Deux remarques indiqueront d’entrée ma perspective. La première consistera à distinguer deux notions. Parler de politique linguistique, ce n’est pas parler d’aménagement linguistique, les deux notions sont loin d’être équivalentes. La politique linguistique est un chapitre de la science politique, et non pas d’une technologie linguistique découlant elle-même de l’étude du langage et des langues1.
En second lieu, nous remarquons, dans le texte de lancement, les mots « réussite » ou « échec » : or il semble qu’on les trouve surtout dans les discours profanes, et que dans les discours « évaluatifs » professionnels, leur emploi est rarement appliqué globalement à « une politique linguistique ». On trouve mention de la « réussite de telle action » : mais que signifie « réussir une action » ? Est-on toujours sûr que cela ne signifie pas : « réussir à mener une action » (même si cette action reste sans effet !) ? Bref, il y aurait lieu de débusquer une certaine ambigüité - voire parfois une duplicité - de l’expression « réussir une action ».
Il nous a semblé intéressant de nous pencher sur le corpus constitué par les Rapports au Parlement sur l’emploi de la langue française élaborés par la DGLFLF2 depuis 1995. En effet, selon la loi n°94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française, article 22, « chaque année, le gouvernement communique aux assemblées, avant le 15 septembre, un rapport sur l’application de la présente loi et des dispositions des conventions ou traités internationaux relatives au statut de la langue française dans les institutions internationales »3. C’est la DGLFLF qui est chargée de préparer ce rapport.
Ce rapport est-il une évaluation ? Le terme ne figure pas dans la loi, mais il n’est pas déraisonnable d’envisager une sorte de parasynonymie entre « rapport », « bilan » et « évaluation », et les élus destinataires du rapport ont bien une prérogative d’évaluation de la politique menée.
Il faut dire aussi que ces rapports ont d’autres fonctions. L’une est de stabiliser le service qui est chargé de les élaborer : son existence n’est plus affaire de simple décision administrative, mais exigence d’une loi, et le travail que représente ce rapport exige en effet plusieurs personnes, et un dispositif institutionnel.
Une deuxième fonction est d’information, car on y parle de questions linguistiques à tous les parlementaires, ce qui n’est pas si fréquent, et constitue donc une action de sensibilisation non négligeable.
Enfin, dans la mesure où ces textes sont évaluatifs, ne serait-ce qu’en « intention », on doit souligner que ce trait est assez original, car la culture politique française actuelle ne donne pas une très grande place à l’évaluation, a fortiori en matière linguistique.
1. Un rapport d’évaluation ?
Entrons dans un de ces Rapports au Parlement4, celui de 2003, et examinons l’avant-propos du ministre Aillagon. Ce document concentre une bonne partie de ce qui nous intéresse, car il évoque à la fois différents moyens de poser la question de l’évaluation, mais aussi de la contourner, de la dévier, de l’éluder.
On se situe explicitement dans la politique linguistique, puisque la table des matières indique en première partie « La politique linguistique conduite au niveau national », donc il ne s’agit pas seulement de l’application de la loi de 1994. Il s’agit bien d’évaluation, comme le dit d’entrée le ministre : « Il m’appartient de présenter les premiers résultats de l’action… » ; et un peu plus loin il parle de « bilan d’ensemble ».
Son premier alinéa évoque en effet un résultat d’une action : « la mobilisation des services de contrôle a permis, dans le domaine de la consommation, de ramener le taux d’infractions à son niveau le plus bas… ». Nous reviendrons sur cet aspect de l’évaluation, mais ici, on notera que c’est le seul moment où le ministre évoque un résultat.
Car bien vite, il passe à la description de la politique conduite, de l’action menée. Or décrire l’action menée, c’est déplacer la cible, ce ne sont plus les résultats de l’action.
Puis vient l’énoncé « la maîtrise de la langue française constitue une autre dimension importante de notre politique linguistique ». Ici, on n’est même plus dans l’action, qui serait en quelque sorte descriptible de façon délimitée, institutionnelle, on est dans une « dimension » : « Nous nous préoccupons de la question », voilà en substance ce que dit le ministre.
Il prouve cet intérêt par une assertion d’une autre nature encore : « des moyens sans précédents sont consacrés à la consolidation de la place de notre langue… ». Est-ce vraiment un élément de bilan à afficher, quand de mauvais esprits pourraient dire : « nous avons mis des moyens qui sont complètement gaspillés » ? Mais le ministre dit seulement « nous avons mis des moyens » pour montrer sa volonté politique ou son engagement.
L’évaluation de l’action devient de plus en plus idéologique, voire mythique !
Et, dans ce sens, on peut aller un peu plus loin encore, après les « moyens » et les « mesures », avec des expressions comme « ils font l’objet d’une attention continue de la part du gouvernement ».
Il y a mieux encore, mais c’est une habitude à propos de ces langues qui sont encore appelées ici « langues régionales »5 : « les langues régionales ont droit à une reconnaissance légitime ». Se contenter d’affirmer un principe, est-ce rendre compte d’une politique ? Et est-ce de l’évaluation ? On en est très loin.
Ce que nous avons aperçu à travers ce texte, cette panoplie de procédés esquivant les difficultés de l’évaluation, c’est ce qu’on trouvera dans l’ensemble des rapports.
2. Le réel et l’action
Les éléments de bilan - prenons ici ce terme comme le plus général - constituent donc une sorte de gamme, que nous venons de parcourir, et qui peut être schématisée comme suit.
Ces bilans, que constituent les rapports annuels de la DGLFLF, sont amenés à citer non seulement de l’action mais aussi du réel hors action, c’est-à-dire préalable à l’action ou non touché par l’action. Ce sont en quelque sorte deux approches distinctes. L’approche par l’action n’est pas complètement étrangère à l’approche par le réel - l’action fait partie du réel - mais l’évaluation est constituée au moment où l’action correspond à une évolution du réel.
Nous distinguons donc le plan de l’action (A) et le plan du réel hors action (R). Chacun de ces plans comporte en quelque sorte des degrés de précision et de spécificité, en allant du moins clairement au plus clairement évaluatif. Les deux degrés les plus poussés (R1, A1) sont très clairement évaluatifs et quasi synonymes entre eux. Aux autres degrés, nous n’avons pas trouvé lieu à établir de relation entre les deux branches du schéma. Bien sûr, ces deux gradations ne valent que par les distinctions qu’elles mettent en perspective, et qui sont en fait des éléments de méthodes, constatés ou à discuter, voire à promouvoir.
GEB : Gammes d’Eléments de Bilan | ||||
Action | Réel | |||
Désignation, nomination non analytique, non méthodique, non quantifiée : = allusion, évidence |
R5 | |||
A4 | Description des intentions, principes,« positions déclaratives » |
Constat méthodique, usage de descripteurs, d’indicateurs y compris existence de textes normatifs |
R4 | |
A3 | Description de l’action tentée, mise en œuvre - moyens mobilisés - mesures prises |
Indicateurs comparés synchroniques y compris respect des normes |
R3 | |
A2 | Description de l’action achevée, faite ; politique conduite |
Indicateurs comparés diachroniques = évolution |
R2 | |
A1 | Résultats de l’action | Évolution attribuée, responsable |
R1 |
Le niveau R5 renvoie à la désignation, la nomination ordinaire des réalités, nomination qui n’est ni analytique, ni méthodique, ni quantifiée, c’est de la langue ordinaire, c’est aussi l’évidence de la langue ordinaire, c’est plutôt de l’allusion que de l’analyse. Cela constitue une bonne part du discours des rapports. Exemple : « Au Conseil de l’Union européenne l’incidence de la langue du pays assurant la présidence ne semble plus jouer désormais qu’au profit de l’anglais ».
Le niveau R4 renvoie à la désignation des réalités, au constat méthodique, en usant d’une méthode de constat, généralement de descripteurs plus ou moins spécialisés et des indicateurs dont nous reparlerons tout à l’heure. Est incluse aussi l’existence des textes normatifs, le cadre juridique, considéré ici comme une donnée objective de la situation.
A partir de R3, on saisit une réalité en comparant des indicateurs. Exemple : il y a en France 750 éditeurs spécialisés en…, alors qu’il y en a 850 en Allemagne et 650 en Italie. Il s’agit bien d’un niveau de description supérieur à R4, car la comparaison crée des effets de sens supplémentaires. C’est là qu’intervient la notion de respect des normes, qui est aussi liée à la comparaison : « Nous avons un texte normatif : dans quelle mesure est-il respecté ? »
Le niveau R2 introduit des indicateurs comparés en diachronie, c’est-à-dire une évolution. Un résultat ne peut être qu’une évolution, ce qui signifie que le facteur temps en est constitutif. De ce fait, le choix de l’échelle de temps est décisif. Le choix d’une échelle annuelle, par exemple, pour des phénomènes qui évoluent par décennies, voire par siècles, n’est pas sérieux. Cela mérite d’être souligné, car nous avons des raisons de craindre que certains fonctionnements institutionnels l’ignorent, qu’il s’agisse de politique éducative ou d’autres aspects de politique linguistique.
C’est seulement au niveau suivant R1, en faisant intervenir une causalité, qu’on arrive à ce qui pourrait devenir une évaluation. R1 décrit une évolution attribuée à une action, à un responsable : « S’il y a eu telle évolution, c’est parce qu’il y a eu telle action ». On est là dans une description du réel qui est proprement évaluative.
Le niveau A4 est l’exposé des intentions ou des principes, il désigne en quelque sorte les « positions déclaratives ». Ce niveau n’est pas forcément négligeable, loin de là. Dans certains cas, une avancée sur le plan des positions déclaratives est extrêmement importante : il y a une vraie problématique, par exemple, concernant les positions déclaratives des gouvernements algériens par rapport à la langue amazighe. Mais dans d’autres cas, il équivaut à une absence d’action : par exemple, déclarer pour la énième fois que les langues régionales ont droit à une reconnaissance légitime…
Au niveau A3, on décrit l’action tentée, les moyens mis en œuvre, sans même qu’on sache si l’action est allée à son terme. Par exemple : « Nous avons consacré tant de millions d’euros à la lutte contre l’illettrisme ».
Avec ces « moyens mobilisés », et c’est encore plus perceptible dans le cas d’expressions inchoatives telles que « Nous avons engagé telle action… », sommes‑nous dans le cas d’une action achevée, faite, perfecta, ou d’une action qui n’est pas ou ne sera jamais achevée ? Au regard de l’évaluation, c’est tout à fait autre chose.
C’est pourquoi il est utile de distinguer un niveau A2, qui est la description de l’action achevée, faite, de la politique conduite.
Une difficulté intervient ici, car quand je décris la réalité en disant « Il y a aujourd’hui 100 000 enfants qui suivent des cours de langues régionales en France », cette réalité a été créée par le gouvernement actuel ou précédent, et cela mérite d’être distingué de réalités indépendantes, telle que « Il y a aujourd’hui X familles dans lesquelles on utilise les langues de France ». On peut souvent constater que, en ne faisant pas cette distinction, des orateurs s’attribuent des éléments de bilan de façon abusive. Nous savons qu’il est extrêmement difficile de saisir les réalités linguistiques, alors que les nombres de classes, d’élèves, etc. peuvent être saisis par une simple enquête administrative auprès des rectorats. Il y a là un glissement possible, une facilité relative, qui fait que notre objet est toujours en train de fuir devant nous.
Mais c’est seulement avec le niveau A1, qui vise les résultats de l’action, que l’on pourra parler d’évaluation d’une politique. A ce point de rencontre avec R1, où il y a proprement évaluation, on a décrit une dynamique et sa causalité, en l’occurrence une action politique. Tout linguiste qui s’est essayé à de tels exercices mesure la hauteur d’une telle exigence.
Aux niveaux R2 à R4 figurent des indicateurs, ce terme désignant un ensemble de données nécessairement quantifiées qui expriment une situation linguistique.
3. Quelques remarques sur les indicateurs chiffrés
Les indicateurs sont en quelque sorte le noyau dur de notre questionnement, puisqu’ils sont censés permettre une évaluation rapide et efficace sur des points précis.
On dira ainsi, par exemple, que si la politique suivie vise à développer la pratique d’une langue, il « suffira » de dénombrer les pratiques sur deux années pour que les chiffres établissent directement l’évolution.
Mais que peut signifier « développer la pratique d’une langue », est-ce quantifiable et peut-on réellement obtenir des dénombrements significatifs ?
En matière de status des langues, on est souvent devant la difficile question de la vitalité des langues : nous pouvons dire, après avoir travaillé ce sujet (Eloy : 1998), que cette question est loin d’être résolue et qu’on ne peut globalement qu’être très critique devant toutes les enquêtes déclaratives. Or toutes les enquêtes ou presque sont déclaratives : comment saisir la vitalité des langues ?
A vrai dire, on ne peut pas complètement reprocher à des non‑spécialistes, à des administrateurs ou à des politiciens issus de toutes sortes d’horizons, de ne pas vraiment décrire et évaluer l’évolution de la réalité linguistique. Car si l’on met devant cette tâche les linguistes, sociologues, sociolinguistes, ils seront amenés à produire des enquêtes critiquables, ou à conclure que la tâche est impossible …
Nous continuons bien sûr à critiquer ce qui n’est pas scientifique, au sens des sciences humaines, mais cela interroge notre position : les universitaires sont-ils de légitimes super-experts ?
Les indicateurs chiffrés appartiennent à la rhétorique : ils « font sérieux ».
Prenons quelques-uns des indicateurs utilisés dans ces rapports. En 2003, par exemple, le rapport commence par les aspects juridiques, avec des tableaux de chiffres portant sur l’application de la loi n°94‑665 du 4 août 1994 dite loi Toubon. Cette loi, entre autres exigences, stipule par exemple que les notices des appareils qu’on vous vend doivent être en français, ce que le législateur a jugé nécessaire à la transparence des contrats. On exhibe donc le nombre de contrôles opérés par la DGCCRF6 - service chargé de vérifier l’application de la loi en matière de consommation -, et, de là, le taux d’infractions, le nombre de procès-verbaux, le nombre de sanctions : les rapports détaillent tout cela d’année en année, ce qui permet de parler d’augmentation ou de diminution.
L’avant-propos que le ministre Aillagon inscrit en tête du Rapport 2003 énonce dès son deuxième alinéa : « En France, tout d’abord, la mobilisation des services de contrôle a permis, dans le domaine de la consommation, de ramener le taux d’infractions à son niveau le plus bas depuis la publication de la loi du 4 aout 1994 ».
On est ici typiquement dans le cas des statistiques policières, qui, c’est bien connu, tout en faisant l’objet d’un mensonge public permanent, ne parlent que de l’outil de mesure, l’activité des agents, et pas du tout des infractions réellement commises. De fait, si la DGCCRF reçoit des consignes fortes, ou bien que les responsables ressentent la nécessité d’être « dans le vent » quant à la langue française, ils vont faire énormément de contrôles, alors que devant la même réalité une autre année ils feront moins de contrôles : les taux varieront ensuite parce que les contrôles ne cherchent aucune représentativité, évidemment. Quelle est la réalité des infractions ? On l’ignore. Mais ce qu’on peut affirmer, c’est que l’indicateur ne permet pas d’évaluer l’évolution de la réalité, et encore moins d’évaluer l’efficacité de la "mobilisation des services de contrôle". Cette évaluation, comme par hasard dans le sens de la réussite, est parfaitement abusive, c’est une pure escroquerie. Non pas qu’on trouve cela à chaque page des rapports, mais on le trouve aussi.
Autre évaluation, toujours avec beaucoup de chiffres, la terminologie (p. 63 du même rapport) : « une concertation étroite […] a permis de mener à bien l’élaboration de plusieurs listes […] ». Les chiffres masquent le fait que ces listes de termes, qu’ils soient obligatoires ou recommandés, ne sont que des textes normatifs, dont on ignore complètement s’ils sont appliqués. Dans notre typologie, cette description est de type A3 : les chiffres concernent l’activité du service, non les résultats de l’action.
4. Quelle position pour les linguistes ?
Nous entrons dans une période où les chiffres vont avoir une importance de plus en plus grande. Ce trait, qui progresse avec l’ultralibéralisme ambiant, se concrétise dans la fameuse LOLF7, qui maintenant dans tous nos domaines, je veux dire éducatifs et sciences humaines, exige des évaluations quantifiées.
Le mathématicien René Thom prend la peine de souligner qu’il y a dans le monde extrêmement peu de choses qui soient quantifiables, mais la classe politique - qui n’est pas composée que de mathématiciens de haut niveau - veut des chiffres.
En ce qui nous concerne, que pouvons-nous faire ? Notre vocation de chercheurs est-elle de produire des outils d’évaluation des politiques linguistiques ? Sommes-nous de légitimes « experts » dans ce sens ? Une saine réponse nous parait résider dans la séparation des genres : recherche et évaluation ne constituent pas le même exercice, ne répondent pas aux mêmes nécessités.
Bien entendu, en tant que chercheurs, nous ne sommes pas indifférents à l’idée - utopique - d’une évaluation sûre et précise, et nous pouvons imaginer des démarches évaluatives. Par exemple, nous avons avancé ci-dessus que l’interprétation des éléments de bilan exige des comparaisons, ce qui est une proposition positive, bien que restreinte et très générale.
Le problème est qu’à partir d’une position de recherche, si nous dressons le cahier des charges de l’évaluation, nous ne pouvons éviter de poser des exigences telles que des indicateurs valides, des causalités clairement établies - savoir en particulier l’impact exact d’une politique menée ou de moyens pris -, un parfait souci d’objectivité, etc. Ces conditions remplies, l’évaluation d’une action pourrait être envisagée. Mais nous sommes les mieux à même d’avoir conscience de la complexité des phénomènes, des problèmes - souvent rédhibitoires - que pose la quantification, de l’extrême difficulté de dégager des causalités nettes, du caractère illusoire ou fallacieux de bien des indicateurs, et du caractère non objectif de la plupart des discours évaluatifs.
La position de l’évaluateur répond à d’autres contraintes. Nous savons en effet - sauf à fermer les yeux volontairement - qu’une évaluation est faite pour servir à l’action, elle entre dans des fonctionnements politiques qui ne se résument pas à des opérations de recherche. Au minimum, il y a nécessité politique, parfois institutionnelle, de produire un document de synthèse devant une instance de décision.
Les différents aspects de la question que nous venons d’évoquer constituent, pris globalement, une sorte de définition d’un programme de recherche en politique linguistique.
C’est pourquoi en tant que chercheurs, produire des évaluations et les justifier serait pour nous relativement stérile et vain. La problématique des experts doit être distinguée de celle de la recherche. Concrètement aujourd’hui, nous qui avons les moyens de critiquer ce qui a été appelé tout à l’heure un peu brutalement de l’« escroquerie », de critiquer les indicateurs utilisés, ou les pseudo-évaluations qui sont produites, il nous semble que c’est effectivement notre premier rôle.
Et si par ailleurs il nous arrive d’être invités dans des instances d’évaluation des politiques, faudrait-il que nous y soyons moins critiques ? Notre rôle de chercheurs nous autorise-t-il à invalider les évaluations des politiques linguistiques ?
Considérons encore deux aspects des pratiques évaluatives.
Nous avons critiqué l’obligation, dans certains cas, d’une évaluation annuelle des résultats : au-delà des erreurs prévisibles, on sait a priori l’effet pervers que sera le développement d’un genre littéraire particulier, le rapport d’évaluation « de circonstance » - familièrement qualifié de « bidonné ». Les acteurs tiendront compte par ce moyen d’une nécessité, qui est de montrer qu’ils ont besoin de moyens pour travailler. Dans ce cas de « dérapage », l’existence de ce genre littéraire particulier est facile à concevoir : mais le genre existe aussi quand on le prend au sérieux, et il a ses règles propres d’invention et de composition.
L’évaluation des politiques fait partie de l’ensemble des discours politiques.
Une caractéristique majeure des discours évaluatifs que nous avons évoqués, au sein de cet ensemble, est leur performativité : « c’est une de nos préoccupations », dit le ministre à propos de la langue nationale, « nous y pensons, nous n’oublions pas, nous nous en occupons ». Il suffit de dire cela, ou de produire un rapport énumérant les actions menées, pour en quelque sorte rassurer les citoyens sur le devenir de la langue, pour se poser en bons gestionnaires du destin national, etc. Point n’est besoin, pourrait-on dire, d’une politique empiriquement consistante.
Et pourtant, nous n’entendons pas par là qu’un tel discours serait fallacieux, parce qu’il ne correspondrait pas à des mesures concrètes. La performativité est souvent définitoire de la politique linguistique, car celle-ci consiste pour une part importante en un travail idéologique.
Oui, c’est un acte politique réel que de rassurer l’électeur, ou de lui donner le sentiment que la langue importe au gouvernement, ce qu’on pourrait nommer une performativité idéologique liée au discours politique.
Même un texte de loi peut fonctionner principalement par cette performativité non juridique : la loi de 1994 a eu une certaine efficacité uniquement par le fait qu’elle a fait du bruit ; on a pu observer pendant quelque temps, nous semble-t-il, une fréquence un peu plus grande que maintenant de gens qui se reprenaient après avoir énoncé un mot emprunté à l’anglais. Bien que personne ne connaisse le détail de la loi, le ministre avait fait passer un message : « on s’en occupe », « braves gens, l’Etat veille ».
Conclusion
Il faut penser le discours évaluatif comme un genre spécifique, et ne pas attendre que cette évaluation soit entièrement justifiée et fondée sur une science objective - d’ailleurs en sciences humaines, cet idéal n’est ni accessible, ni même partagé par tous. Dès lors, conformément à la perspective ouverte par Claude Truchot, les pratiques d’évaluation sont tout à fait passionnantes pour nous en tant que révélateurs de l’objet « politique linguistique » - dont elles font partie, comme nous avons essayé de le montrer.