La situation linguistique en Alsace : les principaux traits de son évolution vers la fin du XXe siècle

DOI : 10.57086/cpe.1371

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Editor's notes

Cet article est paru initialement en 1988 : « La situation linguistique en Alsace : les principaux traits de son évolution vers la fin du XXe siècle », dans FINCK Adrien et PHILIPP Marthe (dir.), L’allemand en Alsace/Die deutsche Sprache im Elsass, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, p. 77-110.

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La place de l’allemand en Alsace, objet de ce colloque, si elle se définit et s’explique par la mise en jeu de facteurs divers dont nos travaux vont contribuer à préciser les incidences, se détache sur le fond d’une situation linguistique complexe où son sort apparaît lié à celui des autres langues en présence, en particulier l’alsacien et le français2. Le tableau linguistique présent de notre province prend lui-même son relief à être rapporté à l’histoire de nos rattachements étatiques, histoire particulièrement accidentée au cours des cent dernières années comme l’illustre le tableau 1.

Tableau 1. Les rattachements étatiques depuis le XVIIe siècle

Evénements historiques Dates Rattachements étatiques
  avant 1648 Saint Empire Romain Germanique
fin de la guerre de Trente Ans 1648 France
fin de la guerre franco-prussienne 1871 Allemagne
fin de la Première Guerre mondiale 1918 France
occupation nazie 1940 ALLEMAGNE
fin de la Seconde Guerre mondiale 1945 FRANCE

Les Alsaciens nés avant 1938 ont ainsi connu au cours de leur vie deux périodes de rattachement à un État différent et ceux nés avant 1918 trois. Selon le cas, le français remplace comme langue officielle l’allemand ou bien l’allemand le français. Ces rattachements politiques successifs contribuent à la complexité de notre situation : en effet, les législations successives ont, chacune à sa façon, fait la part de la situation linguistique locale, que ce soit dans le domaine de la presse, dans celui de l’école ou encore celui des cultes religieux. À chaque époque, les enjeux propres à chacun de ces domaines se trouvent intriqués aux enjeux de la politique linguistique comme vont l’illustrer les différents exposés qui suivent et qui précisent l’évolution des positions face à l’allemand des institutions religieuses, de la presse et des médias, des écoles et des universités.

À présent, l’appartenance de l’Alsace à la France atteint quatre décennies. Une nouvelle génération, celle de l’après-guerre, a eu le temps de devenir adulte, d’avoir à son tour des enfants. Entre-temps, la scolarisation s’est intensifiée, par la prolongation de sa durée notamment, les mass-médias se sont diversifiés, multipliés et ont profondément fait pénétrer leurs influences dans la vie quotidienne. Ainsi la situation linguistique se transforme. Alors que pendant des siècles les aléas des mouvements politiques en Europe n’ont guère eu d’incidences, ou à peine, sur la stabilité de la frontière linguistique et sur la généralité de l’emploi de l’alsacien (Lévy, 1929), alors qu’à l’instabilité politique des cent dernières années faisait toujours pendant la stabilité de fait d’un emploi largement prioritaire de l’alsacien dans les fonctions sociolinguistiques quotidiennes, cette stabilité semble maintenant compromise. Une question est ainsi au cœur de tout examen de la situation linguistique aujourd’hui, celle de la place de l’alsacien, de son avenir, certains parlent déjà de sa survie3. C’est donc de l’examen de cette question que je vais partir en précisant dans un premier temps les difficultés dont son examen s’accompagne en ce qui concerne les choix terminologiques.

 

Les débats sur la situation linguistique

La définition de la situation linguistique de l’Alsace est épineuse : il ne s’agit pas seulement de repérer les langues en usage par rapport à une classification des langues fondée sur les critères linguistiques de la description des langues, mais il s’agit aussi de les situer les unes par rapport aux autres dans leurs emplois, dans leur histoire, dans leur cadre législatif présent ou passé, dans leurs fonctions sociales actuelles, etc. Il est difficile alors d’échapper à l’établissement de hiérarchies multiples, c’est-à-dire d’oppositions où chacune des langues se verra qualifier de première ou de seconde, de maternelle, de nationale, de locale ou de régionale, de langue ou de dialecte, parmi de nombreuses alternatives possibles. Si les fondements des classifications des langues renvoient à des options théoriques, l’établissement de hiérarchies traduit des données sociolinguistiques, voire socio-politiques. Chacune de ces dénominations est chargée de valeurs auxquelles s’associent des émotions, des sentiments, des convictions politiques, des souvenirs personnels aussi, aussi bien dans le contexte de discussions courantes que dans celui du travail scientifique. Un exemple simple est celui de l’emploi du terme « langue » pour désigner le français par opposition à l’emploi du terme « dialecte » pour désigner l’alsacien. Or, désigner le français par le terme de « langue » revient à souligner qu’il s’agit de la langue commune à un groupe très large de population (Philipp, 1968) mais aussi d’une langue qui, au cours de l’histoire de la France, a rempli les fonctions d’une institution en tant que symbole et instrument d’un État unifié autour de l’idée de nation, fonctions que le français, langue « nationale », remplit toujours aujourd’hui. Il convient ici de souligner à quel point cette dimension institutionnelle du français, langue nationale, est renforcée, depuis plusieurs siècles déjà, par l’existence d’une forme écrite de la langue, forme unifiée, codifiée, surveillée et enseignée à tous, forme qui représente le français face à ses diverses variétés, régionales, par exemple. Par contre, désigner l’alsacien par le terme de dialecte revient à souligner qu’il s’agit de l’ensemble des parlers d’une région caractérisés par des traits communs, donc d’une famille de parlers. Ces deux définitions ne s’opposent en rien l’une à l’autre, elles ne relèvent pas des mêmes pertinences. Aussi abstraits l’un que l’autre, les deux termes ont d’abord une valeur théorique. Ils fonctionnent cependant dans leurs emplois courants comme indicateurs d’un rapport de force : en face du français comme langue, l’alsacien n’est qu’un dialecte. C’est ainsi que l’on quitte la classification pour passer à la hiérarchie et de fait nous allons voir à quel point les descriptions de la situation linguistique de l’Alsace sont marquées par cette détermination réductrice de l’alsacien face au français. Les emplois du terme de bilinguisme en sont une bonne illustration.

Il est courant, et facile, de caractériser la situation linguistique de l’Alsace comme bilingue. L’emploi de ce terme fait cependant surgir un certain nombre de difficultés dont l’exposé met bien en relief les importants enjeux, principalement celui de la définition de la politique linguistique scolaire. Mais notons d’abord que la notion de bilinguisme échappe dans ses usages à la rigueur d’une seule définition (Mackey, 1965) et qu’elle recouvre en fait des situations très variées dont le seul commun dénominateur est l’emploi de deux ou de plusieurs langues par un individu ou par un groupe (Tabouret-Keller, 1968, 1975). Appliqué à une situation particulière, celle de la Belgique, par exemple, le terme ne permet pas de préciser s’il s’agit du cas où les individus dans leur majorité sont bilingues ou bien de celui où deux groupes linguistiques différents se côtoient sans que la majorité des membres de chacun de ces deux groupes soit bilingue. Le terme ne permet guère plus de préciser le niveau de compétence dans les deux langues de ceux que l’on qualifie de bilingues. Tantôt l’emploi du terme implique la référence à une norme : ne devrait être qualifié de bilingue qu’un locuteur pratiquant avec une égale maîtrise ses deux langues, tantôt l’emploi du terme n’a rien de restrictif : peut être qualifiée de bilingue toute personne pratiquant plus d’un idiome, quels que soient les niveaux de ces pratiques (Weinreich, 1953). Enfin, le terme ne permet guère de préciser si les deux « langues » dont il est question sont (ou devraient être) des langues de grande diffusion connaissant une forme écrite normalisée, ou bien des dialectes, ou encore des créoles, par exemple. L’on peut noter que les emplois du terme bilingual dans la littérature spécialisée de langue anglaise sont bien moins restrictifs et normatifs que ne sont ceux du terme bilingue dans celle de langue française.

Dans le cas de l’Alsace, les emplois du terme bilingue varient dans le temps mais également à un moment donné selon des choix concernant précisément l’usage des termes de langue et de dialecte. Voici quelques repères dans ces emplois au cours de la période relativement brève qui nous sépare de la fin de la Seconde Guerre mondiale. La seule langue connue alors par l’administration centrale de l’État français est la langue nationale qui est aussi la seule qui ait sa place dans l’instruction publique pré-élémentaire et élémentaire. Cependant, un auteur comme Émile Baas, qui fait paraître peu de temps après la Libération l’étude Situation de l’Alsace, décrit notre province comme « un traditionnel pays de bilinguisme » (1973 : 80), ce bilinguisme étant défini par lui comme « la pratique parallèle du français et du dialecte alsacien » (1973 : 81). La vitalité de ce dernier paraît alors si bien assurée qu’il semble à Baas ne rien avoir à craindre de la politique d’assimilation linguistique pratiquée par l’État par le biais de l’école. C’est donc le seul enseignement du français qui est préconisé « non pas pour suppléer l’alsacien mais pour créer un état d’authentique bilinguisme » (1973 : 94). Or, Émile Baas était certainement le représentant d’une position modérée et alors très répandue. Au cours de la même période, des positions inverses se font entendre : par exemple pour un parti de gauche comme le Parti Communiste Français, la meilleure voie d’un large accès à la culture française passe alors par une solide connaissance de la langue allemande et c’est elle qu’il faudrait enseigner dès les premières années scolaires (Heumann, 1955 : 141). Dans ce cas, la notion de bilinguisme désigne la pratique alternée du français et de l’allemand, l’alsacien n’étant évoqué que comme variété parlée de l’allemand, un dialecte donc.

Dans mes propres travaux qui ont porté pendant toute une période sur le bilinguisme des enfants, les petits qui apprennent à parler mais aussi les écoliers, la notion de bilinguisme ne veut se référer qu’à la présence dans l’entourage de l’enfant de deux idiomes différents, c’est-à-dire dont les systèmes n’ont pas la même structure et qui n’utilisent pas les mêmes moyens d’expression. Selon de tels critères, le français et l’alsacien parlés dans l’entourage des enfants constituent bien des systèmes différents : la question est de savoir quelles sont les fonctions que chacun d’eux remplit dans la vie quotidienne de l’enfant. De fait, c’est bien le français qui est la langue scolaire et non pas l’alsacien.

Le malaise entraîné par la notion de bilinguisme a conduit certains auteurs comme Marthe Philipp à proposer d’écarter ce terme pour la description de notre situation et à le réserver aux situations où deux langues sont autant valorisées l’une que l’autre et où elles peuvent chacune être employées dans toute situation (Philipp, 1978 : 73), ce qui n’est pas le cas en Alsace. D’où la proposition de parler plutôt de diglossie, c’est-à-dire d’insister sur le fait que les emplois du français ou de l’alsacien ne sont pas parallèles mais déterminés par un ensemble de facteurs, en particulier par le type de situation de communication, le prestige plus élevé du français, son utilité socio-économique plus élevée aussi. L’emploi du terme de diglossie serait tout à fait pertinent pour caractériser la vie quotidienne en Alsace, où le français et l’alsacien correspondent chacun à des domaines relativement spécifiques de la communication. Il ne semble cependant pas devoir s’étendre largement à cause de ses contextes presque exclusivement savants (eux-mêmes non exclus de difficultés et de contradictions (Tabouret-Keller, 1982)), mais aussi à cause des implications politiques de ses emplois comme dans le domaine occitan en France, par exemple (Gardy et Lafont, 1981).

Le débat terminologique se poursuit donc, un de ses plus récents protagonistes étant un jeune chercheur d’origine autrichienne, Wolfgang Ladin, venu en Alsace faire une enquête sur la situation linguistique auprès des collégiens. Pour Ladin, la situation alsacienne est fondamentalement celle d’un bilinguisme allemand-français, mais d’un bilinguisme à trois composantes, une française, une allemande (Hochdeutsch) et une typiquement alsacienne (1982 : 80), l’enjeu étant ici encore la place à réserver à l’enseignement de l’allemand à l’école. Pour rendre compte de sa propre recherche, Ladin emploie cependant le terme de polyglossie qui met l’accent sur la pluralité des langues en présence. Une définition plus récente, rappelée par Monsieur Pierre Deyon4 dans son introduction à nos travaux ce matin même, est celle qui figure dans le programme Langues et Cultures Régionales en Alsace (Deyon, 1985). « Il n’existe en effet, écrit Deyon, qu’une seule définition correcte de la langue régionale en Alsace, ce sont les dialectes alsaciens dont l’expression écrite est l’allemand. L’allemand est donc une des langues régionales de la France. » (Deyon, 1985 : 9-10). Le bilinguisme est alors défini comme « projet systématique et persévérant pour conserver ou redonner à des Alsaciens tous francophones, une compétence linguistique particulière qui maintient le métier, la famille en relation avec le passé et les relie à l’Europe » (1985 : 11) et la notion se réfère au français (parlé et écrit) et à l’allemand (surtout dans sa forme écrite). Dans l’équipe de recherche5 que je dirige à l’université Louis Pasteur à Strasbourg, nous préférons insister sur la complexité de toute situation linguistique, même unilingue. Pour caractériser celle de l’Alsace, nous parlons donc de situation linguistique complexe, c’est-à-dire d’une situation où différentes langues sont en présence, sans être toutes parlées dans toutes les occasions, ni surtout par chacun.

Ce bref survol des termes employés pour décrire la situation linguistique de l’Alsace illustre pourquoi chez nous les débats sur la terminologie ont pu parfois et peuvent encore être si passionnés en même temps que relativement coupés de l’observation et de l’établissement des données empiriques : c’est que ces choix recouvrent généralement une prise de position, voire de parti. Il est vrai que nos débats ne sont pas facilités par l’existence de données descriptives, en particulier de données quantitatives. Ces dernières restent limitées, comme nous allons le voir, et sont donc nécessairement sujettes à interprétation quand il s’agit de les généraliser, par exemple en vue d’établir un pronostic de l’avenir. Or, bien souvent, c’est un tel pronostic qui est invoqué pour justifier la prise de position.

1. Éléments pour une appréciation de la situation

Malgré la vivacité du débat et la diversité des opinions impliquées, un accord assez large existe sur les grands traits qui caractérisent aujourd’hui la situation linguistique. Dans une petite étude de 1979, Pierre Vogler pose les termes de sa complexité et les grandes tendances de son évolution, tendances qui se sont accentuées depuis dans le sens indiqué. Le français est employé par une proportion non négligeable et en voie d’augmentation de personnes dont il est la seule langue courante, cette évolution étant plus sensible à la ville qu’à la campagne. Un nombre décroissant de personnes, par contre, n’emploie que le seul alsacien : dans les agglomérations urbaines, ce sont surtout les personnes âgées, dans les localités rurales l’ensemble des classes d’âge peut s’en tenir à l’alsacien dans la vie familiale et villageoise de tous les jours. Mais une homogénéité complète, qui s’étendrait par exemple aussi à la cour de récréation de l’école, reste sans doute l’exception aujourd’hui, dans telle localité éloignée des grands axes de communication. La caractéristique la plus notoire de la situation actuelle est l’emploi, et de l’alsacien, et du français, selon les circonstances, mais parfois aussi de manière mélangée, par une proportion toujours croissante de bilingues, en gros les jeunes générations nées après la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’allemand n’est pas totalement absent de la vie quotidienne, mais dans sa variété normalisée (Hochdeutsch) et, surtout, sous la forme écrite de celle-ci, dans nombre de journaux locaux quotidiens et hebdomadaires. Sous sa forme parlée, l’allemand intervient à la radio et à la télévision, mais il n’est guère employé activement dans la vie de tous les jours. Vogler cite encore le judéo-alsacien qui, à de rares exceptions près, ne semble plus être couramment parlé aujourd’hui, le manouche aussi sur lequel je ne possède pas d’informations. Cette revue reste incomplète sans la mention des différentes populations d’immigrés6 : selon le recensement de 1982, elles forment un peu plus de 8 % de la population globale (en gros, 127 000 sur 1 million et demi), avec une proportion plus forte dans le Haut-Rhin (10,1 %) que dans le Bas-Rhin (6,7 %). Se trouvent donc ainsi représentés sur notre territoire des parlers de l’Algérie (20 972), de l’Italie (18 072), de la Turquie (17 480), du Portugal (16 470) et du Maroc (15 760), sans compter ceux d’autres groupes nationaux de moindre importance. Des contacts linguistiques variés se produisent et l’on peut rencontrer des formes nombreuses de bilinguisme (portugais-français, arabe-français, etc.) où l’emploi de la langue ou des langues d’accueil (français et alsacien) peut rester restreint, limité au domaine du travail, par exemple, ou encore à celui des achats quotidiens.

Ce tableau est brossé à grands traits et masque plus d’une question, en particulier celle des variations relatives des proportions d’unilingues francophones et de bilingues. S’il semble certain que la proportion des unilingues alsaciens est en baisse, il est moins clair de distinguer l’accroissement relatif de la proportion d’unilingues francophones de celles des bilingues. Pendant ces vingt dernières années, les bilingues ont gagné du terrain (Tabouret-Keller & Luckel, 1981 a, b) : non seulement ils sont devenus plus nombreux mais surtout ils ont de plus en plus souvent l’occasion d’employer les deux langues, surtout à cause de la grande facilité des moyens de communication et de transport actuels mais aussi à cause de la transformation de la vocation des populations rurales dont à la fin des années 1970, sur 100 actifs, seuls 4,7 % encore ont une activité proprement agricole (Aubry, 1979). Si par hypothèse l’on admettait qu’une importante majorité de la population est bilingue et que l’emploi de l’alsacien tend à se restreindre, ce serait alors la proportion des unilingues francophones qui se trouverait en voie d’accroissement. Les données dont nous disposons actuellement ne permettent pas de l’affirmer de manière univoque, non pas parce qu’elles ne seraient pas claires sur ce point mais parce qu’elles sont totalement insuffisantes : par exemple, il est très difficile d’évaluer la dynamique des changements linguistiques dans une ville comme Strasbourg. De plus, comme nous allons le voir, les données quantitatives se prêtent à des interprétations qui peuvent diverger.

Enfin, une difficulté supplémentaire réside dans le type d’esquisse que nous avons tenté : il laisse dans l’ombre la question de l’éventail des emplois actifs de chacune des langues en présence. Il se produit fréquemment que l’une des deux langues ne soit employée que bien rarement : le français dans telle famille rurale où les grands-parents, uniquement dialectophones, partagent la vie quotidienne, l’alsacien dans telle famille urbaine où, par exemple, les grands-parents dialectophones sont décédés. De manière générale, les différents domaines de la vie sociale (domaine des professions, des associations, du voisinage, du marché etc.) exigent, d’une façon plus ou moins contraignante, l’emploi d’une des deux langues. Pour tel Strasbourgeois qui a grandi dans un village du Kochersberg et n’est venu résider en ville, à la faveur d’un emploi urbain, qu’après son service militaire et après son mariage avec une jeune femme « de l’intérieur », les occasions de l’emploi de l’alsacien se raréfient : l’exercice de sa profession (dans les bureaux de l’agence centrale d’une banque) ne l’exige pas (mais il l’emploie épisodiquement avec tels de ses collègues), sa vie familiale non plus, son voisinage non plus (il habite à Hautepierre en attendant que sa propre maison soit terminée à Graffenstaden). Ses enfants comprendront encore l’alsacien, ils l’emploieront même un peu du fait des relations familiales au village, néanmoins la connaissance qu’ils en auront pourra être qualifiée de passive.

Deux caractéristiques donc : une situation complexe mais aussi une complexité dynamique dont les termes évoluent, plus particulièrement ceux du rapport des emplois du français et de l’alsacien. Les résultats de différents sondages et enquêtes en donnent une idée. Deux recensements de la population, en 1946 et en 1962, comprennent une rubrique consacrée à la situation linguistique. Les réponses obtenues (INSEE, 1956, 1965) peuvent être comparées à celles d’une enquête INSEE en 1979 (Seligmann, 1979) qui satisfait aux critères de représentativité à l’échelle régionale. En 1946 et en 1962, la question posée était « quelles langues savez-vous parler ? Français / dialecte / allemand », en 1979 « parle l’alsacien ? oui / non ; comprend l’alsacien ? oui / non ». Le tableau 2 illustre une première réalité : la baisse du pourcentage des personnes qui ont déclaré savoir parler ou parler l’alsacien. Mais ce tableau illustre également la valeur relative des résultats de telles enquêtes. Les deux questions telles qu’elles ont été formulées, avec leurs réponses au choix, nous font connaître le contenu des déclarations qui ont été faites mais elles ne nous informent guère sur les usages effectifs de l’alsacien. Tous ceux qui « savent parler le dialecte » ou qui « parlent l’alsacien » ont-ils souvent l’occasion de le parler et dans quelles circonstances, et à quel propos, et avec qui ?

Tableau 2. Evolution des déclarations concernant la connaissance de l’alsacien (source : INSEE)

  Population
Globale
Seuls
originaires
de France
 
Recensement 1946 91 %  
Recensement 1962 87 % 90 % déclarent « savoir parler 
le dialecte »
Enquête INSEE 1979 75 % 79 % déclarent « parler l’alsacien »

Le questionnaire de l’INSEE de 1979, reproduit ici, introduit de telles valeurs : « parle-t-on l’alsacien : presque toujours ? souvent ? rarement ? jamais ? chez vous ? quand vous faites vos courses dans les magasins ? quand vous allez à la mairie ou à la Sécurité Sociale ? quand vous allez dans votre famille ? quand vous allez dans votre belle-famille ? » ou encore dans la question 38 qui porte sur l’emploi du « dialecte » sur le lieu de travail, où il peut être très, assez, rarement, jamais utilisé. La forme des questions laisse aux réponses une certaine imprécision : chaque personne interrogée va avoir ses propres critères pour choisir par exemple entre la réponse « presque toujours » et la réponse « souvent » et ces critères seront avant tout intuitifs. Des remarques analogues peuvent être faites au sujet des questions concernant la connaissance de l’allemand. La question est ici formulée différemment : « Vous-même, connaissez-vous l’allemand ? – oui, – oui, le parle et l’écrit, – oui, le parle seulement ». Dans ce cas, rien n’indique que l’allemand est effectivement employé par ceux qui déclarent le parler et, éventuellement, l’écrire ; sa connaissance peut donc être strictement passive. Je sais parler l’allemand mais n’ai qu’exceptionnellement l’occasion de l’employer (deux ou trois fois dans l’année), je sais l’écrire et l’écris effectivement un peu plus souvent que je ne le parle (six ou sept fois dans l’année), par contre je sais parler l’alsacien et l’emploie tous les jours mais sans l’écrire, pourtant la langue que je parle le plus généralement est le français et c’est aussi celle dans laquelle j’écris généralement. Malgré l’imperfection de nos questionnaires, nous admettons cependant que les réponses données sont indicatives de la situation réelle et de l’évolution en cours, même si elles contiennent une part d’ambiguïté et d’incertitude.

Cette part n’est pas mince et si elle tient à la forme des questions, comme nous venons de le voir, elle tient tout autant à la manière dont les résultats sont analysés. Ainsi comme le tableau 2 l’illustre, les résultats se présentent différemment selon que l’on part de la population globale ou des seuls originaires de France (c’est-à-dire sans tenir compte des immigrés de diverses nationalités). Le tableau 3 précise ces résultats en distinguant des ménages d’étrangers de ceux de Français originaires d’une autre région que l’Alsace, les ménages d’Alsaciens proprement dits7 de ceux où l’un des conjoints est alsacien et l’autre non. Dans ce dernier cas, ce n’est de loin pas toujours le conjoint non-originaire de la région qui adopte l’alsacien mais c’est ce dernier qui n’est plus parlé (ceci dans l’hypothèse optimiste où la déclaration « parle l’alsacien » est interprétée comme « le parle effectivement »).

Tableau 3. Proportion de personnes (de plus de quinze ans) ayant déclaré parler l’alsacien, selon l’origine du ménage (source : INSEE)

Origine du ménage Parle
le dialecte
Comprend 
ne parle pas
Ne comprend
pas
Ménage d’Alsaciens (1) 92 4 4
Ménages d’Alsaciens plus non
originaires de la région (2)
57 18 25
Ménages de Français originaires
d’une autre région (3)
14 16 70
Ménages d’étrangers (4) 9 17 74
ENSEMBLE 75 8 17

Le fait que l’usage de l’alsacien soit lié à l’origine alsacienne se retrouve quand l’on en considère les circonstances. Ainsi le tableau 4 fait apparaître que c’est à la maison et chez les ménages originaires de la région que l’alsacien serait le plus employé. L’hypothèse selon laquelle le mode le plus important de transmission de la langue serait la transmission familiale semble ainsi illustrée. D’une enquête plus détaillée (voir ci-dessous) que nous avons faite en milieu rural (Tabouret-Keller & Luckel, 1981 a, b), il ressort cependant que les enfants sont mis en contact avec le français (même si cela ne se réduit qu’à un nombre limité de termes ou de phrases) par leurs mères à la maison et avant même d’aller à l’école. Le français n’est pas forcément parlé dans la famille mais il n’en est pas absent pour autant. Et en admettant même qu’en 1979, comme le montre l’enquête de Seligmann, trois quarts des familles originaires de la région employaient effectivement « toujours » ou « souvent » l’alsacien à la maison, comme elles le déclarent, cela entraîne-t-il que son emploi soit transmis à la génération suivante ?

Tableau 4. Les emplois de l’alsacien selon les circonstances et selon l’origine (source : INSEE)

Département % de ménages déclarant parler
« souvent » ou « toujours » le dialecte
à la
maison
en faisant
les courses
en allant à la mairie,
à la Sécurité Sociale
  ENSEMBLE DES MENAGES (1)
BAS-RHIN 63 55 41
HAUT-RHIN 55 47 32
ALSACE 60 52 37
  MENAGES ORIGINAIRES DE LA REGION (2)
BAS-RHIN 82 71 54
HAUT-RHIN 72 59 41
ALSACE 78 66 48

La répartition de l’emploi de l’alsacien selon l’âge donne une indication de la réponse. Les plus jeunes sont moins nombreux à déclarer le parler que les personnes âgées, dans la famille les enfants savent moins fréquemment parler l’alsacien (au dire des parents) que les parents eux-mêmes. Le tableau 5 illustre une régression lente mais régulière de la proportion des personnes déclarant parler l’alsacien selon l’âge (ici du chef de ménage). Mais ce tableau illustre aussi que même dans les ménages d’origine alsacienne où l’alsacien est déclaré être parlé par les deux parents, les enfants auraient tendance à « le parler » en des proportions bien moindres, quelle que soit l’interprétation à donner à cette déclaration.

Tableau 5. Pourcentage des déclarations concernant l’emploi du dialecte selon l’âge. 1 : population globale – 2 : population originaire de l’Alsace (source : INSEE)

ÂGE Parle le dialecte Comprend
mais ne
parle pas
Ne
comprend
pas
Ensemble
  dont : (*)      
           
16 à 24 ans 66 83 13 21 100
25 à 34 ans 64 90 17 25 100
35 à 44 ans 71 93 9 20 100
45 à 54 ans 84 96 5 11 100
55 à 64 ans 84 97 5 11 100
65 à 74 ans 88 98 4 8 100
≥ 75 ans 88 96 2 10 100
           
ALSACE 75 92 8 17 100

(*) Pour 100 personnes originaires de la région.

Le tableau général qui se dégage de l’examen de ces données est celui d’une régression lente de l’emploi de l’alsacien : les jeunes générations ont tendance à moins l’employer que leurs aînées, ses emplois ont tendance à se restreindre dans la vie familiale et dans la vie publique et, bien sûr, ces tendances sont plus accentuées en milieu urbain (communes de plus de 10 000 habitants) qu’en milieu rural. D’autres enquêtes, plus limitées, un peu moins récentes aussi, confirment ce tableau d’une transformation de la situation linguistique. Citons les principaux résultats des deux plus connues, présentées dans l’ordre de leurs dates de réalisation. L’enquête du Groupe d’Etude du Langage (Université Louis Pasteur, Strasbourg, Tabouret-Keller & Luckel, 1981 a, b) a eu lieu en 1973-74, en milieu rural (34 villages) et dans six petites villes, dans le Bas-Rhin. 106 foyers ont été visités dont 32 abritent trois ou quatre générations, 49 deux générations, et 25 de jeunes ménages. L’enquête a eu lieu en un temps où la population rurale s’est déjà profondément transformée : une proportion faible de familles se consacre encore à l’agriculture proprement dite et en tire tous ses revenus (en Alsace, 4,7 sur 100 actifs ayant un emploi en 1975), la part importante de la population rurale exerce donc d’autres professions soit au village proprement dit, soit dans des localités urbaines plus ou moins éloignées. De plus, il y a une migration non négligeable de la population urbaine vers les villages, due au développement des lotissements et aux possibilités d’accès à la propriété qu’ils offrent, migration encouragée par la facilité des moyens de communication et, souvent en Alsace, les petites distances entre agglomérations urbaines et rurales. Dans cette enquête, l’analyse de la situation est faite à partir d’entretiens qui ont lieu dans les familles mêmes, donc aussi à partir des déclarations sur les usages des langues, mais une partie de ces déclarations a pu être corroborée par l’observation directe. Cette étude comme celle de Ladin part d’un principe inverse de celui, de simplicité et de généralité, qui a guidé la rédaction du questionnaire INSEE 1979, à savoir le principe de la multiplication des questions (dont certaines peuvent alors se recouper) et de la formulation de questions portant sur des situations précises, voire particulières. Les conclusions qui méritent d’être notées sont les suivantes : l’emploi de l’alsacien est déclaré rester quasi-exclusif dans la famille entre la génération des grands-parents et celle des parents, tant du côté des hommes que de celui des femmes. C’est avec les enfants (nés dans ce cas pour la plupart après 1950) qu’un double changement apparaît : l’emploi du français entre parents et enfants est déclaré (< 12 % des cas) et entre enfants entre eux (< 18 % des cas dans les fratries et < 22 % avec les autres enfants) mais surtout apparaît une catégorie langagière nouvelle « Meschung », ne figurant pas dans le questionnaire proprement dit. Les enfants « mélangent » le français et l’alsacien et ce phénomène est noté par près de la moitié des parents. L’on notera au passage qu’un tel fait ne peut pas être découvert par une enquête du type INSEE parce qu’elle ne prévoit pas de question à ce propos. Reste que ce phénomène pose question à l’interprétation, comme nous le verrons plus loin. Enfin, la vie quotidienne au village reste presque exclusivement le terrain de l’emploi de l’alsacien, tant pour les femmes que pour les hommes, alors que dans les contacts avec le « monde extérieur » au village, le français est largement représenté. Mais quelle est la fréquence de ces contacts et surtout quelle est l’incidence qu’ils vont avoir sur les usages du village ? Il est difficile de l’apprécier.

 

L’enquête de Wolfgang Ladin (1979, 1982) a eu lieu en 1978 auprès de 791 élèves de 42 classes de 3e (âgés de 14, 15, 16 ans) dans 15 établissements secondaires du Bas-Rhin, avec un important questionnaire couvrant six grandes rubriques : les domaines des relations familiales et amicales, le domaine individuel, religieux, public, celui des loisirs et enfin celui de la conscience linguistique. Les questions sont du type fermé (c’est-à-dire que les réponses sont prévues et il suffit de cocher celle(s) que l’on estime adéquate(s), par exemple « crois-tu que l’on puisse se sentir alsacien, sans parler le dialecte ? oui-non », ou encore « parles-tu l’alsacien mieux que tes parents, aussi bien qu’eux… ou moins bien … ») et comportent 78 rubriques principales. Les résultats d’une telle enquête sont foisonnants et, comme pour la précédente, nous ne pouvons les citer que partiellement dans le cadre d’un article comme celui-ci. Mais d’abord, il faut citer la conviction de l’auteur selon laquelle l’emploi de l’alsacien par de larges masses menace de disparaître et qu’ainsi le bilinguisme populaire risque de se trouver privé d’une de ses composantes (Ladin 1982 : 135). Dans l’échantillon retenu de 685 jeunes « dialectophones » (ceux qui ont répondu au moins une fois « alsacien » à l’une des questions sur les usages), 72 % ont l’alsacien pour première langue, 23 % le français et 4 % les deux. Dans le domaine familial, les constatations établies confirment l’évolution déjà indiquée par l’enquête précédemment citée : les parents entre eux sont dits employer l’alsacien dans 83 % des cas, mais avec leurs enfants ils ne l’emploient que dans 53 % des cas. Le français n’est présent que dans 12 % des cas et dans plus de 30 % des cas, français et alsacien sont tous deux employés. Mais c’est au sein de la fratrie qu’un renversement se produit : le français est déclaré être la langue parlée dans 42 % des cas alors que l’alsacien n’est plus déclaré que dans 34 % des cas et le « mélange » dans 24 % des cas.

Le tableau 6 présente les résultats pour les deux enquêtes citées (celle-ci et la précédente). Il illustre dans quel sens de tels résultats peuvent être tenus pour indicatifs d’une évolution qui en tant que telle échappe à la mesure, il montre également que même si les déclarations sont biaisées (l’emploi de l’alsacien surestimé par les parents, celui du français par les enfants), elles révèlent néanmoins des concordances, et ceci malgré des méthodes d’enquête et d’analyse des résultats très différentes. Ce tableau illustre enfin ce que nous avons déjà rencontré avec l’enquête INSEE : un maintien plus important des emplois de l’alsacien en milieu rural (les chiffres de l’enquête Ladin concernent ici les jeunes de toute origine) et surtout une transformation de l’économie des usages chez la jeune génération en tant que telle.

Tableau 6. Déclarations concernant l’usage de l’alsacien dans la famille

  (1) (2)
Les parents s’adressent aux grands-parents 88 % 95 % à 100 %
Parents entre eux 83 % 81 % à 100 %
Les parents s’adressent aux enfants 53 % 75 % à 100 %
Enfants au sein de la fratrie 34 % 54 % à 71 %
Enfants (en général) 34 % à 50 %

(1) dans l’enquête Ladin, (2) dans l’enquête Groupe d’Etude du Langage (Les valeurs indiquées sont les valeurs moyennes extrêmes des quatre groupes constitués par les hommes et les femmes agriculteurs ou simplement ruraux.)

L’urbanisation est donc un des facteurs les plus importants du passage à un emploi dominant du français. Ladin indique que dans le sous-groupe strasbourgeois les sujets de son échantillon ont généralement pour première langue le français, ou bien le français et l’alsacien. En ville, même les grands-parents ont tendance à s’adresser à leurs petits-enfants en français et les enfants s’adressent en français à leurs parents même quand ceux-ci emploient l’alsacien entre eux.

Dans une publication récente, un chercheur canadien, Calvin Veltman, reprend les données de l’enquête INSEE 1979 (Seligmann, 1979, Veltman, 1982) pour les soumettre à un raisonnement simple qui lui permet de définir un taux de francisation. Celui-ci résulte de la comparaison entre des séries parallèles de pourcentages : 1. ceux des chefs de famille parlant l’alsacien (qui représente le pourcentage maximum de familles où l’alsacien pourrait être adopté) avec les pourcentages des ménages où les deux conjoints ont déclaré parler l’alsacien. Ces pourcentages sont plus faibles que les premiers puisqu’il ne suffit pas qu’un des conjoints parle l’alsacien pour que celui-ci soit adopté par le ménage ; 2. les pourcentages des ménages où les deux conjoints parlent l’alsacien avec ceux des ménages où les enfants eux aussi parlent l’alsacien. Le tableau 7 donne une idée de la dynamique linguistique au sein de la famille. Il faut d’abord noter que le taux de francisation est très faible, voire négligeable, dans les ménages où le chef de ménage a plus de 35 ans, là où il a moins de 35 ans par contre, le taux de francisation s’élève (ce groupe d’âge, de 15 à 35 ans, est celui des personnes nées après la fin de la Seconde Guerre mondiale). Chez les enfants de ces ménages, la francisation s’accentue. Veltman rappelle que les études québécoises, finlandaises et américaines abordant le même type de processus, montrent que la « mobilité linguistique » suit une évolution précise selon le groupe d’âge (1982 : 40). Lorsque les enfants sont très jeunes, comme le sont les enfants des moins de 35 ans, la langue (ou les langues) qu’ils parlent sont celles que parlent leurs parents. À partir du moment où les enfants entrent à l’école (ce qui a généralement lieu en Alsace dès avant l’âge de six ans), on observe une mobilité linguistique vers la langue de l’instruction, généralement la langue « nationale » ou une langue officielle, qui croît avec l’âge. « Quand les enfants terminent leur scolarité, choisissent un conjoint, forment une famille et entrent sur le marché du travail, les taux de mobilité linguistique montent en flèche. Si l’individu traverse cette période en parlant toujours sa langue maternelle, il y a peu de risques d’abandon de cette langue par la suite » (1982 : 41). Or, les différents résultats d’enquête dont nous disposons semblent indiquer que la jeune génération ne traverse pas cette période en conservant tout son terrain à l’alsacien. Une dernière comparaison, établie par Veltman, entre le pourcentage des ménages où les deux conjoints parlent l’alsacien avec celui de ceux qui parlent presque toujours l’alsacien, montre que chez les générations qui se sont mariées dans la période de l’après-guerre, l’emploi de l’alsacien comme langue principale du foyer régresse de manière importante. Il semble bien que, comme le souligne Veltman, « la simple connaissance d’une langue, en l’occurrence l’alsacien parlé, n’assure en rien l’avenir de cette langue » (1982 : 41).

Tableau 7. Taux de francisation selon l’âge du chef de ménage (ménages d’origine alsacienne) au niveau des couples et entre générations (source : INSEE)

Âge
du chef
de ménage
% de ménages où parlent alsacien… Taux de
francisation
T1
Taux de
francisation
T2
le
chef
(1) (a)
le
conjoint
(1)
les
deux
(1) (b)
les
enfants
(2) (c)
(a)-(b)
x100
(a)
(a)-(c)
x100
(a)
15-24 ans 86,5 80,0 73,2 44,7 15,4 38,9
25-34 ans 91,8 90,3 84,1 58,3 8,4 30,7
35-44 ans 94,3 94,3 91,8 71,0 2,7 22,7
46-54 ans 85,7 86,9 95,1 84,6 0,6 11,0
55-64 ans 98,4 98,4 96,7 89,1 1,7 7,8
65-74 ans 98,2 98,2 97,6 89,2 0,6 8,6
≥ 75 ans 98,8 98,2 96,1 85,1 2,7 11,4
Ensemble 95,0 94,6 91,7 78,7 3,5 14,4

(1) Ces pourcentages sont calculés par rapport à l’ensemble des ménages comptant au moins un couple. Ils représentent aussi le pourcentage des ménages pouvant être de langue principale alsacienne.
(2) Ce pourcentage est calculé par rapport aux ménages ayant au moins un enfant.

Des études au Québec, au Pays de Galles et dans d’autres pays encore montrent que les enfants résistent à l’apprentissage d’une langue insuffisamment utilisée, ou l’écartent après avoir quitté le foyer familial. Or, tous les éléments d’information dont nous disposons, bien qu’ils soient disparates quant à la manière dont ils ont été obtenus, quant à leur valeur objective, quant aux difficultés de leur interprétation, convergent sur un point : l’alsacien est parlé par une très large part de la population (en gros, par une proportion qui affleure les trois-quarts) mais dans le même temps, sa transmission montre des signes de fragilité : moins de la moitié sans doute de la jeune génération le parle encore mais non sans le mélanger au français, pour nombre d’entre elle, et certainement moins encore le parle quotidiennement. Ainsi dans l’échantillon de jeunes élèves interrogés par Ladin, 34 % déclarent employer l’alsacien et le français pendant la récréation, 30 % l’alsacien seul et 36 % le français seul. L’état de fait strictement quantitatif ne doit pas nous masquer une dynamique qui globalement contribue plus à l’instauration du français qu’elle ne contribue au maintien de l’alsacien, dynamique d’autant plus difficile à saisir qu’un ensemble complexe de facteurs y interviennent.

Dans l’enquête INSEE 1979 déjà citée (Seligmann, 1979), l’allemand apparaît dans quatre questions. Dans l’une, il s’agit du choix éventuel que les parents feraient pour leurs enfants entre l’anglais et l’allemand si ces langues étaient offertes dans le primaire, dans les trois autres de la connaissance de l’allemand et de son utilité.

Dans les travaux de ce colloque, il sera largement question des choix effectués pour les langues secondes dans les collèges et lycées, on pourra vérifier que les réponses données en 1979 pour le primaire correspondent aux tendances d’évolution de ces choix. En effet, 35 % des parents déclarent qu’ils choisiraient l’anglais, 55 % l’allemand, 10 % ne se prononçant pas (Seligmann, 1979 : 28). Quant à la connaissance de l’allemand, elle suit les mêmes répartitions que celle de l’alsacien : plus connu par les ménages originaires de la région, plus à la campagne qu’en ville et plus dans le Bas-Rhin que dans le Haut-Rhin (voir tableau 8). La réserve méthodologique faite plus haut à propos de l’alsacien reste ici entière : déclarer que l’on parle et écrit ou que l’on parle seulement ne renseigne pas sur l’opportunité que l’on peut avoir de parler effectivement ou d’écrire effectivement l’allemand.

Tableau 8. Proportion de chefs de ménages déclarant parler l’allemand selon le département de résidence, le type de commune, l’origine du ménage (source : INSEE)

Département Type de commune Parle
et écrit
l’allemand
Parle seulement Ne parle
pas
Bas-Rhin 65 18 17
Communes rurales 76 16 27
Strasbourg 54 19 8
       
Haut-Rhin 60 60 24
Communes rurales 67 19 14
Colmar 48 14 38
Mulhouse 60 15 25
       
Alsace 63 17 20
       
Origine du Ménage Parle
et écrit
l’allemand
Parle
seulement
Ne parle
pas
Ménages d’Alsaciens 75 18 7
Ménages de Français originaires d’une autre région 28 12 60

À tous les âges, l’allemand est déclaré plus connu que l’alsacien, ce qui s’explique par le fait que l’allemand bénéficie de l’avantage de pouvoir être appris à l’école. Le tableau 8 illustre les résultats de l’enquête sur ce point et attire l’attention sur le fait que l’interprétation à donner aux deux expressions « parler l’allemand » et « parler le dialecte » n’est certainement pas la même : elle n’indique pas des degrés parallèles de connaissances ni à l’intérieur d’une même classe d’âge ni entre classes d’âge différentes et, rappelons-le, ne nous renseigne que médiocrement sur les pratiques effectives des deux langues.

Tableau 9. Proportions de chefs de ménage déclarant parler l’allemand ou l’alsacien selon l’âge (source : INSEE)

AGE Ensemble des chefs de ménages Ménages d’origine alsacienne
% parlent
l’allemand
% parlent
le dialecte
% parlent
l’allemand
% parlent
le dialecte
16 - 24 ans 64 56 85 81
25 - 34 ans 69 63 87 91
35 - 44 ans 72 70 88 94
45 - 54 ans 84 80 96 94
55 - 64 ans 87 81 97 96
65 - 74 ans 90 87 97 96
≥ 75 ans 94 94 97 94
ENSEMBLE 80 76 93 94

L’utilité de la connaissance de l’allemand pour l’exercice de la profession est reconnue par 39 % seulement des personnes actives (16 % : nécessaire, 23 % : utile contre 33 % et 30 % respectivement pour l’alsacien) alors que plus de 90 % des personnes interrogées déclarent cette connaissance utile « quand on habite en Alsace ». Enfin à une question sur l’apprentissage de l’allemand par une méthode audio-visuelle dans les classes primaires, plus de 80 % des personnes interrogées répondent positivement. On ne peut pas en conclure comme le fait Seligmann que « 8 parents sur 10 sont favorables à l’apprentissage de l’allemand à l’école primaire » car il n’est pas possible d’opposer cette question à la même, pour l’anglais par exemple, dont il est fort possible qu’elle ait donné des résultats analogues.

2. La complexité des facteurs en jeu

L’étude sociolinguistique, voire socio-historique qu’exigerait l’investigation des facteurs en jeu dans la dynamique du changement linguistique en Alsace dépasse le cadre du présent exposé ; leur seul inventaire serait déjà une gageure. Dans un tableau en pleine mouvance, je tenterai plutôt le repérage de ceux d’entre eux qui sont le mieux perçus, qui tiennent le devant de la scène. Il n’en ressort pas que ce soient ceux-là les plus déterminants : il y aurait plutôt convergence d’effets, intrication des causes tant à long terme qu’à plus court terme, les facteurs entrant en jeu dans une perspective à court terme n’étant pas les mêmes que ceux qui peuvent opérer à long terme et auxquels les premiers ont souvent préparé le terrain.

À long terme, la politique linguistique scolaire française a sans doute été un des éléments déterminants de l’évolution à laquelle nous assistons. Cette politique a été radicale dans le sens qu’elle n’a pour ainsi dire pas souffert d’exceptions : l’enseignement de l’allemand n’ayant jamais été qu’une tolérance même s’il a bénéficié de quelques mesures d’exception, celui de l’alsacien restant au rang des utopies dont il a bien du mal à se dégager aujourd’hui qu’une place de droit lui est faite. L’on sait que la loi Deixonne, adoptée en 1951, accorde un statut officiel dans l’éducation primaire, secondaire et supérieure aux langues, autres que le français, traditionnellement parlées en France. Les trois premières langues auxquelles la loi fut appliquée furent le basque, le breton et le catalan. Les efforts qui ont été faits en Alsace n’ont concerné depuis que le seul enseignement de l’allemand et plus particulièrement les possibilités de son introduction précoce grâce à la méthode Holderith.

Actuellement, la formulation du problème a changé : depuis 1982, une circulaire ministérielle sur « l’enseignement des cultures et langues régionales dans le service public de l’Éducation Nationale » donne droit de cité aux langues régionales à l’école, chez nous donc à l’alsacien. L’expression « langue régionale » peut poser question, ici comme ailleurs. Ici, parce qu’une langue régionale comme telle n’a pas pu se constituer jusqu’à présent : les formes écrites sont aussi diverses que les formes parlées, c’est-à-dire qu’elles représentent chacune un parler propre à une localité ou à un groupe de localités. Un des effets du régime favorable à l’expression des cultures et langues régionales pourrait être en Alsace de susciter des accords plus larges sur une notation commune comme premier pas vers la définition d’une forme régionale que certains souhaitent vivement parce qu’elle favoriserait une communication vitale, mais que d’autres craignent parce qu’elle risquerait de neutraliser des originalités tout aussi vitales.

Quoi qu’il en soit des conséquences de l’absence d’une forme normalisée, des actions nombreuses et diverses sont en cours qui ont l’alsacien pour objet et souvent aussi comme moyen : la familiarisation des élèves-instituteurs par des cours spécifiques avec la situation locale et ses particularités, avec l’alsacien lui-même, la tenue de stages pédagogiques concernant la mise en place de l’option facultative de langue et cultures régionales au baccalauréat (effective à partir de 1985), des expériences d’emploi de l’alsacien à l’école primaire (DNA, 1984) et dans des collèges (DNA, 1984), l’étude de la mise en place d’une maîtrise « Langues et cultures régionales » à l’Université, etc. Quelle que soit l’importance que l’on attache aux expériences en cours et aux initiatives qui les soutiennent, il n’est guère possible d’évaluer déjà l’incidence qu’elles pourraient avoir à plus long terme dans l’évolution de la situation globale. En d’autres mots, cet ensemble de mesures et d’actions sera-t-il à même de promouvoir une nouvelle expansion des usages de l’alsacien ? Pour l’instant, le courant paraît difficile à remonter : bien des Alsaciens sont indifférents, voire hostiles à l’entrée de l’alsacien à l’école.

L’alsacien est resté pendant si longtemps la langue d’usage général en Alsace qu’à aucun moment l’extension de l’emploi du français n’a rencontré d’obstacle majeur, il aurait plutôt rencontré de l’inertie. En effet, l’emploi de l’alsacien lui-même n’est jamais apparu et n’apparaît toujours pas comme l’enjeu d’un large mouvement populaire. Frédéric Hoffet dans sa Psychanalyse de l’Alsace disait, non sans ironie, que le jour où les Chinois occuperaient l’Alsace, les Alsaciens se feraient pousser une natte. Deux raisons au moins peuvent cependant être évoquées qui expliquent une certaine faveur de l’emploi du français. Le clivage linguistique qui existait dès le XIXe siècle entre certaines couches francophones de la haute bourgeoisie et le reste de la population a renforcé la fonction du français comme symbole de l’ascension sociale, symbole qui, à bien des points de vue, s’est trouvé confondu avec les idéaux d’une « classe moyenne » toujours plus englobante, surtout à partir de la fin de la Première Guerre mondiale et jusqu’à nos jours. Un second clivage, entre la ville et la campagne, est venu doubler le premier. Il fait du français, non seulement le symbole de l’urbanité, mais il met en relief un état de fait : l’accès à un grand nombre de professions est conditionné par la connaissance et un maniement courant de la langue française. Les profondes transformations qui ont affecté et affectent encore le travail, les modalités de l’occupation professionnelle au sens de ce qu’une personne a à effectuer pour gagner sa vie, s’accompagnent d’exigences nouvelles quant à la langue. Nous connaissons aujourd’hui nombre de pratiques professionnalisées du langage, et en Alsace, elles sont dominées par le français. Les corrélations entre connaissance et usage du français et niveau professionnel traduisent un facteur fondamental dans la transformation de notre situation linguistique, un facteur économique incontournable et qui interfère avec les autres facteurs, voire les sous-tend.

L’importance économique de la connaissance du français explique sans doute aussi que le radicalisme de la politique d’assimilation linguistique par le biais de l’école n’ait jamais provoqué une expression importante de ressentiments, au contraire, l’école doit au moins servir à fournir les fondements d’une bonne connaissance du français. Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui que la restriction du marché de l’emploi, pour les jeunes aussi, constitue une réelle préoccupation pour eux-mêmes et leurs parents. Les jeunes mères villageoises qui apprennent à leurs enfants « du français aussi » ne le font pas par snobisme mais par préoccupation de l’avenir. Des préoccupations analogues sont invoquées par nombre d’enseignants qui s’inquiètent de retards scolaires semblant relever du manque d’exercice du français en dehors de l’école pour des enfants de milieux où l’alsacien est pratiqué de manière dominante. C’est aussi ce qui explique une certaine opposition à l’introduction de l’alsacien dans les écoles, ou du moins un manque d’enthousiasme, alors que l’on se préoccupe par ailleurs d’étendre aux relations à l’extérieur de l’école l’emploi du français qui autrement y reste confiné, dans certaines zones rurales encore très fortement attachées à la pratique de l’alsacien. Une importante question pédagogique se profile ici, c’est de savoir si une diglossie qui répartit les emplois de l’alsacien et du français entre le monde extra-scolaire, domaine de l’alsacien, et celui de l’école, domaine du français, est nécessairement néfaste au développement des connaissances et à la réussite scolaire. De nombreuses études illustrent aujourd’hui que le bilinguisme, voire le trilinguisme des enfants, et des conditions sociales de diglossie, voire de triglossie, ne sont pas en tant que tels néfastes à l’enfant et à sa scolarité, ce sont leurs conditions de réalisation qui peuvent l’être : telle langue est ignorée par l’école, dévalorisée socialement, et nous pourrions citer l’alsacien comme exemple, telle autre langue est historiquement connotée de manière négative, ou encore les difficultés de son apprentissage sont sous-estimées, le cas de l’allemand pourrait servir à illustrer ces deux propositions.

Parmi les facteurs dont nous examinons l’incidence, la place faite à l’allemand en Alsace revêt un aspect paradoxal : l’allemand a été largement présent, reste présent encore mais cette présence a été et reste sans effet dans l’évolution globale de la situation. Nous pouvons nous en tenir à un seul exemple, celui des Dernières Nouvelles d’Alsace, quotidien régional qui connaît le plus fort tirage en Alsace. Selon la législation française, les journaux qui contiennent des articles en allemand doivent paraître sous un titre français, avec comme sous-titre « Édition bilingue » (même dans le cas où il n’y a pas d’édition correspondante entièrement en français). Dans une « édition bilingue », au moins le quart de la publication doit être en français, les articles destinés au jeune public et les nouvelles sportives doivent être en français mais peuvent être accompagnés d’un résumé en allemand. En 1945, les Dernières Nouvelles d’Alsace sont diffusées à 110 000 exemplaires dont 83% pour l’édition bilingue. Dans les années soixante, la diffusion passe à 150 000 exemplaires, l’édition bilingue tombe progressivement à 60% ; en 1980, la diffusion atteint presque 220 000 exemplaires, dont 25 % pour l’édition bilingue. Cette situation a peu évolué actuellement, la diffusion connaît un plateau, l’édition bilingue également. En 1983, plus du tiers de l’édition bilingue est diffusé dans le nord de l’Alsace (Wissembourg, Sarre-Union et les petites communes de ces régions), près du tiers de l’édition est réservé à des dépôts de tous ordres (services administratifs, services commerciaux d’entreprises locales et étrangères, etc.), le tiers restant ayant surtout pour clientèle la population âgée. L’évolution de la situation linguistique dans la presse apparaît ainsi comme une conséquence de l’évolution générale dans laquelle elle est entraînée.

L’allemand est encore présent dans la vie quotidienne, de manière institutionnelle et dans sa forme écrite dans la propagande politique, dans sa forme orale à la télévision. Mais contrairement au domaine de la presse écrite, des informations précises nous manquent ici. Au moment des campagnes électorales, la propagande politique doit être primairement en français mais pour tout texte en français une version allemande est autorisée à condition que cette dernière ne contienne rien qui ne soit déjà dans la version française. Aux dernières élections municipales (1983), l’ensemble des électeurs a encore reçu les deux versions, française et allemande, de chacun des programmes des différentes formations politiques. Qui lit les versions françaises, qui les allemandes ? On peut simplement supposer que le facteur âge a, là aussi, une importance prépondérante dans la mesure où la jeune génération est loin de lire l’allemand couramment. Elle développerait plutôt une connaissance passive de l’allemand oral. En effet dans bien des foyers en Alsace, l’allemand est présent quotidiennement par le biais de la télévision : les stations de la République Fédérale d’Allemagne et, dans le sud de l’Alsace, de la Suisse alémanique peuvent être choisies sans qu’aucune limitation légale ne puisse intervenir. Mais les informations nous manquent sur les aspects les plus importants de ce mode de pénétration de l’allemand :

  1. la composition de la clientèle des émissions en allemand, la fréquence du choix de ces émissions, les catégories de ces choix ;
  2. l’évolution de la situation : au cours des quinze dernières années, par exemple, quelles sont les variations qui ont affecté les trois aspects qui viennent d’être cités ? Il est regrettable de ne pas disposer de données pour répondre à ces questions.

Il est clair que tout développement de l’usage de l’allemand est resté limité par des mesures officielles, ses emplois restant confinés à des domaines somme toute restreints. Il est tout aussi clair cependant qu’un tel développement n’a jamais été largement revendiqué. À cause de connotations liées surtout à l’histoire contemporaine de l’Allemagne, à cause de la place apparemment plus compétitive de l’anglais sur le marché du travail, aussi parce que les difficultés de l’apprentissage de l’allemand peuvent être sous-estimées par les alsacianophones. Dans son enquête auprès des élèves de classes de troisième, Ladin pose une question sur le passage de l’alsacien à l’allemand : 54 % des élèves répondent que de passer à l’allemand revient à passer à une langue étrangère. Ladin parle à ce propos de « schizoglossie » (1982 : 185). Cependant, 81 % des élèves interrogés pensent que l’allemand leur sera professionnellement utile, 68 % pensent la même chose de l’alsacien Si l’on a pu considérer que les religions en Alsace ont pu contribuer au maintien de l’emploi de l’alsacien et même à celui de l’allemand – chez les protestants en particulier où le texte biblique est en allemand –, le recul important de la religiosité atténue actuellement l’importance que cette situation a pu avoir. Dans l’enquête de Ladin, 91 % des élèves qui ont répondu à une question sur le choix entre culte en français ou en allemand choisissent le français. Cependant 66 % accepteraient de participer à un culte en alsacien.

Dans ce tableau déjà bien enchevêtré, deux autres facteurs au moins méritent d’être cités : contrairement à tous ceux dont nous venons d’examiner les effets à long terme, ceux-ci posent la question d’une transformation rapide, à terme. Le premier est lié à l’apparition à la télévision française de spectacles pour très jeunes et moins jeunes enfants, sous forme de dessins animés. Une fillette de onze ans, entrée en sixième l’automne dernier (septembre 1983), ayant grandi et appris à parler alsacien, est en train d’abandonner ce parler, même avec ses parents, parce que, dit-elle, avec ses camarades elle n’emploie que le français. De quoi parlent-elles en cour de récréation ? De « Albator »8 (cela se passe dans le collège d’une des petites villes du Bas-Rhin). Il semble que l’on ait sous-estimé jusqu’ici l’impact d’un programme de télévision qui plaît aux enfants dans l’adoption de la langue de ce programme (un facteur, apparemment paradoxal, est que de tels programmes de dessins animés sont justement considérés comme pauvres du point de vue linguistique). On sait que la télévision en alsacien est restée longtemps embryonnaire. Depuis septembre 1983, la télévision régionale propose pendant trois heures par jour des programmes quotidiens avec des émissions en alsacien aux meilleures heures d’écoute (19h45 à 19h55). Les résultats d’un sondage en cours ne sont pas encore connus mais l’on sait que cette initiative suscite un courrier massif. Permettra-t-elle, comme le souhait en a été exprimé, de reprendre une partie de leur auditoire aux chaînes allemandes et pourra-t-elle participer à un regain de l’emploi de l’alsacien ? Le dynamisme qui peut résulter de ce genre d’interventions sur les emplois de la langue elle-même et pas seulement sur ses représentations est encore mal connu.

L’influence de la télévision sur la transformation de la situation linguistique peut être qualifiée d’externe. Au contraire, l’emploi d’un « mélange » de français et d’alsacien agit sur la langue elle-même comme facteur de transformation interne. L’alternance abondante du français avec l’alsacien, où la place de l’alsacien pourrait se trouver de plus en plus grignotée, agirait en quelque sorte de l’intérieur même de la pratique de la langue. Que l’alternance gagne du terrain et ne soit pas réservée au « Quartier des Quinze », comme dans la chanson de Roger Siffer9, est établi tant par l’observation courante que par différentes enquêtes (Gardner-Chloros, 1985). Est-elle en elle-même déjà un symptôme de l’affaiblissement des positions de l’alsacien ? Contribue-t-elle aussi à une transformation de la situation, donc à la régression de l’alsacien ? Ces questions auxquelles il n’est guère possible de répondre actuellement méritent tout au moins d’être posées.

Faut-il prendre des mesures en faveur de l’alsacien, et lesquelles ? Nous laisserons la question ouverte pour chacun. Dans la constitution des éléments d’un dossier pour l’étude d’une réponse possible, des observations de caractère très général devraient prendre place. Parmi elles, les suivantes. La promotion d’une langue d’État, grâce à l’appui des institutions étatiques et par leur biais, qu’elle se fasse ou non au détriment d’une autre langue, va généralement de pair avec la promotion sociale et économique de la partie de la population qui parle déjà cette langue. Même une politique scolaire de bilinguisme ou de plurilinguisme, dont la finalité est démocratique, sert généralement mieux les intérêts d’un groupe linguistique particulier et le favorise du point de vue social. La situation linguistique qui peut résulter d’une politique de planification linguistique n’est jamais la raison première des injustices sociales, mais dans de nombreux cas, l’institutionnalisation du bilinguisme, ou du plurilinguisme, dans un pays ou dans une région, fait le jeu des inégalités sociales.

Une des questions les plus importantes posées par la facilité de fait de la réalisation du bilinguisme précoce chez l’enfant est de savoir si un tel bilinguisme peut garantir la survie d’une langue et dans quelles conditions. Mon expérience à ce propos est négative, elle est corroborée entre autres par l’étude de la situation irlandaise par Francis W. Mackey (1981) qui illustre que si le nombre des personnes sachant parler le gaélique irlandais a nettement augmenté, et ceci grâce à une scolarité où cette langue a sa place, la proportion très faible de personnes qui emploient effectivement cette langue n’a, elle, pas augmenté. L’identité cependant est maintenue, emploi de la langue et identité se trouvent ainsi clivés. Dans l’enquête de Ladin, 43 % des élèves interrogés répondent que l’on peut se sentir alsacien sans parler l’alsacien (1982 : 149). Ceci est une indication du pouvoir imaginaire que tout repère identificatoire contient en puissance, mais aussi du fait que les appartenances linguistiques, ethniques (régionales, nationales, d’État), culturelles, religieuses éventuellement, ne coïncident pas nécessairement.

Bibliography

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Notes

2 Ce texte s’appuie pour des passages importants sur mes contributions à l’Encyclopédie de l’Alsace, aux articles Diglossie, Plurilinguisme. Return to text

3 Voir, par exemple, le titre quelque peu provocateur d’un des plus récents ouvrages sur la situation linguistique en Alsace : Der elsässische Dialekt: Museumsreif? par Wolfgang Ladin (1982). Return to text

4 Monsieur Pierre Deyon remplit alors les fonctions de Recteur de l’Académie de Strasbourg, Chancelier des Universités. Return to text

5 UA du CNRS n° 668 « Groupe d’étude des incidences psychologiques des situations linguistiques et culturelles complexes » Return to text

6 Il s’agit des résultats du recensement de 1982 obtenus par sondage au quart, résultats aimablement communiqués par l’INSEE. Les nombres entre parenthèses indiquent la dimension des groupes obtenue par un tel sondage. Return to text

7 La catégorie des « ménages alsaciens » regroupe les ménages avec un couple où les deux conjoints déclarent être « d’origine alsacienne », où l’un des conjoints est d’origine alsacienne, l’autre ayant passé son enfance en Alsace, où ni l’un ni l’autre ne sont d’origine alsacienne mais où tous deux ont passé leur enfance en Alsace, enfin les ménages où le chef (qui n’a pas de conjoint) se déclare d’origine alsacienne ou a passé son enfance en Alsace. La question importante posée par la constitution d’une telle catégorie est celle de savoir si « avoir passé son enfance en Alsace » peut équivaloir à en être originaire au sens où ceci renverrait à tout un milieu familial et un réseau de relations alsaciens alors que d’y avoir passé l’enfance peut renvoyer à un milieu familial et un réseau de relations tout différents. Return to text

8 Héros du dessin animé qui passe tous les jeudis soirs à la télévision pour les enfants durant l’hiver 1983-84. Return to text

9 Le « Liedermacher » (« faiseur de chansons ») Roger Siffer, né en 1948, aujourd’hui encore directeur d’un théâtre-cabaret à Strasbourg, avait composé une chanson (« Quartier des Quinze ») où il moquait, de manière acide, les couches moyennes-supérieures habitant ce quartier « chic » de Strasbourg, qui s’efforçaient de parler le français (mais en utilisant le switch avec l’alsacien, par manque de compétence) pour montrer leur appartenance à une couche sociale supérieure et se démarquer de celle des locuteurs qui utilisaient essentiellement l’alsacien. La chanson a été enregistrée sur le disque Follig Song, paru en 1972. Return to text

References

Electronic reference

Andrée Tabouret-Keller, « La situation linguistique en Alsace : les principaux traits de son évolution vers la fin du XXe siècle », Cahiers du plurilinguisme européen [Online], 13 | 2021, Online since 01 décembre 2021, connection on 04 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1371

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Andrée Tabouret-Keller

Andrée Tabouret-Keller (1929-2020), professeure à l’Université de Strasbourg

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