Quelles évaluations pour quelles politiques linguistiques ?

  • Which assessment for which language policy?

DOI : 10.57086/cpe.107

Abstracts

Les pratiques d’évaluation des politiques linguistiques devraient être étroitement liées aux objectifs explicités des dites politiques. Ces derniers restent souvent à l’état d’orientations générales qui ne permettent ni de dégager des indicateurs pour une appréciation des résultats obtenus, ni de différencier les temporalités distinctes d’éventuelle obtention de ces résultats. On en reste donc souvent à des indications chiffrées qui déterminent au mieux un premier niveau d’analyse, mais ne permettent guère d’apprécier plus « en profondeur » les effets des choix opérés (notamment quant aux pratiques effectives et aux représentations des usagers). De plus, les relations objectifs/évaluation reposent le plus souvent sur des modèles centralistes de la politique linguistique, de moins en moins adaptés aux sociétés contemporaines et les modalités d’évaluation ne peuvent que s’en ressentir. Trois cas sont brièvement pris en considération pour illustrer ce questionnement : celui des plans d’action du ministère français des affaires étrangères au début des années 1960, celui du Val d’Aoste sur les 15 dernières années et celui des actions de la Division des politiques linguistiques du Conseil de l’Europe.

The ways of assessing language policies should be closely linked to the explicit aims of the policies. But these aims are often reduced to very general directions, which neither allow to bring out indicators for assessing the results obtained nor make a distinction between the spans of time when possible results are obtained. Very often the analysis does not at best go any further than a first level made of a collection of figures which do not allow a more thorough appraisal of the effects of policy choices (especially with regard to what actual language users do and think). Moreover, the relations between aims and assessment are most often connected to centralized models of language policies, a vision less and less relevant for our contemporary societies; and which is not without consequences on the modes of evaluation. Three cases are briefly addressed to illustrate this contribution: the action plans of the French Ministry of Foreign Affairs in the early 1960s; the directions taken by the authorities of Valle d’Aosta over the last 15 years; the programs and productions of the Language Policy Division of the Council of Europe.

Outline

Text

Il y a un certain paradoxe à ce que les discours d’évaluation des politiques linguistiques ne fassent guère l’objet d’études spécifiques, alors même que tant les politiques linguistiques que l’évaluation ont donné lieu à focalisations fortes ces dernières années, en particulier au niveau européen. A cet égard, il est particulièrement bienvenu que le GEPE ait fait de ce croisement des interrogations son nouvel objet de recherche.

Ma présentation comportera quatre points qui ne constituent pas un exposé ordonné, mais sont proposés comme des entrées distinctes dans la problématique qui nous réunit :

  • Les discours d’évaluation sont à aborder en relation à leurs conditions de production.
  • L’évaluation des politiques linguistiques est fonction des objectifs assignés à ces politiques.
  • Il y a à s’interroger sur la pluralité des acteurs et leurs pratiques effectives.
  • Il y a peut-être à constituer une typologie de cas et de contextes à étudier.

Interroger les conditions de production des discours

Sans aucune prétention à l’originalité, on peut reprendre les questions banales sur la production des discours : qui ? à qui ? à quel propos ? avec quelle visée ? quand ? selon quelles modalités ?

Qui produit les discours d’évaluation des politiques linguistiques ? S’agit-il de « décideurs » de ces politiques (par exemple une instance politique ayant prescrit certains aménagements dans le domaine des langues), faisant état d’une réussite, d’un échec, de résultats obtenus, de difficultés rencontrées ? Ou bien d’agences ou d’individus ayant œuvré directement à la mise en œuvre de cette politique linguistique ? Ou encore d’instances extérieures qui, commanditées officiellement ou de leur propre initiative (les deux cas ne se confondant évidemment pas quant aux conditions de production des discours), formulent une appréciation ? Ou enfin des destinataires de la politique considérée, usagers et récepteurs ? Chacune de ces catégories devrait évidemment être affinée : le commentaire à chaud d’un journaliste sur l’application de la Loi Toubon ne saurait se confondre avec l’analyse par un historien des effets des préconisations de l’Abbé Grégoire !

À qui s’adressent ces discours ? On retrouvera ici les mêmes catégories comme possibles destinataires des discours d’évaluation : les usagers eux-mêmes, des acteurs impliqués dans la gestion de l’aménagement linguistique, les « décideurs » eux-mêmes, le grand public, voire une communauté académique scientifique intéressée.

Sur quoi portent les discours d’évaluation ? Les objets thématisés par les discours d’évaluation des politiques linguistiques peuvent être extrêmement variés. On notera simplement que ces discours peuvent se situer en amont d’une action (sur un projet, des choix à faire), sur une action en cours, ou encore en aval, sur des résultats obtenus. L’important est de relever que l’évaluation n’intervient pas uniquement après coup.

Avec quelle visée ? Les discours d’évaluation peuvent répondre à différentes intentions, suivant les parties concernées et les circonstances : porter une appréciation « objective » ; défendre et illustrer, justifier une politique ; la critiquer, la remettre en cause ; chercher à l’infléchir, à en modifier le cours ; en tirer des conséquences et des leçons pour d’autres actions à venir, etc. Bien sûr, l’intention pragmatique n’est pas toujours explicitement affichée, mais, comme pour tout discours, des marques énonciatives sont à analyser.

Sous quelles formes ? Il est bien certain que suivant la nature des destinateurs et celle des destinataires, selon les diverses combinaisons des autres paramètres distingués, on trouvera des modes discursifs, des genres textuels, des supports et des champs de diffusion différenciés, relevant de normes plus ou moins souples : rapports officiels, à caractère confidentiel ou non, à distribution limitée ou publique, publication savante, articles de presse…

Objectifs et évaluation

C’est un truisme de dire que l’évaluation n’a de sens que si des objectifs ont été définis, dont on peut estimer ensuite qu’ils sont atteints ou non, ou, si l’on se situe en amont ou en cours, qu’ils sont atteignables ou en voie d’être atteints. Or, dans le domaine des politiques linguistiques, il n’est pas rare que les objectifs demeurent un tant soit peu flous. Ou bien qu’ils soient à détente multiple. Nombre des exemples présentés à l’occasion de cette rencontre en attestent, tel celui concernant une réforme de l’orthographe en Allemagne. Quand les objectifs se situent à plusieurs niveaux, que certains sont affichés et que d’autres restent, sinon cachés, du moins inexprimés, sur quels aspects et à quel(s) niveau(x) l’évaluation et les discours peuvent-ils s’ancrer ?

Surtout, et dans tous les cas, la question se pose de ce qui, en termes de résultats, est appréciable, éventuellement mesurable, et selon quels critères. Des objectifs formulés en termes quantitatifs et en relation à un échéancier précis, par exemple : former X professeurs de telle langue étrangère en Y années, ou augmenter de 30 % en 5 ans le nombre des boursiers étrangers accueillis dans des universités françaises au titre d’une politique linguistique de formation en français de futures élites d’autres pays. Ce deuxième exemple pointant aussi le constat qu’une politique linguistique s’inscrit souvent — sans surprise — dans des enjeux de politique « tout court », diplomatique, économique ou autre.

On s’interrogera aussi sur les moyens d’évaluer (et de mettre au jour les traces discursives portant sur) les effets secondaires — voire pervers —, les ricochets, dérapages d’une action de politique linguistique. Il y a aussi à considérer l’évaluation possible des effets à court, moyen ou long terme d’une intervention, parcours au long duquel les signes de la réussite ou de l’échec peuvent s’inverser selon le moment où on se place, la réussite apparente de l’intervention se muant en recul, le rejet prenant au bout du compte une coloration transformatrice inattendue. A rebours, l’évaluation peut chercher à déterminer quels facteurs ont pesé, dès avant ou pendant l’action, dans l’échec, la réussite ou les dérives constatées.

Comment par ailleurs travailler sur des évaluations complexes, composites, plurielles dues à une multiplicité d’acteurs relevant de plusieurs des catégories distinguées plus haut ? Quelles mises en relation proposer entre ces différents discours ? Le cas de figure est loin d’être exceptionnel et soulève des questions d’ordre méthodologique intéressantes.

Sont également fréquentes les interventions rentrant dans le cadre d’une politique linguistique, mais se situant à la marge, présentant un caractère simplement incitatif ou incidental, accompagnant des actions d’un autre ordre, relevant en quelque sorte du touch and go. Quelle pondération adopter entre différentes langues dans le bouquet de chaînes de télévision que propose un grand hôtel à clientèle internationale et quelle éventuelle explication/justification donner éventuellement de ce choix à la clientèle ? Quelles langues offrir plutôt que telles autres sur un site institutionnel ou commercial de la Toile ayant une visée d’accès multilingue ? Ce sont là des exemples qui conduisent aussi à revenir sur la définition même de ce qu’on entend par politique linguistique en relation à la pluralité des acteurs.

Politique linguistique et pluralité des acteurs

On a tendance, dans les travaux et la réflexion touchant aux politiques linguistiques, à retenir, ne serait-ce qu’implicitement, une définition voyant en celles-ci des interventions conscientes et ordonnées d’institutions (notamment étatiques) ayant pouvoir dans le domaine, comme prescripteur, législateur ou autre. C’est en ce sens que j’ai mentionné plus haut les « décideurs ». Mais on a aussi fait état de la diversité de ces acteurs. Au point qu’il y a à se poser la question aujourd’hui de la limite à tracer entre « acteurs » et « récepteurs » ou destinataires d’une politique linguistique. Pour reprendre le cas de la communication consacrée aux débats autour de la réforme de l’orthographe en Allemagne, les éditeurs, les syndicats sont-ils des récepteurs de la réforme ou des acteurs parmi d’autres ?

Certes, la construction du champ des discours d’évaluation des politiques linguistiques ne s’en trouve pas facilitée, mais peut‑on faire l’économie d’un modèle qui pose que, dans toute société tant soit peu démocratique, la politique linguistique met en jeu des intérêts et des acteurs multiples. En plein début du XXe siècle, Mustafa Kemal peut se renommer Atatürk et exiger de tous ses compatriotes qu’ils modifient aussi leurs patronymes, tout en adoptant, dans le même mouvement, un système graphique latin ; mais on n’en est plus là et il y a fort à parier que, même en Turquie, l’affaire ne s’est pas alors réglée du jour au lendemain. En d’autres termes, sauf à s’inscrire dans une conception quasi dictatoriale de la politique linguistique, il convient de penser toute action d’aménagement des langues, de leur statut et de leurs relations comme supposant des rapports entre des partenaires divers et exigeant des formes de négociation, d’ajustement, de gestion dans la durée. Les usages des langues ne relèvent pas des mêmes régulations que le contrôle de qualité des produits alimentaires ou la diffusion des médicaments…

En un temps de circulation généralisée des langues, de porosité des frontières, de multiplication des instances et des acteurs dont les choix ont des incidences sur les rapports entre langues et sur leurs pratiques effectives, de pluralité des organes internationaux, nationaux, régionaux, professionnels et éducationnels prenant position sur des questions de politique linguistique, le périmètre, les composantes, les facteurs et les agents d’une intervention d’aménagement des langues deviennent extrêmement difficiles à délimiter avec précision et on doit s’attendre, d’une part, à ce que les supposés décideurs intègrent cette complexité à leurs analyses et à leurs stratégies, et d’autre part à ce que se multiplient, de diverses sources et selon différents genres, des discours d’évaluation portant sur des objets que les uns et les autres ne catégorisent pas de la même manière. Les perspectives de recherche s’en trouvent compliquées, mais d’autant plus riches, qu’on s’efforce d’entrée de jeu à une saisie globale ou qu’on distingue des saisies partielles, quitte à les combiner ensuite.

Cas et contextes

Je ne pointerai ici que trois cas, qui me semblent assez distincts au regard des questionnements et commentaires qui précèdent et dans la perspective d’un début de typologie des contextes et des modalités d’évaluation des discours d’évaluation des politiques linguistiques :

  • les plans d’action du ministère français des Affaires étrangères au début de la Cinquième République ;
  • la politique de bi‑/plurilinguisme scolaire du Val d’Aoste ;
  • certaines actions de la Division des politiques linguistiques du Conseil de l’Europe.

Un plan de diffusion du français langue étrangère

Au cours des « Trente glorieuses » et après le retour au pouvoir du Général de Gaulle, le ministère des Affaires étrangères engage entre 1958 et le milieu des années 60 des plans d’action qui comportent des objectifs et des moyens spécifiques en faveur d’une relance de la diffusion du français dans le monde1. Il s’agit de conquérir de nouveaux publics en offrant une nouvelle image du français, langue des échanges ordinaires et langue des sciences et des techniques et pas seulement langue de grande civilisation pour élites cultivées. Dispositif très centralisé, le « Quai » peut donner des consignes précises aux différents postes, imposer aux instituts et centres culturels l’ouverture d’enseignements audiovisuels pour débutants en français, financer des stages de perfectionnement en France pour enseignants étrangers de français, offrir des bourses d’études et de séjour à des spécialistes de différents pays et domaines dans des universités et des entreprises françaises.

Les programmes étant quantifiés, l’exécution hiérarchique, avec des décideurs investis d’une autorité certaine2, des rapports demandés régulièrement aux postes à l’étranger, l’évaluation devient pleinement institutionnelle et chiffrée dans les bilans annuels d’activité de la direction générale des Relations culturelles, scientifiques et techniques. Les résultats peuvent ainsi être jaugés à l’aune des objectifs prévisionnels par les décideurs eux-mêmes. D’autant qu’il n’est pratiquement pas fait appel à des évaluations extérieures3.

Mais ce cas relativement clair d’évaluation centralisée, sur critères précis et en fonction d’objectifs opérationnels spécifiés à l’avance, soulève des questions du type de celles mentionnées plus haut : comment les « destinataires » de cette politique et les usagers du français (enseignants étrangers, publics culturels traditionnels, nouveaux publics) reçoivent-ils ces orientations ? Étend-on vraiment l’audience du français et de ce qu’il peut servir à promouvoir ? Les résultats quantifiés des actions entreprises constituent-ils des indicateurs suffisants ? Pour ne considérer qu’une des facettes de ces plans d’action, augmenter le nombre des boursiers du gouvernement français peut donner lieu à une mesure précise du degré d’atteinte de cet objectif particulier, mais il est clair que ce qui importe à moyen ou à plus long terme, c’est un suivi de ces anciens boursiers quant aux contacts qu’ils maintiennent — ou ne maintiennent pas — avec le français, la France, les intérêts de la France ou de la francophonie. Or, sur ce point d’importance majeure pour l’appréciation d’une telle composante du plan d’ensemble, les discours d’évaluation sont d’autant plus flous ou légers que les données manquent, faute d’avoir été (ou de pouvoir être) recueillies et qu’il n’est guère fait état de celles, partielles, auxquelles on a pu avoir l’accès.

La politique bi‑/plurilingue du Val d’Aoste

Cas d’une politique régionale volontariste dans son principe : le statut d’autonomie de la région valdôtaine, qui comporte des avantages administratifs, fiscaux et économiques loin d’être négligeables, s’origine dans une histoire et un patrimoine où le français a sa place. Un bilinguisme administratif et scolaire place à parité l’italien et le français, en décalage sensible avec une réalité sociolinguistique de la quotidienneté des usages où l’italien est très fortement dominant. En partie garant du statut d’autonomie, la place faite au français dans l’enseignement scolaire est officiellement quantifiable et diverses mesures prises par l’autorité régionale viennent en appui à cette option forte. Les interventions « expertes » extérieures (du reste de l’Italie, de Suisse francophone, de France) ont été multiples au fil des années et différents projets de recherche ont multiplié les discours d’analyse et d’évaluation de la situation valdôtaine (consultants universitaires et spécialistes invités, mesures ponctuelles de résultats et d’effets de l’enseignement bilingue à tel ou tel niveau de la scolarité, déclarations d’hommes et de partis politiques, enquêtes sur les représentations des habitants de la Vallée à propos du bilinguisme et du plurilinguisme, voire manifestations des élèves à propos des épreuves d’examen de fin d’études)4.

De l’avis de beaucoup d’observateurs et de nombre de responsables régionaux, le paradoxe reste sans doute, dans ce contexte, l’absence d’une évaluation du système lui-même5, de données longitudinales régulières et fiables, le peu de travail de synthèse et de prise en compte des éléments pouvant être extraits de la pluralité des regards extérieurs, la difficulté pour le pouvoir politique de formuler des orientations opérationnelles claires quant à l’évolution des choix en matière de langues. Des lois et réglementations récentes ont certes fait une place obligatoire à l’anglais dès le niveau primaire et demandé une reconnaissance et une présence scolaires du franco-provençal (plus pratiqué que le français dans nombre des espaces des vallées du Val d’Aoste). Mais la double contrainte qui pèse sur le pouvoir politique — affirmer le bilinguisme sans pouvoir faire le choix d’une éducation totalement bilingue ; valoriser une situation multilingue et une perspective plurilingue sans mettre à risque les avantages attachés à l’affirmation d’une spécificité bilingue — a pour conséquence diverses formes de double discours qui s’accommodent assez bien d’un déficit d’évaluation institutionnelle d’une politique linguistique aux objectifs ambivalents.

À quoi s’ajoute la forte autonomie laissée aux établissements scolaires, de par la loi italienne, autonomie qui confie pour une bonne part à la responsabilité des dirigeants des établissements et à leurs équipes enseignantes l’organisation concrète de l’aménagement linguistique interne à l’école. Une telle décentralisation pourrait être dynamisante et féconde si, s’agissant des langues, les orientations éducatives et les résultats attendus étaient plus nettement définis.

En bref et de manière trop caricaturale, on pourrait caractériser ce cas comme fortement différent du précédent : un pouvoir central existe et une politique linguistique est affirmée institutionnellement. Mais le politique, tout en y investissant des moyens importants, n’en prend en charge ni la définition concrète, ni la mise en œuvre scolaire effective, ni l’évaluation au niveau du système. Du coup, la politique linguistique devient objet de discours pluriels, de la part d’acteurs de toutes sortes, extérieurs à la région ou, dans leur grande diversité, y vivant (enseignants, parents, professionnels divers, etc.). Panorama singulièrement complexe et, comme tel, attachant pour l’analyste et le chercheur. Mais les enjeux sont autres que d’analyse.

Les actions d’une instance européenne

Dans la structure du Conseil de l’Europe, la Division des politiques linguistiques a succédé, significativement, à ce qui portait l’appellation de Section des langues vivantes. Autre contexte important pour notre propos. Il n’est pas plus possible de développer ce cas de figure que les précédents, mais on dira simplement qu’il s’agit là d’une instance intergouvernementale dont l’autorité n’est que morale et qui, pour le domaine qui nous concerne, ne peut guère intervenir que par le biais de recommandations, d’observations, de documents et outils de référence, d’études de cas ou, si souhaité par un État membre, d’assistance à l’analyse d’une situation locale.

Les recommandations, de portée plus ou moins générale, peuvent permettre à différentes instances de s’en inspirer ou de s’en saisir pour étayer des initiatives et évolutions dans le contexte où elles interviennent. Les documents et outils de référence, que ce soit, en leur temps, les divers Niveaux‑seuils ou, plus récemment, le Cadre européen commun de référence pour les langues, le Portfolio européen des langues et le Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives en Europe, sont mis à disposition de divers types d’utilisateurs et, comme tels, donnent et ont donné lieu à de multiples prises de position (ministères, associations d’enseignants, spécialistes académiques et chercheurs, formateurs, éditeurs et auteurs de manuels) dans des pays différents. Sans qu’on puisse parler ici de discours d’évaluation des politiques linguistiques, il y a bien production de discours de positionnement par rapport à des instruments qui, à différents niveaux d’intervention, peuvent être mis au service de telles politiques. La dimension internationale et le fait que le Conseil de l’Europe n’ait rien d’une institution ayant pouvoir normatif ou prescriptif donnent des valeurs particulières, distinctes des deux cas précédents, aux paramètres rapidement présentés dans les premières parties de cette contribution.

Il en va de même pour l’élaboration des Profils de politique linguistique éducative que la Division des politiques linguistiques propose aux pays qui le souhaitent. Il s’agit alors d’une aide à l’auto‑évaluation à visée diagnostique et/ou en vue de choix à opérer. Le pays demandeur présente un rapport national sur la situation sociolinguistique, le statut et l’enseignement des langues (langue de scolarisation, langues étrangères, langues de minorités, langues régionales, langues de migrants) ; un petit groupe international d’experts, mandaté par le Conseil de l’Europe, prend connaissance du rapport national, rencontre sur place différents responsables et acteurs du domaine et établit son propre rapport (analyses et propositions) ; une table ronde est organisée pour discuter ce rapport des « experts », la dernière étape étant l’établissement d’un document conjoint, le Profil, publié sous le double sceau du pays concerné et du Conseil de l’Europe. Il appartient ensuite au dit pays de tirer ou non des conséquences, en termes de plan d’action, de ce processus à plusieurs phases, fort producteur de discours d’évaluation.

J’évoquerai aussi, tout aussi brièvement, la mise en œuvre de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, dont le suivi est désormais aussi du ressort de la Division des politiques linguistiques du Conseil de l’Europe. Les pays ayant ratifié la Charte doivent présenter des rapports réguliers sur l’exécution des mesures qu’ils se sont engagés à prendre en faveur des langues concernées. Une visite sur place est aussi organisée pour un groupe d’experts, plus sur le mode du contrôle et de l’audit que sur celui de l’aide à l’auto-évaluation. Le groupe établit un rapport et formule des observations auxquelles les autorités compétentes du pays peuvent répondre par des compléments d’informations et des explications ou correctifs. La Charte prévoit que ce processus d’évaluation externe s’inscrit dans la durée. Comme les rapports nationaux et les Profils de politique linguistique éducative, les différents rapports liés à l’exécution de la Charte sont publics et peuvent être trouvés sur le site du Conseil de l’Europe. Il est intéressant de noter que, comme les objets de focalisation de la Charte et ceux des Profils sont distincts, il n’est pas exceptionnel que, pour un même pays, les observations et propositions formulées différent sur certains points.

Je ne prétends pas conclure cette présentation qui visait surtout à suggérer quelques pistes de réflexion pour les avancées dans le domaine de recherche dont l’exploration s’engage. Disons simplement que, pour l’analyse des discours d’évaluation des politiques linguistiques, on ne pourra faire l’économie du choix d’un cadre de définition de ce qu’on entend par « politique linguistique » et d’une construction méthodologique qui prenne en compte la complexité, l’historicité, la plurivocité et l’intertextualité des discours produits. Beau chantier en perspective6.

Bibliography

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CALVET Louis-Jean., 1995, Les politiques linguistiques, Paris, P.U.F.

CAVALLI Marisa, 2006, Éducation bilingue et plurilinguisme. Le cas du Val d’Aoste, Paris, Didier, collection LAL.

CAVALLI Marisa, COLETTA Daniela, GAJO Laurent, MATTHEY Marinette, SERRA Cecilia, 2003, Langues, bilinguisme et représentations sociales au Val d’Aoste — Rapport de recherche. Introduction de Bernard PY, Aoste, IRRE-VDA.

CERTEAU Michel de, JULIA Dominique, REVEL Jacques, 1975 (réed. 1986), Une Politique de la langue : la Révolution française et les patois : l’enquête de Grégoire, Paris, Gallimard.

COSTE Daniel (éd.), 1984, Aspects d’une politique de diffusion du français langue étrangère depuis 1945. Matériaux pour une histoire, Paris, Hatier.

COSTE Daniel, 2004, « Coup d’œil sur des “regards croisés”. Éducation bilingue et formation plurilingue en Vallée d’Aoste », in Education et sociétés plurilingues 17, p. 19-36.

COSTE Daniel, 2006, « L’Europe et les langues. Multilinguisme et politiques linguistiques », in COSTE Daniel, SOBRERO A. CAVALLI Marisa, BOSONIN I. : Multilinguisme, plurilinguisme, éducation. Les politiques linguistiques éducatives, Etudes, Aoste, IRRE-VDA, p. 11-36.

FOUCAULT Michel, 1969, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard.

JUILLARD Caroline, CALVET Louis-Jean. (éd.), 2005, Les politiques linguistiques, mythes et réalités, Paris, Ellipses.

TRUCHOT Claude (dir.), 1994, Le plurilinguisme européen. Théorie et pratiques de politique linguistique en Europe, Paris, Champion-Slatkine.

Pour les travaux réalisés dans le cadre de la Division des politiques linguistiques du Conseil de l’Europe (Profils de politique linguistique éducative, Cadre européen commun de référence pour les langues, Portfolio européen des langues, Guide pour l’élaboration des politiques linguistiques éducatives) voir le site http://www.coe.int/T/DG4/Linguistic/Default_fr.asp

Pour la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, voir
http://www.coe.int/T/F/Affaires_juridiques/D%E9mocratie_locale_et_r%E9gionale/Langues_r%E9gionales_ou_minoritaires/

Appendix

Discussions

Yannick Lefranc

Je voudrais remercier Daniel Coste d’avoir donné des éléments historiques sur ce document à force praxéologique qu’est le Cadre Européen, que j’ai tendance à appeler « le grand livre rouge ». Justement, vous avez montré qu’en effet, il y a toute une histoire qui conduit à le considérer, comme vous l’avez dit, comme un objet complexe et ça va permettre de relancer le débat.

Marco Giolitto

C’est à propos de la situation valdôtaine. Le français, du moins le français oral, ne joue presque aucun rôle dans la situation valdôtaine. Le français était historiquement la langue écrite de l’élite valdôtaine tout au long des siècles. Il ne concernait pratiquement qu’un pourcentage assez insignifiant de la population. Les Valdôtains de souche parlent le franco-provençal, ceux qui sont issus d’autres régions italiennes parlent ou l’italien ou les différents dialectes des régions d’où ils sont originaires. Le français se réduit pratiquement à un alibi pour garder cette situation fiscale extrêmement avantageuse qu’ils ont. Pratiquement, ils l’apprennent à l’école, donc c’est du français langue étrangère. Le fait qu’ils ont des noms de famille français et que dans le passé quelqu’un d’entre eux a écrit en français, ça ne joue pas un grand rôle dans la situation contemporaine. L’italien est plus répandu que le français simplement parce qu’ils ont beaucoup plus l’accès aux médias italiens qu’aux médias francophones. Il y a quelques journaux en français au Val d’Aoste, une chaîne de télé en français et tout le reste est en italien. Donc, l’exposition à l’italien est vraiment très supérieure par rapport au français et le franco-provençal n’a pratiquement aucun usage écrit, aucun accès aux médias. Le français, on pourrait plutôt le considérer, dans la réalité, comme une langue étrangère.

Daniel Coste

Tout à fait d’accord avec ce commentaire. L’une des difficultés actuelles au Val d’Aoste est en fait d’essayer de maintenir le statut privilégié à un moment où d’autres régions d’Italie aspirent à une autonomie plus grande. Il faut donc maintenir le décalage en quelque sorte, et en même temps gérer une situation de passage d’un bilinguisme affiché, comme plus ou moins bilinguisme paritaire, à un plurilinguisme qui serait posé, lui, comme déséquilibré.

Dans les textes législatifs récents, le franco‑provençal apparaît comme devant être aussi une des langues du patrimoine présente à l’école, sans qu’on sache exactement de quelle manière, mais l’anglais est là en force aussi. On parle de plus en plus au Val d’Aoste d’éducation bi‑/plurilingue. Maintenir à la fois le bi- parce que c’est précieux au niveau national et puis en même temps faire en sorte que la réalité soit prise en compte, que le patrimoine et l’ouverture européenne soit maintenus et qu’on aboutisse à jouer sur les représentations de la population. Il n’y a pas de bilinguisme équilibré en la circonstance, et on reprend de vieilles désignations, mais il y a des formes de plurilinguisme qui peuvent être intéressantes et rentables pour l’avenir.

Cécile Jahan

Une remarque et une question, en fait.

J’ai été particulièrement sensible au fait que vous ayez souligné que, dans les politiques linguistiques, il faut prendre en compte le processus de négociation de différents acteurs et que ces acteurs sont à la fois des récepteurs, que les rôles et les statuts se confondent, et que même les hommes politiques sont eux-mêmes des récepteurs. En tout cas, par la réforme orthographique, on peut très bien le mettre à jour, mais d’un autre côté, ça complique énormément la définition. Est‑ce que finalement il faudrait prendre en compte tous les acteurs sociaux qui ont une influence sur le pouvoir politique ? Est-ce que ça ne serait pas autre chose que de la politique linguistique, je ne sais pas, de la glottopolitique ou un autre domaine, et le mot « politique », on le réserverait à une action étatique ? Le fait d’élargir la définition à des acteurs sociaux, on ne peut que l’accepter et du coup, ça complique énormément les choses, en fait.

Ça c’était une remarque avec plein de questions à l’intérieur.

L’autre question : vous avez parlé à la fin du Conseil de l’Europe et du Cadre Européen qui est devenu, indépendamment de sa volonté, quelque chose qu’on a imposé. Comment voyez-vous le Conseil de l’Europe justement du point de vue des politiques linguistiques ? Est-ce que c’est un acteur ? Quel est son statut à lui ?

Daniel Coste

Sur le premier point, je crois que l’ouverture de l’Europe est sans doute très importante dans l’interrogation sur la notion même de « politique linguistique ». On pourrait prendre le cas de la Slovaquie et notre collègue ici présente pourrait en parler longuement. Si je prends le cas d’un autre pays qui est la Lituanie, il est clair que dans un contexte comme la Lituanie, c’est difficile de parler, disons, d’une politique étatique dans la mesure où une des conditions d’entrée de la plupart de ces pays dans l’Union Européenne, ça a été, par exemple, de signer la Charte des langues minoritaires et régionales. Ça a été aussi, ce n’était pas imposé, en tout cas c’était normal que ça se fasse, d’avoir aussi la Convention-cadre sur la protection des minorités nationales. Ça veut dire que les minorités polonophones, russophones, etc. de Lituanie sont considérées quasiment comme des nations à l’intérieur de la Lituanie. Essayer de définir une politique étatique dans ce cadre-là, c’est prendre en compte une demande sociale qui est très fortement tournée vers l’anglais pour des raisons de migration européenne, une volonté nationale aussi de promotion du lituanien comme langue qui a été très longtemps, disons, brimée par les occupations successives et puis, en même temps, un respect des droits notamment linguistiques d’un certain nombre de minorités qui sont très présentes et très actives et représentées politiquement, bien sûr. Tout ça a abouti à un paysage extrêmement complexe où on serait en peine de dire qu’il y a une politique pleinement cohérente. Il y a nécessairement une forme de gestion, je ne dirais pas au jour le jour, mais de gestion dans la durée d’un certain nombre d’évolutions, démographiques et autres, qui sont complexes. Les russophones sont beaucoup moins nombreux qu’ils ne l’étaient au moment de l’indépendance, alors que les polonophones sont, eux, bien là. La Pologne est entre temps un autre pays de l’Union Européenne, dans le même jeu.

Sur la deuxième question à propos du Conseil de l’Europe, c’est un petit peu délicat de répondre parce qu’il me semble que c’est une instance à visages multiples dans le paysage des politiques linguistiques. Ce qui s’est passé pour le Cadre Européen Commun de Référence, c’est un exemple de quelque chose. Je ne voudrais pas donner l’impression par ailleurs que, ayant été associé assez directement au processus dès le départ, on se défausse ensuite en disant il se passe des choses qu’on n’avait pas voulu. Ce n’est pas ça. C’est clair que, dans les politiques européennes aujourd’hui, du point de vue linguistique, il y a une demande forte de spécificité locale, de contextualisation, de dire « on a besoin d’instruments de mesure, par exemple, de l’apprentissage des langues, qui soient respectueux de ce qui est notre situation locale, qui tiennent compte de la culture locale, etc. » et, en même temps, il y a une très forte demande, peut-être pas de standardisation, mais en tout cas de comparaison possible de pays à pays. Ce n’est pas uniquement du diabolique, la standardisation des instruments de mesure de la maîtrise des langues, c’est quelque chose qui correspond aussi à une demande. Il y a des tensions à l’intérieur même d’une institution comme celle-là. Je crois que la chose la plus dangereuse qu’on puisse faire, c’est de considérer qu’il y a un monolithisme d’une institution internationale, alors qu’en fait, c’est là aussi un acteur parmi d’autres, engagé dans un processus évolutif.

Notes

1 On se reportera à ce propos à l’ensemble de contributions rassemblées dans Coste (éd.), 1984. Return to text

2 Pas seulement pour l’anecdote, on rappellera que certains directeurs d’instituts, voire conseillers culturels, qui avaient quelque peu résisté à l’ouverture de cours pour débutants et à ce qu’ils percevaient comme une dévalorisation de leur rôle, virent un terme mis à leur mission par la « Centrale » du ministère parisien. Return to text

3 Des évaluations officielles autres ne sont en fait pratiquées que lors de périodes de remise en question et de révision éventuelle du dispositif d’ensemble, quand, à la demande du ministre ou du chef de gouvernement ou de parlementaires, une sorte d’audit est confié à une personnalité (haut fonctionnaire ou autre). Return to text

4 Les études ne manquent pas sur cette situation. Voir notamment les publications de M. Cavalli. Return to text

5 Une prise de conscience s’est faite récemment et des décisions ont été prises pour rassembler des données plus fines et fiables sur le système éducatif régional, au-delà des informations collectées au niveau national. Return to text

6 Mais où l’on n’avance pas à partir de rien. Les travaux de Foucault, ceux de Certeau, Julia, Revel n’ont pas perdu de leur actualité ni de leur pertinence indirecte. Return to text

References

Electronic reference

Daniel Coste, « Quelles évaluations pour quelles politiques linguistiques ? », Cahiers du plurilinguisme européen [Online], 1 | 2008, Online since 01 janvier 2008, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=107

Author

Daniel Coste

Professeur émérite de sciences du langage et de didactique des langues. A été directeur du Crédif (ENS-LSH) et professeur de linguistique appliquée à l’université de Genève. Associé aux travaux de la division des politiques linguistiques du Conseil de l’Europe, il s’intéresse particulièrement au plurilinguisme.

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