Pour les États sur le territoire desquels plusieurs langues sont présentes, le lien établi par l’idéal de l’État-nation monolingue entre unité politique et unité linguistique contribue à l’émergence d’un déséquilibre entre les langues coexistantes en termes d’utilisation dans les domaines officiels et de prestige (comme les institutions et l’enseignement supérieur). Dans de nombreux cas, il se produit une majoration linguistico-culturelle de la langue officielle et une minorisation de la ou des autres langue(s). Cela s’observe historiquement lors de la période de formation de l’État-nation aux XVIIIe et XIXe siècles ainsi qu’à l’époque actuelle. Bien qu’il y ait maintenant des efforts politiques en Europe pour promouvoir les langues minoritaires (ou minorisées), de nombreux États ont du mal à adopter ou à appliquer pleinement ces accords (voir par exemple les difficultés d’adoption/application de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires), et une véritable égalité semble encore lointaine.
Les variétés germaniques1 de la Moselle-Est (ancienne région Lorraine) représentent un tel cas de minoration dans un contexte linguistico-national. Comme en Alsace voisine (cf. Huck/Erhart, 2019), l’allemand (surtout à partir de 1871) a souvent ou majoritairement été la langue d’enseignement, la langue de l’église et de la religion et la langue écrite la plus lue jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Par la suite, cependant, les variétés ont été partiellement intégrées (de nouveau) au diasystème français2 avec le français comme langue standard, écrite, scolaire et officielle. L’allemand (standard) a été évincé de toutes les fonctions officielles – l’administration ne reconnaissait que la langue de la République – et, compte tenu des relations tendues avec l’Allemagne et la culture allemande, également de plus en plus de l’usage quotidien. Ce combat actif contre l’usage de l’allemand par la population (dans sa réalisation orale sous la forme de dialectes) a surtout été mené à l’école, où les panneaux d’interdiction et les punitions présentaient un effet stigmatisant (Beyer/Fehlen, 2019). Depuis quelques décennies maintenant, des efforts – probablement soutenus par une fierté régionale renforcée – ont été faits pour faire accéder le statut du groupe dialectal auquel les dialectes de la Moselle-Est appartiennent à celui d’une langue indépendante (appelée francique ou platt). Ce statut reste cependant plutôt précaire.
La relation entre les locuteurs, l’utilisation des langues et les idéologies linguistiques peut être retracée dans différents espaces, en observant par exemple l’utilisation des langues dans l’administration, l’éducation ou l’économie (Marten, 2016). Dans cet article, nous examinerons l’utilisation symbolique de la langue dans le paysage linguistique. Le « paysage linguistique » désigne à la fois un phénomène, une méthode et un domaine de recherche qui traite des langues employées visuellement dans l’espace public (Ehrhardt/Müller-Jacquier, 2018). Dans la mesure où il constitue un volet plutôt récent dont l’importance est croissante dans la recherche sociolinguistique, une analyse du paysage linguistique de la Moselle-Est reste à faire3.
Dans le cadre d’une analyse qualitative, les contextes d’apparition des variétés germaniques et les fonctions de leur inscription dans l’espace public seront examinés. La perspective de la communication (top-down ou bottom-up) ainsi que les auteurs connus des inscriptions et les destinataires présumés seront également pris en compte. La partie empirico-analytique sera donc consacrée à la question de savoir quel est le statut de l’allemand (standard) et des parlers dialectaux mosellans dans le paysage linguistique, d’une part, et dans quelle mesure quels acteurs l’ont (co-)façonné, d’autre part. Le corpus sur lequel s’appuie notre contribution est constitué de photographies récemment prises par nous-même, principalement des inscriptions en allemand standard ou en platt apparaissant dans toute la région de la Moselle-Est, de Thionville à Bitche ou Phalsbourg.
L’article se compose de trois parties principales : la section 1 présente le contexte linguistico-géographique et politico-linguistique de la région étudiée, la section 2 la pertinence et l’analyse du paysage linguistique (en général). Dans la section 3, ce sont les données récemment collectées qui sont examinées.
1. Contexte linguistico-géographique et politico-linguistique de la Moselle-Est
La Moselle-Est est la partie germanophone de la Lorraine dans le département de la Moselle. La frontière linguistique germano-romane traverse tout le département du nord-ouest au sud-est. Aujourd’hui, le département de la Moselle compte environ un million d’habitants, dont (à peu près) la moitié vit dans la zone traditionnellement germanophone. Il n’existe pas de données fiables sur le nombre de locuteurs, seulement des estimations. Celles-ci oscillent actuellement entre 100 000 et 500 000 locuteurs4 (Beyer/Fehlen, 2019 : 109).
En termes géolinguistiques, la zone germanophone peut être classée dans le continuum dialectal du moyen allemand occidental (Westmitteldeutsch) et subdivisée en fonction d’un certain nombre d’isoglosses, dont fait partie le francique mosellan, dans lequel l’article/le pronom neutre réalisé [dat] se distingue du francique rhénan avec la forme [das]. L’isoglosse entre les deux réalisations de l’article neutre s’étend du nord-est de Siegen (en Allemagne), sans interruption au sud-ouest, jusqu’à la frontière germano-romane en Lorraine. Ainsi, d’une part, elle a un effet de limitation (francique mosellan à l’ouest vs. francique rhénan à l’est également en Moselle-Est5 comme en Allemagne), mais d’autre part, elle crée une connexion entre les zones dialectales du sud et les zones du nord par-delà la frontière étatique. De plus, la subdivision de la zone du francique mosellan (par l’isoglosse op-of – pour allemand standard auf ‘sur’) entre également en ligne de compte : autour des petites villes de Boulay/Bolchen et de Bouzonville/Busendroff se trouve la zone du francique mosellan et dans le nord-ouest (autour des petites villes Thionville/Diddenuewen et Sierck/Siirk), la zone du (francique) luxembourgeois (voir Botz, 2013 : 61-65 ; Rispail/Haas-Heckel/Atamaniuk, 2012 : 12). Ces deux régions s’étendent également jusqu’en Allemagne.
La Moselle-Est (ainsi que certaines régions françaises adjacentes) a une histoire mouvementée, avec, entre autres, quatre changements d’appartenance politique au cours des 150 dernières années. La Lorraine a rejoint la France en 1766, et depuis lors, la région a été un « jouet dans la lutte pour le pouvoir des voisins ennemis » jusqu’au milieu du XXe siècle (Beyer/Fehlen, 2019 : 115). Les années décisives de bouleversement sont 1871, avec entre autres le rattachement d’une partie du département de la Moselle au Reich allemand, le retour à la France en 1918, ainsi que l’annexion par le IIIe Reich en 1940 et le second retour à la France en 1945. Depuis 1766, et surtout dans les périodes après 1789 et après 1918, des efforts ont été faits par l’État pour renforcer la diffusion du français au sein de la population. Cependant, ces efforts n’ont eu que peu d’effet. Cela est dû d’une part aux limites du système éducatif français, à la position forte des Églises, longtemps pro-germanophones et au manque de mobilité et à l’absence de communication suprarégionale à l’époque, d’autre part, facteurs qui ont été renforcés par le caractère rural de la région (Beyer/Fehlen, 2019 : 149). Dorner (2012) mentionne également les aspects liés à l’identité : jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, on peut formuler l’hypothèse que la langue allemande, standard ou dialectale, fondait l’identité linguistique6 des Lorrains germanophones, ce qui rendait difficile un changement de langue. L’allemand jouait ainsi un rôle important à la fois dans la construction de leur identité individuelle ainsi que dans celle d’un sentiment d’appartenance au groupe formé par la communauté des Lorrains germanophones. Ce n’est qu’après le traumatisme de l’annexion au IIIe Reich et l’incorporation de force des Mosellans dans la Wehrmacht que la langue allemande a perdu ce potentiel identitaire et qu’une prise de distance a commencé avec tout ce qui pouvait laisser supposer une proximité avec l’Allemagne et la culture allemande. La honte et l’auto-dévalorisation ont dès lors constitué le terreau fertile d’une politique offensive de francisation. Dans le discours officiel, les dialectes allemands étaient stigmatisés en tant que langue de l’ennemi, l’allemand standard comme langue des nazis, et le français était présenté comme une langue moderne symbolisant l’avenir (Beyer/Fehlen, 2019 : 117). Par la suite, la promotion du français a été acceptée sans grande résistance, l’allemand a été supprimé dans les contextes publics, et dans de nombreuses familles, la transmission du dialecte a été abandonnée.
Dans les années 1970, des mouvements régionalistes ont été initiés dans une grande partie de la France, souvent déclenchés par la lutte contre la construction des centrales nucléaires. En effet, les mouvements écologistes se sont souvent accompagnés d’une renaissance culturelle des langues dites « régionales ». Cependant, afin de surmonter la stigmatisation basée sur l’héritage linguistique allemand, une partie des militants et aussi des scientifiques qui leur étaient proches a commencé à distinguer les dialectes de l’allemand (standard) sur le plan conceptuel. Selon cette approche, les trois dialectes autochtones (essentiellement l’ensemble du continuum dialectal du moyen allemand occidental, y compris le francique ripuaire) devaient selon eux être regroupés en une seule langue indépendante et autonome (cf. Beyer/Fehlen, 2019), qui existait avant l’allemand (standard). Ce concept permet ainsi de s’identifier au dialecte germanique tout en gardant une distance avec l’allemand et l’Allemagne (Beyer/Fehlen, 2019 : 144). Une désignation homogène de la langue n’a cependant pas encore été établie : parmi les glottonymes en circulation, « francique » s’est imposé chez une grande partie des militants de la langue, tandis que « platt » est très répandu dans la population. Le dialecte est également appelé « Ditsch » (Beyer/Fehlen, 2019 : 128 ; cf. Moureaux, 2015), surtout dans la zone située à l’Est, ce qui marque une reconnaissance du continuum dialectal historique allemand.
Malgré sa popularité croissante, cette langue connaît un traitement ambivalent en termes politico-juridiques, en partie parce que la France dans son ensemble a du mal à accepter la diversité linguistique, compte tenu du principe directeur de l’unité linguistique de la République, entre autres. La plupart des réglementations concerne le domaine de l’enseignement. La circulaire Savary de 1982, qui pour la première fois fait référence à toutes les langues régionales de France, organise l’enseignement facultatif des langues « régionales » de la maternelle à l’université. Toutefois, ces dispositions n’ont été mises en œuvre en Lorraine qu’avec plusieurs années de retard et sous la pression des parents et des enseignants. En 1991, sous le nom de « Voie spécifique du Département Moselle », la possibilité d’une introduction à la langue allemande de la maternelle à la quatrième année de l’école primaire via le dialecte a été créée. Ici, les dialectes sont considérés comme un « tremplin naturel » (Académie de Nancy-Metz, 1990 : 81) vers « l’allemand » qui doit être effectivement appris (il s’agit probablement de l’allemand standard). C’est également en 1991 que l’option « langue et culture régionales » a été introduite au lycée, avec la possibilité d’un examen complémentaire facultatif au baccalauréat. Le sujet de cet examen était proposé dans trois dialectes différents (francique luxembourgeois, francique mosellan et francique rhénan). C’est notamment de ce fait et pour le matériel pédagogique qui accompagne la préparation de cette épreuve que ces glottonymes et le terme générique « francique » se sont imposés pour désigner les dialectes de la Moselle-Est. Tant l’introduction de la matière scolaire que sa dénomination signifient une revalorisation du statut du dialecte. En 1999, la France a signé la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Bien qu’un amendement ou un supplément constitutionnel préparatoire ait été apporté en 2008, reconnaissant que les langues régionales font partie du patrimoine culturel français, toutes les tentatives de ratification de la Charte ont échoué à ce jour. Dans une annexe à un décret sur l’enseignement des langues régionales dans les écoles primaires de 2007, la langue régionale est explicitement mentionnée et illustrée (pour l’Alsace et) pour la Moselle. D’après ce texte, elle existe sous deux formes : d’une part les dialectes (allemands) et d’autre part l’allemand standard7. Cette définition renvoie au modèle classique de la diglossie, dans lequel une forme orale dialectale correspond à une langue standard écrite. Dans une récente « Convention cadre pour une vision stratégique commune du développement des politiques éducatives en faveur du plurilinguisme et du transfrontalier8 » pour le territoire lorrain de l’académie de Nancy-Metz, « l’allemand » (non différencié du dialecte) figure comme la langue du voisin, c’est-à-dire qu’il est exogénéisé9. Au niveau politico-juridique, les dialectes germaniques sont donc parfois ignorés, parfois classés comme faisant partie d’un modèle diglossique avec l’allemand (standard) et parfois comme une langue indépendante. L’allemand (standard) à son tour est parfois considéré comme faisant partie du répertoire de la langue maternelle des Lorrains et parfois comme une langue étrangère.
2. Paysage linguistique : définition et approches analytiques
La première mention de la notion de « paysage linguistique » se trouve dans une étude canadienne : les auteurs y examinent « la langue des panneaux de rue, des panneaux d’affichage, des noms de rue, des noms de lieux, des enseignes commerciales et des panneaux publics sur les bâtiments gouvernementaux [, qui] forment ensemble le paysage linguistique d’une zone, d’une région ou d’une agglomération urbaine particulière10 » (Landry/Bourhis, 1997 : 25, traduction R.B.). L’objectif fondamental du point de vue de la recherche est « de se faire une idée de qui a produit le signe, dans quel but et pour quel cercle de destinataires, et quels effets communicatifs (perlocutoires) sont recherchés par là11 » (Ehrhardt/Müller-Jacquier, 2018 : 19, traduction R.B.). Auer (2010 : 274) cite comme fonction première l’aide à l’orientation dans des cas (ou des lieux) où celle-ci n’est pas immédiatement claire pour tous les usagers. Les diverses caractéristiques des inscriptions sur des objets fixés de manière permanente ou temporaire dans l’espace public fournissent, au-delà de leur contenu lexical et grammatical, des indications sur le message visé et sa portée. Dans des situations multilingues (quelles qu’elles soient), il est possible d’observer « comment différentes langues utilisées simultanément dans un espace donné interagissent, comment les mesures de politique linguistique […] influencent l’espace public ou comment elles sont reçues, quelles lois ou réglementations déterminent l’utilisation des langues ou quelles variétés […] sont utilisées quand, où et à quelle fin12 » (Ehrhardt/Marten, 2018 : 9, traduction R.B.). L’analyse de la distribution et de l’utilisation des éléments linguistiques réalisés visuellement révèle donc la manière dont le droit à l’expression publique est organisé dans une société – que ce soit par des lois ou par des normes (implicites). Le paysage linguistique n’est cependant pas représentatif de la proportion des groupes linguistiques présents, mais il est conditionné par les relations de pouvoir entre les groupes de locuteurs. Ces relations de pouvoir s’expriment dans la présence et la répartition des langues dans l’espace public et donc dans le paysage linguistique. Il s’agit donc d’une approche appropriée pour comprendre la tension entre les langues majoritaires et minoritaires (Gorter et al., 2012).
Selon Landry/Bourhis (1997), le paysage linguistique remplit deux fonctions dans les contextes sociolinguistiques plurilingues : premièrement, il a une fonction informative. Le paysage linguistique devient ainsi le « trait distinctif de la zone géographique habitée par une communauté linguistique particulière » (Landry/Bourhis, 1997 : 25). À l’aide de la langue utilisée, les membres de l’in-group et de l’out-group peuvent littéralement lire quelle communauté linguistique est installée et quelle langue peut être utilisée pour la communication. Selon que les éléments linguistiques sont monolingues, bilingues ou multilingues, on peut supposer un degré de diversité différent. Deuxièmement, le paysage linguistique a également une fonction symbolique. La présence ou l’absence de langues concurrentes peut symboliser la force ou la faiblesse relative des communautés linguistiques concurrentes au niveau démographique et institutionnel (Landry/Bourhis, 1997 : 28). Une signalétique publique dans une langue particulière signifie que le poids démographique du groupe est suffisamment important ou a acquis un certain degré de contrôle institutionnel pour légitimer cette signalétique dans le paysage.
Les études s’y rapportant analysent généralement quelle langue est utilisée pour quels discours et domaines. Une telle analyse permet de faire des observations concrètes sur la manière dont le droit à l’expression publique est réparti, sur le fait que l’utilisation de la langue est politiquement soutenue ou sur la question de savoir qui est le moteur de la mise en place ou de la pose de panneaux dans une langue particulière. Différentes catégories d’analyse sont appliquées. D’une part, il convient de mentionner l’origine des inscriptions dans l’espace public – autrement dit la perspective de la communication – et de faire une distinction entre les productions top-down et bottom-up : alors que les productions top-down comprennent les signalétiques institutionnalisées de l’État ou des autorités publiques, qui sont directement liés à la politique linguistique, les productions classées comme bottom-up sont le résultat d’initiatives privées, comme les affichages des magasins, des associations, des particuliers, la publicité sur les affiches et dans les transports, etc. (voir Auer, 2010 : 295). D’autre part, le type de discours dont relèvent ces productions doit être pris en compte. Selon Scollon/Scollon (2003) et Cindark/Ziegler (2016), il en existe six types13 :
- les discours réglementaires (éléments d’obligation et d’interdiction, panneaux de signalisation, etc., c’est-à-dire les règlements officiels à un endroit donné),
- les discours « infrastructurels », plus précisément concernant le domaine du bâti (panneaux ou poteaux indicateurs, informations sur les lieux touristiques, etc.),
- les discours commerciaux (inscriptions dans les magasins, menus en vitrine, publicité, etc.),
- les discours transgressifs (affiches, autocollants, graffitis non autorisés, etc. diffusés sans autorisation officielle),
- les discours artistiques (lettrages créatifs)
- et les discours commémoratifs (par exemple, plaques ou inscriptions sur des monuments commémorant des événements passés ou des personnes décédées).
3. Analyse empirique
3.1. Contexte du projet
Les données pour l’analyse empirique du paysage linguistique en Moselle-Est sont tirées du projet « L’allemand dans le monde » du Leibniz-Institut für Deutsche Sprache. Ce projet, initié en 2016, vise à saisir et à décrire systématiquement les différentes situations de minoration dans lesquelles l’allemand est présent (minorisé ou dominant). Dans ce contexte, le multilinguisme dans la partie germanophone de la Lorraine, entre autres, sera pour la première fois documenté et analysé de manière exhaustive au terme du projet. C’est dans ce cadre que des enquêtes ont été réalisées sous la forme d’entretiens enregistrés depuis 2017. En plus des traductions en dialecte et des tests de lecture en allemand standard, les données incluent les énoncés libres dans des entretiens semi-directifs (avec un intervieweur parlant l’allemand standard) et dans des conversations autour d’une table (en l’absence de l’enquêteur avec des amis et/ou des membres de la famille qui parlent également le dialecte local). Au-delà des données linguistico-structurelles concernant la variation intra-linguistique de la langue parlée (l’allemand standard et dialectal) et inter-linguistique avec le français, les enquêtes fournissent également – au niveau de leur contenu – des descriptions des perspectives, des expériences subjectives ainsi que du savoir linguistique profane des informateurs14. Les enquêtes menées dans toute la région de la Moselle-Est et sur plusieurs générations permettent également d’analyser les variations diatopiques et intergénérationnelles. Le volume actuel des données s’élève à plus de 125 heures d’enregistrements audio réalisés avec 81 informateurs sur l’ensemble du territoire germanophone lorrain.
De nombreuses photos documentent la conception linguistique de la signalétique publique. L’accent est mis sur les occurrences de variétés germaniques. Compte tenu à la fois de son statut officiel et de son prestige, le français est bien la langue qui domine dans l’espace public. Ici, les enquêtes quantitatives – comme c’est souvent le cas (cf. par exemple Cindark/Ziegler, 2016) – sont inutiles, car il faudrait s’attendre à un résultat d’environ 99 % en français. En conséquence, les analyses qualitatives basées sur des données ethnographiques fournissent des résultats plus instructifs dans ce contexte. Les inscriptions en allemand ou en dialecte sont des exceptions notables, qui ont un caractère symbolique encore plus important compte tenu de leur faible fréquence. Cette partie du projet global a (à ce jour) un caractère clairement exploratoire. Ci-après sont présentés les résultats préliminaires.
3.2. Sur la diffusion des variétés germaniques dans le paysage linguistique de la Moselle-Est
Dans l’ensemble de cette section, des exemples sont discutés, dont nous considérons qu’ils sont représentatifs pour d’autres exemples du même type.
La figure 2 – un poteau indicateur indiquant des lieux dits – permet de faire une première observation portant sur les toponymes.
Chaque fois que des toponymes ou des noms de personnes sont concernés, la germanophonie historiquement ancrée devient visible. Dans ce contexte, nous entendons par « germanophonie » à la fois la connaissance et l’usage de l’allemand et du platt lorrain – donc le produit culturel historique dans son état du début du XXe siècle – sans les différencier15. Ici, nous mettons l’accent sur la différence avec le français. Les toponymes se sont développés dans le passé et ne changent que rarement ou difficilement16. Par conséquent, ils apparaissent généralement sur les panneaux quand le lieu concerné est indiqué. De plus, si des noms de personnes dans une certaine langue sont trouvés en grande fréquence (par exemple dans les noms des entreprises familiales ou sur les boîtes aux lettres), cela peut être considéré comme une indication forte de l’implantation de cette langue sur le territoire17. Dans les deux cas, la fonction informative du paysage linguistique se manifeste dans le marquage de la présence d’une communauté linguistique particulière. En l’absence d’alternatives ou de concurrents en français, la toponymie visuelle ne fournit cependant pas d’indication sur une volonté politique ou symbolique particulière.
En ce qui concerne les inscriptions en allemand (standard), les types suivants peuvent être identifiés. Premièrement, l’allemand (standard) est présent dans des inscriptions historiques. « Historique » doit être compris dans le sens où ces inscriptions – principalement des épigraphes – font référence au passé, c’est-à-dire qu’elles étaient soit pertinentes dans le passé, soit utilisées dans un passé lointain. On trouve ici des occurrences dans le domaine du bâti (fig. 3), rarement dans le domaine commercial et plus souvent dans le domaine commémoratif (fig. 4), c’est-à-dire aussi bien dans la communication top-down que bottom-up.
Le bâtiment de la figure 3 est situé à Sarreguemines. Au-dessus de la porte d’entrée, son ancienne fonction est indiquée : « Kais[erliches] Landgericht » (Tribunal régional impérial). L’épigraphe a sans doute été insérée entre 1871 et 1910, c’est-à-dire à l’époque où le département de la Moselle était annexé à l’Empire allemand et où la langue allemande était donc utilisée dans les institutions publiques de l’État. Aujourd’hui, l’épigraphe n’est plus opérationnelle, le Tribunal régional impérial n’existant plus ; le bâtiment abrite actuellement un collège et un lycée sous le nom d’Institution Sainte-Chrétienne (Barmbold, 2009 : 1). Aussi les noms allemands, par exemple des anciens magasins locaux, qui étaient gravés dans le mur ou encastrés dans les façades des maisons au moyen de pierres colorées, n’ont plus de fonction aujourd’hui et sont simplement conservés en raison de la matérialité de l’inscription. Les appels au souvenir et à la commémoration ne perdent pas leur pertinence dans la même mesure que les panneaux d’infrastructure historiques (un appel au souvenir n’est pas en tant que tel limité dans le temps), mais la datation et l’état du monument de la figure 3 montrent qu’il s’agit également des éléments linguistiques dans l’espace public qui n’ont qu’une validité limitée dans le présent. Par exemple, il se peut qu’il n’y ait plus personne dans le village qui sache quelque chose sur la personne ou l’événement qui est commémoré, ou que la personne ou l’événement ne soit plus important pour la communauté.
Un deuxième type d’éléments linguistiques en allemand dans le paysage linguistique est représenté par les figures 5 et 6 :
Le panneau d’information de la figure 5 se trouve à Sarreguemines et fournit des explications sur le lieu où il se trouve. Il s’agit donc d’une signalétique relevant certes du domaine du bâti mais qui, contrairement aux exemples précédents, a été apposée sur le bâtiment bien après sa construction. L’allemand (standard) se trouve en deuxième position des explications en trois langues. Le titre du panneau d’information montre que les explications font partie d’une visite historico-architecturale, qui est généralement suivie par les touristes. Ainsi, ce ne sont pas les habitants de la ville qui sont visés, mais les visiteurs étrangers. L’adresse aux étrangers est également confirmée par les informations en anglais18. Les auteurs ou initiateurs de ces panneaux sont susceptibles d’être identifiés au niveau local, car le contenu est destiné à des fins locales, à savoir le marketing de la ville. La plaque commémorative de la Porte d’Allemagne à Phalsbourg (fig. 6) fait quant à elle référence à un événement qui se situe dans un contexte culturel : le séjour du poète allemand Johann Wolfgang von Goethe, bien connu aussi en France19 et dont l’œuvre est généralement non seulement très répandue en Allemagne, mais a aussi une portée internationale. Néanmoins, Goethe est étroitement associé à la culture allemande. Par conséquent, le choix de la langue est ici l’allemand. Dans ce sens, on pourrait parler d’une référence culturelle internationale. En l’occurrence, le panneau résulte de l’initiative d’une association locale culturellement engagée, et dont le nom est indiqué comme initiateur (communication bottom-up).
En outre, l’allemand apparaît dans le contexte de la vie transfrontalière. Par exemple, les clients allemands potentiels des supermarchés français proches de la frontière sont accueillis par des affichages en allemand (pas d’illustration disponible), et les habitants de la Moselle sont invités en allemand à des événements dans la zone frontalière de la Sarre (fig. 7). Tous ces contextes d’occurrence pourraient être rassemblés sous le thème « relations internationales ».
Deux autres faits concernant les inscriptions en allemand standard semblent être significatifs : d’une part, l’allemand écrit y est parfois apporté de l’extérieur de la Moselle – et se réfère aussi, par exemple, aux événements qui se déroulent à l’extérieur de la Moselle. D’autre part – surtout s’il est produit localement par des personnes privées – l’allemand endogène n’a pas les mêmes destinataires (mais tous sont non-Mosellans) et il est souvent (fortement) fautif. Tous ces faits montrent que l’usage écrit de l’allemand dans l’espace public n’est pas un phénomène régional spécifique avec une utilisation naturelle.
Dans la figure 7, par exemple, deux affiches sur une porte de magasin à Forbach (Moselle) invitent les visiteurs au 43e marché de Noël d’Alt-Saarbrücken et à une soirée française à Saint-Ingbert (Sarre). Les deux affiches ont été (vraisemblablement) produites en allemand en Allemagne à l’instigation des organisateurs. Le secteur commercial et le secteur des loisirs, et par conséquent leurs productions, doivent être catégorisés dans la perspective bottom-up. Les destinataires sont les habitants de la Moselle, dont on suppose qu’ils comprennent (suffisamment) l’allemand (standard) écrit. Toutefois, il ne s’agit pas d’un événement sur place, mais en Allemagne. En conséquence, le lien entre la langue allemande et l’Allemagne est renforcé. Comme nous l’avons déjà remarqué à propos de la figure 5, le multilinguisme du présentoir rabattable (fig. 8) suggère qu’il s’adresse aux touristes, c’est-à-dire aux étrangers (l’allemand n’apparaît ici qu’en troisième position après l’anglais). Il s’agit des traductions littérales du français et de bricolages que constituent les formules « jederzeit des Tages » (« à tout moment de la journée »), « Speizegerichtscarte » (« carte des plats et menus » ?) et « zwischen der Mittagspause » (« entre la pause de midi », qui est d’ailleurs aussi un bricolage en français). Ces formulations non-idiomatiques (y compris les fautes d’orthographe) montrent que, d’une part, leurs auteurs présentent d’importantes lacunes en allemand standard et, d’autre part, que l’allemand est perçu comme une langue étrangère – lorsqu’il est utilisé, ce type d’erreur est ainsi perçu comme autorisé.
Si le platt apparaît dans le paysage linguistique, cela se produit généralement dans deux contextes spécifiques : à certains endroits, par exemple, il y a des plaques de rue – pas partout, mais elles sont néanmoins assez répandues (cette remarque est basée sur une impression globale). Il s’agit de signalétiques ayant un statut officiel limité – seuls les noms français sont officiellement enregistrés et peuvent être mentionnés, par exemple dans les documents officiels. Cela a l’avantage de permettre l’installation de telles plaques de rue sans trop d’efforts administratifs, mais d’un autre côté, cela montre la faiblesse du statut du platt. On peut trouver différentes formes de mise en œuvre de ces signalétiques : dans de nombreux cas, un panneau séparé avec le nom sur la plaque est apposé sous le panneau officiel. Ceux-ci ont souvent aussi un aspect plus folklorique, par exemple lorsqu’ils sont faits d’argile et écrits à la main (fig. 9). Dans de rares cas, des panneaux de rue monolingues peuvent également être trouvés en platt (pas d’illustration disponible), bien que même dans ces cas, le nom français doive être utilisé à des fins officielles et pour les adresses postales. Moins fréquents sont les panneaux d’entrée en agglomération en platt. Les panneaux d’entrée en agglomération bilingues ou les rajouts à un panneau avec le nom de lieu en dialecte sont des phénomènes assez récents (fig. 10). Ces panneaux signalétiques proviennent d’initiatives et d’acteurs locaux (par exemple, des conseils municipaux) et ont une fonction plus symbolique qu’informative. Les informations sur le lieu, c’est-à-dire l’indication d’orientation pour « l’utilisation de l’espace » (cf. Auer 2010), sont (déjà) fournies en français. Les éléments en platt ne fournissent aucune information relative au contenu en dehors des informations concernant la dénomination en platt. Les signalétiques correspondantes visent donc des objectifs subjectifs différents, dont les destinataires sont à la fois des locaux (assurance de l’identité du groupe) et des étrangers (rendre visible la communauté germanophone).
Les fêtes traditionnelles locales sont aussi généralement annoncées avec leur intitulé en platt, par exemple le Grumbeerefescht (« fête de la pomme de terre ») ou le Kneppelfescht (« fête des ravioles farcies »). Lors de ces occasions, on peut trouver les intitulés sur des dépliants, des panneaux d’affichage dans les villages (fig. 11) ou sur des banderoles dans les champs environnants (pas d’illustration disponible).
Les organisateurs de ces événements, qui sont probablement aussi les auteurs de ces inscriptions, se situent dans une perspective bottom-up (provenant de la société civile). Ces fêtes doivent également faire partie des traditions partagées par l’in-group et renforcer le sentiment d’appartenance à la communauté. Alors que tous les autres détails concernant la date, le programme, etc. sont donnés en français, le nom dialectal transmet le caractère traditionnel de l’événement et sa dimension identifiante. D’autre part, cette répartition contribue au caractère patrimonial de l’utilisation du platt ou à son établissement en tant que bien culturel (pour un processus comparable concernant le bas-allemand, voir Spiekermann/Weber, 2013). Il est utilisé moins pour des fonctions pratiques ou pour la communication quotidienne, mais plutôt dans le cadre d’activités culturelles et d’occasions spéciales qui mettent l’accent sur les références traditionnelles.
Résumé
Ce multilinguisme apparent constitue un sous-thème de l’analyse des éléments linguistiques visibles dans l’espace public. Les choix de langues dans le paysage linguistique montrent, d’une part, quelle communauté linguistique réside dans une région particulière et, d’autre part, le statut d’une langue et les possibilités pour ses locuteurs d’exercer une influence sociale. Dans quelle mesure chaque langue est-elle représentée ? Une communauté linguistique ne peut-elle s’exprimer dans sa langue que dans les domaines privés ou est-elle également représentée dans la communication institutionnelle ? À quel niveau se situent les auteurs du langage visuel utilisé dans l’espace public ?
Pour la Moselle-Est, il convient de noter que la communication visuelle publique est par défaut et généralement en français. Les membres de la communauté linguistique germanophone ont du mal (ou ont-ils eux-mêmes des difficultés ?) à mettre en œuvre leur langue ou leurs dialectes. Les inscriptions en allemand ou en dialecte sont des exceptions relativement rares et remplissent des fonctions spécifiques. Leurs contextes d’apparition, leurs auteurs et leurs destinataires sont distribués de manière caractéristique : l’allemand (standard) apparaît – aussi bien dans la communication top-down que bottom-up – dans le domaine des relations internationales franco-allemandes (que ce soit dans le domaine du tourisme ou de la culture) et dans les inscriptions historiques. Dans les deux cas, l’allemand est donc implicitement évincé de la France contemporaine (dans la mesure où il est exogénéisé) et associé à l’Allemagne ou bien à la domination allemande passée. Le platt apparaît en relation avec des noms de rues, de lieux, de famille ainsi que des fêtes locales, tous les contextes ayant des références locales. Le moment de l’identification de l’utilisation est clairement visible. Il s’agit moins de rendre l’espace utilisable, mais plus de communiquer un sens social, le message "Nous sommes (aussi) (encore) là". Les acteurs décisifs pour l’établissement des éléments linguistiques dans la variante dialectale sont donc d’abord les institutions culturelles locales (bottom-up). Toutefois, ces dernières n’ont qu’une marge de manœuvre et de décision limitée. De plus, un niveau intermédiaire de communication entre « top-down » et « bottom-up » semble constitué par les institutions régionales ou locales. Là, il existe certaines possibilités qui ont déjà été exploitées comme les panneaux d’entrée en agglomération en platt. Comme ils ont une certaine autorité politique et en même temps un intérêt pour les questions et les actualités régionales ou locales, ces acteurs auraient le potentiel d’augmenter quantitativement la présence du platt à l’avenir, mais aussi de le sortir de la voie muséo-folklorique et de lui donner une certaine respectabilité qui pourrait entraîner un accroissement de sa vitalité dans la communauté.