Peut-on définir et conceptualiser la mondialisation, le multiculturalisme, la diversité culturelle ?

Perspectives française et canadienne

DOI : 10.57086/cpe.1579

Mondialisation, multiculturalisme, diversité culturelle : dans quelle mesure peut-on définir plus précisément ces notions et en évaluer les conséquences dans le monde d’aujourd’hui ? L’objectif de ce dialogue est de poser ces questions en se basant sur les perspectives française et canadienne, et d’y répondre dans la mesure du possible.

Globalisation, multiculturalism, cultural diversity: can such concepts be defined more precisely and to what extent can we assess their consequences in today’s world? This dialogue is about asking these questions on the basis of French and Canadian perspectives, and answering them as far as possible.

Globalisierung, Multikulturalität, kulturelle Vielfalt: Kann man solche Begriffe genauer bestimmen und deren Folgen in der heutigen Welt einschätzen? In diesem Dialog geht es darum, diese Fragen auf der Grundlage von französischer und kanadischer Perspektive zu stellen, und so weit wie möglich zu beantworten.

Text

Cette contribution restitue un échange faisant suite à une journée d’étude organisée en juin 2022 par les étudiants du master Langues et société, parcours Plurilinguisme et interculturalité, de l’université de Strasbourg, autour de l’actualité des questions de contact de langues et de cultures. Intitulée Évolution des contacts de langues et de cultures : une réflexion sur l’identité nationale au sein d’une Europe multiculturelle, la journée avait pour objectif de mesurer l’impact des contacts de langues et de cultures sur la conception de l’identité nationale et européenne dans une Europe multiculturelle. Les participants étaient notamment invités à s’interroger sur la tension entre une tendance de plus en plus grande au brassage culturel, d’une part, et une forme de monoculturalisme que sous-tend l’idée d’une « identité chrétienne » de l’Europe régulièrement discutée (Lagrange, 2014), d’autre part. Dans leur appel à communications, les étudiants formulaient la problématique suivante : « [p]uisque l’identité comporte encore aujourd’hui des enjeux politiques et sociaux, comment peut-on la construire de manière à apaiser les conflits causés par les contacts de langues et de cultures, au lieu de les nourrir ? ». Un dialogue particulièrement riche s’est établi lors de cette journée entre deux participants spécialistes des questions de multiculturalisme et d’interculturalité, français pour l’un, canadien pour l’autre : tandis que Jean-Jacques Alcandre proposait une intervention intitulée « Europe. Identité racine, identité rhizome ? », Yves Laberge proposait un regard d’outre-Atlantique sur l’Europe multiculturelle, dont il se demandait s’il s’agissait d’une utopie ou d’un projet. La discussion s’est poursuivie lors d’une conversation en visioconférence enregistrée en vue de sa transcription pour les Cahiers du plurilinguisme européen, animée par Pascale Erhart, responsable de la revue.

Pascale Erhart : En introduction au numéro 3 des Cahiers du GEPE, dont la revue Cahiers du plurilinguisme européen est la continuatrice, numéro intitulé Hors Champ et qu’il a dirigé en 2011, Jean-Jacques Alcandre affirmait que le terme de mondialisation était devenu une espèce de terme « fourre-tout » qui pouvait être critiqué pour sa vacuité : trouvez-vous que c’est toujours le cas ? Qu’en pensez-vous aujourd’hui ? Comment définiriez-vous actuellement les notions de « mondialisation », « multiculturalisme », « diversité culturelle » ?

Jean-Jacques Alcandre : Pour ma part, je suis tenté de reprendre ce que j’ai dit à l’époque – en fait par rapport à ce qu’avait défini Édouard Glissant (1997) qui soulignait justement qu’il n’avait pas trouvé d’autre solution que d’inventer cet autre concept de mondialité, parce qu’il contestait la notion de mondialisation dont on prétendait qu’elle allait régler tous les problèmes du monde, permettre d’avancer, en finir avec la faim dans ce monde et absolument tout apaiser. Et cette contestation reposait sur le fait que, précisément, cela ne fonctionnait pas aussi bien qu’on pensait sur le plan économique et social. D’autant plus qu’il se déclenchait en conséquence une situation difficile, voire même conflictuelle sur le plan culturel. Il en résultait selon Édouard Glissant la légitimité d’une mondialité qui prendrait en compte cette nécessité du contact entre les individus, les groupes et même les continents. Il fallait bien sûr qu’il y ait possibilité d’échanges économiques et autres, mais la façon de procéder qu’on avait vantée jusqu’à présent devenait de plus en plus problématique. Je ne sais pas ce que tu en penses, Yves ?

Yves Laberge : Oui c’est un départ intéressant et moi aussi, je trouve que le concept de mondialisation est utilisé à toutes les sauces. Il y a certains concepts comme ça qui sont très élusifs, qui sont très difficiles à situer lorsqu’on les utilise. Lorsque quelqu’un l’emploie, on devrait toujours au départ ou au préalable demander : « qu’est-ce que vous entendez par mondialisation ou par multiculturalisme, par échange interculturel ou plurilinguisme, etc. » ? Et je crois que rien que cela serait utile pour savoir où la personne se situe et ce qu’elle entend en employant des termes plurisémantiques et difficiles à cerner.

La mondialisation, c’est intéressant, c’est un phénomène relativement nouveau, mais qui n’est pas apparu de nulle part ; il y avait auparavant la notion d’internationalisation qui existait, mais ce n’est pas la même chose, puisque la mondialisation, selon les sociologues, c’est une dynamique, c’est un système d’échanges autant économique qu’interculturel, interlinguistique, etc. Mais il y a vraiment une dynamique qui est créée, qui est amenée par la mondialisation, et, de ce fait, la mondialisation n’est pas simplement une augmentation des échanges ou une intensification du mélange des cultures et des échanges. Ça crée une nouvelle dynamique qui n’existait pas auparavant et qui résulte à plusieurs niveaux, économiques, culturels, au niveau des échanges commerciaux, certes, mais aussi au niveau de la circulation des populations, et aussi dans cette conception même de ce qu’est la nation, donc en raison de ces échanges, de ces circulations-là, eh bien on en arrive à créer de nouvelles dynamiques.

On le voit avec le phénomène des migrations, notamment les migrations de l’Afrique vers l’Europe auxquelles on assiste depuis quelques décennies. Eh bien, on commence à voir la même chose ici, sur le continent nord-américain, avec beaucoup de populations d’Amérique latine qui migrent vers le nord, vers les États-Unis à la frontière mexicano-américaine, au niveau du Texas notamment et du Nouveau-Mexique, donc deux états frontaliers. Aux États-Unis, il y a beaucoup de pression sur les frontières, mais on l’a vu aussi au Canada il y a quelques années, surtout durant l’administration Trump, où beaucoup de personnes qui étaient arrivées illégalement sur le sol américain étaient expulsées des États-Unis, et à ce moment-là, la manière de le faire pour les États-Unis, et particulièrement pour l’administration de Donald Trump, c’était d’apporter ces milliers de migrants au nord de la frontière de l’état de New York, donc sur les limites du Canada et en particulier du Québec, et de pousser littéralement ces illégaux vers le Canada en leur disant « allez là ». On l’a vu à la télévision, c’était assez frappant : on voyait les gens qui étaient amenés soit dans des autobus ou même certains venaient en taxi avec des valises à roulettes, des familles – presque toutes noires – et qui allaient donc à la frontière. Les autorités des États-Unis leur disaient : « c’est le sentier qui est là, traversez la forêt ». Ils arrivaient à la frontière du Canada et là il y avait des douaniers, des gardes-frontière, qui étaient là et qui visiblement géraient ces dizaines de migrants. Ces derniers arrivaient tous les jours, demandaient l’asile et l’aide du gouvernement canadien. Donc ça, je trouve que c’est un phénomène de mondialisation, dans la mesure où il y a des dynamiques ou bien nouvelles ou bien plus intenses que l’on observe et qui résultent d’un grand nombre de dimensions : les dimensions économiques, culturelles, médiatiques aussi, parce que sur les réseaux sociaux, on fait circuler cette possibilité d’émigrer vers le Canada sans trop de problèmes.

Et donc, ce qu’il faut retenir, je pense, de tout cela, c’est que la mondialisation, c’est un système, c’est une dynamique, c’est beaucoup plus que l’intensification des échanges entre les pays et entre les nations. Évidemment, ça a des conséquences au niveau linguistique, mais je m’arrête là pour qu’on retrouve un vrai dialogue.

Jean-Jacques Alcandre : J’ajouterai que, dans ce que tu viens d’évoquer, il y a un élément qui me semble essentiel et qui est celui de la contrainte. Disons que la mondialisation, qui fait que chacun prend la décision de ou espère qu’il y ait des possibilités d’échange sous toutes ses formes entre les pays et les continents, est un projet théorique. Mais ce que tu évoques, c’est la mondialisation par obligation, parce qu’il y a un certain nombre de personnes qui ne peuvent plus « s’en sortir » dans leur contexte local et qui sont en conséquence amenées à « partir ». Se posent alors effectivement des problèmes spécifiques, et qui conduisent, lorsqu’on va très loin dans ce domaine, à ce que certains disent à l’extrême droite quand ils évoquent le « grand remplacement » : on en parle en France et dans d’autres pays, « le grand remplacement », c’est vraiment la crainte de ceux qui disent : « Ah, certes, nous, nous sommes là, mais on va tellement accueillir que nous allons nous-mêmes devenir minoritaires dans nos lieux ».

Quand on parvient à ce stade, il y a un problème spécifique qui devient difficile à aborder et à résoudre. Et c’est pour cette raison que des personnes comme Édouard Glissant sont intéressantes, parce qu’elles nous invitent à observer une situation où il y a très très peu de phénomènes de « mondialisation souhaitée », et par contre beaucoup de… disons déplacements d’un certain nombre de personnes qu’on transporte contre leur volonté dans un lieu bien lointain. C’est bien ce qui s’est passé dans l’ensemble de cet archipel antillais où on a installé un petit nombre de personnes issues des pays colonisateurs et un grand nombre de personnes « apportées » d’ailleurs (avant tout d’Afrique). Des personnes qu’on rassemblait en tant qu’esclaves, et pour lesquelles on tenait même à faire en sorte qu’elles ne reconstituent pas aux Antilles des groupes culturels et sociaux de la même origine. Il est notamment très clair qu’en Guadeloupe, en Martinique, on s’arrangeait pour prendre une personne de tel endroit, une autre de tel autre endroit d’Afrique pour éviter que se reconstituent des groupes cohérents au sein des îles. La volonté était donc clairement de « récolter ici et là » dans le monde, et de constituer un nouvel ensemble qui serait au service des créateurs du système. Ce que Glissant analyse justement, c’est ce qui se produit quand on agit de la sorte, quand on rassemble des personnes en leur disant « voilà, vous êtes là » et qu’on ne leur donne en fait pas le droit de se reconstituer. Et ce qu’il constate, c’est que, malgré tout, il y a eu reconstitution de quelque chose, une recherche de contact et de création culturelle à partir de cette situation.

La question que je me poserais alors en parallèle est la suivante : le Canada n’est-il pas lui-même très sensible à ce genre de problématique, parce que ce pays a également vécu ce genre de situation où des personnes sont arrivées d’ailleurs, a éliminé ou surtout déplacé vers des endroits d’où ils ne pouvaient plus bouger ceux qui se trouvaient sur place ? Il a donc fallu reconstituer, recréer un ensemble auquel on demande aujourd’hui d’en accueillir d’autres.

Que penses-tu de ce que je te dis ?

Yves Laberge : C’est vrai. Il y a eu plusieurs cycles de migration au Canada et la question, les deux éléments que le sociologue va observer, c’est d’abord la démographie, c’est-à-dire des rapports entre des groupes ou des communautés : des nombres, finalement. On dit qu’au Canada, il y aurait à peu près un million de nouveaux arrivants chaque année. Ils ne restent pas tous, il y en a qui repartent, qui trouvent que l’hiver est trop long et trop froid, il y en a qui préfèrent tenter leur chance ailleurs, mais pour un pays qui fait la moitié de la France en population – là, ce ne sont même pas 40 millions d’habitants, c’est un chiffre considérable – il y a dix fois moins de population au Canada qu’aux États-Unis, le voisin qui est à peu près du même format – donc il y a les questions démographiques qui nous ramènent à des chiffres : une population de 37 millions d’habitants et un million de nouveaux arrivants qui bien souvent ne parlent ni anglais ni français ; ça crée de nouvelles dynamiques et donc là on a encore une illustration de ce qu’est la mondialisation, avec ce que ça implique d’échanges, d’adaptation et d’intégration, un mot qu’on emploie encore au Canada – l’intégration – alors que, en France, j’ai l’impression que c’est un mot ou bien tabou, ou bien un gros mot. En réalité, la question de l’intégration des immigrants est très importante et ce n’est pas que le fardeau du pays d’accueil, et on peut se poser la question d’une manière très audacieuse, en disant « est-ce qu’il y a pour les personnes qui émigrent un devoir d’intégration ? » Et même, j’oserais dire un gros mot, « d’assimilation » à la nouvelle culture d’accueil ? Ou si on doit rester tel que l’on est et faire en sorte que la culture qu’on apporte avec nous en immigrant puisse profiter à tout le monde et faire grandir le pays ? Ça, c’est le modèle idéal du multiculturalisme tel qu’on le conçoit au Canada, en théorie, parce qu’il y a la théorie et la pratique, ce sont deux choses très différentes et parfois même opposées.

On parlait d’Édouard Glissant : oui, c’est très beau ; c’est très noble ce qu’il écrivait, très inspirant aussi, mais faisons-nous un moment l’avocat du diable, même si nous aimons Glissant : on se dit, ce projet qu’il avait, est-ce que c’est un idéal ? Est-ce que c’est une utopie au sens de Karl Mannheim, quand il écrivait son classique, Idéologie et utopie, en 1929 ? Parce que c’est une utopie, un beau rêve, mais qui dans les faits… Il y a la théorie et la pratique, il y a le projet et puis il y a les résultats, une fois que le projet est mis en œuvre : qu’est-ce que ça donne ? Qu’est-ce que les gens en font ? Et donc, on peut réfléchir là-dessus, et notre rôle d’universitaires, c’est d’observer comment ça fonctionne, de voir comment la théorie et la pratique se confondent parfois, et parfois divergent considérablement. Et en même temps, il faut qu’on reste critique. On va critiquer le « grand remplacement », mais en même temps, on va demander aux gens qui le critiquent : « qu’est-ce que vous proposez ? », « qu’est-ce qu’il y a de mieux ? », et puis « est-ce que vos solutions sont viables et acceptées par la population ? », ou bien si les gens éprouvent une sorte de malaise, qu’ils n’expriment pas à voix haute d’une manière très claire mais qu’ils vont exprimer dans l’urne au moment du vote, en allant voter pour des partis extrémistes qui, précisément, vont dénoncer le grand remplacement. Donc l’idéal de la mondialisation, l’idéal du multiculturalisme, pour moi, ce sont des utopies qui sont réalisables comme tous les projets de société, les grands projets de société partent d’une utopie, et les utopies ne sont ni bonnes ni mauvaises : il faut voir concrètement ce qu’elles donnent dans les résultats, mais le problème reste entier…

Jean-Jacques Alcandre : Je suis d’accord avec toi. Et c’est tout à fait ce qui en a résulté, même en ce qui concerne les anciens colonisés, puisqu’en fait dans la première étape de, disons, « redémarrage » de tous ces pays, il y a eu une phase qualifiée de « négritude ». La phase de la négritude consistait à penser et à dire : « On nous a traités de nègres, on en parle, et on nous montre du doigt. Eh bien voilà, nous sommes des nègres », mais nous développons la négritude et montrons qu’« être nègre » veut dire quelque chose et particulièrement reconnaître une culture. En fait, il y a eu une marche dans ce sens, mais qui finissait par devenir quand même également problématique parce qu’elle pouvait conduire à une nouvelle opposition entre les « Nègres » et les « autres », les Asiatiques, les Blancs, etc. C’était une phase absolument nécessaire, mais pas une solution à long terme, d’où l’apparition à travers des personnes telles qu’Édouard Glissant de fondements d’analyse inverses. Il n’est en fait pas étonnant que cette inversion, cette « autre solution » soit apparue dans ce type de pays, ou plutôt d’archipel, où il y avait effectivement un émiettement total des origines. Et en effet, il y a eu des contacts, il y a eu la possibilité et même la nécessité de parler ensemble, de créer un certain nombre de choses communes. Ce qu’on relève surtout chez des personnes comme Édouard Glissant, c’est leur volonté de s’intéresser particulièrement au domaine culturel, notamment quand elles viennent en Europe, elles disent : « Vous êtes là en Europe et vous êtes en train de vous opposer les uns aux autres et de vous demander comment vous pouvez arriver à faire quelque chose ensemble ». Et Glissant lui-même leur dit : « L’Europe s’archipélise, c’est-à-dire qu’au-delà de la barrière des nations, on voit apparaître des îles qui sont en relation les unes avec les autres… La vie officielle, administrative, passe encore par les états nationaux. Mais la vie réelle et culturelle a déjà dépassé ce stade et met en contact les régions les unes avec les autres » (Glissant, 1998). Et il affirme même en 2004 que l’imprévisible créolisation du monde est irréversible. L’archipélisation, en tant que métaphore de cette infinité de liens entre les individus et les cultures, est en appui sur la pensée du rhizome chez Gilles Deleuze, elle marque le rejet de la racine unique au profit de « réseaux de filaments » lancés dans toutes les directions.

Une telle conception va à l’encontre de ce qui s’est passé tant de fois dans l’histoire et ne manque pas de se produire encore aujourd’hui. Un exemple venant d’un enseignant-chercheur à Strasbourg sera bien sûr à ce sujet la « Crise du Rhin » de 1839-1841. Une période que la recherche ne manque pas d’étudier, où des prises de positions politiques et des créations culturelles (récits, poèmes, …) rendaient compte de la crise qui se créait de part et d’autre du Rhin, où chacun faisait sentir combien ce fleuve faisait partie du patrimoine (fort peu partageable) de son propre pays. Cela contribua quelques décennies plus tard à l’éclatement de l’affrontement franco-allemand de 1870, puis à la Première Guerre mondiale du début du xxe siècle, qui conduit au retour de l’Alsace à la France et au Rhin comme frontière en 1918, en attendant la suite et l’apaisement final (espérons-le !) entre la France et l’Allemagne après le second conflit mondial.

Yves Laberge : Oui, donc chaque génération doit gérer une nouvelle crise qui, au fond, n’est que la répétition d’une crise précédente qui a été mal résolue.

Jean-Jacques Alcandre : Oui.

Yves Laberge : Mais dans ce que vous dites, ce que je retiens, aussi, c’est – et encore là je vais introduire des concepts sociologiques et même démographiques – c’est cette dynamique entre les minorités et la majorité.

Jean-Jacques Alcandre : Oui, tout à fait.

Yves Laberge : Parce que dans n’importe quelle société, il y a une culture majoritaire dominante qui va de soi et qui évolue, je dirais presque par défaut, si vous me permettez là le calque de l’anglais.

Et il y a aussi des cultures minoritaires qui coexistent, parce qu’il y en a plusieurs, de toutes sortes, avec plus ou moins de visibilité, qui essaient d’évoluer et de se hisser au niveau de la culture dominante, mais qui tentent de prendre plus d’espace et qui rivalisent entre elles. Donc, ces cultures minoritaires coexistent dans les sociétés, et ça aussi, c’est une conséquence de la mondialisation, parce qu’il y a des gens qui vivent dans un pays, qui ont les pieds enracinés quelque part en France, par exemple, mais qui, au niveau de leurs préférences culturelles, politiques, idéologiques, géographiques, religieuses, vivent ailleurs et sont contrôlés, d’ailleurs, et prennent leurs références et se font guider et font établir leur choix en fonction de références qui sont à l’extérieur du pays où ils vivent pendant des années. Et donc, ça aussi c’est un phénomène que l’on constate à travers la mondialisation, et ça rejoint le problème que j’évoquais un petit peu plus tôt de l’intégration, c’est qu’il y a des gens qui ne s’intègrent pas parce que précisément ils restent trop attachés à leur culture d’origine, par la culture, par la religion, par les médias sociaux, par toutes sortes de moyens. Ou alors économiquement aussi parce qu’ils vont travailler en France, mais l’argent qu’ils gagnent, ils vont l’envoyer à l’extérieur du pays, à leur famille, parce que là-bas, tout est multiplié par 10, c’est 1 € en France et là-bas, on peut vivre avec 1 € pendant plus longtemps. Donc ces phénomènes-là, propres à la mondialisation, existent et ont des conséquences à tous les niveaux, on le disait : culturel, médiatique, économique, linguistique aussi puisqu’il y a des gens qui n’apprennent pas la langue du pays où ils émigrent, simplement parce qu’ils continuent de vivre, de penser, de trouver leurs références dans leur cercle familial et dans le cercle minoritaire auquel ils ont l’impression d’appartenir ; mais en même temps, ils appartiennent à un cercle majoritaire, tout en maintenant les liens avec leur culture d’origine, avec leur langue d’origine et avec leur univers d’origine, donc l’immigration et le multiculturalisme ne sont jamais complètement achevés, parce que quelquefois, mais pas toujours, il peut y avoir encore des assises très fortes qui restent enracinées avec le pays d’origine.

Jean-Jacques Alcandre : Mais il ne faut pas, il ne faut vraiment pas que la personne qui arrive et qui est amenée à quitter son pays, sa région d’origine soit intégrée au point de ne plus avoir aucun contact et d’éléments qu’il retienne de sa culture d’origine. Il est vrai que l’Allemagne, sur ce plan, est beaucoup plus forte que la France dans ce que tu évoquais tout à l’heure, parce que les Allemands accordent une grande attention à cette notion d’intégration, et développent en conséquence l’apprentissage de la langue allemande, la prise de connaissance de la culture allemande, tout en cherchant à respecter quand même ces cultures d’origine. Ceci parce qu’il est en fait impossible d’effacer complètement chez une personne ce qui la marquait culturellement auparavant. On peut certes dire que ce n’est pas forcément souhaitable si certaines données culturelles retenues sont très conflictuelles ou humainement très négatives. Il y a donc bien des efforts à faire de la part des structures qui accueillent et des personnes accueillies, et je trouve que, sur ce plan, Glissant allait un peu loin lorsqu’il disait que cette évolution culturelle était imprévisible et… qu’il fallait faire avec.

Cela ne m’empêche pas d’approuver et de souligner l’utilité de deux concepts souvent mobilisés par Édouard Glissant dans le domaine culturel : il parle de culture atavique et de culture composite. Dans une culture atavique, c’est la part héritée qu’on possède au sein de son édifice culturel qui est au premier rang, et lorsque l’atavisme devient le premier, et presque même l’unique élément, la composante culturelle concernée tend à se refermer sur elle-même et à rejeter toute intégration de « l’autre » s’il n’adopte pas l’intégralité de la culture accueillante. Tout au contraire, les Antilles nous donnent l’exemple d’une culture composite initialement imposée, où des Africains, des Indiens et bien d’autres venus d’ailleurs ont dû vivre ensemble et rudement travailler pour un petit nombre d’Européens qui ont partiellement dû eux aussi s’adapter à la situation locale. Ainsi furent créées des données culturelles particulières.

Culture atavique et culture composite. C’est là-dessus qu’il est possible de construire l’analyse, et Glissant parle à ce propos de racine et de rhizome. La racine, c’est assez cartésien, Descartes l’a dit et écrit lui-même, soulignant que nous sommes un arbre avec à la base les racines enfoncées dans le sol qui stabilisent et nourrissent le tronc, les branches et les si nombreuses feuilles. Et de l’autre côté, le rhizome, ces rhizomes qu’on trouve dans les asperges, dans le manioc, le gingembre, etc., ces petites tiges très souvent horizontales qui circulent dans toutes les directions, et qui sont en quelque sorte capables d’apporter quelque chose à chacun sans appréhension, avec la curiosité, le désir de comprendre et l’adhésion potentielle à un certain nombre de choses quand elles ont des caractères positifs.

Yves Laberge : Je trouve ça tout à fait pertinent, ce que nous disons, parce que ça me fait penser, et là je recule dans l’histoire, après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, beaucoup de Juifs, de survivants de la Shoah, ont décidé de recommencer une nouvelle vie ailleurs, de tirer un trait sur le passé, c’est-à-dire « on recommence une nouvelle vie ailleurs et nous irons dans un autre pays, même sur un autre continent, l’Amérique, et nous irons au Canada, aux États-Unis ». Et il y a eu, au niveau des chiffres et des statistiques, énormément de survivants des camps qui ont émigré vers le Canada et les États-Unis après 1945. Et on se rappelle qu’à ce moment-là, en 1945, l’État d’Israël n’existait pas encore ; donc les Juifs n’avaient pas de pays, avaient une sorte de patrie symbolique commune, mais il n’y avait pas de pays, alors beaucoup se sont établis au Canada et aux États-Unis. Ils y ont voulu, collectivement, recommencer une nouvelle vie dans un « nouveau » pays. Et à ce moment-là, il y avait toutes sortes d’autres mouvements sociaux, religieux qui coexistaient à cette époque, et l’intégration dans ces pays s’est faite d’une manière, je dirais, très intense, dans la mesure où beaucoup de Juifs, et aussi beaucoup d’Italiens, beaucoup d’immigrants venus d’Europe se sont intégrés au Canada et aux États-Unis et ont même dissimulé leur nom juif. Je pense à tous ces artistes juifs qui ont fait carrière aux États-Unis en dissimulant leurs origines juives, comme Bob Dylan au début des années 1960, Simon and Garfunkel, Burt Bacharach, ou d’autres artistes qui ont œuvré dans le cinéma comme Otto Preminger, et aussi dans le monde de la musique, etc., et qui donc se sont intégrés au point de dissimuler (sans la renier) leur judéité, ou enfin le fait qu’ils étaient Juifs, et donc j’ai pensé à cela lorsqu’on parlait de tous ces gens qui émigraient et qui voulaient jusqu’à un certain point conserver une partie de leur culture atavique ou de leur patrimoine, de l’héritage des générations passées, que ce soit au niveau culinaire, au niveau religieux, au niveau des pratiques, des fêtes familiales, etc. Mais il y en a d’autres qui, au contraire, veulent oublier leur passé, soit parce qu’ils ont été traumatisés, soit parce qu’ils n’ont pas le choix, et on le voit encore aujourd’hui, il y a des tas de gens qui quittent leur pays, pas par choix mais parce qu’ils n’ont pas le choix, précisément, parce qu’ils sont opposants politiques, parce qu’ils sont homosexuels, etc. Bon, la liste est longue, donc la question des raisons de l’immigration va jusqu’à un certain point déterminer l’attitude que ces immigrants ont en arrivant dans une autre culture, en se plongeant dans une culture nouvelle, et jusqu’à quel point ils voudront donc, je ne dirais pas renier, mais enfin, tourner le dos à leur passé pour recommencer une nouvelle vie, en se disant « la vie que j’avais jusqu’à maintenant c’était l’enfer, c’était la tristesse, le traumatisme, je veux recommencer à zéro, retrouver une nouvelle virginité », si j’ose dire, et « recommencer cette nouvelle vie dans une autre culture », et donc ça, c’est encore un élément de l’idéal du multiculturalisme et de l’immigration. Le rêve de l’immigration, c’est ça : c’est-à-dire on repart à zéro, et tout notre fardeau passé sera éliminé, et donc c’est un rêve, mais il faut croire en nos rêves, si on veut changer les choses et avoir « une vie bien remplie et réussie », comme disait Luc Ferry.

Jean-Jacques Alcandre : Oui, il y a tout cet aspect-là, et puis il y a ceux qui partent parce que, tout simplement, il n’est plus possible de vivre là où ils étaient, et qu’il faut donc qu’ils s’en aillent. Dans ce cas, c’est assez différent, parce qu’au départ, il n’y avait pas ce souhait de départ. Il y a donc au moins ces deux cas, mais il est tout à fait possible que, particulièrement au Canada, il y ait beaucoup de personnes qui soient dans le cas que tu as décrit : quand quelqu’un est en difficulté, la solution : « ah qu’est-ce qu’il me reste à faire ? Je vais aller au Canada », c’est le lieu qu’on entend souvent citer, en tout cas en Europe.

Pascale Erhart : Oui, c’est vrai que le projet de traverser l’Atlantique est souvent présenté comme une échappatoire. Et effectivement, le Canada, peut-être plus encore que les États-Unis, attire parce qu’il est perçu en Europe comme une sorte d’idéal, peut-être à cause de l’idée qu’il y a de la place, la densité de population n’y étant pas du tout aussi importante par exemple qu’aux États-Unis. Peut-être aussi parce qu’il y a l’idée selon laquelle il y aurait du travail là-bas, que si on veut repartir de zéro, il faut aller au Canada.

Yves Laberge : C’est ça, oui.

Jean-Jacques Alcandre : Et en plus, il y a déjà de la diversité culturelle, parce qu’au départ, elle est déjà là, et on se dit : « alors peut-être qu’on va m’accueillir aussi », et cette façon de voir les choses est forte du côté européen.

Yves Laberge : C’est fort, c’est beau, et puis je ne veux décourager personne, alors je dirais simplement : oui, c’est très beau.

Je reviendrai juste à une chose que je trouve emblématique. On parlait là de la France et de l’Allemagne. Il y a une grande historienne du cinéma allemand, elle s’appelait Lotte Eisner et elle était allemande et juive. Elle a quitté l’Allemagne en 1940 pour s’établir en France sous un faux nom, pour des raisons évidentes. À partir des années 1950, elle est devenue en France la plus grande historienne du cinéma allemand, qu’elle connaissait très bien. Elle a écrit trois ou quatre grands livres, qui font référence, et qui ont été traduits dans plusieurs langues. Je parle d’elle parce qu’elle a écrit à la fin de sa vie son autobiographie (Eisner 2022), je trouve que le titre de son livre est emblématique de ce que c’est de quitter son pays en étant forcé de le faire, en étant expulsé comme l’étaient les Juifs de l’Allemagne. Et donc le titre de son autobiographie, c’est Ich hatte einst ein schönes Vaterland, « j’avais jadis une belle patrie », une patrie qui évidemment n’existe plus. Ce qu’elle évoque, c’est cette Allemagne très effervescente, très dynamique, très culturelle des années 1920, dans laquelle elle a vécu sa jeunesse, et cette Allemagne-là, qu’elle a aimée, n’existe plus, ce cosmopolitisme, ce choc des idées et, osons le dire, cette judéité qu’il y avait en Allemagne dans les années 1920, parce que beaucoup d’écrivains, réalisateurs, musiciens, étaient ou bien juifs, ou bien de culture juive ou influencés par cela ; et donc, même si on dit, après 1945, qu’on recommence tout, on fait comme si rien ne s’était passé, et on reprend les choses comme elles étaient en 1933, juste avant les élections : eh bien non, on ne peut pas. Les gens sont morts, la culture a changé, on ne vit pas dans le passé, il faut vivre au présent, et donc ce qu’il faut retenir de tout cela, c’est le titre de son livre, « j’avais jadis une belle patrie ». En l’employant comme ça au passé, c’est une manière de dire : « mais cette patrie-là a été anéantie ».

Jean-Jacques Alcandre : Anéantie.

Yves Laberge : Anéantie, donc c’est du néant, ça n’existe plus. On peut essayer de relire les livres de l’époque et de voir les toiles expressionnistes que les Allemands faisaient au début du xxsiècle ; mais il y a eu là, il y a une coupure, et c’est perdu à jamais ; et vous qui êtes en Alsace, vous le savez mieux que personne, puisque vous êtes en quelque sorte plongés à l’intérieur de ces deux cultures, et vous pouvez comprendre cette dynamique ambivalente. Mais elle n’est pas, cette dynamique de la rupture culturelle, exclusive à l’Allemagne. Beaucoup de pays aujourd’hui, au xxie siècle, coupent, ou se coupent comme ça de leur culture. Ce conflit épouvantable entre la Russie et l’Ukraine est beaucoup plus complexe qu’on le croit. C’est que ces Ukrainiens, qui sont de culture russe et de langue russe, ils sont déchirés entre leurs deux patries, et puis d’un autre côté, cette Russie qui pratique allègrement la propagande, la désinformation, l’agression comme le faisait Hitler dans les années 1930 : pas besoin d’être historien pour faire des liens et comprendre un petit peu que la dynamique se répète avec des acteurs différents dans des pays différents. Donc il y a toutes ces situations-là qu’on peut analyser en utilisant simplement quelques notions historiques, quelques cadres et quelques concepts sociologiques. Et puis au fond, on peut analyser tout cela pour comprendre ce que c’est que la migration forcée et la coupure culturelle et linguistique dont on parlait.

Jean-Jacques Alcandre : Oui, et l’utilisation de tout cela par un certain nombre de dictateurs pour profiter de la situation et lancer des conflits en espérant dès que possible la victoire.

Yves Laberge : Voilà, mais le problème avec les dictateurs, c’est que non seulement, ils nuisent à leur population, mais de ce fait, ils bousculent l’équilibre international, parce qu’ils forcent des millions de personnes à aller frapper à la porte ou à « entrer par la fenêtre du sous-sol » dans d’autres pays. Et ça, ça bouscule jusqu’à un certain point les structures d’accueil, d’intégration et ça crée des conflits aussi, en raison du nombre, et donc ça crée des situations complexes, difficiles, et impossibles à solutionner.

Pascale Erhart : Peut-être une question conclusive : finalement, vous semblez tous les deux à la fois fatalistes et optimistes. Est-ce que, selon vous, quelle que soit l’évolution, quelles que soient les dynamiques, on se heurte toujours à ces questions de pouvoir qui finissent toujours par prendre le dessus ? On vient d’en parler avec la question des dictatures. Est-ce que ce n’est pas finalement le rôle du chercheur, aussi, de trouver les outils ? Est-ce que dans les concepts que vous avez développés, vous verriez des outils qui permettent de dépasser cette fatalité et de s’approcher de ces utopies, qui restent des utopies, bien sûr ? Comme nous sommes dans un dialogue transatlantique, avez-vous l’impression que ces outils sont saisis par les États, du côté américain et/ou du côté européen, pour essayer de régler des questions qui sont liées au contact de cultures pour essayer d’améliorer l’interculturalité ?

Yves Laberge : Oui, il y a plusieurs questions dans votre question, mais elles sont toutes pertinentes. Nous, nous ne sommes que des universitaires, et non pas des décideurs, ni des politiciens, nous utilisons donc nos outils qui sont les concepts, l’histoire, et faisons référence à cela pour observer le monde et, jusqu’à un certain point, montrer que l’histoire se répète sans cesse, surtout si on ne connaît pas bien l’histoire. Je crois que c’est Marx qui disait cela : « ceux qui ne connaissent pas l’histoire sont condamnés à la revivre », quelque chose comme ça. Donc nous, nous pouvons éclairer les choses, mais en même temps, nous faisons face à des phénomènes qui sont très puissants démographiquement, politiquement. Quand la guerre survient, elle s’impose et elle dicte sa marche et sa dynamique, et on ne peut pas vraiment y faire grand-chose, au niveau des universitaires j’entends, mais on peut simplement voir qu’il y a à l’œuvre des dynamiques, des idéologies, des chocs de cultures, des chocs de conceptions différentes.

Et puis il y a aussi évidemment toute la question des médias, dont nous n’avons pas beaucoup parlé, mais qui est cruciale quand on veut comprendre les cultures, ou alors l’interculturel, la mondialisation et tout ce qui vient avec. Il faut comprendre les dynamiques culturelles, linguistiques et médiatiques, parce que c’est par là que ça se passe : tout ce qu’on sait du monde, on l’apprend par les médias ; tout ce qu’on sait de la guerre, des autres cultures, des autres pays, on l’apprend par les médias. On parle souvent des médias comme si c’était une machine, mais au fond, ce sont des individus qui font un travail de journalistes, qui font un travail de tri et qui relaient l’information à travers le filtre de leur perception et de leurs interprétations. Et ça nous conduit à voir dans les médias des messages qui sont conformes à des idéologies, qui sont teintés d’une idéologie, et de ce fait, qui ne sont pas toujours neutres. Et encore là, on est en Europe, on est en Amérique, on a une information relativement objective si on la compare à celle que les Russes et les Ukrainiens reçoivent par leurs médias nationaux. Donc, encore là, on est dans le monde de la mondialisation, parce que la mondialisation, c’est précisément de voir comment le local se heurte au global dans des conceptions très différentes et très orientées, et il faut toujours garder à l’esprit cette dynamique-là, du local versus le global, parce que ça va dans des directions différentes et souvent imprévisibles. Et c’est toujours une question de perception : comment les individus perçoivent-ils leur situation, leur position, est-ce qu’ils sont bien, ou est-ce qu’ils ne sont pas bien ? Et donc ces perceptions, ces utopies, ces idéologies, tout ça c’est impalpable, et pourtant c’est la matière première des universitaires. Au Québec, il y a une expression péjorative pour parler des universitaires, et c’est très méchant, pourtant ça existe depuis longtemps. On dit « c’est des pelleteurs de nuages », c’est-à-dire ils ne font que de travailler avec la pelle pour déplacer des nuages, autrement dit, de l’intangible. Et puis jusqu’à un certain point, c’est vrai : les idées qu’on étudie, les cultures – on parlait de culture, de rhizome, la métaphore de l’arbre, les symboles – tout ça, c’est intangible, c’est impalpable, et pourtant, c’est de ça que sont faites les sociétés, les religions, les systèmes de référence, et même la politique. Et les seules choses concrètes, ce sont les résultats, donc la guerre, les ententes, les contrats, l’argent qu’on donne ou qu’on reçoit, etc. Donc notre position est délicate parce que nous avons peu de pouvoir. Nous comprenons beaucoup de choses et pouvons les conceptualiser ; mais ça ne donne pas de résultats toujours tangibles, parce qu’il faut être sensible à cela, il faut accepter de pouvoir discuter à partir de concepts qui sont au niveau du symbolique, donc qui ne sont que des significations très subjectives de notre lecture de la réalité. Et donc ça se heurte non seulement aux décideurs – en anglais on dit « decision makers » : ceux qui prennent les décisions – mais ça se heurte aussi à l’homme de la rue. Il ne faut jamais l’oublier quand on est un universitaire, on a l’impression qu’on vit dans une tour d’ivoire, mais au fond, on doit garder les pieds sur terre et puis ouvrir les oreilles, rester près des gens qu’on croise dans la rue, qui sont en quelque sorte « la vraie réalité », « le vrai monde » avec de vrais problèmes et des fins de mois difficiles. Donc il faut aussi garder cela en mémoire, parce qu’on réfléchit à tous nos concepts très élaborés et parfois beaucoup plus proches des nuages que de la réalité.

Pascale Erhart : C’est une belle image, effectivement. C’est vrai que c’est une chose à laquelle il faut régulièrement revenir, et se rappeler que finalement les questions que nous nous posons là, c’est une forme de luxe par rapport à des questions que peuvent se poser les gens au quotidien face à des réalités qui sont beaucoup plus concrètes, souvent beaucoup plus difficiles, et c’est sûr qu’il faut se rappeler à cela régulièrement.

J’ai l’impression que nous avons fait le tour des questions, peut-être un mot conclusif à chacun, autour de l’idée de garder les pieds sur terre et quand même la tête dans les nuages, en essayant de relier les deux ?

Yves Laberge : Je soupçonne mes anciens professeurs, lorsque j’étais étudiant, d’avoir renoncé volontairement à définir les concepts qu’ils utilisaient : interculturel, multiculturel, mondialisation. Ils ne les définissaient jamais et lorsqu’étudiant, très timide, on osait lever la main et dire « professeur, pourriez-vous définir ce que c’est, le multiculturalisme ? Qu’est-ce que c’est que la postmodernité dont vous parlez sans cesse ? Pouvez-vous la définir ? »

Et le professeur, du haut de sa chaire, se braquait et disait « non, je ne m’enfermerai jamais dans une seule définition ». Le débat était clos, on n’aura pas la définition, et il n’y avait pas d’Internet, alors on ne pouvait pas se replier sur le téléphone intelligent pour taper le mot ambivalent et trouver Wikipédia ; alors, on ne le savait pas et là on se consultait entre étudiants : « sais-tu ce que ça veut dire, multiculturalisme ? Ben ça doit être beaucoup de culture », et puis on était comme ça, là, dans l’hypothétique, le flou, le flou très artistique. Alors que maintenant, comme professeur, c’est vrai, la première chose que je fais, c’est de définir et plusieurs fois plutôt qu’une, les concepts que j’utilise, en disant que dans tel courant de pensée, on le définit de cette manière, mais qu’il y a des gens qui le comprennent différemment, et il y a des gens qui sont à côté de la plaque qui le définissent encore d’une autre manière, et voici pourquoi, etc. Et on devrait en fait passer notre temps à définir les concepts et à les redéfinir, comme on fait dans une thèse de doctorat.

Jean-Jacques Alcandre : Oui, mais puisque tu parlais de cette présence ou de cette utilité de la présence universitaire pour toutes ces questions, il faudrait justement voir que procéder à ces définitions est profondément utile pour l’ensemble du monde et des sociétés, parce que ce qu’on a tendance à faire, c’est à laisser ces questions de côté. Et tu as également évoqué le fait qu’il y a des personnes qui, elles, ne se privent pas de « définir ». Elles sont dans les médias, elles sont sur l’Internet. Il y a peu de jours, sur la chaîne parlementaire française (LCP), il y avait une émission qui concernait justement cette importance des « fausses nouvelles » et de tout ce qui est entrepris dans ce domaine à travers le monde entier. Cela exerce une influence considérable sur l’évolution de ce monde, parce qu’il en résulte pour un nombre non négligeable de récepteurs des comportements plus radicaux et en tout cas moins ouverts aux questions posées par l’interculturalité et le multilinguisme. Il ne suffit donc pas de poser la question : « à quoi servons-nous ? », il est important de dire : « il nous faut absolument servir à quelque chose », ne serait-ce que pour combattre ces fausses définitions et ces fausses interprétations des choses, et parmi les choses qu’il faut dire : l’interculturalité et le multilinguisme sont, y compris pour les personnes qui disent que cela ne les intéresse pas, des domaines culturels essentiels pour la vie de chacun et de tous.

Quand on voit que, par exemple, il y a en ce moment, dans le domaine théâtral, le Festival d’Avignon qui permet de découvrir des mises en scène et représentations scéniques issues du monde entier, ou quand on constate l’internationalisation fortement accrue du Festival du cinéma de Cannes et l’intérêt de ces présentations en un même lieu et temps de créations culturelles si diverses et instructives, on ne peut y voir qu’un gain – pour chaque personne et pour tous !

Pascale Erhart : Je crois que nous avons là le mot de la fin.

Bibliography

DELEUZE Gilles, Guattari Félix, 1980, Mille plateaux, vol. II du cycle Capitalisme et démocratie, Paris, , Les Éditions de Minuit.

DELEUZE Gilles, 1985, L’image-temps, Paris, Les Éditions de Minuit, Paris.

EISNER Lotte H., 2022 [1985], J’avais jadis une belle patrie, traduction de Marie Bouquet, Paris, Marest éditeur.

GLISSANT Edouard, 1997, Traité du Tout-monde, IV, Paris, Gallimard.

GLISSANT Edouard, 2009, Philosophie de la relation, Paris, Gallimard.

GLISSANT Edouard, 1998, entretien avec Andrea Schwieger Hiepko [https://motspluriels.arts.uwa.edu.au/MP898ash.html], consulté le 7 septembre 2023.

GLISSANT Edouard, 2004, « La créolisation du monde est irréversible », entretien avec Frédéric Joignot dans Le Monde 2, 31 décembre 2004.

KAHN Sylvain, 2021, Histoire de la construction européenne depuis 1945, Paris, Presses Universitaires de France.

LAGRANGE Hugues, 2014, « Le multiculturalisme est incontournable », dans Le Monde, 13 mai 2013, [https://www.lemonde.fr/idees/article/2014/05/13/le-multiculturalisme-est-incontournable_4416004_3232.html]

MANNHEIM Karl, 2006 [1929], Idéologie et utopie, traduction de Jean-Luc Évard, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

References

Electronic reference

Jean-Jacques Alcandre and Yves Laberge, « Peut-on définir et conceptualiser la mondialisation, le multiculturalisme, la diversité culturelle ? », Cahiers du plurilinguisme européen [Online], 15 | 2023, Online since 15 décembre 2023, connection on 10 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1579

Authors

Jean-Jacques Alcandre

Université de Strasbourg, UR1339 LiLPa. Professeur émérite à l’université de Strasbourg (antérieurement à l’UFR Langues et sciences humaines appliquées, département LEA). Domaines de recherches : culture, économie et société de l’Allemagne contemporaine, cultures en contact à l’échelle européenne et mondiale, colonisation et post-colonisation.
alcandre[at]unistra.fr

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By this author

Yves Laberge

Université d’Ottawa. Docteur en sociologie et spécialiste du multiculturalisme et de la mondialisation, professeur en sciences sociales à temps partiel à l’université d’Ottawa et directeur des collections « L’espace public » et « Cinéma et société » aux Presses de l’université Laval. Il est également membre du Centre de recherche en éducation et formation relatives à l’environnement et à l’écocitoyenneté (Centr’ÉRE) de l’université de Québec à Montréal.
ylaberge[at]uottawa.ca

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