Les parlers alsaciens semblent avoir connu durant la seconde moitié du XXe siècle un processus de minoration qui affecte au premier chef leurs locuteurs par le fait qu’ils aient intériorisé et fait leurs ou non les arguments minorants des discours circulant dans le corps social ainsi que par le fait qu’ils continuent ou non à transmettre leurs parlers (Huck, 2015 : 209 sq. et passim). À partir d’une étude de cas sous forme d’entretiens réalisés à Munster et d’une démarche auto-ethnographique, on cherche à comprendre, à travers la mise en mots des représentations des informateurs, quels traits de minoration mais aussi de majoration l’analyse de la production discursive d’habitants de Munster permet de déceler.
La représentation sociale est comprise ici comme « une forme de connaissance socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989 : 53). Ainsi, « les représentations langagières qui se livrent, à travers le discours épi- et métalinguistique, dans ce que les locuteurs disent, pensent, savent (ou non) des variétés linguistiques d’un répertoire commun, de leurs pratiques langagières et de celles des autres sont de nature à donner un sens aux conduites et aux usages, à en cerner les déterminants les plus centraux » (Bothorel-Witz, 2000 : 1).
C’est donc dans le discours d’habitants de Munster, mettant en mots leurs représentations, que nous avons tenté de chercher des traits de minoration et de majoration de leur parler, en constituant un corpus à partir d’entretiens réalisés au sein de la population de la commune de Munster entre 2014 et 2018.
Méthodologie
Nous avons opté pour un entretien semi-directif avec des informateurs, avec un guide d’entretien1 comme point de départ. Notre guide s’organise en six parties : 1. Biographie de l’informateur ; 2. Compétence déclarée et usage des langues ; 3. Histoire linguistique de l’informateur ; 4. Représentations des langues ; 5. Contact de l’informateur avec l’alsacien au quotidien et 6. Langue(s) et identité. C’est par la mise en lien entre le questionnement autour des représentations des langues, de l’histoire linguistique de l’informateur ainsi que des questions d’identité qu’apparaissent le plus fréquemment des éléments de minoration et/ou de majoration concernant sa vision de l’alsacien.
Les informateurs ont été choisis parmi les habitants de Munster résidant dans la ville au moment de l’entretien, appartenant à différentes générations et à des milieux sociaux différents, sans prendre en compte la durée de résidence dans cette ville2.
Ils sont pour la plupart issus d’un cercle de proximité : il s’agit de personnes que nous avions déjà fréquentées avant de commencer cette recherche, des commerçants de Munster ou des personnes recommandées par des connaissances. En ce qui concerne les jeunes de moins de 18 ans, ils étaient tous au lycée de Munster au moment de l’entretien3.
L’ensemble des entretiens s’est déroulé en français, dans un espace familier à l’informateur. Nous avons adopté un style conversationnel qui avait pour double finalité de mettre l’informateur le plus à l’aise possible et d’augmenter la spontanéité de ses réponses.
Après avoir retranscrit tous les entretiens, nous avons essentiellement retenu la part épilinguistique4 des discours pour répertorier les évaluations et jugements émis à propos de l’alsacien. Pour ce faire, nous nous sommes essentiellement appuyés sur une méthodologie qui utilise « une sélection des séquences qui comportent un discours épilinguistique sur les langues » (Huck, 2005 :189) et avons procédé au repérage des traits de minoration et majoration, c’est-à-dire « des évaluations dépréciatives ou mélioratives, dont les langues sont l’objet » (ibid.).
Il s’agissait donc de repérer « toute une série d’indices linguistiques explicites participant à la minoration ou à la majoration : lexèmes subjectifs, positionnement de l’énonciateur (appréciatifs, modalisateurs,…) » (ibid.). Toutefois, cet exercice est interprétatif et le chercheur « fonctionne avec sa propre subjectivité et ses représentations de ce qu’est un trait de minoration ou un trait de majoration » (ibid.). En d’autres termes, nos propres représentations peuvent influencer la sélection des énoncés.
Analyse
1. Traits de minoration de l’alsacien dans les discours des Munstériens
1.1. L’alsacien, une langue psychologiquement problématique
La honte que peuvent éprouver des informateurs face à l’alsacien, par rapport au fait de le connaître, éventuellement de le parler, même potentiellement, semble être pour partie partagée. À propos d’un emploi en Suisse, Mme B. (45 ans), parlant l’alsacien, avait pourtant dit à ses patrons qu’elle ne parlait pas un mot d’allemand. La raison qu’elle invoque pour cette omission volontaire, c’est qu’elle « avait honte », sans savoir pourquoi. De même, Mme K. (36 ans) déclare qu’« en Alsace on a toujours encore honte et tout ça, personnellement, je veux dire, il y a encore des choses qui se ressentent encore aujourd’hui ».
Au-delà du discours négatif à l’égard de l’alsacien, instillé dans la société par les couches dominantes durant l’après-guerre (cf. infra), il a été intégré et transmis dans le corps social au point qu’un sentiment personnel dépréciatif de l’alsacien puisse pousser certains à éviter son usage, et cela participe ainsi au processus de sa minoration intrinsèque. D’une certaine manière, cette « honte » ressortit directement ou indirectement aussi à des aspects d’auto-odi (Kremnitz, 1981) :
une attitude comme l’« auto-odi » [= haine de soi ou autodénigrement], déclenché par une idéologie diglossique et donc des représentations stigmatisantes de la langue dominée [conduisent] à faire accepter par les dominés l’idée que leur langue est inférieure, qu’elle n’a aucune utilité sociale, qu’il faut l’abandonner : pour ne plus être un citoyen de seconde zone, il faut parler la langue dominante. (Boyer 2008 : 54)
Aussi pourrait-on considérer que le fait d’avoir honte de parler alsacien pourrait déclencher ou provenir d’une attitude d’auto-odi et aboutir notamment à l’abandon de cette langue ainsi qu’à sa non-transmission.
Comme langue de l’affect, l’alsacien peut certes renvoyer à des événements positifs, mais aussi à des moments désagréables de l’enfance. Ainsi Mme B. (53 ans) mentionne avoir une prévention à l’égard de l’alsacien due à son expérience familiale : « Je n’aime pas l’alsacien parce que cela me donne des mauvais souvenirs… en fait mon père ne nous parlait en alsacien que quand il nous grondait. » Cette manière linguistique de s’emporter semble encore pouvoir faire partie des comportements de certains parents alsaciens. Mme B. (45 ans) indique en effet qu’elle s’adresse en alsacien à son enfant « de temps en temps, un petit peu, ouais… quand je le gronde [rires] ». C’est la fonction même de l’alsacien, comme langue d’expérience négative pour le sujet, en même temps langue portant la réprobation, qui contribue à lui conférer un caractère, à nouveau intrinsèquement, dépréciatif.
1.2. L’alsacien, problématique dans son essence, son existence et ses fonctions
L’idée que « l’alsacien n’est pas une langue » est largement présente chez les informateurs :
On m’a toujours dit que l’alsacien n’était pas une langue qui s’écrivait. Bah, c’est même pas une langue quoi, c’est un dialecte, parce qu’il n’y a pas de grammaire. L’alsacien c’est vraiment, on y va, enfin, on parle quoi, donc j’ai rarement vu de l’alsacien écrit. (Mme M. 16 ans)
Ces caractéristiques stéréotypées largement diffusées durant l’après-guerre ont été intégrées dans les représentations partagées. Un parler dont l’usage est essentiellement oral ne peut pas être une « vraie » langue en quelque sorte, d’autant qu’il n’est pas affecté d’une scripturalisation normée, signe central des langues normalisées. Cette absence de règles graphiques n’amène pas un usage régulier d’un écrit dialectal. Par ailleurs, l’alsacien ne semble pas disposer d’une norme de régulation morphosyntaxique et syntaxique « neutre » (« grammaire »). De ce point de vue, l’alsacien cumule des traits de minoration en tant que moyen d’expression non formalisé, notamment — implicitement — face aux deux langues standard, le français et l’allemand.
Plusieurs informateurs mettent par ailleurs également l’accent sur l’absence de normalisation graphique :
c’était déjà la fac d’anglais, et j’avais un copain qui était… qui parlait alsacien, et on se prêtait même au jeu d’écrire, tu vois, à l’époque, sur MSN, on chattait, et on se prenait même, on rigolait, on se disait viens, on va s’écrire qu’en alsacien. Alors que c’est particulier, parce qu’y a pas d’orthographe… (M. S. 34 ans)
C’est précisément l’idée qu’il n’y a pas de régulation graphique (« Ce qu’il y a, en plus, la difficulté de l’alsacien, c’est que ça s’écrit pas comme on écrit le français ou l’allemand », Mme M., 44 ans) qui peut amener une forme de mise en cause implicite de l’écrit dialectal. Cet aspect implique aussi qu’il puisse y avoir une non-connaissance de la littérature imprimée existante5.
Aussi, à la suite de ces éléments semblant handicaper l’alsacien dans plusieurs fonctions, la question de son « utilité » peut-elle se poser.
Lorsque M. A. (16 ans) a demandé à ses parents pourquoi ils ne lui ont pas parlé alsacien quand il était petit, il indique que les réponses n’étaient pas claires ou qu’on lui disait que « c’était pas intéressant, ou ça sert à rien ».
Ainsi il semblerait que les parents n’aient pas transmis l’alsacien dans la mesure où, à leurs yeux, il n’y avait pas de raison de transmettre une langue inutile. L’idée de l’inutilité de l’alsacien semble aussi se transmettre d’une génération à une autre. En effet, un autre informateur, collégien, est du même avis : « l’alsacien, ça sert à rien. »
1.3. L’alsacien socialement problématique : langue du passé et de la stigmatisation sociale
La langue des vieux
Les jeunes ont envie de parler anglais, français pour parler avec d’autres jeunes, et ils ne voient pas l’intérêt de parler une langue que ne parlent que les vieux et qui ne va pas leur permettre parler avec d’autres jeunes. (M. H. 45 ans)
L’alsacien n’a, en quelque sorte, pas d’avenir. Ce jugement fait écho à son inutilité sociale avec les pairs. L’idée d’une communication intergénérationnelle, voire professionnelle n’est pas envisagée dans cette vision.
Il apparaît essentiellement comme un sociolecte générationnel qui appartient aux anciens et tient le rôle de « langue des vieux » :
les jeunes assimilent l’alsacien à une langue des vieux, ils rejettent le dialecte justement parce qu’ils disent : l’alsacien c’est pour les vieux, et c’est là un des grands risques que court l’alsacien, je pense. (M. H. 45 ans)
Des discours de jeunes Munstériens vont dans le même sens : « bah ! j’ai l’impression aussi que c’est… vieux et ce n’est pas à la mode. » (M. R. 15 ans).
Ainsi, tendanciellement, il semble apparaître qu’il y a une sorte de mise en lien entre le dialecte, une génération et une forme d’inutilité : « Regarde, les Alsaciens, en gros, ils parlent plus en alsacien avec leurs enfants. Et franchement en langue, ça passe presque pour une langue ringarde, non ? » (Mme B. 45 ans), ce qui semble donner une forme de cohérence justificatrice à quelque chose qui ressemble à un sociolecte des anciens.
La langue des ploucs
Une des enseignantes de l’école maternelle de Munster, entre autres, rappelle ainsi qu’il existait déjà « depuis [qu’elle était] petite cette image de l’alsacien lié aux paysans » (Mme H., 47 ans). Un autre professeur de maternelle, M. S. (33 ans), a confirmé que « l’alsacien était considéré comme la langue des paysans, et le parler, c’était dénigrant ». En creux, c’est l’autre langue, le français, qui apparaît comme la langue qui n’est pas celle des ploucs. Le rapport complexe entre les deux variétés est analysé ainsi : « si tu parles alsacien, t’allais parler mal français et du coup t’allais devenir un illettré, un nul. C’est l’époque où c’était marqué : “c’est chic de parler français” » (M. H. 47 ans)6. Comme la majorité des Alsaciens ne connaissait pas bien le français oral à la mode (Huck, 2015 : 224-225), cela a été compris comme une dichotomie socialement discriminante qui représentait le français comme une langue « chic » et l’alsacien comme une langue « populaire, pas chic, des paysans, pas moderne, etc. »7. Ce phénomène a marqué les esprits de toute une génération d’Alsaciens qui commençait à comprendre que les discours sur leur langue étaient très fréquemment négatifs, que celui sur le français était toujours positif et que les deux s’opposaient.
Dans une logique analogue, il apparaît, dans le discours des élites, puis dans les représentations sociales, comme un fait avéré que parler alsacien participe à l’absence de maîtrise du français ou, du moins, au fait que beaucoup d’Alsaciens aient un accent « horrible ».
Parler alsacien donne un accent (« horrible ») en français
Selon M. J. (56 ans), la période de l’après-guerre, « c’était à un moment où l’alsacien était assez décrié : c’était à cause de l’alsacien qu’on avait un accent horrible, à cause de l’alsacien qu’on ne faisait pas des phrases pas correctes… c’était un peu décrié quoi ». De même, M. S. (54 ans) indique qu’il trouvait « que ceux qui parlaient alsacien euh parlaient mal le français [rires]. Tu sais comme on est, quand on est petit, on est un peu con des fois [rires] ». Des générations suivantes reprennent l’argumentation de leurs aînés : « Bah après-guerre, on obligeait un peu à perdre l’accent, à laisser l’alsacien, à l’interdire ou à le punir même… c’est devenu une honte même d’avoir qu’un accent rien que d’avoir un accent il y en a qui se… qui en ont honte et pour pas l’avoir ils ont préféré de pas le [= l’alsacien] transmettre » (M. S. 33 ans). Les qualificatifs concernant l’accent sont multiples, mais tous dépréciatifs : « horrible », « ignoble », « détestable », etc. Ainsi l’alsacien représente une entrave à une réalisation phonologique conforme au standard d’un « bon » français et, probablement par extension, au bon apprentissage du français tout court. Pour éviter cet accent stigmatisant et pour accéder à un apprentissage satisfaisant du français, le discours circulant dans la société et impulsé par les couches dominantes préconisait un abandon pur et simple de l’alsacien et l’adoption du français (Huck, 2015 : 224-226). Ainsi la question de l’accent peut être source de honte et participer à la construction d’un sentiment d’autodénigrement (auto-odi) qui amène les locuteurs à abandonner l’usage de leur langue. Ici, il s’agit de renoncer à la transmission pour empêcher que leurs enfants prennent un accent qui leur fera subir des moqueries.
Notre travail de terrain à Munster, mais aussi le fait d’habiter en Alsace et de parcourir la région depuis 2012 nous ont permis de constater qu’actuellement l’accent alsacien est encore considéré comme « moche », comme « ringard ». Il est parfois utilisé sur un ton humoristique et moqueur8. Nous pouvons nous interroger sur le fait de savoir si ce comportement n’est pas très éloigné de l’auto-odi, même si cela manifeste avant tout une forme d’autodérision.
Ces extraits montrent que les processus de minoration « sont eux-mêmes soumis à variation en fonction des contextes, des enjeux, des finalités et des ressources dont disposent les acteurs » (Bothorel-Witz, 2005 : 15). Néanmoins, « tout processus de minoration s’inscrit dans un jeu dialectique où la minoration est le plus souvent contrebalancée par des processus de majoration et inversement » (ibid.). Nous avons donc essayé de repérer quelles représentations dans les discours des Munstériens participent à la majoration de l’alsacien.
2. Traits de majoration de l’alsacien dans les discours des habitants de Munster
2.1 L’alsacien comme langue des Alsaciens et de l’identité alsacienne
Lorsque l’alsacien est vu comme signal ou comme symbole identitaire par certains informateurs, ces derniers le majorent de fait, soit par le regret qu’ils expriment face à une possible disparition, soit parce qu’il fait partie de leur identité personnelle, même si eux-mêmes ne l’utilisent plus ou pas, les renvoyant à leur propre histoire, à leurs racines et/ou à leur enfance et leurs liens familiaux. Ainsi à la question de savoir s’il est important pour elle de parler l’alsacien, Mme E. (21 ans) répond :
Bah, c’est pas forcement… bah je ne sais pas comment expliquer ça… c’est pas quelque chose de vital ou de crucial, mais vu qu’on habite en Alsace c’est quand même bien de le transmettre parce que c’est quelque chose qui commence à se perdre et [eee] bah c’est dommage parce que nos grands-parents et tout ça ils le parlaient et c’est quand même l’identité de notre région.
Dans certains cas, le propos est plus volontaire concernant l’identité collective et individuelle ainsi que le lien familial et générationnel sans que l’informateur soit réellement partie prenante de l’usage ou, du moins, de la transmission :
Le dialecte ? Ben j’trouve que c’est important de, de… Oui, de conserver, de conserver les traces de… Ça, ça permet de véhiculer ses origines, quoi, hein, n’importe quelle langue, c’est à ça que ça sert, hein… De pouvoir retracer, de pouvoir conserver ses, ses origines, c’est important, hein ?… Ce serait dommage de, parce que… De ce que moi j’ai vécu, de se dire qu’un jour, ça disparaîtrait, ouais, ça me ferait bizarre, quand même. Alors c’est vrai que, bon, moi j’contribue pas forcément à ce que ça se perpétue, c’est vrai — c’est un peu contradictoire. Mais après, ça fait quand même partie de mon enfance et de mon évolution, quoi. C’est vrai que ça… Ça fait partie de ma vie, ça, donc… C’est… Je trouve que c’est important que ça se maintienne, comme les autres… Comme n’importe quel dialecte dans le monde, c’est important, hein, c’est… C’est la communication, donc si on perd une partie de la communication, c’est toujours quelque chose de… Un déséquilibre qui se crée, j’pense. (M. S. 34 ans)
Un informateur plus jeune se projette dans un avenir proche et semble donner à l’alsacien, au-delà de sa valeur identitaire, un rôle de renforcement d’un lien avec la génération des anciens, dont c’est la langue (cf. supra). La hiérarchie entre l’importance de l’apprentissage de l’alsacien et le fait de voir son grand-père plus fréquemment et/ou autrement n’est cependant pas claire :
c’est un peu ma fierté d’être Alsacien, je vis ici, j’aime bien la nourriture qu’on a en Alsace et tout ça, je suis content d’être là, après bien sûr je ne parle pas alsacien et c’est dommage, j’aurais bien aimé apprendre, mais pourquoi pas dans le futur, je demanderai à mon papi. […] dès que j’aurai mon permis j’irai le voir parfois, et ça pourrait être sympa, ça me permettra de passer plus de temps avec lui. (M. A. 16 ans)
La majoration reste, dans ce cas, uniquement dans le lien avec le passé, par les constructions identitaires ou les référents générationnels cités.
2.2 L’alsacien, une langue utile
D’autres appréciations, qui participent à la majoration de l’alsacien, s’appuient sur un biais utilitaire, en contrepoint des informateurs qui estiment l’alsacien inutile (cf. supra), pour l’apprentissage d’autres langues, mais aussi dans le champ communicationnel.
L’une des valorisations de l’alsacien s’opère par le fait que sa connaissance permet d’avoir accès à d’autres langues : « Tu parles d’abord alsacien — comme, finalement, ce que moi j’ai fait, hein ? Tu connais d’abord un peu l’alsacien, tu te mets à l’allemand, et ensuite tu découvres l’anglais, ça coule plus de source, tu vois ? » (M. S. 34 ans). Il s’agit de l’accès à l’allemand en premier lieu, langue avec laquelle l’alsacien partage une grande partie du lexique et de la construction morphosyntaxique et ensuite, à l’anglais, langue d’origine germanique avec laquelle il existe un certain nombre de similitudes, surtout dans le vocabulaire9.
C’est la proximité avec l’allemand qui, même perçue comme minorante chez d’autres informateurs, est retenue comme élément facilitant la communication avec l’ensemble des germanophones et est ainsi valorisée : « l’alsacien c’est donc, c’est proche de l’allemand donc, [ee] déjà parler alsacien, ça peut ouvrir des portes en Allemagne » (Mme L. 16 ans), dans la mesure où il y a/aurait une certaine forme d’intercompréhensibilité entre l’alsacien et l’allemand : « quelqu’un qui parle alsacien, ben, ça va l’aider aussi quand il va aller en Allemagne, même s’il parle pas allemand » (Mme M. 44 ans).
Durant la dernière décennie (2010-2020), cette manière de voir a également été fréquemment relayée (ou impulsée ?) par le monde économique et, partiellement, par le monde politique pour lesquels la connaissance du dialecte et/ou de l’allemand devient un atout majeur pour obtenir un emploi, notamment en Allemagne et en Suisse10.
Ainsi, le fait de savoir parler l’alsacien et l’idée qui l’accompagne, c’est-à-dire qu’être dialectophone permet de communiquer avec des voisins germanophones, participent à sa majoration.
2.3 L’alsacien, une langue du travail et de connivence entre travailleurs
L’utilité de la connaissance dialectale peut être aussi directement en lien avec sa fonction dans l’espace professionnel. C’est, en quelque sorte, une utilité de nature sociale. En effet, l’acceptation sociale d’un nouveau venu dans les espaces professionnels où l’une des langues de travail essentielle (parmi les gens ayant grandi en Alsace) est l’alsacien est grandement facilitée s’il sait, lui aussi, l’alsacien. La connaissance du dialecte peut aussi entraîner des hypothèses connotées positivement, de façon stéréotypée : « tu te pointes à un entretien d’embauche, et tu parles l’alsacien, tu vois, le mec il sait très bien, enfin… que t’es bosseur et compagnie, j’pense, tu vois » (M. S. 26 ans)11.
Au-delà de l’intégration sociale dans le champ professionnel, c’est aussi un atout majeur dans des espaces où les décideurs politiques, notamment des collectivités, sont amenés à attribuer des commandes publiques. Dans les phases préparatoires, la connivence par la langue peut être un atout central pour une entreprise (d’où une valeur majorative), toutes choses égales par ailleurs, pour accroître ses chances d’obtenir un contrat :
[mon mari] a parfois des réunions publiques avec des mairies, tu vois, et les maires c’est souvent des vieux, et qui parlent vraiment l’alsacien. Les maires, ils aiment bien parler en alsacien. Et donc, [ee], dès qu’il leur parle en alsacien, c’est leur pote direct, hein. Et du coup, il les a dans la poche, hein… Franchement, ça l’aide vraiment, hein. (Mme B. 45 ans)
A contrario, l’absence de connaissance de l’alsacien pourrait constituer une sorte de frein ou de léger handicap à l’intégration d’un non dialectophone dans l’endogroupe professionnel essentiellement dialectophone, sans en être exclu :
Moi, avec mon patron, avec mon ancien patron aussi, lui il parlait tout le temps alsacien et… c’était un peu chiant de pas parler bien alsacien. Après, il parlait en français quoi, mais bon… J’aurais bien voulu… Même, tu te pointes en ferme-auberge et tout tu sais. À table avec des anciens, quand tu parles alsacien, t’as plus de facilités à t’intégrer au groupe, quoi. (M. S. 26 ans)
Dans ce sens, parler alsacien peut donner un avantage dans le travail et cela participe à sa majoration de fait, permettant de créer un lien plus direct, selon le cas, avec les autres employés, les employeurs ou les décideurs, voire les clients. La majoration est réelle, mais de fait aussi plus conjoncturelle, dans la mesure où elle dépend de la poursuite de l’usage et de la pratique de l’alsacien dans ces espaces professionnels.
Conclusion
Dans l’ensemble, l’effet de la majoration ou de la minoration dépend des informateurs et de leurs positions. Le fait qu’un même informateur puisse mettre en mots des représentations apparemment contradictoires de même que le fait que les informateurs de cette étude puissent avoir construit des représentations apparemment contradictoires entre eux ne signifient aucunement une sorte d’inconséquence des individus ou des groupes. Selon le type d’enjeu, selon l’importance de l’aspect qui est touché, le raisonnement qui pourra être tenu n’est pas le même : le dialecte comme « cause » d’un accent en français n’est pas nécessairement mis en lien avec le dialecte fonctionnel, permettant de trouver du travail en Allemagne ou en Suisse.
En effet, les discours « sont eux-mêmes soumis à variation en fonction des contextes, des enjeux, des finalités et des ressources dont disposent les acteurs » (Bothorel-Witz, 2005 : 15). L’ensemble des produits discursifs retenus ne doit pas faire perdre de vue que chaque individu construira lui-même sa propre réalité et s’appropriera des représentations à sa façon, à partir de ses propres expériences, de son parcours, de son contexte.
Ainsi, on peut aussi s’acheminer vers un comportement linguistique et langagier partiellement plus personnalisé de sorte qu’il devient très problématique de connaître par avance des positionnements des locuteurs « en raison du caractère imprévisible et individuel des stratégies » (Bothorel-Witz, 2000 : 1), même si la part sociale, notamment par le biais de l’habitus, reste très importante. Par ailleurs, selon précisément la grille de lecture du moment d’un même informateur ou à un autre moment de sa vie, il peut, dans un même discours, à la fois majorer la part dialectale (identité ; aide à l’accès au travail, par exemple) et minorer le dialecte (accent en français ; compétence en français), comme le montraient déjà fréquemment des enquêtes sur la « conscience linguistique » (cf. note 1).