1. Hypothèses
1.1. Pulvérisme savant
Le purisme prescriptif de la grammaire normative est aujourd’hui disqualifié par les spécialistes des langues et du langage, à cause de son aveuglement aux variétés et aux variations effectives, et de sa stigmatisation brutale des « fautes » des sujets parlants, des parleurs qu’il conduit à stigmatiser et à rejeter. En revanche le pulvérisme terminologique et analytique, qui touche les sciences du langage comme la didactique des langues dominantes, semble moins aisément critiquable1.
Attachée à la description fine des phénomènes, la pratique savante multiplie les cas, les distinctions et les termes au nom des nécessités de l’analyse, et très souvent avec raison. Pour décrire des énoncés, on peut s’appuyer sur la terminologie des types de normes (norme de fonctionnement, normes objective/descriptive, subjective/évaluative, ou fantasmée ; endogène et exogène [Moreau 1997]) et sur celle des types de variation (diachronique, diatopique, diastratique, diaphasique, diamésique, Gadet 2007 : 23). Mais tout cela a aussi des effets secondaires de dispersion et de brouillage des pistes qui empêchent de percevoir et d’abstraire des lignes de force et de construire une représentation synthétique des réalités communicatives langagières. Les lexies-notions des terminologies sont rarement regroupées et composées pour donner une vue socioculturelle d’ensemble de la communication sociale en langue (s).
La tendance au pulvérisme en a conduit beaucoup à refuser l’existence d’une « norme » ou d’un « français standard » au motif que les discours concrets sont empiriquement hétérogènes et variables, une réalité observable par les spécialistes ou par le commun des parleurs. Cela montrerait que la normalisation et la standardisation ne sont pas efficaces, qu’elles ont échoué, qu’on ne peut dicter ses manières de parler à une population, confirmant le topos selon lequel « les autorités veulent mais le peuple décide ». Si les confrontations avec tous ces énoncés concrets si variés et si variables, invalident et déconsidèrent l’idéologie normative, réductrice et unificatrice, la déconstruction nécessaire de cette idéologie ne doit pas pour autant condamner d’avance toute tentative de construire un cadre théorique qui rende compte de l’organisation générale des réalités communicatives langagières d’une nation donnée. La politique linguistique et éducative de l’État institue une homogénéisation imparfaite mais suffisante des manières de parler en français, cette unification linguistique se révèle globalement efficace pour assurer l’hégémonie symbolique langagière des autorités des classes dominantes (Lefranc, 2010), dans un équilibre construit entre les forces socioculturelles "centripètes" et "centrifuges" (Bakhtine, 1978 : 96 ; voir aussi Lefranc, 2008).
Parce qu’il est ouvertement répressif et exclusif, le purisme a au moins le mérite d’attirer l’attention sur la technologie culturelle qui impose la langue officielle. Cette réalité brutale invite à prendre en compte les rapports de forces sociaux qui structurent les conduites communicatives et les discours des locuteurs, et elle ouvre la recherche descriptive et explicative sur la pluralité des normalisations, c’est-à-dire des domestications d’en haut et d’en bas.
En effet, le processus d’organisation et de contrôle des individus d’un groupe est intrinsèque à toute interactivité langagière socialement contrôlée, i.e. collectivement et mutuellement. (De même que la normalisation est intrinsèque à toute forme de vie productrice d’ordre, si l’on suit Canguilhem, 2003, 2009.) Au contraire, quand le pulvérisme savant traite de la normalisation étatique, administrative et scolaire, c’est pour se focaliser sur la représentation erronée que la vision normative donne de la langue, voire sur « le mythe du standard », et pour conduire vers une réalité « plus complexe » que ce qu’en pensent les non spécialistes, les simples locuteurs, ou les enseignants puristes. S’ils ne nient pas l’insécurisation linguistique qu’elle crée chez les dominés, et s’ils la dénoncent parfois, ces savants minimisent l’influence modélisante et unificatrice de la coercition officielle, qui conduit les plus forts et les plus faibles, dans leur sécurité et leur l’insécurité communicatives respectives, à écouter, à répéter, à imiter et à réutiliser les formes légitimes de la langue standardisée écrite oralisée, avec une maîtrise inégale de ces moyens linguistiques, et des productions de discours et de textes plus ou moins valorisés et plus ou moins élaborés.
Bien entendu, quand le purisme lettré, très actif dans l’enseignement scolaire français à partir du collège et du lycée, reconnaît l’importance de la normalisation d’État qu’il défend et qu’il illustre, il le fait partialement et caricaturalement. Il légitime la surnormalisation qu’il promeut en l’enchantant logiquement et esthétiquement, la langue standard est logique et elle est belle. Il ignore la logique propre aux manières de parler non standards, avec leur mode de structuration communicative et langagière et il ignore la créativité verbale du commun des parleurs, qui se manifeste même chez les plus dominés et les plus démunis quand elle n’est pas réprimée (Mendel, 1999), y compris sous la forme de séquences non conformes – car on apprend aussi les langues en déformant les moyens linguistiques conventionnels (cf. les jeux de langage des enfants). Cette ignorance répressive rend les agents puristes incapables de prendre la mesure des réticences et des résistances à la (sur) normalisation institutionnelle de nombreux apprenants qui la vivent comme de la rééducation, et les gardiens de la norme académique ne peuvent voir les productions discursives non standards que comme des dysfonctionnements. Beaucoup réduisent l’explication des « fautes de français » persistantes, aux seules limites cognitives et culturelles d’individus malhabiles, alors qu’il s’agit de formations de compromis énonciatifs qui émergent de la compétition entre les divers modes de normalisation qui font pression sur la communication et la psyché des élèves-corps parlants. Le purisme rend aveugle à la dynamique du langage que travaillent les contradictions et les antagonismes entre des pratiques langagières en compétition inégale. Fondés sur une ignorance formée et cultivée, les jugements scolaires normalisateurs affaiblissent performativement les apprentis du métier d’élève et du français de l’école que sont les apprenants d’en bas. L’institution les sous-développe.
La surnormalisation d’État s’avère suffisamment efficace pour déstabiliser les parleurs dont les manières de parler (les ways of speaking de Hymes, 1984) sont normalisées différemment, c’est-à-dire structurées dans d’autres modes d’interaction et dans d’autres compositions linguistiques. Tout cela parce que la normalisation suprême s’appuie sur une technologie culturelle hégémonique, c’est-à-dire sur un ensemble d’institutions, de dispositifs, d’instruments, et de techniques de pouvoir sur les choses et les gens. Les autorités qui contrôlent cette technologie langagière imposent à la population des modèles d’énoncés et des moyens linguistiques standardisés, un matériau et un outillage de langue qui ont été historiquement grammatisés, et que des institutions diffusent et prescrivent aux habitants d’une nation.
1.2. Une configuration communicative langagière
1.2.1. L’hyperlangue
La configuration linguistique dite « commune » d’un État-nation existe comme une hyperlangue. Ce terme renvoie à la dimension langagière de la configuration sociale et culturelle d’un pays, dont l’État organise et administre le régime linguistique, en imposant une langue légitime tout en déstabilisant et en marginalisant les autres langues et variétés.
J’emprunte le terme d’hyperlangue à Auroux (1998) et je le définis comme un espace-temps de communication sociale entre des sujets parlants qui échangent en exploitant un matériel verbal qu’ils mettent et remettent en commun. C’est le cas avec le français dit « courant » qui englobe la « variété » standard et les variétés non standards de cet idiome. L’hyperlangue est une forme de vie communicative humaine qui se perpétue avec le milieu national qu’elle verbalise, qu’elle symbolise langagièrement et qu’elle contribue à faire exister, à ordonner et à configurer.
1.2.2. Langue de parleurs
Tout idiome n’existe que par les locuteurs de la langue. L’activité de communication entre les parleurs, le travail sémiotique sur et avec les moyens linguistiques et les corps parlants, exploite les entités tangibles, visibles et mentales du milieu pour référer au monde réel mais aussi pour renvoyer aux mondes mentaux des individus, un mélange de représentations réalistes et de rêve éveillé que les membres de la société s’ingénient à reproduire et à modifier, individuellement et collectivement.
L’hyperlangue n’est donc pas seulement constituée de matière verbale, elle inclut les êtres humains parlants, mais aussi les autres entités du monde externe et interne (lieux, choses, animaux, phénomènes, croyances, etc.) qui sont traitées et retraitées symboliquement par les sujets socialement contrôlés, ordonnés et régulés.
Définie du point de vue sociopolitique, l’hyperlangue est une formation sociale langagière, une configuration systémique et évolutive placée sous la gouvernementalité des autorités politiques et économiques, qui veillent au maintien des rapports de dépendance qui rattachent les individus entre eux et qui les lient aux discours/textes autorisés. L’évidence des nécessités pratiques de communication et de compréhension entre les habitants fait passer comme au second plan la soumission aux règles du jeu social que vivent les sujets parlants qui, au fil des enchaînements de productions et de réceptions de messages, copient, imitent et mémorisent les énoncés modèles et modeleurs. Le conformisme va sans dire, il est taken for granted.
Au cours de l’histoire de la France (Balibar, 1985), la dynamique de l’hyperlangue a fait émerger le français de l’État-nation comme la langue suprême, et comme le « vrai français », le seul français qui compte, au moyen duquel les institutions gouvernent et administrent les habitants du pays. Cette langue est bien un instrument (Lefranc, 2010), l’instrument de la politique éducative et linguistique de l’État français.
La configuration socioéconomique et culturelle de la nation unifie, stabilise et structure la diversité des pratiques langagières, des parleurs, des discours circulants et de leurs moyens linguistiques, d’une manière non absolue mais suffisante pour maintenir « l’ordre du discours » (Foucault, 1976). Les locuteurs de l’espace national se rassemblent (et se ressemblent peu ou prou) dans des rapports sociaux de communication où, dans un français plus ou moins standardisé (selon leur parcours familial et scolaire), ces êtres parlants produisent leurs énoncés faits de signes verbaux, para-verbaux et non-verbaux. Ces discours et leurs formes signifiantes contribuent à l’interdépendance de ces parleurs socialisés-acculturés quand ils échangent en privé ou en public. Enfin, l’idiome de cette hyperlangue devient national-international lorsque, utilisant les formes signifiantes de la langue standardisée, les francophones communiquent d’un pays à l’autre ou, dans leur pays, avec un locuteur d’un autre État.
1.2.3. Langue de discours
Une langue existe par ses discours de la langue. Avec Meschonnic (1997), je conçois l’idiome d’un groupe social (langue standard, ou parler non standard), comme un trésor de discours oraux et écrits, mémorisés et disponibles chez les sujets humains, et dont ils font apparaître et réapparaître des bribes et des moyens linguistiques au cours de leurs échanges. Au sein de telle ou telle socioculture, la survie de sa langue dépend des parleurs qui communiquent entre eux au moyen de segments et de séquences empruntés à ce trésor, et dont les formes verbales sont plus ou moins régulées et réglées, selon qu’il s’agit de paroles improvisées ou de textes relus et corrigés, et d’échanges informels ou formels.
Tous ces discours sont des discours en interaction (Kerbrat-Orrechioni, 2005), des discours toujours dialogiques (Bakhtine, 1978, 1984) et leur sémantisme est toujours polyphonique (Ducrot, 1984). Les énoncés prennent forme dans des communications socialisées, qu’il s’agisse d’interactions verbales entre des interlocuteurs présents, ou bien d’interactions entre des lecteurs et les supports scripturaux ou numériques qu’ils utilisent et exploitent, ou même de conversations muettes d’un individu avec lui-même.
1.3. Polarisation hiérarchique, distribution inégalitaire
La surnormalisation stabilise et renforce les positions et les capitaux économiques, sociaux et culturels des uns tandis qu’elle déstabilise et affaiblit ceux des autres.
1.3.1. Inégalité des sujets parlants
Les orientations pulvéristes de nombreux travaux mettent en avant une diversité culturelle qui brouille les pistes et qui empêche de concevoir ce qui hiérarchise la France en classes sociales et ce qui fragmente la population en segments spatialement isolés les uns des autres. Hiérarchisés et répartis, socialement classés et rangés, les habitants de l’État-nation France sont socio-économiquement reproduits en favorisés et défavorisés, c’est-à-dire en supérieurs et en inférieurs, qui sont respectivement renforcés et affaiblis en savoirs-pouvoirs socioculturels et même en capacités cognitives (Grignon, 2008). La diversité se structure dans l’inégalité.
La puissance des forts et la faiblesse des faibles présentent plusieurs dimensions. Les idées reçues sur la supériorité et l’infériorité respectives des riches et des pauvres ne sont pas des représentations totalement illusoires. Pourtant, attachés aux valeurs abstraites de respect et de justice, trop de travaux de didactique et de sociolinguistique en sont venus à négliger, à éluder ou à nier l’infériorité des faibles en capitaux économiques, sociaux et culturels (y compris scolaires et linguistiques). Trop de recherches, en didactique des langues notamment, construisent un monde social où les locuteurs sont également respectables et ont la même valeur socioculturelle. Occulter le caractère inégalitaire de la diversité langagière pour défendre les dominés tels que l’on voudrait qu’ils soient, c’est entériner le statu quo de classement/déclassement socioculturel en le rendant invisible, pour laisser finalement les subalternes comme ils sont et où ils en sont.
Le pulvérisme diversitaire serait-il le complément systémique et consolant du purisme répressif ?
1.3.2. Inégalité des langues
Si, pour beaucoup de spécialistes des sciences du langage, un parler vaut une langue légitime, ce n’est pas le cas dans le monde sociohistorique réel. Les ressources en discours et en textes sont plus ou moins importantes selon les pratiques langagières et leurs variétés. Avec leurs lectes et leurs lexies respectifs, les manières de parler offrent un éventail plus ou moins grand de types de discours : leurs discours et leurs lexies ne couvrent pas autant de domaines d’activité. Enfin, ces pratiques langagières et ces variétés n’ont pas la même envergure transculturelle et historique.
Les langues légitimes l’emportent grâce à une technologie culturelle de savoirs et de pouvoirs que contrôlent l’État et les organisations économiques. Ces langues nationales-internationales (Balibar, 1985) l’emportent parce que l’on traduit leurs discours et leurs textes d’hier et d’aujourd’hui, qu’ils soient artistiques, scientifiques, techniques ou utilitaires. Ce n’est pas le cas des productions discursives en langages véhiculaires et vernaculaires non standards, qu’elles soient orales ou écrites (y compris à travers les réseaux sociaux).
1.3.3. Variabilité et stabilité
Plus les moyens linguistiques oraux d’un parler sont variables, plus ils compliquent la transmission des messages, et moins ils facilitent la communication et l’action conjointe des êtres parlants. Les langues officielles sont les plus fortes parce qu’elles sont les plus opérationnelles, et qu’elles ont été matériellement stabilisées et unifiées par la technologie écrite qui les a rendues maîtrisables et utilisables, avant tout pour ceux qui, après des années d’initiation sélectionniste, en sont devenus maîtres et possesseurs (et grands propriétaires), et qui les pratiquent quotidiennement2.
La fabrication des langues d’État légitimes ainsi que leur diffusion, leur appropriation et leur transmission inégales ont eu pour effet de créer une communication entre les habitants qui réponde suffisamment aux besoins des politiques socioéconomiques et culturelles/idéologiques. Cette gouvernementalité, qui a facilité les contacts entre les membres des diverses communautés linguistiques, par-delà leurs spécificités socioculturelles, a également assuré l’hégémonie de l’idiome légitime en s’appuyant technologiquement sur sa stabilité formelle.
2. Dynamique des normalisations
2.1. Normalisation(s)
2.1.1. Un processus de domestication
Le terme de normalisation renvoie à un processus d’organisation et de gestion des sujets parlants qui obéissent à des autorités sociales externes, physiquement repérables, et à des autorités intrapsychiques (le surmoi normatif). Ce processus normalise les parleurs, les pratiques langagières collectives de la classe socioculturelle à laquelle ils sont rattachés et se rattachent, et les productions discursives qu’ils échangent.
Les normalisations sont aussi des processus de ritualisation des conduites langagières des sujets parlants, de conformation de leurs interactions verbales à des modèles de communication, i.e. de comportement et de formes linguistiques. Les divers types de normalisation s’exercent à travers la régulation des échanges et le réglage des discours des interlocuteurs dont la manière de parler s’inscrit dans une manière de vivre (way of speaking, way of life, Hymes, 1984). Autrement dit, chaque pratique langagière est indissociable d’une forme de vie particulière.
Chaque type de normalisation symbolique langagière façonne l’habitus, le « caractère social » (Bourdieu, 1980) des sujets parlants qu’elle cadre, canalise et oriente. Ce modelage socioculturel s’accomplit au fil des confrontations qu’opèrent les locuteurs entre leurs discours et les paroles des autres. Au cours de ces interactions verbales, les normalisations des sujets parlants se font par l’exemple : par les modèles vivants des locuteurs en action et les modèles de discours que les parleurs intériorisent et/ou rejettent.
Tout énoncé qui « passe », i.e. dont l’auteur n’est pas « repris », dont la prononciation, le vocabulaire ou la grammaire ne sont pas corrigés, viendra tacitement s’ajouter au trésor commun des discours corrects. Si les formes signifiantes en sont reproduites et diffusées par d’autres locuteurs, il fonctionnera comme un segment modèle de la langue, qu’elle soit ordinaire ou standard.
Ce qu’on appelle la norme comprend les ressources langagières conventionnelles et jugées conformes, c’est-à-dire les bons exemples de langue avec leurs procédés de construction. Ces ressources rassemblent donc à la fois les discours et les textes modèles, les moyens linguistiques conventionnels et les schèmes de création d’énoncés qui obéissent aux contraintes lexico-grammaticales orales et écrites des divers idiomes systématisés.
Les normalisations se réalisent lorsque les parleurs en interaction soumettent la production et l’interprétation de leurs moyens linguistiques aux pressions exercées par les segments et les discours corrects qu’ils ont appris, qu’ils retrouvent au cours de leurs échanges, et qu’ils reproduisent en écoutant, en parlant, en lisant et en écrivant. Ce sont ces chunks, ces échantillons « aux normes » qui sont régulièrement cités et imités par les interlocuteurs.
2.1.2. Structuration et systématisation langagières
La structuration communicative langagière des parleurs cadre et conditionne la systématisation des moyens linguistiques de leurs discours. Opposer catégoriquement norme et système serait donc une forme de pulvérisme et plus précisément de « distinguisme » - si l’on glisse de la distinction des entités à leur dissociation.
Les énoncés se construisent et s’échangent (s’élaborent, se comprennent, se mémorisent, se reproduisent et se transforment) « sur le tas », dans une dynamique qui les configure et les régule dans des enchaînements de production et de réception, de feedbacks et d’ajustements empiriques.
Utilisés et réutilisés dans les discours d’interaction parlés et écrits, les moyens de communication verbaux sont systématisés. Tout à la fois sociales, mentales, et matériellement sémiotiques, les formes signifiantes respectent la logique communicative et formelle de leurs systèmes de distinctions et de contraintes phonologiques et lexico-grammaticales.
Dans le cas des échanges ordinaires et informels, la normalisation des discours se fait dans une systématisation des moyens linguistiques qui est approximative mais suffisante. La structuration empirique qui stabilise et régule les formes d’une langue – i.e. leur systématisation pratique effective – se fait et se refait dans le jeu des communications sociales dont les agents, mutuellement et sur le tas, ajustent leurs perceptions et leurs productions, y compris leurs reformulations correctives. Ce travail interactif et intrapsychique renforce leur impression plus ou moins fondée qu’ils se comprennent suffisamment pour continuer à échanger. Notons qu’en corrigeant le locuteur A, le parleur B participe activement à la normalisation commune, et même à sa propre normalisation, à sa propre fabrication de parleur conforme, producteur d’énoncés modèles.
Après les travaux sur la métamorphose évolutive des pidgins en créoles, de récentes études sur l’apprentissage et la transmission des discours de langue ont montré que les êtres humains reproduisent les moyens linguistiques des énoncés qui circulent, en renchérissant sur la structuration de ces formes verbales, et qu’ils parlent dans une langue plus régulière, plus schématisée, plus systématisée (Kennealy, 2018).On pense à ce qu’écrivit le biologiste François Jacob : « la pente de l’esprit humain réclame unité et cohérence dans sa représentation du monde sous ses aspects les plus divers» (1981 : 11).
En résumé, le processus de toute normalisation langagière est « communicatif social », les discours se structurent dans le jeu des interactions entre les interlocuteurs, et ce processus est aussi linguistique, les formes verbales sont structurées en systèmes de règles que respectent les parleurs socialisés, et qu’ils sont poussés à respecter.
2.2. Surnormalisation
La (sur)normalisation qui impose une manière de parler légitime et supérieure s’oppose dialectiquement aux (sous)normalisations des pratiques langagières non légitimes, et elle les domine.
2.2.1. Une normalisation hégémonique
Caractéristiques
Les travaux d’histoire de la langue française nationale montrent comment cette surlangue est aussi une « alter-langue(s) », un idiome fabriqué avec et contre le latin puis l’italien, et avec et contre les parlers des régions et des classes populaires du pays3. Ce français s’incarne dans un bon usage officiel et académique, une langue correcte dont les dites et ne dites pas trahissent la nature de langue corrigée, et même de langue en perpétuel travail de correction. Les discours en français légitime tiennent en respect les productions discursives et les moyens linguistiques des sujets parlants d’en bas et d’ailleurs.
La surnormalisation se fait consciente et réflexive par la pratique de l’écriture-lecture, de la culture de littératie, et par la grammatisation savante et scolaire qui en structure les formes signifiantes, et que préservent les institutions. En effet, la codification écrite de la langue légitime et grammatisée est indissociable de la bureaucratisation de la nation française par les appareils de l’État, administration, justice, police, et système d’enseignement.
La surnormalisation est aussi une normalisation au carré. Les pratiques langagières ordinaires et leurs normalisations empiriques sont comme satellisées par le processus de surnormalisation qui, par le biais de différents canaux, pèse sur les parleurs et les moyens linguistiques de leurs discours.
2.2.2. Des structurations diverses et inégales
Dans la France d’aujourd’hui, alors que la nébuleuse des français conversationnels et non standardisés s’organise et fonctionne avec une grande flexibilité, les discours oraux et écrits des communications en français légitime, qui se manifestent souvent en public et jouissent d’une large diffusion, sont soumis à un contrôle formel, rigoureux et rigide, ce qui distingue la surnormalisation des autres modes de normalisation langagière, et qui participe de son hégémonie.
Les normalisations non standardisées sont sociopolitiquement moins organisées et moins organisatrices que la surnormalisation d’État, et leurs formes signifiantes sont moins structurées et structurantes que celles de la langue légitime. Une formation linguistique dont la grammatisation a même fait une surlangue sursystématisée.
2.2.3. Le FLI
La codification juridique et administrative de la langue française a pris une nouvelle ampleur avec l’émergence du français langue d’intégration (FLI) qui est enseigné aux migrants non européens (Vicher, 2011). L’instauration et la mise en œuvre du FLI ont relié expressément l’apprentissage de la langue nationale aux formalités administratives que doivent effectuer les nouveaux résidents pour continuer à vivre en France. L’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) oblige désormais les migrants primo-arrivants et d’autres immigrés à suivre des cours de français pour apprendre la langue et les principes/valeurs de la République, ce qui leur permettra d’obtenir un titre de séjour (Lefranc, 2016). Significativement, ce français enseigné et d’enseignement associe désormais une formation sociale à la vie quotidienne en France, une formation professionnelle pour trouver un emploi, et une formation civique pour connaître et respecter les droits et les devoirs du citoyen ainsi que les lois de la République. La surnormalisation langagière participe ainsi de la « conduite des conduites » (Foucault, 1994) des nouveaux habitants, de leur acculturation à la France républicaine.
Au-delà de l’enseignement du FLI, la normalisation suprême touche les locuteurs, les textes et les discours des écoles, des bureaux, des médias comme ceux des entreprises. C’est précisément dans les entreprises où, colinguisme oblige (Balibar, 1993), la surnormalisation en français légitime est de plus en plus supplantée par une surnormalisation en anglo-américain (Truchot, 2008), du moins dans les espaces de communication où l’on prend des décisions cruciales.
2.3. La métanormalisation
Pas de codification, de standardisation, sans métanormalisation, sans une théorisation prescriptive des discours, des textes et des conduites langagières des parleurs. La normalisation méta du « français correct » est un processus de grammatisation à la fois institutionnel (Balibar, 1985), technique et artefactuel (créé grâce aux livres de grammaire et aux dictionnaires, Auroux, 1994, 1998). Les agents du bon usage (grammairiens et enseignants) imposent à tous les jeunes scolarisés et à tous les adultes des règles et des exemples de français écrit oralisé, qu’ils doivent apprendre à respecter et à intérioriser – même si seule une minorité d’entre eux en maîtrisera vraiment la production écrite et orale.
Dans les institutions qui administrent le « bon français », les agents de la surnorme mettent en œuvre une technologie culturelle de standardisation langagière qui reproduit, transmet, maintient et renouvelle cette surlangue, cette survariété légitime. Les agents de sa diffusion ont pour mission d’imposer ce sursystème linguistique (ce système savamment grammatisé) à tous les sujets parlants de la nation, notamment aux locuteurs des autres variétés de la langue.
2.3.1. Des modes de normalisations en concurrence inégale
Toute normalisation qui diffère de la surnormalisation entre en rivalité avec elle. Elle est en lutte ouverte ou tacite – par force d’inertie – avec la normalisation en langue légitime. C’est une contre-surnormalisation, mais elle est toujours asymétrique et toujours battue d’avance.
La surnormalisation peut compter sur un matériel technologique de grammatisation qui matérialise la codification langagière en une norme officielle écrite, un code lexical et grammatical qui décrit et prescrit ce qui doit et ne doit pas s’écrire et se dire (et, plus tacitement, ce qui peut se dire), à l’imitation des codes juridiques qui opposent ce qui doit et ne doit pas se faire. Les règles et les modèles de cette surnorme la présentent comme la seule norme légitime. Nul citoyen n’est censé ignorer, parce qu’il a été scolarisé, qu’il a affaire aux administrations (à leurs formulaires et à leurs agents), et qu’il entend les voix des membres du gouvernement et des agents des médias.
Les parleurs subalternes vivent leurs normalisations véhiculaire ou vernaculaire parlées et écrites, en communiquant de manière informelle, avec des moyens linguistiques hétérogènes et variables, qu’ils utilisent avec plus de liberté que les formes verbales exigées dans l’apprentissage scolaire, les démarches administratives, ou lors de la réception du public dans les commerces et les bureaux. Ces normalisations sont plus permissives, plus tolérantes et plus ouvertes aux formulations approximatives. Cependant, parce que les pratiques langagières en français ordinaire ne sont pas standardisées, qu’elles ne s’appuient pas sur un contre-code écrit ni sur une riche littérature (i.e. un grand trésor de textes), leurs discours et leurs écrits n’ont pas la même légitimité, et elles ne s’imposent pas au-delà de leur groupe social comme « langues de référence ». Bien sûr, elles influencent les arts verbaux (roman, poésie, cinéma, création vidéo, théâtre, chanson, et bande dessinée), mais c’est dans d’autres mondes de discours.
L’habitus de littératie est plus ou moins développé, riche et efficace, selon les milieux socioculturels des sujets parlants et suivant leurs trajectoires individuelles. Le processus de surnormalisation se fonde sur la pratique de l’écrit. Les sujets parlants qui réussissent à maîtriser la surlangue et l’utilisent le plus régulièrement – les plus brillants – sont parvenus à développer un rapport décontextualisé, distancié et réflexif aux moyens linguistiques de l’idiome légitime et à la communication langagière. Les locuteurs des parlers conversationnels non standardisés quant à eux font appel à leur background culturel commun pour se comprendre à demi-mot et pour agir efficacement de concert, mais la coopération et l’entraide communicatives les rendent langagièrement dépendants les uns des autres. Tandis que les plus lettrés sont habitués aux semi-monologues propres à la lecture et à la rédaction, ce qui les forme aux compositions discursives orales en langue standard, à l’inverse, cette formation et cette pratique sont étrangères aux manières de parler et aux productions discursives des moins lettrés.
Les discours et les textes surnormalisés sont conformes à la surlangue standardisée parce qu’ils sont corrects-corrigés, sciemment et savamment, par les parleurs les plus instruits. Pourtant les formes verbales utilisées par les subalternes sont correctes du point de vue de leur norme vernaculaire ou véhiculaire, et leurs discours sont corrects eux aussi, même s’ils mêlent des moyens linguistiques standards et non standards, dans une « langue mélangée », que la surnorme trouvera toujours insuffisamment « corrigée ».
Quand les citoyens des différentes classes sociales entrent en contact au sein des mêmes espaces de communication, leurs paroles et leurs textes sont d’une valeur sociale inégale, ce qui fait apparaître des tensions et des conflits entre les modes de normalisations. Si les parleurs des classes dominées échangent sur leur terrain et en nombre, c’est leur mode de normalisation des énoncés qui l’emportera. Inversement, dans les espaces sociaux contrôlés par les autorités officielles, et où les échanges formels sont de rigueur, triomphent la surnormalisation et la langue légitime : les discours et les parleurs vernaculaires ou véhiculaires ordinaires y sont tenus en respect et à distance. Domination de la surnormalisation sur les terrains officiels des espaces de pouvoirs nationaux, et domination des normalisations ordinaires sur les terrains des espaces de relégation des populations marginalisées, loin des milieux où se décide la politique économique et culturelle de l’État-nation.
2.4. Les gagnants et les perdants de la surnormalisationscolaire
2.4.1. Une surnormalisation sélective
Dans sa production et sa reproduction de la surlangue, la surnormalisation est élitiste. Officiellement ouverte à tous, l’école de la République met en œuvre un type de communication d’apprentissage de langue (ou CAL, Lefranc, 2008) dont pâtissent régulièrement les parleurs des classes subalternes, ceux qui ne sont pas socialement prédisposés au monde scolaire (Lahire, 2008 : 12). La surnormalisation sélective s’y exerce tantôt à la dure, tantôt à la douce. Elle s’effectue à la dure quand les élèves se voient régulièrement humiliés (souvent en public) pour leurs « fautes de français » lexico-grammaticales et pour leur incompétence rédactionnelle, et quand ils sont finalement sortis de l’enseignement général en vertu d’un réalisme pragmatique (« élèves limités »). Ou bien elle s’exerce à la douce quand, par laisser-aller compatissant, dans une logique d’accompagnement compréhensif et charitable, dans une forme de traitement palliatif, les apprenants sont abandonnés à leur sort de pauvres en capitaux linguistiques prestigieux. En fait, l’appareil scolaire administre un apprentissage à la culture écrite de la langue légitime, dont les mécanismes s’avèrent crypto-initiatiques. Il est vrai que l’enseignement des savoirs scolaires utilise les instruments langagiers ésotériques du français que de nombreux défavorisés-dépossédés nomment « intello » ou « de bourges » – mais pour le rejeter et y renoncer.
Plus généralement, la surnormalisation polarisante est une réalité complexe et plurielle. Si leurs expériences de CAL académique les ont découragés au point de les dissuader de la culture en français surnormalisé, les membres des classes subalternes en sont également éloignés par leurs loisirs habituels, qui les en divertissent et qui leur font oublier les mauvais souvenirs que leurs expériences scolaires cuisantes ont associés aux matières et aux savoirs académiques.
Significativement, l’enseignement du français langue étrangère FLE intègre généralement peu d’éléments de culture générale qui évoqueraient les thèmes et les connaissances des matières de l’enseignement scolaire (pour un contre-exemple, Koulmann, 2018). Si l’on examine les contenus de nombreux manuels de FLE pour les niveaux débutants et les sujets des examens qui y correspondent, il semble que la didactique institutionnelle de cette langue ait implicitement décidé qu’un fossé culturel infranchissable sépare les apprenants de la masse et ceux des élites, et qu’elle en ait pris son parti. Pour les niveaux débutants/élémentaires et moyens que ne dépasseront pas la plupart des élèves et des étudiants d’en bas, elle privilégie désormais une approche instrumentale, professionnelle, commerciale et divertissante de la communication langagière, comme si la politique du FLE s’alignait sur la culture utilitaire et consumériste d’une bonne partie des lycéens et des étudiants mondialisés, et qu’elle les y installait.
2.4.2. Décalages et concordances
Les communications d’apprentissage de langue (CAL) prennent des formes diverses selon qu’elles fonctionnent dans telle ou telle famille de tel ou tel milieu social, ou dans telle ou telle institution scolaire publique ou privée, de masse ou d’élite. Les normalisations langagières dans les familles socio-culturellement « munies » ou « démunies », et les surnormalisations des établissements scolaires aux publics, aux ressources et aux résultats divers, sont différentes et inégales.
Les enfants et les adultes des classes supérieures acquièrent une plus grande maîtrise de la langue légitime et de la structuration des textes modèles (la « compétence textuelle » sur laquelle insiste Dalgalian, 2000). Les parleurs subalternes, quant à eux, n’en ont qu’une maîtrise réduite aux besoins de leurs échanges de type formels, plutôt rares ; ce niveau de connaissance-compétence en français standardisé correspond à ce que leur formation scolaire leur a permis d’atteindre dans les dispositifs de CAL qu’ils ont connus, dans des conditions de possibilité/impossibilité où règnent le manque de temps, de ressources, de techniques et d’entraide. Pourtant les curricula exigent de ces apprenants peu pourvus en capitaux culturels de départ, qu’ils assimilent des contenus toujours au-dessus de leur zone de développement (Vygotski, 1997), qu’elle soit immédiate ou qu’elle soit proche.
Pour les favorisés, la surnormalisation est bien en phase avec leurs dispositions familialement développées, elle confirme l’utilité et l’efficacité sociales des moyens linguistiques auxquels ils ont été accoutumés, et elle renforce leur appropriation des nouvelles connaissances et des nouvelles compétences. Pour les défavorisés, à l’inverse, c’est une surnormalisation contraignante, subie, qui les déstabilise, qui les met en insécurité d’apprentissage et en insécurité linguistique ; leurs expériences de CAL académique révèlent et confirment leurs faiblesses culturelles, provoquent de la honte, mais aussi des résistances, des rejets et des évitements, ce qui les empêche de conquérir la culture écrite du français surlangue pour « se défendre dans la vie » et « pour s’en sortir » – i.e. pour s’affranchir des limites de leur milieu socioculturel familial.
Finalement, le pouvoir de communication, d’expression, de traduction et d’écriture (Renée Balibar) ne sera pas donné à tout le monde.
3. Une surnormalisation démocratique est-elle possible ?
Comment déjouer la hiérarchisation socioculturelle qui structure l’enseignement scolaire de la lecture-écriture en français standardisé ? Comment s’affranchir de l’apprentissage de classe (i.e. de classement et de déclassement sociaux) qui régit la forme scolaire française et lui donne son caractère crypto-initiatique, qui produit peu d’élus et beaucoup d’exclus de l’intérieur (Bourdieu et Champagne, 1992 ; Bourdieu, 1993) ? Certes, si le processus de surnormalisation aboutit finalement à une appropriation inégale de la langue et de la culture cultivées et savantes, il s’accomplit dans une dynamique animée par des contradictions sociales, et où les pressions et les actions démocratisantes et émancipatrices restent fortes, y compris au sein des établissements scolaires où des enseignants et des responsables administratifs œuvrent et luttent à contre-courant des mécanismes de sous-développement culturel.
Le français légitime n’est pas la langue des parleurs des classe inférieures, il n’est pas leur français 1, ni leur « français langue maternelle » (FLM). Même si les citoyens parlants savent en repérer et reconnaître les formes linguistiques et s’ils comprennent au moins globalement bien des messages en langue officielle (au moins les injonctions), ce français leur reste semi-étranger. Pour la majorité des habitants de France, c’est un français autre, voire le français des autres.
Une surnormalisation démocratique, une acculturation aux textes de savoirs-pouvoirs, devrait créer des rapports d’enseignement-apprentissage distanciés et distanciants. L’appropriation du français standard ne pourra se réaliser que sous la forme d’une contre-surnormalisation, où les activités de CAL feront travailler avec et contre les formes signifiantes du français légitime, mais aussi avec et contre celles des autres parlers.
Au lieu d’ignorer ou de réprimer la culture 1 (populaire, familiale et médiatique de masse) de la majorité des apprenants ou, inversement, au lieu de la porter aux nues démagogiquement pour les y laisser plongés, il s’agit d’en reconnaître l’intérêt, avant de la confronter à la surculture 2 scolaire et savante. Cette confrontation est déjà mise en scène et en œuvre dans des établissements scolaires (y compris dans des lycées techniques et professionnels), notamment parce que des enseignants sont passés par la didactique du FLE, par la sociolinguistique et/ou par les mouvements d’éducation populaire. On la pratique en donnant à observer et à manipuler des énoncés oraux que l’on fait écouter, dire et transcrire, et que l’on fait comparer aux énoncés standardisés de sens équivalent que l’on fait lire, lire à haute voix, réciter et écouter. Ce type d’activité permet d’objectiver les points communs et les différences entre les formes verbales du français ordinaire et celles du français standard, et de reconnaître la diversité des manières de parler, officiellement et par l’action pratique sérieuse. Cette « exposition active » à la variété des formes langagières françaises suppose que l’on dispose de corpus électroniques de discours parlés et écrits (Boulton et Tyne, 2016), et qu’ils soient didactisés de telle manière que les enseignants et les apprenants les utilisent facilement et effectivement.
Puisant dans les apports des méthodologies de l’enseignement des langues, mais aussi dans l’éventail des techniques d’interprétation et de traduction, on mettra les activités de « communication de travail d’apprentissage » au centre des dispositifs de CAL. Les apprenants s’y exerceront à reformuler/traduire du français ordinaire, véhiculaire ou vernaculaire, au français légitime – et vice-versa. Ce type de jeu de langage présente l’intérêt de créer des situations où l’on intègre et où l’on instrumentalise la culture langagière des parleurs, et où les apprenants adoptent une distance réflexive qui les fait travailler autrement avec le français non familier et semi-étranger de l’école, tout en prenant de la distance avec leur parler habituel et leurs habitudes socioculturelles, sans pour autant les renier.
Pour mieux y parvenir, des connaissances « méta » sont nécessaires. Les savants, les experts et les enseignants démocrates doivent divulguer les données objectives et les modèles théoriques qui éclaireront les parleurs subalternes sur leurs expériences vécues, sur leur situation et sur leur statut. Dans cette perspective, on produira et on diffusera des synthèses et des aide-mémoire lisibles et intelligibles sur les acquis des recherches en histoire, en anthropologie, en sciences du langage et en neurosciences, dans un alliage entre les discours d’enseignement et les discours de vulgarisation.
On tirera ainsi profit des apports des sciences du langage et des sociétés pour expliquer que les discours et les formes verbales de la surlangue (mais également ceux des surlangues étrangères et des variétés de français) sont des fabrications humaines et historiques. On racontera comment l’évolution des sociétés a rendu les surlangues et leurs trésors de discours inégalement partagés et partageables, et comment les parcours socioculturels des parleurs les ont rendus inégalement maîtrisés et maîtrisables.
L’enjeu est de créer/ instituer, au sein des établissements scolaires et ailleurs (dans des associations, des réseaux sociaux d’apprenants, etc.), des situations de CAL où l’on s’appropriera le français des matières scolaires et de la culture cultivée et savante, en partant du principe que cet idiome national est loin d’être la langue commune de la multitude, i.e. de la majorité des habitants de France (quelle que soit leur origine nationale). Pour démocratiser l’instrumentalisation de la langue standardisée, la langue correcte-corrigée, les cours de français et ceux des autres matières devront mettre en œuvre une technologie culturelle de CAL qui créera une distanciation réflexive et pratique avec les tâches et les langues. Elle passera par une artificialisation délibérée et explicite des règles du jeu et des contenus de l’enseignement-apprentissage (les rituels, les méthodes de travail, et les savoirs), afin d’habituer aux modes de communication formels de l’école et d’exercer régulièrement aux manières de parler et d’écrire légitimes4. Ce remodelage de la forme scolaire exige d’en réunir les conditions de possibilité en termes de ressources et d’organisation-gestion, et d’abord en termes de temps d’apprentissage : avec un autre curriculum (une autre programmation et un plus grand nombre d’années de scolarisation et/ou de formation), avec d’autres dispositifs-régimes de CAL où les activités comporteront davantage d’étapes et de sous-étapes de préparation, de tâtonnement (Freinet, 1971), de correction et de mise au net. Si l’on veut que la masse des apprenants parvienne à une maîtrise suffisante du français standardisé, et que la majorité des citoyens puisse bénéficier des trésors de discours et de textes de la culture universelle.
Pour devenir maîtres et possesseurs des langues nationales-internationales écrites oralisées, les apprenants des masses populaires et moyennes inférieures devront travailler et exploiter ces idiomes, leurs textes et leurs savoirs-pouvoirs, à la fois plus longtemps et plus régulièrement, en classe et en dehors de la classe, collectivement et individuellement, et en utilisant des démarches, des techniques et des ressources classiques et modernes, formelles et informelles, orthodoxes et hétérodoxes.