Valérie Delavigne, Dardo de Vecchi (dir.), Termes en discours. Entreprises et organisations

Référence(s) :

Valérie Delavigne, Dardo de Vecchi (dir.), Termes en discours. Entreprises et organisations, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2021, ISBN : 978-2-37906-067-0.

Texte

À l’époque de l’hyperspécialisation et de l’internationalisation des activités, les entreprises et les organisations sont confrontées à une difficulté de taille : mettre « en mots » leurs produits et/ou services, les divers aspects de l’organisation du travail (gestion de la production, maintenance, distribution, etc.) et les acteurs impliqués. Ces choix terminologiques ne visent pas uniquement à rendre plus efficace la communication dans le but de s’assurer de meilleurs rendements ; ils revêtent également une fonction symbolique et identitaire de premier ordre, les termes employés pour dire ce qu’on fait et comment on le fait pouvant refléter qui l’on est (ou voudrait être1). L’activité de dénomination est ainsi étroitement liée au contexte social et culturel, son étude devant tenir compte du ou des domaines d’activité, de l’image de l’entreprise et des normes et enjeux communicationnels.

Ce recueil, dirigé par une spécialiste de terminologie de l’université Sorbonne Nouvelle et un chercheur de la Kedge Business School spécialiste de linguistique appliquée au management, rassemble douze contributions qui explorent toutes, sous différents angles thématiques et méthodologiques, les horizons actuels de la terminologie et ses applications. Dix d’entre elles sont réparties sous trois ensembles thématiques, les deux autres servant de préambule et de conclusion à l’ouvrage. Signalons d’emblée le soin apporté à la présentation du volume, qui ne contient que de très rares coquilles et se termine par les résumés des contributions. Les articles, rédigés à une exception près en langue française, évitent le style jargonnant et sont ainsi compréhensibles à un public dépassant le cercle des linguistes.

Dans leur présentation, Valérie Delavigne et Dardo de Vecchi affichent clairement l’objectif de l’ouvrage : « Les chapitres […] montrent comment, au-delà du linguistique, la terminologie oblige à considérer les implications des univers socioculturels, de la culture d’entreprise à la culture locale et nationale, les normes sociales, l’idéologie… » (p. 7-8). Ils rappellent que depuis les travaux d’Eugen Wüster2, la réflexion terminologique, tournée initialement vers la normalisation et la traduction, s’est diversifiée en se nourrissant d’autres disciplines comme la sociologie, la pragmatique, l’ethnologie, les sciences cognitives et les sciences de la communication.

En guise de préambule, François Gaudin rappelle comment la socioterminologie, qu’il avait lui-même définie comme « l’étude sociolinguistique des secteurs lexicaux propres aux sciences, aux techniques et aux institutions » (Gaudin 2003 : 12), a émergé, dans les années 1990, de la rencontre de la terminologie et de la sociolinguistique. Enrichie par les apports de l’ethnographie de la communication, de l’analyse de discours et des travaux sur les politiques linguistiques, ce champ de recherche s’est depuis implanté dans le paysage académique et a trouvé des champs d’application propres, notamment l’évaluation de l’implantation des termes officiels ou l’étude des relations de pouvoir véhiculées dans les « parlers d’entreprise ».

La première partie (« Société, usages et discours ») s’ouvre par la contribution d’Anne Parizot sur la dénomination des métiers commerciaux au sein de l’entreprise Michelin. S’appuyant sur un corpus constitué de discours des dirigeants de l’entreprise, d’échanges informels entre salariés sur les réseaux sociaux, d’offres d’emploi publiées sur Internet et d’entretiens avec le service du personnel, elle constate que la terminologie de ce type de métiers n’est pas stable : les dénominations récentes (responsable) côtoient des termes obsolètes (chef), et les variantes sont fréquentes (commercial vs responsable de comptes), cette variation dépendant du contexte d’utilisation (support, objectifs) et du statut des locuteurs. Geneviève Tréguer-Felten s’intéresse quant à elle aux acteurs situés à l’autre bout de la chaîne, les clients ; à partir de courriers électroniques échangés au sein d’une multinationale et rédigés en ELF (English as a Lingua Franca), elle montre que la conception du « client », évidente de prime abord, peut varier selon l’ancrage culturel et discursif : « La définition du mot dans la langue générale ou dans le domaine du commerce », conclut-elle, « ne suffit pas à en circonscrire le sens ; c’est l’entreprise et le contexte dans lequel elle évolue qui les reconfigurent » (p. 66). Dardo de Vecchi constate que l’élaboration de terminologies a pour effet de compartimenter les domaines de connaissances, alors que ceux-ci cohabitent naturellement dans de nombreuses activités ; il montre que l’étude des verbes d’action « terminologisés », c’est-à-dire ceux qui renvoient aux activités propres à l’entreprise, permet d’appréhender les liens entre les acteurs et leurs savoirs et d’acquérir ainsi une meilleure connaissance de la culture de l’entreprise.

La seconde partie (« Au commencement était l’oral ») traite du rôle central de l’oral dans l’émergence et la diffusion des termes et des difficultés méthodologiques que pose son étude. Son importance est soulignée par Angélica Leticia Cahuana Velasteguí, Javier Fernandez Cruz, Olivier Méric et Laurent Gautier, qui présentent les premiers résultats d’un projet en cours sur la terminologie de la production et de la commercialisation du cacao en Équateur. L’accent est mis également sur la nécessité de tenir compte des cultures locales et de la variation résultant de la diversité des communautés linguistiques et des acteurs impliqués (cultivateurs, producteurs, vendeurs, clients)3. Dardo de Vecchi, qui au début de sa seconde contribution revient sur la cohabitation de divers domaines de connaissance au sein des parlers d’entreprise, constate qu’à l’oral peut-être plus qu’à l’écrit, les termes et collocations se chargent de valeurs cognitives et affectives qui résultent de pratiques et savoir-faire propres à l’entreprise. Pour récolter ces termes, l’auteur a recours à une méthode originale consistant à faire rédiger à des experts des dialogues fictifs « jargonnants » en lien avec leurs tâches quotidiennes puis de les questionner, lors d’entretiens, sur les termes utilisés. Cette méthode ludique, qui permet d’accéder facilement à quantité de termes avant de les organiser en micro-domaines, s’avère prometteuse : elle permet de créer des outils de communication internes à l’entreprise qui tiennent compte de la complexité des activités. Les deux dernières contributions de cette partie reposent sur des corpus de vidéos télévisées, qui reflètent la manière dont les termes se diffusent : Maria Francesca Bonadonna s’intéresse au phénomène récent de la « cryptomonnaie », dont les contours flous donnent lieu à des négociations terminologiques entre experts (actif [financier/numérique], cryptoactif, monnaie [numérique/virtuelle], unité de compte…) ; Pierre Lerat se penche quant à lui sur les mots de la pandémie de Covid-19 employés sur les plateaux de télévision et leur ancrage « lexiculturel »4. Il constate que ce qu’il nomme la « lexiculture experte » se caractérise, dans le domaine de la crise sanitaire, par la porosité entre « vocabulaires savants » (p. 146) et « semi-techniques » (p. 149).

La troisième partie s’intitule « traduction et communication ». La seule contribution consacrée explicitement à la traduction est celle de Héba Medhat-Lecocq, qui en rappelle les enjeux et difficultés. À partir d’exemples issus de la communication d’entreprises francophones et arabophones, elle montre que le traducteur doit tenir compte à la fois des particularités de l’entreprise et des spécificités linguistiques et culturelles des destinataires. Anje Müller Gjesdal et Marita Kristiansen étudient la manière dont le parlement norvégien et une grande entreprise énergétique locale communiquent sur les risques liés aux événements naturels, notamment au changement climatique. Dans leur contribution rédigée en anglais, ils montrent, en comparant les désignations issues des rapports du parlement et de l’entreprise et celles relevées dans la presse généraliste, que la prise de conscience des enjeux environnementaux a généré ces dernières années une abondante terminologie autour des risques qui y sont associés. C’est également ce que constate Marie-Josée de Saint Robert, qui s’intéresse à l’appropriation du concept de développement durable (angl. sustainability) dans les sociétés francophones. Elle dresse un riche panorama des termes récents désignant soit le concept même soit des phénomènes connexes ; issus de différents procédés de formation – composition (écoemballage), dérivation (décarbonation « réduction des émissions de CO2 »), mots-valises (locavore « qui consomme des produits locaux et de saison ») –, de syntagmes (consommer vert) et d’emplois métaphoriques et métonymiques (poumon de la planète, désignation de la forêt amazonienne, art durable « activité créatrice à partir de matériaux recyclés »), ces mots et expressions témoignent d’un fort dynamisme terminologique, reflet des préoccupations écologiques qui traversent actuellement de nombreux domaines de la société.

En guise de conclusion, John Humbley replace la terminologie dans le contexte du développement de la linguistique appliquée qui, en tant que science « située » étudie la langue dans son contexte social. Considérant l’entreprise comme le « lieu prototypique » (p. 223) de la terminologie, il présente ce que doit cette discipline à Denis Diderot et à l’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers (1751-1772). Cette œuvre qui, selon Humbley, amorça une « véritable révolution terminologique » (p. 225), fait ainsi de Diderot l’« ancêtre […] de la terminologie située » (p. 234).

Cet ouvrage livre un bel aperçu de la diversité des objets et des approches méthodologiques dans la recherche actuelle en terminologie. Les contributions, qu’elles présentent des résultats de recherches en cours ou abouties, montrent que la terminologie et plus encore ses applications dans le monde de l’entreprise sont bien éloignées des idéaux de monosémie, bi-univocité (un terme, un concept) et stabilité qui lui sont encore souvent associés ; comme tous les domaines de la langue, la terminologie est elle aussi pétrie de variation, celle-ci résultant en premier lieu des normes culturelles – d’un pays, d’un secteur d’activité, d’une entreprise, etc. – et discursives, qui renvoient aux pratiques en lien avec la situation de communication. Si ce volume contribue sans nul doute à approfondir la réflexion sur la manière dont on peut aujourd’hui nommer les savoirs et les savoir-faire en évitant le recours mécanique à la solution (faussement) facile qu’offre l’anglais, une question reste ouverte : celle de la réception des résultats de ces recherches dans les entreprises. De ce point de vue, il est nécessaire de renforcer la collaboration entre les linguistes-terminologues et les professionnels du terrain.

Bibliographie

GALISSON Robert, 1995, « Où il est question de lexiculture, de cheval de Troie, et d’impressionnisme… », dans Études de Linguistique Appliquée (ELA) 97, p. 5-14.

GAUDIN François, 2003, Socioterminologie. Une approche sociolinguistique de la terminologie, Bruxelles, Duculot (coll. « Champs linguistiques »).

GAUTIER Laurent, 2019, « La recherche en langues-cultures-milieux de spécialité au prisme de l’épaisseur socio-discursive », dans Calderón Marietta et Konzett-Firth Carmen (dir.) Dynamische Approximationen. Festschriftliches pünktlichst zu Eva Lavrics 62,5. Geburtstag, Francfort, Lang, p. 369-387 [https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02277295].

HUMBLEY John, 2004, « La réception de l’œuvre d’Eugen Wüster dans les pays de langue française », [https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00276087], consulté le 15 octobre 2022.

HUMBLEY John, 2007, « Vers une réception plurielle de la théorie terminologique de Wüster : une lecture commentée des avant-propos successifs du manuel Einführung in die allgemeine Terminologielehre », dans Langages 168/4, p. 82-91.

Notes

1 Il n’est pas rare que les entreprises se parent de dénominations visant à améliorer leur image. Nous pensons entre autres au phénomène du greenwashing, procédé de marketing grâce auquel certaines entreprises prétendent s’impliquer dans les causes environnementales. Retour au texte

2 Eugen Wüster (1898-1977), linguiste autrichien, est considéré comme le fondateur de la théorie de la terminologie. Concernant la réception contrastée de son œuvre, nous renvoyons aux travaux de Humbley (2004, 2007). – L’histoire de la terminologie est retracée par Gaudin (2003 : 21-76). Retour au texte

3 Gautier (2019) avait terminologisé cette conception des langues de spécialité en parlant de « langues-cultures-milieux de spécialité ». Retour au texte

4 Galisson (1995 : 6) définit la lexiculture comme « la culture mobilisée et actualisée dans et par les mots de tous les discours dont le but n’est pas l’étude de la culture pour elle-même ». Retour au texte

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Référence électronique

Vincent Balnat, « Valérie Delavigne, Dardo de Vecchi (dir.), Termes en discours. Entreprises et organisations », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 14 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 11 décembre 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1534

Auteur

Vincent Balnat

UR 1339 LiLPa – Université de Strasbourg – balnat[at]unistra.fr

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