Zorana Sokolovska, Les langues en débat dans une Europe en projet

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Zorana Sokolovska, Les langues en débat dans une Europe en projet, Lyon, ENS Éditions, 2021, 306 pages, [http://books.openedition.org/enseditions/17910].

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Disons-le d’emblée : l’ouvrage de Zorana Sokolovska (désormais ZS) est à mettre dans les mains de chercheur·e·s experte·e·s du plurilinguisme et des politiques linguistiques, tout comme dans celles de chercheur·e·s novices s’initiant à la méthodologie de la recherche et à la rédaction scientifique. L’ouvrage, issu d’une thèse soutenue en 2016, montre en effet de manière exemplaire comment une politique linguistique peut être lue, en considérant ce qui est dit (et écrit), les conditions dans lesquelles cela est dit (et écrit), et aussi ce qui n’est pas dit (ou encore dit, mais pas écrit). L’ouvrage en lui-même est de très bonne facture : sa présentation est soignée et les coquilles y sont rares. Une liste des sigles (p. 9-10), fort utile en raison de leur grand nombre, ainsi qu’un index distinguant les noms des notions (p. 297-301) permettent une lecture efficace de l’ouvrage.

Dans une Europe caractérisée par la multitude des langues dans un espace plutôt exigu (Hagège 1992), ZS s’interroge à juste titre sur la manière dont une institution internationale comme le Conseil de l’Europe présente ce multilinguisme comme non problématique : « l’ouvrage soutient donc une prise de distance avec la banalisation des discours sur les langues qu’il aborde comme fondamentalement politiques » (p. 12). Sa démarche historiographique reposant sur l’analyse des archives du Conseil de l’Europe lui permet de montrer comment se construit un discours sur les langues et le plurilinguisme, et d’éclairer en même temps l’enjeu politique du plurilinguisme pour une institution européenne. D’une certaine manière, son étude propose une lecture inhabituelle de la construction européenne, en abordant celle-ci par la question de la gestion du plurilinguisme de l’Europe.

Inutile de tenter ici de résumer le contenu des six chapitres qui répondent chacun à la même structuration très rigoureuse, révélée par la table des matières détaillée qui clôt l’ouvrage (p. 303-306) : une introduction, un développement en trois parties, chacune composée de trois sous-parties, et une conclusion – à l’exception du dernier chapitre, dans lequel l’auteure s’autorise une quatrième partie, exception qui vient en quelque sorte confirmer la règle qu’elle semble s’être fixée. En effet, le contenu des chapitres, à la fois dense et complexe, est déjà parfaitement résumé par les soins de l’auteure dans les mini-synthèses qui concluent systématiquement chaque sous-partie, partie et chapitre. C’est donc plutôt sur la démarche de la chercheuse que se focalisera ce compte rendu, sur la manière dont elle présente son terrain et son questionnement, puis entraîne le lecteur avec elle vers ses analyses et ses conclusions.

En montrant que ces textes élaborés dans des conditions particulières ont un impact direct sur le quotidien des Européens, qui pourtant ne savent souvent pas grand-chose du Conseil de l’Europe et ont tendance à confondre ce dernier avec l’Union européenne, l’auteure interroge également les liens entre langue et discours, entre pratiques linguistiques et pratiques discursives, tenant en cela la promesse de l’intitulé du premier chapitre : « Discours, institutions et pouvoir. Contribution à une sociolinguistique du plurilinguisme » (p. 17-37). Celui-ci présente les trois notions à travers le prisme desquelles l’élaboration du discours sur les langues au Conseil de l’Europe sera analysée : discours, idéologie et keywords. Cet appareil théorique qui sera mis en œuvre tout le long de l’ouvrage prend appui sur la mobilisation des cadres conceptuels fournis par Bourdieu (2001) sur les rapports entre langue et pouvoir et par Foucault (1969, 2004) sur les liens entre « discours » et « gouvernementalité », et, plus récemment, par les travaux relevant de la sociolinguistique critique (par exemple Duchêne, 2008).

Dans le chapitre 2 (« Anthropologie du Conseil de l’Europe. De l’institution au terrain », p. 39-66), ZS présente l’histoire et le fonctionnement du Conseil de l’Europe, avec une attention particulière aux espaces discursifs qui le composent, avant d’expliquer comment elle a procédé pour transformer les archives de ce dernier en corpus de recherche. S’il fallait recommander à des étudiant·e·s la lecture d’un seul chapitre dans un cours d’initiation à la recherche, ce serait celui-ci. À travers la métaphore de la cartographie, ZS décrit et commente en effet méticuleusement la manière dont les débats du Conseil de l’Europe, « terrains sur lesquels se confrontent plusieurs visions des langues et de l’Europe, ancrées dans des positionnements idéologiques sous-tendus par des motivations politico-économiques » (p. 66), ont conduit aux textes produits par ce dernier : traités du Conseil de l’Europe, recommandations du Comité des Ministres et recommandations de l’Assemblée Parlementaire (p. 61-62). Elle montre enfin en quoi ces derniers constituent des événements discursifs qui feront l’objet de son analyse.

C’est à partir du chapitre 3 (« La création de ce qui est “commun”. Les langues comme patrimoine commun et instrument de communication », p. 67-123) que commence l’analyse de corpus à proprement parler, et qui se poursuivra dans les chapitres 4, 5 et 6, en suivant la chronologie des événements discursifs analysés (onze au total). À partir de là, le texte est régulièrement ponctué d’extraits des débats ainsi que de tableaux et schémas récapitulatifs (parfois très longs, mais toujours très clairs) retraçant la généalogie de la rédaction des textes produits par le Conseil de l’Europe et permettant de visualiser des processus d’élaboration assez complexes.

Le chapitre 3 porte sur l’élaboration de la Convention culturelle européenne de 1954 dans le contexte de l’après-guerre, dans lequel les langues doivent devenir « un élément unificateur et non séparateur » (p. 67), ainsi que sur les propositions de recommandations visant à « l’institution d’une communauté linguistique européenne par l’application d’un bilinguisme franco-anglais » (p. 92) puis sur l’enseignement de la langue internationale espéranto (p. 109). Si aucune de ces deux propositions n’a abouti, ZS montre par un détricotage minutieux de leurs conditions de production qu’elles sont des « événements discursifs pionniers dans l’émergence de la conception institutionnelle des langues, notamment en ce qui concerne les rôles, les fonctions et les valeurs qui leur sont accordées » (p. 122).

Le chapitre 4 (« L’émergence de l’enseignement et de l’apprentissage des langues comme terrain de gestion de l’Europe. Logiques de démocratisation, diversification et libéralisation », p. 125-178) est consacré à « un moment particulier de l’histoire institutionnelle et de l’histoire sociale : celui où la diversité linguistique est devenue un keyword et a trouvé sa place dans le discours sur les langues » (p. 175). Le chapitre est focalisé sur la place que vont occuper progressivement l’enseignement et l’apprentissage des langues dans les débats au sein du Conseil de l’Europe comme nouveau terrain de production discursive, conduisant à l’élaboration d’une « nouvelle approche », syntagme utilisé pour « désigner l’approche du Conseil de l’Europe dans l’apprentissage et l’enseignement des langues, axés notamment sur la communication et sur les besoins de l’apprenant » (p. 169). L’intertextualité des événements discursifs analysés dans ce chapitre, liée à l’organisation bicéphale du Conseil de l’Europe (Comité des Ministres et Assemblée Parlementaire constituent des espaces discursifs distincts mais dont les productions textuelles sont nécessairement liées), conduit l’auteure à une véritable gymnastique pour le commentaire de textes intriqués les uns dans les autres, amenant nécessairement des répétitions et phrases très longues, auxquelles même l’esprit de synthèse le plus aguerri aurait difficilement pu échapper.

Le chapitre 5 (« Au-delà des langues officielles : la gestion de l’existence et de la pratique des ‘langues régionales ou minoritaires’ », p. 181-219), examine en détail le contexte historique et institutionnel (et donc discursif) de l’élaboration de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, avant de commenter la manière dont les catégorisations de « langues régionales » et de « langues minoritaires » y sont utilisées en tant que constructions discursives largement déterminées par leurs conditions d’émergence, les intérêts politiques en jeu (notamment la question de la reconnaissance des minorités) et leurs idéologies sous-jacentes. En montrant comment ces catégorisations ont permis aux langues concernées d’acquérir « une place légitime dans la diversité linguistique et par conséquent, dans le patrimoine culturel de l’Europe » (p. 181, les soulignements sont de l’auteure), deux autres de ces constructions discursives devenues des keywords dans le discours du Conseil de l’Europe, ZS fournit une analyse à la fois complémentaire et originale par rapport aux nombreux travaux déjà publiés sur ces catégorisations (par exemple Viaut, 2021). En effet, l’auteure rappelle qu’une politique linguistique relève avant tout de la gestion d’un plurilinguisme perçu comme problématique. La section intitulée « L’expertise indépendante : espace de construction et de légitimation discursives » (p. 195-205) est particulièrement éclairante à cet égard, dans la mesure où elle déconstruit point par point les débats qui ont mené au choix de la catégorie unique de « langues régionales ou minoritaires », et, surtout, où elle montre que ce choix, excluant les dialectes et les langues des nomades et des migrants, conduit à faire de cette catégorie, et par extension, de la Charte, « un instrument de (re)production des inégalités linguistiques et sociales » (p. 201).

Enfin, le chapitre 6 (« Langues et processus démocratiques paneuropéens. Définition, célébration et appropriation du ‘plurilinguisme’ », p. 221-276) s’intéresse à l’apogée, à partir des années 1990, du plurilinguisme qui, « en tant que résultat visé par l’apprentissage des langues dans des contextes (extra-)scolaires, est désormais mobilisé au service de la réalisation du projet politique démocratique européen » (p. 267). Comme dans les chapitres précédents, l’analyse des quatre derniers événements discursifs retenus dans le corpus d’archives vise à saisir « l’articulation entre les discours […] produits sur les langues avec les conditions sociopolitiques caractéristiques de la période » (p. 222). Après avoir montré dans quelle mesure l’institution de la Journée européenne des langues (célébrée le 26 septembre chaque année), puis de l’Année européenne des langues (conjointement avec l’UE en 2001) constituent « un terrain de promotion d’une certaine image du plurilinguisme et de l’Europe » (p. 223), ZS décortique l’ensemble des événements institutionnels et/ou politiques internationaux qui ont orienté l’élaboration du texte recommandant l’utilisation du « Cadre européen commun de référence pour les langues » (CECR), instrument politico-didactique conçu et élaboré par les experts du Conseil de l’Europe.

Revenons pour conclure au titre de l’ouvrage, Les langues en débat dans une Europe en projet, dans lequel le parallélisme souligne le caractère évolutif des idéologies dont les débats sont « le locus de la définition et/ou de la redéfinition » (p. 28), aussi bien que celui de la construction européenne. En effet, ce sont bien les évolutions et reconstructions/réorientations des idéologies sur les langues qui sont au cœur de l’ouvrage de ZS. Sur le plan méthodologique, le travail de contextualisation, dont on ne soulignera jamais assez l’importance, est pour l’auteure « un outil permettant de comprendre les déplacements discursifs qui vont se produire dans les débats sur les langues au Conseil de l’Europe » (p. 230). Finalement, l’étude de ZS offre par ce biais une sorte de grille de lecture de l’articulation entre langues et pouvoir à l’échelle d’une institution internationale ; ou, pour le formuler plus simplement, elle montre comment le plurilinguisme est devenu la langue du Conseil de l’Europe. À l’image d’une langue intrinsèquement liée à la construction d’un État-nation (et on pense évidemment ici au cas de la France, cf. Chaurand 1999), le plurilinguisme construit et perpétué par le Conseil de l’Europe devient aussi le moyen grâce auquel ce dernier se reproduit et exerce son pouvoir.

Bibliographie

BOURDIEU Pierre, 2001, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Fayard.

CHAURAND Jacques, 1999, Nouvelle histoire de la langue française, Paris, Seuil.

DUCHENE Alexandre, 2008, Ideologies across Nations. The construction of linguistic minorities at the United Nations, Berlin, New York, Mouton de Gruyter.

FOUCAULT Michel, 2004, « Régimes de pouvoir et régimes de vérité », Philosophie : anthologie, Paris, Gallimard.

FOUCAULT Michel, 1969, L’archéologie du savoir. Paris, Gallimard.

HAGÈGE Claude, 1992, Le souffle de la langue, Paris, Odile Jacob.

VIAUT Alain (dir.), 2021, Catégories référentes des langues minoritaires en Europe, Bordeaux, Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine.

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Référence électronique

Pascale Erhart, « Zorana Sokolovska, Les langues en débat dans une Europe en projet », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 14 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1532

Auteur

Pascale Erhart

UR 1339 LiLPa – Université de Strasbourg – pascale.erhart[at]unistra.fr

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