La question de la place de l’allemand et/ou de l’alsacien dans l’espace scolaire aujourd’hui s’inscrit dans l’histoire même de la société en Alsace, dont les langues sont constitutives. Dans ce sens, la question de l’enseignement de l’allemand et en allemand ou celle de l’enseignement de et en alsacien font nécessairement partie intégrante de cette histoire sociopolitique, mais aussi idéologique, représentationnelle et subjective en général de toutes celles et de tous ceux qui vivent et ont vécu dans cet espace et qui ont façonné son histoire.
Il s’agit donc d’examiner d’abord dans quel contexte ces enseignements se situent, depuis le XIXe siècle jusque dans les années 1980, et de comprendre quels choix ont été faits à la fin du XXe siècle, en ne perdant pas de vue les changements sociolinguistiques qui parcourent la société. Il faut donc aussi se demander s’il y a cohérence entre la société en mouvement et la proposition linguistique que fait l’école publique et s’intéresser à un essai de réponse donné, à plus petite échelle, par une école associative1.
1. Le contexte historique
1.1. Une situation diglossique de fait
Si jusqu’à la fin du XIXe siècle, voire au début (parfois même au milieu) du XXe siècle, « allemand »/« ditsch » fonctionnait comme hyperonyme pour désigner à la fois les parlers dialectaux et la langue commune ou standard, dans la vie des gens ordinaires cet « allemand » fonctionnait d’une manière assez proche du modèle diglossique de Ferguson ([1959] 1986), l’allemand commun étant utilisé dans les situations formelles et pour l’écrit (« variété haute »), les parlers dialectaux dans la communication du quotidien (« variété basse »). Ces pratiques ont aussi pu être corrélées aux appartenances sociales, mais avec des porosités diverses : des couches supérieures pouvaient préférer les langues communes et/ou standard dans la communication entre pairs (allemand ou français, le français étant de plus en plus préféré à l’allemand au fil du XIXe siècle) sans nécessairement perdre l’usage des parlers dialectaux avec les gens du commun ; les usagers ordinaires des parlers dialectaux apprenant aussi le français et l’allemand standard à l’école, ils pouvaient aussi s’approprier, à des degrés divers, ces langues écrites, également oralisées. Néanmoins, pour l’ensemble des locuteurs, il semble bien qu’à l’école, parce qu’elle est l’espace de la langue de l’écrit, ce ne pouvait être que la « variété haute », c’est-à-dire l’allemand standard, selon la logique diglossique des emplois des variétés linguistiques, qui était naturellement la variété à enseigner et langue d’enseignement, avec le français. L’allemand – lire, écrire, parler – continue à être enseigné à l’école primaire2. Le changement politique entre 1870 et 1918 n’allait pas mettre en cause la répartition diglossique, si ce n’est que l’école primaire, avec l’allemand comme seule langue d’enseignement (sauf dans la partie romane), devient obligatoire dès 1871.
Après 1918, selon les recteurs ou selon les besoins politiques de la promotion du français, il pouvait y avoir des affirmations contradictoires sur la proximité ou, au contraire, les divergences entre les deux variétés (dialecte/standard). Il n’en restait pas moins que la très grande majorité de la population déclarait savoir un parler dialectal (langue du quotidien) et l’allemand standard (langue de l’écrit : livres, presse, etc. et langue cultuelle), tandis que les jeunes générations (nées à partir des années 1910) apprenaient à nouveau le français à l’école primaire.
1.2. Les autorités et la question centrale, implicite, de l’usage de l’alsacien comme langue de communication
Durant l’annexion de fait à l’Allemagne nazie (1940-1945), les autorités vont certes interdire l’emploi du français, avec des moyens coercitifs à la clef. Cependant, le Gauleiter est aussi tenté de faire interdire l’emploi des parlers dialectaux au profit du standard, notamment pour des raisons idéologiques, mais n’arrivera pas à imposer ses vues ailleurs que dans la vie administrative parce qu’à Berlin, on considère ce type d’initiative comme totalement contre-productif dans la vie quotidienne. Le fait que l’allemand standard soit langue scolaire ne pose pas de problème « technique » majeur aux Alsaciens. La logique diglossique est donc maintenue de fait.
Après 1945, la volonté politique de la France repose sur sa détermination à diffuser le français en Alsace pour qu’il ne reste pas la langue la moins connue ni la moins parlée. Dans la logique politique et idéologique de la France, toute langue autre ne pouvait être qu’un obstacle à l’apprentissage du français et à son usage. Si, dans un premier temps, il n’est pas pensable de s’attaquer frontalement aux parlers dialectaux, c’est la présence de l’allemand qui va être restreinte le plus possible : suspension de son enseignement à l’école primaire, emploi réglementé dans la presse, la publicité et les films, absence à Radio-Strasbourg, etc. Cette politique de limitation de la présence de l’allemand dans la vie publique et à l’école primaire3 va amener assez rapidement une forte baisse des compétences actives en allemand pour les jeunes générations4.
La question de l’usage de l’alsacien à l’école va se trouver dans l’œil du cyclone, mais de manière non dite ou implicite, même si les autorités assurent toujours à la population qu’elles n’ont aucune intention de s’attaquer à l’alsacien5. Néanmoins, comme, idéologiquement, l’objectif est de diffuser le français de telle sorte qu’il devienne la langue d’usage des enfants, adultes et parents en devenir, elles feront de fait ce qui est en leur pouvoir pour démontrer la nocivité de l’alsacien pour l’apprentissage du français. Dans l’absolu, l’enseignement de l’allemand n’était pas le bienvenu à l’école primaire et les autorités vont tout faire pour qu’il s’étiole fortement tandis que les parlers dialectaux en étaient exclus. Dans les logiques de l’ensemble des acteurs pourtant, l’enseignement de l’allemand n’était fondé que sur le fait que les enfants étaient aussi dialectophones, et pour une partie des responsables éducatifs, c’est bien ce double aspect qui freinait l’usage du français au quotidien.
1.3. Le retour de l’allemand à l’école et son lien flou avec la dialectophonie
Durant la décennie 1970-1980, l’enseignement de l’allemand va refaire son entrée à l’école primaire, de manière structurée, sous l’impulsion d’un inspecteur général, Georges Holderith. Dans la mesure où la décision a été plus ou moins extorquée au gouvernement, les modalités d’enseignement – en particulier le lien avec la dialectophonie – n’ont jamais été réellement régulées ni théorisées. Cependant, durant cette même décennie, on voit apparaître une prise de conscience concernant la non-transmission des parlers dialectaux dans les espaces sociaux traditionnels (notamment la famille) et la demande d’une présence du dialecte à l’école maternelle (Huck, 2015 : 350-351), qui est comprise selon les acteurs, comme une présence du dialecte à l’école pour les enfants qui grandissent dans cette langue ou, plus rarement, pour une initiation pour ceux auxquels l’alsacien n’a pas été transmis.
a) La « langue régionale » en Alsace
Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir (1981), les questions commencent à se poser différemment dans la mesure où elle s’était engagée à donner une place réelle aux « langues régionales » dans le système éducatif. Si, de fait, le Ministre de l’éducation nationale engage rapidement le dialogue avec les partenaires de l’institution, ces derniers continuent à se positionner, en Alsace, comme si les pratiques linguistiques n’étaient pas en train de se modifier au sein de la société, en raisonnant toujours selon un modèle diglossique ancien qui est devenu, déjà au début des années 1980, fort asymétrique.
Dès ce moment, quelques voix s’élèvent pour s’interroger non tant sur la définition théorique de la « langue régionale » en Alsace, mais plutôt sur le fait de savoir quelle doit être la variété qui doit être promue/apprise à l’école, à savoir la variété qui sert encore dans la communication sociétale, l’alsacien, mais dont l’usage commence à décliner, ou la variété qui est traditionnellement celle de l’école, l’allemand. La majorité des partenaires opte pour la langue standard, avec une « place » pour la variété orale (l’alsacien) essentiellement à l’école maternelle et, pour quelques activités ciblées, à l’école élémentaire.
La présence de l’alsacien n’est pensée que dans le sens d’un maintien pour des enfants qui grandissent en alsacien, de sorte que leur langue soit aussi, symboliquement, présente à l’école. L’articulation pédagogique et linguistique entre parlers dialectaux des élèves et l’enseignement plus ou moins contrastif de l’allemand, qui ne pourront pas être entrepris à l’école élémentaire, seront réalisés au collège pour les élèves dialectophones.
Contrairement à l’allemand standard, dont on sait que l’enseignement va aussi s’adresser à des enfants pour qui il s’agit d’une langue nouvelle, l’alsacien ne semble ni suffisamment utile ni suffisamment pertinent pour que l’on puisse l’imaginer comme alternative possible. Son statut et ses fonctions de langue du quotidien, du non-scolaire, sans graphie normée, etc. ne semblent pas pouvoir concourir avec ou contre l’allemand, même si la pratique dialectale est globalement en net recul, par absence d’usage régulier et par non-transmission.
Les quelques propositions structurées et argumentées qui seront faites par les EDRAP6 de l’Académie de Strasbourg pour faire de l’alsacien l’une des langues de l’école, notamment à l’école maternelle, et pour partie jusqu’au CE2, essentiellement pour les enfants qui grandissent en alsacien, ont été régulièrement repoussées pour des raisons logistiques, pédagogiques, organisationnelles, etc., essentiellement par les inspecteurs des circonscriptions concernées. Des raisons idéologiques ou institutionnelles n’ont jamais été explicitement évoquées.
b) L’allemand pour tous les élèves, l’alsacien pour les dialectophones
Ce sont plusieurs éléments qui s’entrecroisent qui, d’une part, ralentissent une nouvelle vision de l’enseignement-apprentissage linguistique à l’école et qui, d’autre part, donnent une préférence, par défaut, à l’allemand.
Le fait que l’alsacien soit « admis » à l’école maternelle (pour des raisons plus politico-psychologiques que pédagogiques) pour les enfants dialectophones et à l’école élémentaire durant des activités d’éveil ou artistiques est soumis à « la consultation des parents et du conseil d’école dans le respect de la responsabilité pédagogique des maîtres » (Deyon, 1991a : 24). Après trente-cinq années de discours minorants sur les parlers dialectaux par les classes dominantes, largement intériorisés par les (ex-)usagers (Blanchet, 2013 : 152-155 ; Bothorel-Witz, 2005 ; Huck, 2005), le principe même de la présence du dialecte à l’école primaire ne va pas de soi. Une série d’arguments (qui vaut globalement aussi pour l’allemand) contre cette présence réside dans le fait que les enfants-élèves n’apprennent pas suffisamment bien le français, du moins le « bon » français ou le français « correct ».
Les cadres intermédiaires du système éducatif, à savoir les inspecteurs de l’enseignement primaire, sont majoritairement contre cette présence (mais aussi contre celle de l’allemand, même si le nombre de ceux-ci est peut-être un peu moins important) et, dans les faits, le feront savoir aux écoles pour dissuader les éventuels enseignants disposés à appliquer ces possibilités7.
Les enseignants eux-mêmes ne semblent pas, dans leur majorité, enthousiasmés par cette disposition. À un degré moindre, cela vaut aussi pour l’enseignement de l’allemand, notamment aussi pour des raisons conjoncturelles. Par ailleurs, il sera difficile d’organiser pour les enseignants disposés à accueillir des enfants en dialecte, de manière raisonnée et régulière, une formation continue qui permette à la fois de montrer les enjeux de cette disposition ainsi que de leur fournir des propositions pédagogiques, puis des supports pédagogiques qui leur facilitent la tâche. À ce stade, l’enseignement de l’alsacien à des néo-apprenants n’est pas évoqué.
L’allemand est, quant à lui, assez bien « installé » au cours moyen, mais la formation initiale et continue des maîtres, essentiellement sur le plan didactique et surtout pédagogique, pose de nombreux problèmes. Les classes sont composées d’enfants non-dialectophones et, selon les endroits, puis selon le moment dans le temps, d’un nombre plus ou moins important de dialectophones.
Or les enseignants n’ont pas bénéficié d’une formation pour différencier des élèves aux compétences préalables bien différentes, encore moins d’une sensibilisation à l’approche pédagogique contrastive (dialecte/allemand) ou comparée (langue x/français). Les manuels qu’ils utilisent ne font pas vraiment de différence entre les néo-apprenants et les dialectophones, de sorte que soit des membres des EDRAP, soit l’institution au plus haut niveau vont prendre l’initiative de produire des supports pédagogiques en dialecte pour l’école maternelle (sous-commission EDRAP) et de nouveaux supports et manuels d’allemand pour l’école élémentaire (rectorat). Ces supports ou manuels ont été présentés aux enseignants au fur et à mesure de leur parution et des sessions de formation ont été organisées avec plus ou moins de bonheur8. En effet, ces aspects sont facultatifs et relèvent uniquement des compétences et du volontariat des enseignants.
1.4. « Mesurer » la place du dialecte à l’école et la qualité de l’enseignement de l’allemand : les premiers rapports
À la fin des années 1980 et au début des années 1990 ont été entrepris des travaux pour tenter de fournir à l’autorité scolaire une « photo » de la présence de l’alsacien à l’école maternelle et un aperçu sur l’enseignement de l’allemand dans les trois dernières années de l’école primaire (CE2, CM1 et 2), sous la forme d’une enquête sur l’usage du dialecte dans toutes les classes et sections maternelles du département du Bas-Rhin, à partir de laquelle un rapport de synthèse a été rédigé et remis à l’Inspecteur d’Académie [= DASEN] en mai 1990, et d’une évaluation de l’enseignement de l’allemand dans l’ensemble de l’Académie, à partir d’une « visite » rendue à 5 % de toutes les classes concernées de l’Académie en 1991/1992. Le rapport a été remis au recteur en juin 19929. Pour l’année de référence 1989, environ un tiers (soit 10 000 enfants) des écoles maternelles du département du Bas-Rhin est considéré comme dialectophone. L’objectif était de « mesurer » la place du dialecte à l’école pour les enfants grandissant pour partie en dialecte, dans le cadrage donné par deux circulaires rectorales (Deyon, 1991a ; Deyon, 1991b). Le rapporteur tire la conclusion que « les deux circulaires rectorales [de 1982 et de 1988] sont mal ou très imparfaitement appliquées ». S’agissant de l’enseignement de l’allemand, si « le taux de maîtres dont les compétences linguistiques peuvent être considérées comme ‘très bonnes’, ‘bonnes’ ou ‘moyennes mais suffisantes’ est relativement élevé (77,12 %) », les « approche(s) et démarche(s) didactiques et pédagogiques des enseignants » sont jugées « très moyennes ou insuffisantes à très insuffisantes chez 50,41 % des maîtres ». Dans les deux cas, les questionnaires et les entretiens montrent que la motivation des maîtres est très moyennement présente (une partie non négligeable de leur hiérarchie ne les stimule guère, quand elle n’a pas un discours dissuasif), mais aussi et surtout que la formation des enseignants reste largement insuffisante, pour des raisons diverses, notamment structurelles.
1.5. Le dispositif « classes bilingues » mis en œuvre en Alsace : suprématie de l’allemand et marginalisation programmée de l’alsacien
Un changement paradigmatique va, d’une certaine manière, figer le travail de modification en cours suite aux rapports, et focaliser toute l’attention et l’énergie des formateurs sur une « nouvelle » forme d’enseignement, l’enseignement bilingue (199110), c’est-à-dire un enseignement dont l’une des langues d’enseignement sera une langue « régionale » (Gaudemar, 1996). Les discussions et débats, essentiellement politiques et idéologiques dans la société, plus didactiques et pédagogiques chez les responsables scolaires, qui ont lieu à ce moment-là, soulignent le fait que l’ensemble des discours sur les langues tendant à montrer que le français devait avoir la priorité sinon l’exclusivité dans le champ scolaire commence à être battu en brèche.
Par ailleurs, on demande aux enseignants une révolution copernicienne : la doxa d’hier est jetée aux orties pour la remplacer par ce qui avait été déclaré nocif pour les élèves, à savoir enseigner deux langues et dans deux langues en même temps, sous forme de parité horaire des langues. Or les enseignants sont souvent encore, pour partie, sur la position imprégnée par le discours sur l’importance et la primauté du français et par une forme de défiance à l’égard du dialecte et de l’allemand. La rapidité avec laquelle s’opère le changement officiel les désarçonne très profondément non seulement par rapport au principe même, mais aussi d’un point de vue didactique et surtout pédagogique.
La question du choix de la langue à retenir semble tenir de l’évidence :
L’allemand présente […], du point de vue éducatif, la triple vertu d’être à la fois l’expression écrite et la langue de référence des dialectes régionaux, la langue des pays les plus voisins et une grande langue de diffusion européenne et internationale. Enseigner l’allemand à l’école primaire participe ainsi d’une triple entreprise : soutien de la langue et de la culture régionales, enseignement précoce des langues vivantes et initiation à une culture européenne et internationale. (Gaudemar, 1996 : 45)
Ce faisant, le recteur conforte l’allemand dans son rôle de langue régionale (et rassure une partie importante des associations militantes) et le situe dans une logique de proximité avec les états voisins (et rassure le monde économique). Enfin, il élargit son rôle en l’inscrivant dans le cadre national de « l’expérimentation contrôlée » de l’enseignement d’une langue à l’école primaire (qui a commencé en France en 1989) et tente de rassurer par là le corps enseignant. Néanmoins, l’accent est mis d’emblée sur le contexte européen et, par ce biais, c’est bien plus « l’allemand précoce » qui est promu qu’une facette de la « langue régionale ». La rapidité et l’impréparation avec lesquelles ces dispositions sont mises en œuvre, aiguillonnées par l’initiative d’un enseignement bilingue privé prise par une association (A.B.C.M. Zweisprachigkeit), vont accentuer la difficulté d’une formation ‘accélérée’ des maîtres, tant sur le plan psychologique et idéologique que sur le plan pratique.
Cet état de fait marginalise mécaniquement l’alsacien. En effet, aussi bien les formateurs que les enseignants qui utilisaient régulièrement un parler dialectal avec les/des élèves de leurs classes vont être aussi et largement sollicités pour participer à cette innovation. Et de fait, lorsqu’il s’agit d’écrit à l’école élémentaire, seul l’allemand est implicitement accepté.
Il faudra attendre 1994 pour que la circulaire portant sur « les objectifs pédagogiques de l’enseignement bilingue » (20 décembre 1994) précise que
la priorité sera donnée, dès l’admission des enfants à l’école maternelle, et dans un souci d’efficacité, au bilinguisme dialecte-français, partout où la dialectophonie est suffisamment présente dans le milieu social et scolaire. En effet, la maîtrise du dialecte facilite le passage à l’allemand standard : ce passage se fera naturellement au moment de l’apprentissage de la langue écrite, en français et en allemand, mais les séquences dialectales, prévues dès les circulaires rectorales du 9 juin 1982 et de 1985, doivent être mises en œuvre et développées. En plus des activités de langage, le dialecte sera ainsi utilisé comme médium pour l’acquisition des connaissances. (Gaudemar, 1996 : 68)11
Globalement, l’alsacien a bien sa place à l’école, mais seulement pour les enfants grandissant, au moins partiellement, en dialecte et comme accélérateur au passage en allemand. À aucun moment, l’alsacien n’est pensé comme variété pouvant être utilisée, à l’oral par exemple, pour l’acquisition des connaissances, durant tout ou partie de la durée de la scolarité élémentaire.
Au total, si l’entrée du dialecte à l’école est officiellement encouragée à partir de 1982, réalisée avec bien des difficultés partout où cela aurait pu être le cas (généralement dues aux enseignants et/ou à la hiérarchie), avec une présence possible dans les sites bilingues, le corps social ne demande pas d’enseignement du dialecte à des néo-apprenants, tout en déplorant le « recul » de la pratique et de la connaissance des dialectes.
Ce n’est que bien plus tard, suite aux Assises de la langue et de la culture régionales (2012-2014), qu’une Convention cadre portant sur la politique régionale plurilingue, période 2015-2030 est signée le 1er juin 2015 entre l’État et ses partenaires institutionnels, la Région et les deux départements alsaciens. Dans ce texte, la question de la présence éventuelle de l’alsacien dans le système éducatif ainsi que celle de la manière d’articuler les deux variétés (alsacien/allemand) à l’école est abordée, même si elle semble mettre, globalement, l’ensemble des acteurs politiques et culturels dans l’embarras, si l’on relit attentivement les « objectifs » annoncés pour le domaine éducatif :
En Alsace, il ne peut y avoir de dialectes vivants qui ignoreraient totalement le rôle de la langue allemande, de même qu’il ne peut y avoir de bilinguisme durable qui refuserait de reconnaître l’importance d’une bonne pratique dialectale.
La langue régionale enseignée à l’école sera la langue allemande dans sa forme standard. Les formes dialectales seront proposées à la sensibilisation des élèves dès la maternelle ou, au plus tard, dans le cadre de séances d’enseignement spécifiques. Ces formes d’expression dialectale seront reliées à l’allemand standard et au contexte culturel, historique, géographique, social et économique qui font l’Alsace et le Rhin supérieur d’hier et d’aujourd’hui. (Convention cadre, 2015 : 3)
Et effectivement, dans la Convention opérationnelle portant sur la politique régionale plurilingue dans le système éducatif en Alsace. Période 2018-2022, signée le 5 décembre 2018 par l’ensemble des partenaires, le paragraphe 5, intitulé « Intégration des dialectes pratiqués en Alsace », signale cette fois la volonté impliquant que les élèves non-dialectophones puissent aussi tirer profit de la présence dialectale à l’école :
Une exposition orale aux dialectes, notamment dans les classes maternelles, est pratiquée sur tout ou partie de l’horaire dédié à la langue régionale aussi bien dans le cursus bilingue que dans le cursus renforcé [= habituel, 3h] en fonction des ressources disponibles. L’objectif est d’inciter les collectivités locales à concevoir des projets éducatifs de territoire autour des dialectes en lien avec les services du rectorat. (Convention opérationnelle, 2018 : 10)
La question de la mise en œuvre de cette convention ainsi que celle de l’absence d’une mention du lien entre parlers dialectaux et allemand et de la manière dont il faudrait en tenir compte restent entières.
Un tour d’horizon sur l’enseignement actuel de l’allemand et la (non-)présence des parlers dialectaux doit compléter cet état des lieux pour mieux comprendre l’asymétrie entre les fonctionnements scolaires et les demandes multiples et parfois contradictoires du corps social.
2. L’allemand dans l’espace scolaire primaire (cursus « renforcé » et « bilingue »)
De fait, l’allemand est (presque) la seule langue enseignée à l’école primaire, notamment au titre de la langue vivante étrangère, tout en gardant la qualité de « langue régionale ». Afin d’objectiver le fonctionnement de cet enseignement au sein de la société, l’octogone didactique d’Albert Raasch (2000 : 35) peut constituer un outil utile, que l’enseignement soit inclus dans l’emploi du temps normal (3 heures/semaine) ou qu’il s’agit s’agisse du cursus dit « bilingue » (à « parité horaire » dans le primaire, à fort volume horaire d’allemand dans le secondaire).
2.1. Un outil d’analyse, l’octogone didactique
L’octogone didactique de Raasch possède huit entrées qui peuvent – et doivent – être combinées entres elles, sous forme de triangle le plus souvent, comme une sorte de focalisation. Il est possible, à partir de ce modèle descriptif, d’établir un réseau complexe d’analyse en combinant plusieurs entrées. Pour Raasch, un dispositif scolaire ou de formation se caractérise selon la cohérence de chaque pôle et dans les interrelations mutuelles qui sont entretenues entre ces pôles. Avec l’octogone didactique, on peut observer l’interdépendance des variables et faire des prévisions concernant les interactions de tous les facteurs entrant en ligne de compte.
S’agissant de l’apprentissage d’une langue vivante, le contexte dans lequel se situent cet enseignement et cet apprentissage (cf. supra) a une influence sur les élèves (8, les apprenants), leur motivation, leurs préoccupations, leurs connaissances, etc. Dans le cas des jeunes élèves, il faut également tenir compte des parents ainsi que de leurs représentations du contexte sociolinguistique par exemple. Cela est représenté dans le schéma par l’encadré « société » qui entoure l’octogone en soi, mais qui est décisif. Ce contexte a également une influence sur les enseignants (1), leurs compétences, leur formation, leurs intérêts, leur rôle en classe, leur auto-image, etc. et l’approche pédagogique et didactique qu’ils représentent (2). Ces influences venant de l’extérieur concernent aussi les objectifs de l’enseignement-apprentissage concerné, l’institution scolaire, les contenus, les méthodes d’évaluation (6), etc. Ces influences sont d’ailleurs réciproques : les résultats de l’enseignement ont un impact sur la société dans laquelle il s’inscrit, sur la qualité et l’importance de la langue dans la région, son poids et son statut. Le cadre institutionnel (7) fixe le nombre d’heures d’enseignement et leur répartition hebdomadaire, tandis que les médias (4) représentent les supports pédagogiques utilisés. Enfin, les contenus des cours (3) sont liés aux objectifs d’apprentissage (5), objectifs disciplinaires, linguistiques et sociaux et à l’évaluation (6) des connaissances, des aptitudes et des compétences.
Nous limiterons l’application de ce modèle descriptif au premier degré (public et privé associatif A.B.C.M. Zweisprachigkeit) tant pour les dispositifs « renforcé » à 3 heures et « bilingue » à 12 heures d’allemand par semaine. Pour ancrer la réflexion dans le cadre des politiques linguistiques présentées, l’accent sera mis plus particulièrement sur un triangle à l’intérieur de l’octogone composé par les objectifs (5), le cadre institutionnel et organisationnel (7) et le facteur-clé qui est l’enseignant (1), son recrutement et sa formation.
2.2. Conditions-cadre de l’enseignement de l’allemand pour tous
Comme cela a été indiqué supra, l’académie de Strasbourg s’est dotée d’une politique linguistique soutenant fortement l’enseignement de l’allemand à tous les niveaux scolaires (7) et contribue au financement de nombreuses actions, comme les échanges (de proximité) avec l’Allemagne ou les intervenants en « langue régionale ». Les objectifs (5) de cette implication sont indiqués pour l’Académie de Strasbourg dans la Convention-cadre et la Convention opérationnelle. L’octogone de Raasch, appliqué à cette situation particulière, permet de s’interroger sur l’existence de leviers d’action plus efficaces en Alsace qu’ailleurs.
Pour le triangle constitué par les pôles « contenu-institution-objectifs » (3-7-5) : au niveau des contenus (3), les programmes nationaux appliqués dès septembre 2016 consacrent un chapitre complet par cycle aux « langues vivantes étrangères ou régionales » qui s’applique à partir du CP. Il s’agit, de manière indirecte, d’un dispositif d’enrichissement de tous les élèves dans le sens de Wode (1995 : 50) car la langue 2 – l’allemand – n’est pas naturellement présente dans la population. L’institution scolaire régionale (7), qui souhaite que l’allemand soit enseigné, a par conséquent décidé d’anticiper le début de l’apprentissage en maternelle et d’augmenter le volume horaire sous forme d’un enseignement d’allemand « renforcé » à 3 heures par semaine en Alsace, au lieu de 1,5 h dans le reste de la France12. Ainsi le but visé par l’académie de Strasbourg, fixé dans les objectifs (5) des deux conventions, va plus loin en fixant un niveau A1 du CECRL à atteindre en fin de CM2 dans les cinq activités langagières dont deux viseraient même le niveau A2. Au niveau des médias (4), les enseignants ont généralement recours à des manuels d’allemand langue étrangère et à des ressources tirées d’Internet.
En revanche, pour les sites bilingues paritaires, il s’agit d’un dispositif plus important, qui présente des analogies formelles avec celui d’un maintien linguistique (cf. Beardsmore 2000 : 82, évoquant par exemple celui de la Bretagne). Même si ce n’était pas du tout dans l’esprit du recteur Deyon, on pourrait considérer, de fait, les dispositions de 1982 comme un moyen de préserver une langue utilisée depuis longtemps sur le territoire (l’allemand à l’écrit, l’alsacien à l’oral ?), mais devenue minoritaire sur un territoire donné par rapport à une langue majoritaire, le français. Néanmoins, le statut donné à l’allemand continue à rester flou : à l’école primaire, l’allemand est enseigné comme langue régionale, mais aussi comme langue étrangère ; au collège, il est considéré comme langue du voisin ou LV1, ou encore comme langue A, B ou C au lycée (avec des cursus de langue étrangère conduisant à l’Abibac ou à l’Azubi-Bacpro). La différence de statut institutionnel de la langue vivante reflète la multitude d’objectifs et de modalités organisationnels, difficile à décrypter par le corps enseignant et les parents.
Comme en termes d’organisation (7) à l’école primaire, l’enseignement de l’allemand est prévu pour tous les élèves13 dans l’académie de Strasbourg, les enseignants en Alsace (1) – nouveaux ou anciens – sont censés enseigner l’allemand dans leur classe (depuis 2001) alors qu’ils n’ont pas été recrutés avec cette compétence. Il y a donc un hiatus dans la constellation du triangle « enseignant-objectifs-institution » (1-5-7) en Alsace. En effet, aucune épreuve obligatoire de langue (allemande) ne figure au concours de recrutement du professorat des écoles (CRPE)14, seule la disposition nationale d’une épreuve facultative « permettra aux candidats ayant un niveau B2 du cadre européen commun de référence pour les langues de mettre en avant leur bonne maîtrise de la langue15 » en allemand, anglais, italien ou espagnol, mais le niveau de langue envisagé de B2 peut paraître ambitieux.
La conséquence est le constat suivant : il arrive encore trop fréquemment que certains parmi les 230 (environ) lauréats annuels du concours CRPE en Alsace (1) découvrent tardivement, en Master 2, qu’ils auront à enseigner l’allemand dans leur propre classe, alors qu’ailleurs, ils pourraient choisir leur « meilleure langue vivante », souvent l’anglais.
De plus, l’horaire en Alsace (7) est élargi à 3 heures hebdomadaires et l’apprentissage commence généralement dès la moyenne section de l’école maternelle alors qu’il n’est obligatoire qu’à partir du CP ailleurs (cf. BO du 12/4/2007), ce qui implique que tous les professeurs des écoles (1) sont concernés, du cycle 1 au cycle 3. Cette politique volontariste régionale ambitieuse crée donc d’importants problèmes de résultats, de crédibilité du système, d’une part, de stress psychologique et d’insatisfaction pour les enseignants, d’autre part (cf. Geiger-Jaillet, 2013).
2.3. L’allemand en filière bilingue
2.3.1. École publique
La réalité est différente dans la filière bilingue. L’académie de Strasbourg a pu construire à partir de 1991-1992 des « sites bilingues paritaires » (7) de la maternelle au CM2, avec une offre pédagogique spécifique construite et choisie par les parents pour leur enfant (cf. Geiger-Jaillet, 2013). 24 % des écoles16 du Bas-Rhin et 33,33 % de celles du Haut-Rhin proposent en 2018-2019 un cursus d’enseignement bilingue paritaire avec 50 % du temps d’enseignement en allemand et 50 % en français. En moyenne, ce sont donc de 17,67 % des élèves de 3 à 11 ans en Alsace qui bénéficient d’un tel enseignement.
Les contenus enseignés sont ceux issus des différents programmes disciplinaires nationaux (3), complétés par les objectifs des deux Conventions récentes, et les évaluations (6) correspondent à ce qui se fait dans d’autres disciplines ou d’autres langues étrangères, parfois complétées par des évaluations régionales. Les enseignants (1) en charge de l’allemand sont cette fois-ci recrutés par un concours spécifique « langues régionales », et suivent un master MEEF « parcours enseignement bilingue français-allemand17 ».
Un concours spécifique « langue régionale » existe en France depuis 2002 et le nombre de postes en Alsace a toujours été relativement élevé, pour arriver à 50 à 60 postes annuels depuis quelque temps. La plupart des candidats réussissent ce concours associant l’allemand et le français. Or, l’attractivité en baisse du métier en général tout comme l’insuffisance des compétences en allemand de certains candidats font que, régulièrement, les postes ne sont pas tous pourvus.
Les manuels utilisés (3, 4) sont généralement des manuels et des outils élaborés pour l’allemand langue seconde. Les enseignants ont recours à des supports allemands de mathématiques (4) de l’école primaire par exemple, ou à des supports produits en lien avec le CRDP (aujourd’hui Canopé), comme le relève le député Bruno Studer :
Les enseignants en allemand utilisent à des degrés divers des manuels en classe. 40,9 % d’entre eux utilisent un manuel en mathématiques et 27,8 % pour les cours de langue. Pour les autres disciplines enseignées en langue, l’utilisation de manuels est moins fréquente. Les manuels sont pour 56,3 % des manuels allemands, 48,4 % des traductions et 47,7 % directement des manuels français. Il est à noter que 48,5 % des enseignants n’utilisent aucun manuel, pas forcément par choix. 89,2 % des enseignants d’allemand estiment qu’ils n’ont pas de manuels officiels en nombre suffisant. (Studer, 2018 : 106)
Son rapport reprend un constat fréquemment évoqué : « 25 ans après la création de la filière, aucune programmation éditoriale n’a été mise en place et les rares publications engagées par l’académie pour la filière bilingue se font plutôt de manière spontanée et sont mal diffusées18 » (Studer, 2018 : 107).
Les enseignants (1) constatent – comme c’est le cas depuis les évaluations des années 1990 – que les élèves (8) atteignent un bon niveau en compréhension écrite et orale, mais présentent une production écrite et orale en allemand un peu moins concluante, les interactions en allemand se faisant essentiellement dans les classes bilingues et non à l’extérieur de ce cadre. L’accompagnement n’est pas assuré par le corps social (cf. octogone) ou même par l’espace scolaire restreint dans lesquels ce cursus scolaire est implanté.
2.3.2. École associative privée A.B.C.M. Zweisprachigkeit
L’association A.B.C.M. Zweisprachigkeit a été créée en 1990 pour répondre au souhait de parents d’offrir à leurs enfants une éducation bilingue, un an avant que l’éducation nationale n’ouvre ses premières classes. En 2019, l’association compte 75 enseignants sur environ 100 salariés pour gérer douze écoles associatives en Alsace et en Moselle (environ 60 classes) avec 1 150 enfants de 3 à 11 ans.
En ce qui concerne le cadre pédagogique et méthodologique (2, 7 de l’octogone), cette association opte dès le départ pour l’enseignement immersif et donc une durée d’exposition importante à l’allemand (2) pour reproduire un « bain de langue » se rapprochant d’une exposition familiale. Elle a des classes hors contrat et d’autres sous contrat avec l’éducation nationale. Pour ce qui est des classes sous contrat, elles sont soumises au régime de l’école publique avec l’organisation en site paritaire (7), le volume horaire par langue réparti sur les disciplines et deux enseignants. L’enseignant (1) en charge de la langue allemande est cependant toujours un locuteur germanophone de « langue maternelle », ce qui n’est pas le cas dans l’enseignement public. Seuls les grands sites (Haguenau, Ingersheim, Mulhouse) sont concernés par les activités périscolaires et extra-scolaires, gérées par des associations de parents d’élèves, comme des accueils de loisirs, un accueil durant les vacances ou des activités en allemand ou en dialecte le mercredi après-midi.
3. Situation actuelle de l’alsacien
3.1. Dans la société
3.1.1. Pratiques et transmissions déclarées de l’alsacien
Globalement, en une quinzaine d’années, la pratique déclarée des parlers dialectaux dans le corps social a diminué d’environ 20 %. En effet, à la fin des années 1990, 62 % des personnes interrogées déclaraient encore « parler couramment » ou « parler de temps en temps » l’alsacien (DNA/CSA Opinion, 1998) tandis qu’au début des années 2010, 43 % d’entre elles déclarent « bien savoir parler l’alsacien » (EDinstitut, 2012 : 10).
Cependant, le fait le plus important réside dans la question de la transmission au sein du corps social. Le sondage de 1998 montre que 63 % des personnes âgées de 18 à 24 ans déclarent ne pas parler le dialecte et celles âgées de 25 à 34 ans déclarent ne pas le parler à 56 %. Il s’agit donc d’une très large majorité qui, mécaniquement, ne transmettra pas de facto l’alsacien. L’étude de 2012 tend à montrer que le taux des non dialectophones s’est rapidement accru : les dialectophones représentent 3 % des 3-17 ans, 12 % des 18-29 ans et 24 % des 30-44 ans (EDinstitut, 2012 : 10).
3.1.2. Qui peut/doit transmettre l’alsacien ?
Comme si les enquêtés avaient intériorisé l’idée que la transmission ne se ferait plus par la famille au premier chef ni par le corps social dans son ensemble, comme cela avait été le cas jusque-là, 38 % estiment que c’est par l’école (EDinstitut, 2012 : 55) qu’un changement peut s’opérer et que le dialecte devrait avoir une place dans le milieu scolaire. C’est donc bien les enfants et les jeunes qui sont visés, mais l’espace de transmission change fondamentalement : si plus d’un large tiers des personnes habitant l’Alsace estime que c’est à l’école qu’il revient de faire en sorte que l’alsacien se perpétue, cela signifierait qu’au moins implicitement, seul cet espace serait en mesure d’opérer ce que la société elle-même ne sait ou ne veut plus faire. Dans un premier temps, cela peut sembler paradoxal au regard de l’histoire linguistique en Alsace, mais, dans un second temps, cela signifie que c’est le seul espace dont une grande partie du corps social estime qu’il est en mesure d’encadrer un enseignement-apprentissage que la société a abandonné. Le dialecte changerait-il pour autant de fonction ? Cela ne semble pas sûr du tout. En effet, « le lien identitaire des Alsaciens avec le dialecte est très fort puisque 90 % d’entre eux verraient en la disparition du dialecte une perte de l’identité même de la région » (EDinstitut, 2012 : 11).
Enfin, parmi les enquêtés non-dialectophones, 36 % déclarent qu’ils aimeraient l’apprendre (EDinstitut, 2012 : 36) et près d’un tiers d’entre eux verraient bien qu’ils puissent bénéficier d’un enseignement dans l’espace scolaire.
On constate également une demande de la jeune génération pour apprendre le dialecte (à l’université populaire, à l’université ou dans des associations, cf. Huck et Erhart 2020), d’une part, et une sorte d’usage intermittent, dans des SMS avec un clavier prédictif en alsacien, ou dans des réseaux sociaux, avec des graphies approximatives ou inventées (Erhart, 2018), d’autre part.
Pendant la période même où la connaissance et la pratique des générations de moins de 40 ans étaient en train de décroître de manière accélérée, la demande pour l’enseignement-apprentissage de l’alsacien de même que l’intérêt et la curiosité pour l’alsacien, du moins pour les jeunes adultes, se sont accrus, pour des raisons pouvant en être multiples.
Prenant acte de la transmission de l’alsacien de plus en plus réduite dans le cercle familial, le Président de la Région Alsace d’alors déclare, en 2014, que « le temps [est] venu de prendre le relais. Ce qui autrefois ressort[iss]ait de l’intimité familiale doit être pris en charge par les pouvoirs publics. […] Nous avons à assumer un rôle qui était autrefois dévolu aux parents. » (Assises 2015, II, 330). Il poursuit son propos en évoquant explicitement le système éducatif, mais ne dit rien sur le fait que l’alsacien y est le grand absent, et qu’il serait nécessaire de jeter des ponts avec l’allemand qui est enseigné à tous les niveaux de l’école primaire.
3.2. Dans l’espace scolaire
3.2.1. L’alsacien à l’école publique
Selon les indications du Rectorat de l’académie de Strasbourg, l’alsacien n’est pas réellement présent dans l’espace scolaire ou, du moins, uniquement à la marge : « Réalités économiques et culturelles se conjuguent pour donner la priorité à l’apprentissage de l’allemand dès la maternelle19 ». Ces éléments sont complétés par ces précisions : « C’est bien l’allemand standard, le Hochdeutsch, qui est enseigné dans nos écoles, même si des activités dialectales ne sont pas exclues, sous forme de comptines ou chansons en alsacien, notamment à l’école maternelle20 ». Partant, il n’est pas prévu d’enseignement-apprentissage de l’alsacien pour des néo-apprenants, ni un enseignement contrastif allemand/dialecte.
L’application de l’octogone de Raasch à l’enseignement de l’alsacien révèle les éléments suivants : l’utilisation du dialecte (2) est certes « autorisée » à l’école primaire depuis la circulaire rectorale de juin 1982, mais son usage en soi, la fréquence éventuelle, ni la forme et les objectifs de son usage ne semblent être connus, ou la possibilité de transmettre des savoirs en alsacien envisagée. Un aperçu des médias produits (4) récemment confirme ce constat. Sur le portail « Lehre » de l’OLCA21, on trouve quelques jeux de doigts, chansons, comptines et des cahiers de vacances en alsacien à télécharger. En fait, il s’agit plutôt d’outils ludiques et non pas d’activités scolaires à faire avec des élèves. Le reste de la production se concentre sur des chansons.
D’autres propositions didactiques (6) seraient pourtant possibles en introduisant les dialectes par un bain linguistique plus recherché, au moyen d’activités manuelles ou sportives ou en dispensant un enseignement de sciences en alsacien à côté de celui en allemand. Cela constituerait sans doute une étape pour faire de l’alsacien un objet d’enseignement (2), mais pas une langue usuelle à l’école.
Au total, la lecture, en creux, de l’ensemble semble confirmer que la variété orale dialectale, encore parlée en Alsace, est largement absente de l’espace scolaire et des publications du CRDP/Canopé22, sa présence n’étant même pas envisagée, sans que l’on en connaisse la raison, alors que tout professeur des écoles (1) devrait pouvoir proposer de l’alsacien dans sa classe, en extensif ou intensif (bilingue), selon les textes des deux Conventions (7). Stricto sensu, au-delà du fait que les circulaires fondatrices nationales et académiques (à partir de 1982) laissaient cette possibilité (cf. supra), le système scolaire ne semble pas réellement avoir repensé ses contenus d’enseignement (3) en fonction des Conventions qu’il a signées, en particulier celle du 5 décembre 2018 (cf. supra).
Dans les faits, ce sont des enseignants volontaires (1), essentiellement dans le premier degré, qui vont (ou non) utiliser un parler dialectal avec des enfants le comprenant et/ou le parlant encore pour activer et diversifier leur compétence dialectale ou pour contraster le dialecte avec l’allemand. Leur nombre, probablement modeste, n’est pas connu. Les enseignants qui feraient du dialecte alsacien un objet d’enseignement-apprentissage ou qui « exposeraient » leurs élèves aux dialectes notamment à l’école maternelle (disposition prévue par la Convention du 5.12.2018), s’ils existent, doivent être très peu nombreux.
À l’école maternelle, d’autres personnels pourraient sans doute contribuer à la présence de l’alsacien à l’école, essentiellement les agents territoriaux spécialisés d’école maternelle (ATSEM), dont une partie semble être plus fréquemment dialectophone que les enseignants. De par leurs tâches au quotidien, même si elles ne sont pas enseignantes, elles sont très fréquemment en situation d’interaction avec les enfants (et avec leurs pairs adultes) et pourraient jouer un rôle majeur dans la présence dialectale à l’école23.
3.2.2. Situation de l’alsacien dans le réseau A.B.C.M. Zweisprachigkeit
Si dans l’enseignement public, l’alsacien n’est pas envisagé comme langue de transmission par laquelle pourraient passer des enseignements disciplinaires, ce n’est pas le cas chez A.B.C.M.-Zweisprachigkeit. En 2004, l’association a introduit les dialectes au sein de ses écoles avec l’objectif de leur donner un statut – au même titre que le français et l’allemand standard (Geiger-Jaillet/Rudio, 2017), ce qui est une nouveauté dans le paysage scolaire. La directrice pédagogique du réseau d’A.B.C.M Zweisprachigkeit, Sabine Rudio, rappelle que, selon Jean Petit,
l’exposition à une langue doit être d’au moins deux heures par jour, soit 730h par an pour être véritablement efficace et pour faire un locuteur. Or, dans les sites A.B.C.M. Zweisprachigkeit, en maternelle, on peut compter 540h annuelles d’exposition et en élémentaire 432h annuelles. Le système actuel est donc insuffisant pour que des élèves, monolingues pour la plupart en français à leur arrivée en maternelle, atteignent véritablement des compétences de locuteurs natifs en langue régionale en fin de CM2. (Rudio, 2014 : 9)
Il existe ainsi une question d’exposition horaire hebdomadaire qui constitue une sorte de condition nécessaire mais non suffisante à un enseignement efficace. Ce constat a conduit l’association à mettre en place une immersion dite compensatoire, qui permet de compenser le « déséquilibre d’exposition à la langue régionale », de renforcer la place de l’allemand dans l’enseignement et a fortiori de compenser aussi l’omniprésence du français en dehors du cadre scolaire. Ce projet concerne surtout les classes hors contrat de l’association dans lequel l’équilibre paritaire (français-allemand) des écoles publiques est totalement modifié. Par ailleurs, le projet éducatif d’A.B.C.M Zweisprachigkeit a été revu. Il comprend désormais au minimum plusieurs demi-journées en dialecte par semaine en maternelle, et au maximum 50 % en dialecte et 50 % en allemand24, sans enseignement en français durant le cycle 125. Le dialecte appelé « langue régionale » chez A.B.C.M. Zweisprachigkeit, plutôt que d’être (seulement) objet d’enseignement est vecteur de communication dans le cadre scolaire et périscolaire. Pour mener à bien cette transformation, une reformulation des programmes (7) pour les classes maternelles a donc dû être envisagée en amont afin de garantir l’utilisation du dialecte à l’oral. Des disciplines (3) telles que le sport, la motricité, les arts plastiques, la géométrie ou la découverte du monde sont désormais enseignées en dialecte, tandis que la découverte des albums, de l’écrit et des nombres se fait principalement en allemand. Depuis la rentrée 2018-2019, on peut donc parler d’une immersion totale précoce en allemand ET en alsacien dans les écoles pilotes (7), le dispositif étant amené à s’étendre aux douze sites de l’association.
Pour cette association, la proximité linguistique entre l’allemand standard et les dialectes alémaniques et franciques (Huck, Laugel, Laugner, 1999) doit faire partie de l’enseignement au sein des écoles développant une pédagogie pour l’acquisition naturelle de la « langue régionale » en Alsace et en Moselle. En effet, là où le dialecte a trouvé sa place à l’école (cf. Huck, 2006b ; 2016), les enfants (8) développent une capacité d’écoute accrue et développent encore davantage leur empan phonatoire qui leur permettra d’accéder plus aisément au plurilinguisme nécessaire dans la vie économique.
Sur la base de huit entretiens avec chaque aide maternelle volontaire sur le site associatif de Haguenau, Hintenoch (2014) souligne leur rôle important dans la transmission du dialecte, car celles-ci utilisent précisément le dialecte de manière « naturelle » et qu’elles le pratiquent au lieu de l’enseigner. C’est grâce aux aides maternelles dialectophones que les enfants vont devenir également les témoins de dialogues entre adultes en alsacien.
Après une bonne dizaine d’années de présence, « le dialecte est utilisé comme outil de travail dans les écoles A.B.C.M. Zweisprachigkeit, beaucoup plus que dans les sites bilingues paritaires de l’enseignement public » (Geiger-Jaillet et Rudio, 2016 : 334). C’est dû en partie au fait que les classes hors contrat, généralement en maternelle, dépassent le volume horaire attribué à l’allemand (7) et que c’est sur le volume d’enseignement en français que sont prélevées deux demi-journées en alsacien qui, partant, renforcent le bain linguistique germanophone. En effet, l’enseignant de français (1) est recruté parce qu’il dispose d’un bilinguisme français-dialecte. De la même manière, les aides maternelles sont également recrutées pour leur bilinguisme français-dialecte.
Le choix de cette association de vouloir « maintenir le dialecte dans ses écoles tient au fait qu’elle souhaite donner un ancrage culturel fort et ré-initier le parler dialectal » (Geiger-Jaillet/Rudio, 2016 : 333), en incitant d’ailleurs tout le personnel enseignant à parler le dialecte avec les enfants lors des récréations.
Il semblerait certes que l’usage de l’alsacien comme langue d’enseignement demande encore une déconstruction des représentations du personnel chez A.B.C.M. Zweisprachigkeit, un accompagnement et une écoute des personnels sur les changements en cours, mais il est toutefois à présent installé comme langue véhiculaire au moins dans les sites pilotes. La formation interne chez A.B.C.M. Zweisprachigkeit montre d’ailleurs que, depuis 2019, l’alsacien est en train de devenir la langue commune – au-delà de toutes les considérations statutaires des personnels au sein des écoles, et après un laps de temps relativement court d’environ deux ans seulement. On constate ici l’importance de l’aspect systémique d’un dispositif scolaire engageant de multiples acteurs en interrelation au sein d’une « société ».
Éléments conclusifs
La longue histoire de l’enseignement de l’allemand (partiellement en allemand), souvent conflictuelle au XXe siècle, s’entrelace étroitement avec des changements sociolinguistiques importants dans le dernier quart du siècle, notamment dans la fréquence de la connaissance et de l’usage des parlers dialectaux de sorte que les choix traditionnels de l’école, espace de la langue standard, sont/pourraient être mis en cause ou complétés par une forme d’enseignement de l’alsacien. En effet, en reprenant les éléments des deux textes des Conventions signées en 2015 et 2018, qui n’abordent pas les questions exactement de la même façon, on ne peut que constater que les collectivités semblent pousser l’Éducation nationale à inclure de manière systématique et régulière une « exposition orale aux dialectes » (2018) dans les classes maternelles et/ou une sensibilisation aussi bien en maternelle qu’à l’école élémentaire, où les parlers dialectaux pourraient faire l’objet « de séances d’enseignement spécifiques » (2015). Cet ensemble serait une première réponse au constat, puis au souhait de l’ancien président de la Région Alsace, lorsqu’il estimait que c’était au système scolaire de prendre le relais de la cellule familiale défaillante dans le rôle de la transmission de l’alsacien.
Dans le même temps, cette mission est également confiée aux collectivités locales qui sont incitées à « concevoir des projets éducatifs de territoire autour des dialectes » (Convention 2018 : 10) en lien avec le système éducatif. En quelque sorte, les collectivités, dont les représentants sont des élus du corps social, contribuent également à la transmission de l’alsacien, sous des formes à définir, mais en cohérence avec l’école.
S’il n’est rien dit sur le pontage linguistique contrastif que l’on pourrait imaginer pédagogiquement, le fait de rendre inséparables, dans les logiques éducatives, l’alsacien (sans jamais le nommer ainsi) et l’allemand tend à pousser les enseignants à œuvrer, d’une manière ou d’une autre, en faveur de l’alsacien, tout en créant ou en maintenant, selon les élèves, un lien étroit avec l’autre variété-cible, l’allemand, qui reste langue d’acquisition et d’enseignement, selon les parcours.
En clair, il est demandé à l’école de faire apprendre, sous des formes plus ou moins légères, plus ou moins approfondies, l’alsacien, tout en gardant également sa mission de commencer à faire acquérir l’allemand. Cette complémentarité suggérée par les textes signés, voire cette indissociabilité revendiquée, qui constituent à la fois une réponse à la demande sociétale dans la mesure où l’école se substitue à la famille pour la transmission dialectale, d’une part, et une réponse plus scolaire ou traditionnelle dans l’enseignement-apprentissage de l’allemand, d’autre part, sont réellement neuves, sous cet angle du moins.
La question que posent les missions ainsi assignées à l’école réside, dans un premier temps, dans le fait de savoir comment, empiriquement, elle peut les réaliser dans les volumes horaires en vigueur. L’une des manières les plus proches de la mission définie et des plus cohérentes dans les objectifs fixés pourrait être un volume immersif complet ou très important pour que successivement, l’alsacien et l’allemand, puis concomitamment les deux variétés puissent trouver leurs fonctions à l’école, la place et la part du français pouvant être modifiable selon les progressions et les besoins des élèves. Cela signifierait également que, tendanciellement, les horaires soient globalement repensés.
Mais au-delà de cette première logique, cela signifierait que le système éducatif formerait en son sein ou recruterait par les concours habituels suffisamment d’enseignants compétents en dialecte et/ou en allemand. Pour ce faire, il serait sans doute nécessaire de soutenir vigoureusement en amont la formation linguistique des étudiants souhaitant devenir enseignants, voire de procéder à des pré-recrutements relativement précoces sur une durée assez longue, parmi bien d’autres nécessités. La récente Convention pluripartite sur la formation à l’enseignement-apprentissage de l’allemand/alsacien et en allemand/alsacien entre l’Université de Strasbourg et les institutions signataires des Conventions définissant la politique régionale plurilingue au sein du système éducatif en Alsace signée en novembre 2020 va dans cette direction.
Comme il y a une différence de nature et d’extension entre le dispositif d’enseignement associatif et celui de l’enseignement public, tous les éléments du projet des classes A.B.C.M. Zweisprachigkeit ne seraient pas directement transposables ni généralisables, ne serait-ce que parce que, comme A.B.C.M. Zweisprachigkeit en son temps, l’enseignement public doit recenser les enseignants bilingues et dialectophones et chercher à compenser le déficit linguistique probable de ces derniers. De plus, dans le contexte législatif actuel, le système éducatif ne pourra pas transposer les composantes du dispositif A.B.C.M. Zweisprachigkeit ni le modèle immersif et sa vision d’un « locuteur natif26 » sans les adapter aux normes figées dans la Constitution.
En quelque sorte, cette complémentarité assumée allemand/alsacien suppose une certaine patience dans la mesure où elle nécessiterait une réflexion importante sur de nombreux axes et de nombreux points nodaux que l’on trouve dans l’octogone d’Albert Raasch, avec la particularité qu’une partie des axes scolaires « sortirait » de l’octogone (bien ancré dans la société), pour se poursuivre dans le corps social, et singulièrement au sein des collectivités locales, qui ont aussi une responsabilité renforcée dans la logique de transmission.