Le livre de Coraline Pradeau (désormais CP) est la version éditée d’une thèse soutenue en 2018 sous la direction de Jean-Louis Chiss, qui a obtenu le Prix de thèse 2019 des Presses de la Sorbonne. Tout d’abord, je souligne l’importance d’une recherche qui étudie les orientations des politiques linguistiques (désormais PL) à destination des migrants, en France, en Belgique, en Suisse et au Québec, qui doivent apprendre le français. CP analyse les discours des textes officiels à portée législative et gestionnaire, qui interviennent sur des réalités humaines complexes et conflictuelles dont les enjeux, socioculturels et politiques, sont capitaux.
La lecture de ce livre est à conseiller parce qu’il discute cette obligation faite aux migrants d’apprendre le français du pays d’accueil s’ils veulent y séjourner et en prendre la nationalité, parce qu’il donne de précieux repères sur l’évolution des orientations et des mesures des autorités nationales ou régionales, et qu’il révèle, même si c’est pour en dénier la singularité, l’institution d’une nouvelle variété de français d’enseignement. Ce « langage français » est constitué de discours dont les contenus linguistiques sont vécus et assimilés à travers les communications pédagogiques entre les migrants et leurs formatrices, avec des finalités et des objectifs à la fois utilitaires et civiques. CP examine les pièces de son corpus non seulement pour analyser leur rôle dans la normalisation de l’enseignement-apprentissage du français aux migrants, mais aussi pour interroger leurs répercussions sur la discipline « didactique du français » à la fois comme domaine de recherche et comme parcours de formation universitaire.
L’ouvrage de CP a un double objectif, « décrire » mais aussi « évaluer ». L’auteure décrit et compare les PL pour en dégager une typologie et en repérer les évolutions. Mais CP les évalue également, c’est-à-dire qu’elle procède à une analyse critique des écrits officiels (les lois, décrets et circulaires mais aussi les notes et rapports) et des documents officialisés (référentiels et matériels pédagogique homologués), afin d’en déceler les soubassements et présupposés idéologiques qu’elle qualifie d’« inavoués » (p. 270).
Parce que cette étude est comparative, les allers et retours entre les contextes francophones favorisent, chez le lecteur, la distanciation critique par rapport aux thèses et aux conclusions de l’auteure mais aussi une distanciation par rapport à ses convictions. Pour renforcer cette lecture distanciée, CP aurait dû ajouter un index thématique qui aurait aidé ses lecteurs à reconstituer la cohérence et la progression descriptives et argumentatives de cet ouvrage, et à jouer de ses nuances voulues ou non pour en saisir les questionnements et les doutes explicites et implicites.
Le présent compte rendu prend la forme d’une restitution du message de l’auteure, ponctuée dialogiquement de commentaires critiques qui se veulent loyaux et constructifs.
La première partie (p. 15-151), qui rassemble les chapitres I, II et III, définit le terme-notion politique linguistique d’immigration (désormais PLI) forgé par l’auteure. Si elle préfère ce syntagme à l’expression « politique linguistique d’intégration », c’est que cette dernière présuppose ce qui fait problème. Pour CP, les autorités politiques des pays francophones viseraient plutôt une forme d’assimilation que l’auteure nommera « intégration assimilatrice » dans un autre chapitre. J’ajoute que le terme choisi par CP a le mérite de ne pas bloquer l’évocation d’une sélection et d’une expulsion des personnes nouvellement arrivées.
Intitulé « Politiques linguistiques : cadre d’étude et présentation des contextes » (p. 17-68), le chapitre I examine les termes-notions qui « gravitent » autour de politique linguistique : planification linguistique et aménagement linguistique, politologie linguistique et glottopolitique. Parmi les significations données au terme de PL, CP distingue un sens juridique, un sens large qui renvoie aux PL des autorités mais aussi à celles des simples citoyens, et une acception minimale qui ne désigne que la PL des autorités gouvernementales. C’est à la PL des autorités que l’auteure limite sa recherche, reprenant la définition du sociologue Nazam Halaoui (2011) : une « conception théorique sous-jacente à la réalisation d’un ensemble d’action sur la langue, la politique linguistique guidant la réalisation d’un ensemble d’actions sur la langue » (p. 23). En somme, la PL des États ou des autorités régionales définit et conduit les mesures techniques (ou technocratiques) de planification dont la législation et l’aménagement linguistique sont les premières mises en œuvre concrètes.
Ainsi, la définition retenue par CP exclut la mention des autres formes de politique et de PL, celles que défendent et appliquent les familles et les communautés culturelles/cultuelles, de même que les formes d’ingérence géopolitiques et linguistiques d’États étrangers (comme la Turquie, le Qatar ou la Chine), mais également les PL qui s’imposent et/ou s’opposent au sein des départements universitaires et des groupes de recherche. Selon moi, le cadre conceptuel choisi par CP s’avère préjudiciable d’un point de vue épistémologique. S’il paraît académiquement légitime selon les normes théoriques et méthodologiques de la didactique institutionnelle et instituée, ce découpage théorique occulte des réalités observables par tout un chacun. Ce type de recherche a l’inconvénient de décontextualiser les analyses de leur cadre sociohistorique tumultueux. En effet, les sociétés capitalistes occidentales, notamment européennes, se reconfigurent dans une dynamique où triomphent à la fois des forces de polarisation qui divisent les populations en classes socioculturelles inégales, et des forces de fragmentation qui les séparent et les opposent en communautés ethnicisées. Cette dynamique affaiblit et marginalise les solidarités transculturelles et universalistes, que ces formes d’« intégration assimilatrice heureuse » émergent des actions des membres d’organisations syndicales, politiques ou associatives, ou qu’elles résultent de la politique sociale des États — c’est-à-dire du travail de leurs agents institutionnels sur le terrain.
Sous le titre « La langue, facteur indissociable des politiques d’immigration et d’intégration » (p. 69-105), le chapitre II montre comment l’apprentissage de la langue française est devenu central dans les politiques d’immigration de la Belgique, de la France, de la Suisse et du Québec. Méticuleusement et clairement, CP décrit les étapes de leurs diverses politiques francophones de 1945 à nos jours, et elle en souligne les traits d’évolution : la reconnaissance par les autorités politiques de l’installation durable voire permanente des immigrés (y compris par le regroupement familial) ; l’obligation de prouver une maîtrise suffisante du français qui conditionne l’obtention de titre de séjour ; les niveaux de compétences linguistiques exigés qui sont bien plus élevés, en particulier pour l’écrit ; enfin les contenus des enseignements et des épreuves d’évaluation qui donnent une part croissante aux contenus civiques et culturels.
L’auteure a raison de pointer que les textes officiels mettent désormais l’accent sur les devoirs des nouveaux arrivants. Toutefois, elle ne s’arrête pas sur les droits fondamentaux et sociaux dont les migrants continuent de bénéficier, ni sur les contenus civiques des cours de langue qui informent les stagiaires sur leurs droits et sur les aides sociales ; enfin, elle oublie qu’en France, de nombreux syndicats et associations considèrent l’apprentissage du français comme l’exercice d’un « droit à la langue ».
Le stimulant chapitre III a pour titre « L’intégration : un kaléidoscope terminologique » (p. 107-151). Dans une perspective diachronique, l’auteure s’attache à montrer l’évolution des choix officiels entre les termes insertion, intégration, ou encore assimilation, et inclusion. CP décèle les hésitations puis les changements et les tournants terminologiques qui marquent les textes gouvernementaux et législatifs en France, en Belgique, en Suisse et au Québec. L’auteure pointe qu’en France on est passé d’une PLI d’insertion sociale et culturelle où les autorités insistent sur l’accès aux services publics, à l’emploi, à la formation et à la culture, à une PLI d’intégration qui met l’accent sur le devoir de s’intégrer et qui passe par l’obligation d’apprendre le français dans des dispositifs de formation particuliers. Il ne s’agit pas simplement d’intégrer par « la langue » mais plus exactement, comme le montre un processus marqué par le Français Langue d’Intégration (FLI) puis par le « Contrat d’Intégration Républicaine » (CIR), d’obliger les adultes nouveaux arrivants à suivre des formations linguistiques et civiques1.
Intitulée « L’intégration, un concept-horizon » (p. 146-151), la dernière section du chapitre III interroge les décalages et les convergences entre les visions qui cadrent et orientent la définition des diverses PL francophones et, au-delà, leurs applications. CP oppose la vision de l’État français républicain qu’elle renvoie négativement à un « imaginaire national » qui ne reconnaît pas « les minorités », à celle des autres pays qui donnent une reconnaissance officielle aux diverses communautés présentes sur leur territoire. Toutefois, elle note que le Québec a emprunté le « terme-notion » français langue d’intégration, ce qui atteste d’une forme de convergence entre les politiques françaises et québécoise. Ainsi « les pratiques en matière d’intégration circulent entre les États, les mots aussi » (p. 149).
En suivant Schnapper (2009 : 21-22), CP précise que la notion d’intégration articule l’insertion professionnelle et l’adoption des « comportements familiaux et culturels » qui caractérisent les sociétés d’accueil, mais également que l’intégration est un processus où « les individus participent à la société globale », et non un « résultat acquis », et que cette participation fait évoluer « la société nationale tout entière ». L’auteure décide de rapprocher les explications de la sociologue du « premier principe de base commun » qui a été « adopté par le Conseil Justice et Affaires intérieures » européen : « l’intégration est un processus dynamique, à double sens, de compromis réciproque entre tous les immigrants et résidents des États membres » (p. 150).
Les États de l’Union européenne (UE) et le Québec considèrent-ils les migrants comme des individus-citoyens de la communauté politique nationale, à l’instar du modèle républicain français ou, plutôt, comme les membres d’une communauté culturelle, d’une minorité ? L’auteure répond indirectement à cette question en montrant que la « philosophie » des autres pays francophones étudiés diffère de celle de la France, leur vision est plus proche de celle de la Communauté flamande de Belgique pour laquelle l’intégration n’est donc pas seulement individuelle : c’est « le processus dynamique et interactif (que) des individus, des groupes, des communautés et des structures » de la société cogèrent et coconstruisent2. Pour mieux saisir la complexité dynamique et évolutive de la Belgique, on se reportera au chapitre IV qui décrit les hésitations des PLI néerlandophone et wallonne entre « multiculturalisme » et « assimilationnisme » jusqu’à leur convergence actuelle dans l’adoption d’« un modèle d’intégration assimilationniste » (p. 215).
Toujours dans le chapitre III, l’auteure interroge ensuite le lien entre intégration et apprentissage de la langue nationale. Les PLI des États présentent-elles l’enseignement obligatoire de la langue nationale comme la condition suffisante de leur intégration ? Calinon (2013) et Castelloti et al. (2017) cités par CP défendent cette interprétation des textes officiels. L’auteure partage-t-elle complétement leur analyse ? En tout cas, elle les rejoint quand elle caractérise ce type de PLI commun aux quatre pays francophones, comme une intégration à sens unique et à langue unique qui s’oppose à la « promotion du multilinguisme » demandé par les institutions européennes (p. 151).
La deuxième partie de l’ouvrage est intitulée « Aménagements, législations et évaluations », (p. 153-265). Ses chapitres IV et V interrogent les mises en œuvre institutionnelles et organisationnelles des diverses PLI, et les types de formation et d’évaluation qu’elles prescrivent aux adultes migrants et aux formatrices. Ces mesures et leurs mises en œuvre ont des conséquences sur la formation des migrants, mais également sur la recherche en didactique du FLE/FLS, voire sur la définition même de cette discipline et sur son statut au sein de l’université.
Dans son chapitre IV (p. 156-235), CP analyse les aménagements linguistiques (modes d’organisation des procédures techniques) en lien avec les législations linguistiques qui conditionnent le séjour et la « naturalisation » des adultes migrants. Peu à peu, les pays étudiés passent de l’incitation à apprendre la langue nationale et officielle à une obligation qui conditionne le droit au séjour et renforce le niveau d’exigence linguistique.
Une première section (p. 156-176) interroge les prérequis linguistiques concernant le droit à la nationalité (qui dépend de la certification d’un niveau linguistique élevé à l’oral et à l’écrit) et les droits des migrants à un séjour prolongé. Je m’attacherai à l’analyse du contexte français auquel l’auteure a consacré le plus grand nombre de pages. CP rappelle qu’en France, de 1945 à nos jours, les candidats à la nationalité doivent répondre à des critères explicitement linguistiques (compétences orales et écrites), mais aussi socioculturels : adaptation à la vie sociale et politique à la française dont, depuis 2011, on doit « adhérer » aux valeurs. Auparavant, les évaluations des compétences linguistiques s’effectuaient à la préfecture lors des « entretiens d’assimilation » ; depuis le « Contrat d’Accueil et d’Intégration » (CAI) puis avec le CIR, les formations à la langue française et les tests des organismes et du test de connaissance du français pour l’accès à la nationalité française (TCF ANF) ont pris peu à peu le relai3.
Selon le sociologue Hajjat (2012) auquel CP se réfère, il y aurait une continuité administrative et juridique entre le « degré de civilisation » exigé à l’époque coloniale de la part des colonisés candidats à la « naturalisation » qui résidaient en métropole et les critères auxquels les migrants non européens d’aujourd’hui doivent répondre pour devenir français. Après la décolonisation, c’est l’emploi officiel et administratif du terme « assimilation linguistique » qui apparaît et, depuis le début des années 2000, c’est la notion d’« intégration » qui y succède. Toutefois, comme le remarque CP, le Référentiel FLI précise que l’intégration est une étape vers l’assimilation. L’intégration linguistique est toujours considérée comme une condition majeure de l’intégration à la société et à la culture.
Sous-titrées « Les prérequis linguistiques : vecteur d’intégration ou levier de sélection migratoire ? », avec un ou exclusif, les pages 172 à 176 méritent qu’on s’y arrête. En s’appuyant sur un tableau synthétique riche et éclairant (p. 173), CP établit que plus les migrants bénéficient de droits, plus les exigences à leur égard se renforcent. Suivant les pays, les textes officiels diffèrent : si le Québec affiche la dimension sélective de sa PLI sur la base de prérequis linguistiques et professionnels élevés, les autres nations tendraient à exercer une sélection voilée par le terme-notion d’intégration. Judicieusement, l’auteure rapproche cette politique de l’apparition d’une nouvelle catégorie de migrants : « les ressortissants dits « extracommunautaires », à qui il est demandé de fournir des preuves d’intégration » (p. 174).
Ici, une remarque épistémologique : le découpage de son objet a permis à l’auteure de constater que la généralisation des exigences linguistiques « va de pair avec des « mesures d’exception » à l’égard de certains candidats à l’immigration pour lesquels on présume un potentiel d’intégration » (p. 175). Comme l’y autorisent sa discipline et son domaine de recherche, de même que son cadre théorique et ses choix méthodologiques, l’auteure a pu occulter bien des réalités et des facteurs déterminants (socioéconomiques, notamment) du durcissement des conditions de séjour. Elle a pu également laisser hors champ les conflits multi-identitaires (culturels et religieux) qui travaillent les contextes multiculturels auxquels elle renvoie.
Pages 175 et 176, CP mentionne les écrits de plusieurs didacticiens et des rapports d’experts du Conseil de l’Europe, pour remettre en cause les fondements scientifiques de cette politique des « prérequis linguistiques ». Je reformule son argumentation en utilisant le schéma MOINS X QUE Y qui la sous-tend (je souligne) :
- l’intégration des migrants dépend moins de l’apprentissage du français que de leur participation effective à la vie sociale ;
- les tests d’évaluation aident moins les migrants à s’intégrer que leur participation à des cours de langue.
Si cette schématisation est fidèle au raisonnement de CP, l’auteure reconnaît donc que l’apprentissage du français pourrait aider les migrants à s’intégrer, même s’il n’est pas le facteur principal, et même si elle en critique les modalités instituées.
Riche en tableaux comparatifs très utiles, la sous-partie qui suit examine les types d’attestations linguistiques, de tests et de compétences évaluées, qui conditionnent l’obtention de la nationalité et le droit au séjour, en France, en Belgique et en Suisse. À juste titre, elle remarque qu’en France, l’évaluation de la maîtrise du français n’est plus du ressort d’agents de la préfecture, mais de celui d’organismes de formation et de certification officiellement accrédités.
C’est d’un point de vue à la fois théorique et méthodologique mais aussi éthique que l’auteure analyse et évalue la justesse et la justice des tests linguistiques et civiques, dont, avec Huver (2016), elle pointe « une tendance générale au durcissement dans la formalisation ». Elle montre que si les types d’épreuves varient selon les pays et, en France, suivant les organismes de formation, les tests suivent un modèle scolaire où, pour les épreuves orales, le candidat doit utiliser des questions écrites, ce qui désavantage les candidats peu ou pas scolarisés ; de plus, les évaluations s’inspirent du Cadre européen commun de référence pour les langues (CECRL), qui a été créé pour un public scolaire et universitaire. Suivant l’auteure, les adultes migrants qui se débrouillent dans les interactions ordinaires avec les autres habitants risquent également de ne pas voir leurs compétences orales reconnues si leurs productions s’écartent des formes standards de la langue d’examen4.
Interrogeant la validité des tests de langue pour la nationalité, CP se penche sur la « dimension citoyenne » dans les tests belges, français et suisse : elle montre que si la « teinte citoyenne » est souvent prononcée, les types d’épreuves et d’items varient beaucoup d’un pays à l’autre. L’auteure souligne aussi cette hétérogénéité au sein d’un même pays. En France, les connaissances civiques et socioculturelles des adultes migrants mais aussi leur « adhésion aux principes et aux valeurs essentiels de la République » sont évaluées dans le cadre du parcours « Contrat d’Intégration Républicaine » (CIR) mais aussi en préfecture. En 2016, CP a pu observer quelques entretiens d’assimilation dans deux préfectures françaises : dans l’une, l’agent mettait l’accent sur le repérage de convictions incompatibles avec la République, et dans l’autre, on privilégiait les connaissances historiques et culturelles sur la France.
Dans le même chapitre, l’ouvrage compare ensuite les parcours d’intégration et les programmes de formation linguistique des quatre contextes francophones ainsi que leur évolution, et elle en présente les traits caractéristiques dans les deux pages d’un tableau (p. 224-225) où figurent la France, deux communautés et deux régions de Belgique, et le Québec. Ce tableau très utile donne un grand nombre d’informations sur le caractère obligatoire des programmes, le nombre d’heures des formations linguistiques et civiques, mais également sur les sanctions encourues par les stagiaires absentéistes. Même si, en Suisse et au Québec, la formation n’est pas encore obligatoire, l’auteure fait apparaître que les politiques linguistiques (j’ajouterai : et éducatives) des États et des régions francophones (et de la Belgique néerlandophone) se rejoignent progressivement sur plusieurs points : les autorités gouvernementales tendent à institutionnaliser, à cadrer et à contrôler davantage la formation linguistique des migrants, les parcours et les programmes.
Aux pages 228-233, CP étudie plusieurs « monitorings » qui ont tenté de mesurer l’efficacité des politiques d’intégration. Elle souligne les difficultés et les faiblesses méthodologiques (en termes d’objectifs, d’indicateurs et de procédures d’évaluation) de ces analyses internationales et nationales (en France, en Suisse et au Québec). Dans ces conditions, mesurer l’impact spécifique des compétences en langue officielle sur le degré d’intégration des migrants tiendrait de la gageure. L’auteure en tire cette leçon :
« Il n’a pas été possible d’avancer que la maîtrise de la langue est le premier facteur d’intégration des ressortissants étrangers, ni qu’une maîtrise imparfaite de la langue locale soit la seule cause d’une intégration réussie, soit d’un accès non équitable à l’emploi, à l’éducation, au logement et aux soins » (p. 233 ; c’est moi qui souligne).
Il me semble que les études chiffrées sur lesquelles s’appuie l’auteure ont l’inconvénient majeur de cloisonner les facteurs. Comme le montrent des disciplines ouvertes à la complexité dynamique comme l’écologie et l’anthropologie ou l’analyse du discours, il vaudrait mieux raisonner, écologiquement, en termes de cocktails de facteurs en interaction. Qu’on l’analyse au niveau macro, méso ou micro, on considérerait alors l’apprentissage du français par les adultes migrants comme un processus dynamique et multifactoriel.
Dans ce cadre théorique, on tiendrait compte de la diversité des expériences d’interactions dans les organismes de formation avec les formatrices, les membres du personnel administratif, les intervenants extérieurs, mais aussi avec les autres stagiaires, en classe et dans les couloirs. On articulerait ces expériences communicatives intra-muros avec les expériences en langue française que vivent les migrants extra-muros : avec leurs voisins, avec les commerçants, avec les employés des services publics et de la préfecture, etc. J’ajoute que bien des formatrices du FLI/CIR intègrent le vécu des migrants dans leurs séances en l’associant à des conseils pratiques et socioculturels, notamment les enseignantes d’origine étrangère qui « sont passées par là »5.
Plus généralement, on peut penser que la complexité multifactorielle des réalités humaines pose un défi à toutes les formes d’évaluations non dynamiques et cloisonnantes-saucissonnantes comme celles issues ou imitées du CECRL, avec leurs effets d’assignation identitaire administrative à tel ou tel niveau.
Intitulé « L’enseignement du « français aux migrants » : contextualisation et disciplinarisation » (p. 237-265), le chapitre V examine la validité conceptuelle du terme « français aux « migrants » » (guillemets de CP), et le projet théorique d’en faire un terme-concept qui renverrait à des réalités spécifiques, et qui, avec les autres concepts d’un cadre épistémologique propre, tendrait à instituer à la fois un « champ professionnel spécifique » et un « nouveau domaine de recherche », comme l’avancent les chercheurs Adami et André (2012), dont les positions épistémologiques s’opposent à celles de l’auteure et des chercheurs qu’elle cite favorablement.
L’émergence du FLI pose un problème théorique à la didactique du FLE/FLS (Français Langue Seconde) : au nom de quoi ajouter un nouveau Français Langue ? CP confronte les positions opposées de divers chercheurs et experts : les uns se positionnent pour une « construction didactique spécifique » articulée à des réalités spécifiques (avec des propositions et des arguments théoriques et didactiques, contrairement à ce qu’écrit CP), tandis que d’autres mettent en garde contre une hyperspécialisation artificielle, et préfèrent une recherche en didactique des langues qui transcende les divers « FL », afin de mieux rendre compte de la « diversité » concrète des apprenants et des situations.
Selon moi, les désignations « français aux migrants » et FLI présentent aussi l’intérêt de rattacher didactiquement cette variété de langue aux autres français d’enseignement, d’instruction et d’éducation (scolaires, universitaires et professionnels) ; cependant on ne saurait la confondre avec eux parce que le FLI vise un public adulte socialement et culturellement spécifique avec des besoins spécifiques : les adultes étrangers nouveaux venus et peu ou non scolarisés, mais aussi les immigrés peu francophones, peu instruits et peu acculturés/intégrés, comme bien des mères d’élèves. Pour autant, d’un point de vue théorique, comment éviter de dissocier le « français aux migrants » des autres français d’enseignement en oubliant ce que la didactique du FLI doit aux didactiques FLE, du FLS, mais aussi du Français langue Maternelle (FLM) ? Sans oublier ce que cette (sous-)discipline doit à l’andragogie et à la formation des adultes, quand elle leur emprunte des principes, des méthodes et des pratiques.
Dans une formulation qui minore la singularité du FLI, CP écrit que « la seule différence notable du français en contextes migratoires avec le FLE/FLS s’observe dans les contextes français et québécois où il est question d’enseigner des valeurs citoyennes et civiques prédéfinies par les gouvernements » (p. 265). D’après moi, c’est justement ce qui fait la singularité des contenus d’enseignement destinés aux adultes migrants. Les FLE, FLS, FOS, FOU, etc. n’affichent pas leurs orientations politiques (celles du Conseil de l’Europe multiculturaliste, celles de la culture capitaliste, notamment) ; ces « FL » les relèguent dans le non-dit des taken for granted/« allants de soi » partagés. En revanche, l’institutionnalisation du FLI et du CIR et sa didactisation ont eu pour moi le mérite de promouvoir un français langue d’enseignement ouvertement politique (Lefranc, 2016) : la « langue de la République » inscrite dans la Constitution française. Il reste que les diverses politiques linguistiques d’immigration et d’intégration6 que l’État français et les autres États mettent en œuvre sont en même temps des politiques de socialisation/acculturation des nouveaux arrivants. Il me semble que ces questions devraient faire l’objet d’examens et de débats contradictoires entre les spécialistes mais aussi avec les citoyens7.
Quand, dans le même chapitre, elle aborde la question de l’identité de la discipline didactique du FLE/FLS et de ses chercheurs, l’auteure argumente par opposition structurante avec un ou exclusif qui dissocie la didactique institutionnelle de la didactique des chercheurs : « est-ce que les processus de centralisation et de professionnalisation du français aux migrants font avancer les connaissances ou est-ce qu’elles créent un cadre précis à ce domaine éducatif ? » (p. 240, souligné par moi). S’il est nécessaire de distinguer ce qui participe de la recherche scientifique de ce qui relève de la gestion technocratique et de l’intervention éducative, j’observerai (en référence à la critique des either … or par Dewey, 1938) que les raisonnements en « ou bien X ou bien X » empêchent de percevoir et de comprendre les intersections et les passerelles entre les types de domaines et les types de pratiques, entre l’univers de la recherche et celui de la gouvernance technocratique. L’histoire du CECRL et du Conseil de l’Europe montrent que les identités de chercheur et d’expert se croisent, et parfois qu’elles se confondent quand les travaux savants jouent le rôle de « discours techniques d’accompagnement » compatibles avec l’idéologie supranationale et multiculturaliste qui gouverne l’UE. N’est-ce pas aussi le cas avec les Référentiels pour le FLI et le CIR, avec leurs orientations politiques et didactiques républicaines ? On voit ici comment la recherche de CP a le grand mérite de pousser le lecteur curieux à opérer des retours réflexifs lucides pour affronter les objections de l’auteure, ou celles qu’elle suscite chez lui.
Mettant l’accent sur ce qui est commun aux PL des quatre contextes francophones, CP examine ensuite avec précision les documents de cadrage institutionnels qui définissent l’organisation et la gestion des structures de formation et leur labellisation, la professionnalisation et les compétences des formateurs, les parcours des stagiaires migrants et les différents niveaux de compétence à atteindre, les normes de formation et d’évaluation, et les contenus des matériels didactiques et des supports pédagogiques. Elle interroge le rôle joué par les experts (y compris universitaires) dans la légitimation technico-scientifique des mesures gouvernementales. L’auteure cite un développement de Cuq (1989 : 40) où le didacticien du FLE/FLS traite du « français pour les migrants » à la française, dont « la fin prévisible du processus de formation (serait) l’assimilation et le monolinguisme en français ». Avec justesse, CP le rapproche de ce passage du Référentiel FLI (DAIC : 8) : « Souhaitée ou non, l’intégration, puis l’acculturation et enfin l’assimilation des migrants et plus encore celle de leurs enfants, s’est toujours réalisée en France, de façon plus ou moins rapide et plus ou moins facile ». Selon moi, le terme d’assimilation renvoie à au moins deux visions différentes, soit les nouveaux arrivants doivent abandonner toutes leurs particularités culturelles pour adopter les seules normes et valeurs officielles de l’État-nation ; soit ils ne renoncent qu’à une partie d’entre elles (mariage forcé, crime d’honneur, théocratie, etc.) pour adopter les règles, les principes et les comportements nécessaires et suffisants qui leur permettront de séjourner dans le pays puis d’en obtenir la nationalité, dans un processus d’intégration assimilatrice.
Enfin, CP montre comment les PLI sont légitimées par le biais de leur reconnaissance universitaire et académique : cette légitimation est à la fois administrative (inscrite dans les maquettes des masters) et disciplinaire, quand émerge cette discipline de la didactique du FLE/FLS dont le FLI est le nom. Parce que l’auteure s’oppose à la thèse épistémologique d’une didactique spécifique du FLI, elle s’oppose également à la création, au sein des universités françaises, de Masters de recherche et de formation spécialisés dans « l’enseignement du français aux adultes migrants ». Non seulement elle nuirait à la cohérence du champ du FLE mais elle appauvrirait la formation scientifique et professionnelle des étudiants en limitant leurs capacités d’analyse et d’adaptation aux situations et aux publics hétérogènes qu’ils rencontreront. Comme alternative, et en référence aux analyses d’Emmanuelle Huver comme aux parcours de Master FLE/FLS de certaines universités, l’auteure propose de conserver le caractère généraliste de la formation à la didactique du FLE/FLS, seul à même de développer « la transversalité des compétences » et l’adaptabilité des futurs enseignants. L’auteure oublie-t-elle que, dans des universités qui promeuvent une didactique FLI spécifique au sein d’un Master FLE/FLS/FLI, les étudiants d’orientation FLI et les étudiants d’orientation FLE suivent de nombreux modules en commun ?
La critique de l’auteure me semble plus pertinente quand elle explique que l’institution de parcours FLI seuls reconnus par les « instances administratives » (en particulier celles des organismes de formation) ouvrirait la voie à une hyperspécialisation de la formation des étudiants pour enseigner soit le FLE, soit le FLS, soit le FLI, etc. Et j’ajouterai : dans une hyperspécialisation concurrentielle qui éliminerait les parcours non rentables et qui renforcerait la « dimension formation » aux dépens de la dimension « recherche ». Compte tenu de l’histoire des réformes universitaires et des pressions du marché du travail, cette hypothèse me semble plausible.
Pour ne pas conclure
À la dernière page de l’ouvrage, on lit ces lignes inspirées de Noiriel (2007) : « Les formations linguistiques et civiques traduisent la réciprocité du processus d’intégration. Les ressortissants étrangers doivent prouver leurs efforts, tandis que les gouvernements font également des efforts pour encourager leur intégration » (p. 270). Pourquoi, dans ses analyses et ses descriptions, CP n’a-t-elle pas associé les devoirs des migrants à leurs droits – des droits humains et des droits de citoyen que les États des pays d’accueil doivent respecter ?
Le détail de ces droits (droits sociaux, liberté de conscience, droits des femmes, etc.) fait pourtant partie des contenus pédagogiques du Référentiel FLI et des programmes du parcours CIR. Par ailleurs, des enquêtes de terrain ont montré qu’en France, dans de nombreux organismes, les formations linguistiques et civico-culturelles FLI renseignent les migrants sur leurs droits (y compris sur le droit d’adhérer à une association, à un syndicat) et qu’à travers des activités communicatives et pratiques, les formatrices les préparent et les entraînent à exercer et à défendre leurs droits et leurs libertés dans le monde réel de la vie quotidienne et du travail.