ou les refusent, les choisissent ou les oublient » (Jauß, 1978, préface : 11-12).
Jauß et l’École de Constance développent ainsi les lignes directrices, puis expérimentent concrètement les lignes de force d’une esthétique de la réception. L’idée centrale est ici que — tout comme le créateur littéraire ou artistique — le récepteur de l’œuvre n’est pas dépourvu de toute « référence implicite », de « caractéristiques déjà familières » (Jauß, 1978, préface : 13). Celles-ci comprennent, pour le public averti, les normes littéraires évoquées ci-dessus, mais aussi des normes-repères co-déterminées ou même fixées par le récepteur lui-même, qui établissent les caractéristiques d’un type d’œuvre déterminée, d’un genre ou même d’un auteur envers lequel le public fixe certaines attentes. Cela implique que la perception des œuvres qui se succèdent n’est pas réduite à ce que J. Starobinski nomme la « succession contingente de simples impressions subjectives », c’est au contraire « une perception guidée, qui se déroule conformément à un schéma indicatif bien déterminé, un processus correspondant à des intentions et guidé par des signaux que l’on peut découvrir et même décrire » (Jauß, 1978, préface : 13).
La constatation essentielle de H. R. Jauß est dès lors que l’attente du récepteur fait partie intégrante du processus global de déroulement de la vie artistique et culturelle parce que le récepteur aborde l’œuvre nouvelle avec, dans son champ de vision, un horizon d’attente (Erwartungshorizont) qui est simplement adopté ou, plus souvent, corrigé au cours de la lecture. H. R. Jauß désigne lui-même l’horizon d’attente comme « système de références objectivement formulable qui résulte de trois facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle [l’œuvre] relève ; la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance ; l’opposition entre langage poétique et langage pratique, entre monde imaginaire et réalité quotidienne » (Jauß, 1978 : 49).
Cette notion d’horizon d’attente est centrale chez H. R. Jauß, elle est à rattacher à Edmund Husserl qui utilise la notion d’horizon pour définir l’expérience temporelle (où il distingue un horizon d’attention, un autre d’inattention et enfin un horizon du vécu). Cette coexistence d’horizons sert à H. R. Jauß pour définir de façon ouverte son Erwartungshorizont.
L’horizon d’attente de Jauß fait ainsi une place non négligeable aux normes littéraires et aux normes-repères qui viennent d’être évoquées. L’épreuve du contact direct du récepteur avec l’œuvre permet à celui-ci de mesurer l’écart esthétique (ästhetische Distanz) entre l’horizon d’attente et l’œuvre, « cet écart qui, impliquant une nouvelle manière de voir, est éprouvé d’abord comme source de plaisir, d’étonnement ou de perplexités » (Jauß, 1978 : 54). Le cas échéant, ce processus peut conduire à un « changement d’horizon » (Horizontwandel) requis par l’accueil d’une ou d’un ensemble d’œuvres qui mettent en cause de façon plus approfondie et durable les normes et repères antérieurs (Jauß, 1978 : 53).
La théorie de la réception réintroduit donc bien le système relationnel antérieurement évoqué dans l’évaluation du fait littéraire et artistique saisi dans sa totalité. Hans-Robert Jauß insiste lui-même sur ce point en soulignant l’importance de la triade formée par l’auteur, l’œuvre et le public et en remarquant qu’au sein de cette triade, le public « n’est pas un simple élément passif, qui ne ferait que réagir en chaîne, il développe à son tour une énergie qui contribue à faire l’histoire. La vie de l’œuvre littéraire dans l’histoire est inconcevable sans la participation active de ceux auxquels elle est destinée » (Jauß, 1978 : 45).
Surmonter le déficit jusqu’alors constaté dans les études littéraires et les histoires de la littérature signifie en conséquence pour H. R. Jauß assurer la prise en compte :
- de la réception de l’œuvre par ses premiers lecteurs qui est portée par les processus qui viennent d’être décrits ;
- des réceptions ultérieures de l’œuvre, car « cette première appréhension de l’œuvre peut ensuite se développer et s’enrichir de génération en génération, et va constituer à travers l’histoire une chaîne de réceptions qui décidera de l’importance historique de l’œuvre et manifestera son rang dans la hiérarchie esthétique » (Jauß, 1978 : 45).
Ainsi, les attentes bougent à mesure que l’œuvre s’inscrit dans le temps et est confrontée à l’évolution des normes et repères qui guident la réception suivant les époques. C’est précisément cette réévaluation permanente qui fait histoire et permet de prendre en compte au cœur de l’histoire littéraire la réception des œuvres du passé.
Terminons par trois remarques importantes :
– Dans la triade « auteur-œuvre-public », les actions ne sont pas seulement à l’œuvre dans l’unique sens qui vient d’être mentionné : il y a bien au contraire interaction permanente entre ces trois pôles. Et on remarquera notamment que les auteurs d’une époque donnée connaissent ou pressentent fort bien l’horizon d’attente des récepteurs et les normes et repères auxquels la majorité d’entre eux se réfère. L’échange auteur/public commence donc dès la rédaction de l’œuvre où l’auteur entre en dialogue avec ses récepteurs potentiels, au-delà des phénomènes de références et d’intertextualité depuis longtemps appréhendés et décrits. Hans-Robert Jauß pense, quant à lui, pouvoir saisir ce phénomène dans le cas suivant : « La possibilité de formuler objectivement ces systèmes de références correspondant à un moment de l’histoire littéraire est donnée de manière idéale dans le cas des œuvres qui s’attachent d’abord à évoquer chez leurs lecteurs un horizon d’attente résultant des conventions relatives au genre, à la forme et au style, pour rompre ensuite progressivement avec cette attente – ce qui peut non seulement servir un dessein critique, mais encore devenir la source d’effets poétiques nouveaux. » (Jauß, 1978 : 51). H. R. Jauß donne alors l’exemple de Don Quichotte, avec l’attente du traditionnel roman de chevalerie ensuite détourné à travers les aventures du dernier des chevaliers et la mise en place d’une structure romanesque et d’une écriture profondément novatrice. Il mentionne également Jacques le fataliste, où l’horizon d’attente propice au schéma romanesque du « voyage » alors en vogue et au déploiement de la fable romantique cède le pas à une « vérité de l’histoire absolument étrangère au genre » (Jauß, 1978 : 51). On pourrait dès lors dire qu’il y a une sorte de « ruse de la création et de la réception » qui fonde le rapport dynamique entre l’auteur, le public et l’œuvre, que ce soit au stade de la création initiale ou de la réception ultérieure de l’œuvre concernée.
– Le processus d’échange entre trois pôles ainsi défini inclut également — et même prioritairement selon H. R. Jauß — le lecteur ordinaire, le « grand public ». J. Starobinski résume ce point de la conception de H. R. Jauß en notant : « Sans ces lecteurs-là, nous ne comprendrions pas, pour l’essentiel, l’histoire des genres littéraires, le destin de la “bonne” et de la “mauvaise” littérature, la persistance ou le déclin de certains modèles ou paradigmes » (Jauß, 1978, préface : 17). De la même façon, l’analyse des œuvres prétendument médiocres, mineures, de « grandes diffusion » est légitime et importante, puisque aucune frontière entre genres et types d’œuvres n’est étanche au niveau de l’échange entre auteur, œuvre et public.
– La théorie de la réception est elle-même un système ouvert à l’évolution et elle a assez rapidement dépassé le cadre d’une reconstruction de l’horizon d’attente « intra-littéraire » tel qu’il est impliqué par l’œuvre produite. J. Starobinski note à ce propos : « Lorsque des informations suffisantes existent, Hans Robert Jauß souhaite recourir davantage à l’analyse des attentes, des normes, des rôles extra-littéraires déterminés par le milieu social vivant, qui orientent l’intérêt esthétique des différentes catégories de lecteurs » (Jauß, 1978, préface : 18). Jauß lui-même agit d’ailleurs ainsi lorsqu’il évoque pour terminer son essai (chapitre XII) le cas de Madame Bovary en liaison avec le procès qui fut intenté en 1857 à Gustave Flaubert après la prépublication du roman dans la Revue de Paris : la forme nouvelle du discours indirect libre y est prise au premier degré par le Procureur qui conclut que la pensée rapportée de Madame Bovary constitue une « glorification de l’adultère approuvée par l’auteur » et en conséquence condamnable et […] censurable. Cet exemple permet selon Jauß de voir clairement que « l’œuvre littéraire nouvelle est reçue et évaluée non seulement par contraste avec un arrière-plan d’autres formes artistiques, mais aussi par rapport à l’arrière-plan de l’expérience de la vie quotidienne » (Jauß, 1978 : 76).
On voit bien ainsi comment Hans Robert Jauß dépasse la tentative de l’école formaliste de saisir l’œuvre littéraire dans son histoire pour aller vers une saisie dans l’histoire, « selon l’horizon historique de sa naissance, dans sa fonction sociale et dans l’action qu’elle a exercée sur l’histoire. L’historicité de la littérature ne se réduit pas à la succession des systèmes de forme et des esthétiques » (Jauß, 1978 : 43).
L’œuvre novatrice est donc celle qui déclenche avec les normes et repères littéraires et sociaux officiellement imposés ou faisant l’objet d’un large consensus un jeu subtil de respect et de transgression qui stimule la triple relation entre l’auteur, l’œuvre et le public et finit par emporter l’adhésion en faveur de son caractère novateur. Par la suite, il y a aussi une réévaluation constante des œuvres qui résistent de cette façon à l’usure du temps. Celles qui y parviennent sont celles qui — même si elles sont entrées un temps dans le champ des normes en tant que « grandes œuvres littéraires » — en sont extraites par des récepteurs (lecteurs, hommes de théâtre,…) qui arrivent à revivifier la triade auteur, œuvre, public. Ils le font en mettant à l’écart les évaluations normatives rassurantes (mais stériles) pour découvrir une relation porteuse de sens et d’émotion esthétique pour le public qui accueille l’œuvre après la période de création et de première réception. La norme apparaît alors bien dans sa forme évolutive et le rapport aux normes dans sa forme de dialogue, dans sa forme d’échange.
Pour reprendre les termes de Hans-Robert Jauß :
La nouveauté n’est donc pas seulement une catégorie esthétique. Elle n’est pas épuisée par des facteurs comme l’innovation, la surprise, la surenchère, le regroupement des éléments, la distanciation auxquels l’école formaliste accordait une importance exclusive. La nouveauté devient aussi une catégorie historique lorsque l’analyse diachronique de la littérature, poussée plus avant, en vient à se demander quels sont les facteurs historiques qui font vraiment que la nouveauté d’un phénomène littéraire est reconnue comme neuve, dans quelle mesure cette nouveauté est déjà perceptible au moment de l’histoire où elle apparaît, quelle prise de recul, quel cheminement, quel détour de l’intelligence a requis l’assimilation de son contenu, et si dans le moment de sa pleine actualisation elle a exercé un effet assez puissant pour modifier les vues que l’on avait jusqu’alors sur les œuvres antérieures, et par là les valeurs consacrées du passé littéraire (Jauß, 1978 : 67).