La part oratoire du travail : un regard sociolinguistique sur le pitch

DOI : 10.57086/cpe.1787

Zusammenfassungen

Cette contribution porte sur le pitch d’entrepreneur, genre discursif oral originaire de la Silicon Valley, visant à présenter en quelques minutes un projet à des investisseurs potentiels. L’étude se fonde sur une observation participante réalisée au sein d’un programme d’accompagnement pour créateurs de start-ups en France et, plus précisément, sur l’analyse de la parole de quatre formateurs intervenant au sujet du pitch. L’analyse montre notamment que la maîtrise du pitch constitue désormais une « part oratoire du travail » dans ce milieu et que les interventions des formateurs contribuent à créer ou à consolider des attentes anxiogènes concernant cet exercice. Pour finir, une réflexion est proposée au sujet de la marchandisation des compétences oratoires nécessaires pour faire un bon pitch.

This contribution focuses on the entrepreneurial pitch, an oral discursive genre originating in Silicon Valley, designed to present a project to potential investors in a few minutes. The study is based on ethnographic observation carried out within a training programme for start-up entrepreneurs in France and, more precisely, on the analysis of the interventions of four different trainers talking about pitch. In particular, the analysis shows that mastering the pitch is now an “oratorical part of the job” in this environment and that the trainers’ interventions contribute to creating or consolidating anxiety-provoking expectations regarding this exercise. Finally, a discussion is offered on the commodification of the oratory skills needed to make a good pitch.

Questo contributo è incentrato sul pitch imprenditoriale, un genere discorsivo orale originario della Silicon Valley, che serve a presentare un progetto a potenziali investitori in pochi minuti. Lo studio si basa su un’osservazione etnografica effettuata nell'ambito di un programma di accompagnamento per creatori di start-up in Francia e, più precisamente, sull'analisi degli interventi riguardanti il pitch di quattro diversi formatori. L'analisi mostra in particolare che in questo ambito la padronanza del pitch costituisce ormai una “parte oratoria del lavoro” e che gli interventi dei formatori contribuiscono a creare o consolidare aspettative ansiogene su questo esercizio. Infine, viene proposta una discussione sulla mercificazione delle abilità oratorie necessarie per fare un buon pitch.

Gliederung

Text

Introduction

Dans les dernières années, les start-ups ont pris une place de plus en plus importante dans l’économie et la société françaises. Des politiques très favorables, en particulier sous les gouvernements des présidents Hollande et Macron, ont permis la naissance d’un grand nombre de ces entreprises innovantes dans le domaine des nouvelles technologies, ainsi que le développement de tout un « écosystème » autour de celles-ci, constitué de structures d’accompagnement, de formation et de financement (incubateurs, accélérateurs, pépinières). Dans cet univers, une très grande importance est accordée au « pitch », forme de communication orale provenant de la Silicon Valley, à travers laquelle un entrepreneur présente en quelques minutes son projet à des investisseurs potentiels. Cet exercice oratoire revêt des enjeux économiques importants : les nombreux concours de pitch, organisés par des organismes publics1 et privés, peuvent se révéler déterminants pour les levées de fonds des entreprises, ainsi que pour l’obtention de contacts et de visibilité. La maîtrise du pitch devient ainsi primordiale pour les futurs entrepreneurs et fait l’objet d’un enseignement ciblé dans la plupart des dispositifs d’accompagnement/formation pour créateurs de start-ups.

En paraphrasant Boutet (2001), nous pouvons considérer que dans le milieu de l’entrepreneuriat il existe désormais une part non seulement langagière mais aussi oratoire du travail : les entrepreneurs doivent savoir se mettre en scène, convaincre et séduire leur public, tout en respectant des codes prédéfinis. Cet exercice relève clairement de la performance scénique, comme le montre le fait que, dans les dernières années, la pratique du pitch a été médiatisée pour le grand public, grâce à l’émission Qui veut être mon associé ?, diffusée sur M6 depuis janvier 20202. Dans ce cadre, il paraît évident que les compétences langagières et oratoires que les (futurs) entrepreneurs possèdent avant de se lancer dans leur projet entrepreneurial – compétences qui sont en bonne partie déterminées par leur capital socio-culturel (Bourdieu 1982) – vont avoir un impact important sur leurs chances de réussite.

Cette injonction au pitch ne reste pas cantonnée au monde de l’entreprise, mais se diffuse également dans d’autres couches de la société, notamment dans le monde académique. Cela se vérifie à plusieurs niveaux : d’une part, certaines formations intègrent des expériences didactiques centrées sur l’exercice du pitch, dans le but de préparer les étudiants au monde du travail (voir par exemple Dressen-Hammouda, 2022). D’autre part, les doctorants de toute discipline sont encouragés à s’approprier un dispositif fortement inspiré du pitch, en participant au concours international Ma thèse en 180 secondes (MT180®) – version francophone du concours annuel Three-Minute-Thesis Presentations (‘3MT’)3. Si cet exercice est présenté avant tout comme une manière pour les jeunes chercheurs de s’entrainer à expliquer leurs travaux au grand public, il n’en reste pas moins qu’il participe au processus de rapprochement entre université et entreprise, en cours depuis le début des années 2000 (Chambard, 2013). Comme l’expliquent Frances et Le Lay (2020 : 52) : « Par le prisme du pitch, le MT180® devient un symbole – à défendre ou à combattre – de « l’université entrepreneuriale » et de son nouveau doctorat ».

La pervasivité du pitch et sa progressive intégration dans le monde universitaire rendent à notre avis particulièrement urgent de se pencher sur ce phénomène avec un regard sociolinguistique, pour comprendre l’impact que cette nouvelle forme oratoire peut avoir non seulement sur le milieu de l’entrepreneuriat, mais aussi plus largement sur notre société. En se fondant sur une observation participante réalisée au sein d’un programme d’accompagnement pour créateurs de start-ups dans une grande ville de province, notre étude se donne pour but de décrire les attentes et les représentations concernant cet exercice.

1. Qu’est-ce qu’un pitch ?

Le terme pitch est utilisé dans le monde de l’entreprise pour indiquer « une présentation courte de soi, d’un projet, d’une entreprise, d’une association4. Elle dure entre 7 secondes et 10 minutes selon les cas. » (Morlet et Leroy, 2018 : 22). La durée du pitch varie en fonction des contextes et des destinataires. Sans entrer dans les détails, on peut distinguer ici au moins deux types de pitch. D’une part, on a l’« elevator pitch », une présentation très courte et informelle que l’entrepreneur doit être prêt à faire en toute circonstance, par exemple s’il lui arrive de croiser un potentiel investisseur lors d’un cocktail ou dans l’ascenseur – l’idée de base étant qu’à tout moment il doit être « ambassadeur de son entreprise » (Ibidem : 14). D’autre part, on a le « pitch d’entreprise », plus structuré et généralement accompagné d’un diaporama, que l’on fait dans des contextes officiels, notamment lors de rendez-vous avec des potentiels investisseurs ou dans des concours de pitch. Dans l’écosystème start-up, la préparation de cette présentation revêt une importance majeure : dans tout manuel ou formation à la création d’entreprise, on retrouvera au moins une section dédiée au pitch. C’est à ce deuxième type de pitch que nous nous intéressons dans cette contribution.

1.1. Le pitch comme genre de la « New Oratory »

Si le pitch d’entreprise n’a jamais été étudié dans une perspective sociolinguistique, quelques études se sont intéressées à ses spécificités discursives et narratologiques. Fiona Rossette-Crake (2020a ; 2020b ; 2021 ; 2022) a notamment analysé le pitch en tant que genre discursif, faisant partie de ce qu’elle appelle la « New Oratory ». La « New Oratory » englobe d’après la chercheuse plusieurs formes de prise de parole publique, issues du monde de l’entreprise nord-américain, notamment de la Silicon Valley. En plus du pitch, entrent dans cet ensemble les keynotes, les TED Talks et les Three-Minute-Thesis Presentations. Ces différents formats se caractérisent par le fait d’être réalisées par des orateurs qui ne sont pas (ou pas forcément) célèbres et de s’adresser à une double audience : un auditoire direct, présent dans la salle, et un auditoire second, susceptible de visionner en ligne l’enregistrement de la prise de parole dans un second temps. La durée de ces différentes présentations est toujours prédéfinie et généralement courte (par exemple, 3 minutes pour les 3MT, 18 minutes pour les TED Talks). Lors des concours, le respect du timing est d’ailleurs crucial : souvent un écran avec le compte à rebours est visible sur scène et un signal sonore décrète la fin du temps imparti.

Un des traits caractéristiques de ces formats, qui les distingue des prises de parole publiques traditionnelles (telles que des conférences magistrales ou des discours politiques), est leur « informalité ». Les présentations se caractérisent en effet par un style discursif et vestimentaire détendu, visant à créer un effet d’horizontalité. Ces prises de parole affichent une spontanéité simulée ou « oralité feinte » (Goody, 2014) : l’orateur peut plaisanter, utiliser des expressions familières, évoquer des expériences personnelles ou s’adresser à l’audience par des questions rhétoriques créant une impression de dialogicité. En continuité avec les principes de la rhétorique classique, la New Oratory valorise tant le pathos que l’éthos aristotéliciens : l’orateur se met en scène, parle de soi, de ses expériences et de ses rêves, pour établir un lien personnel et affectif avec l’auditoire. En particulier, la construction de l’authenticité est une stratégie discursive primordiale dans ces nouveaux genres discursifs – et plus largement dans les discours médiatisés à l’ère des réseaux sociaux (sur ce sujet, voir le numéro thématique de la revue Narrative Works dirigé par Georgakopoulou et al., 2025).

Dans le pitch notamment, l’orateur se présente en tant que porte-parole de son entreprise, dont il incarne les valeurs et la vision. Le corps de l’orateur est d’ailleurs intégralement visible – ce qui rend la maîtrise des mouvements et des gestes particulièrement importante – et l’auditoire est physiquement très proche. La scène n’est généralement pas surélevée, mais au même niveau de l’auditoire, pour donner une impression d’horizontalité. Même si les présentations sont presque toujours accompagnées d’un diaporama, l’orateur ne doit jamais s’orienter vers le support (derrière son dos) : il a une télécommande qu’il utilise discrètement et un écran à ses pieds pour vérifier ce qui s’affiche.

Malgré cette impression d’informalité, ces prises de parole sont toujours soigneusement préparées et suivent une structure souvent rigide. Dans le pitch, tout le discours est organisé autour d’un besoin que l’entreprise de l’orateur vise à satisfaire – besoin que l’audience doit avoir ressenti ou doit pouvoir imaginer de ressentir. La structure des différents pitchs est généralement très homogène, Rossette-Crake la synthétise ainsi : 1) identification (l’orateur se présente et donne le nom de son entreprise ; 2) présentation du besoin ; 3) satisfaction du besoin (présentation du produit ou du service) ; 4) modèle d’entreprise/demande de capitaux ; 5) clôture.

1.2. La dimension culturelle du pitch

Le pitch et les autres genres de la New Oratory se sont développés originairement en langue anglaise et reflètent une manière typiquement anglo-saxonne de structurer le discours. Comme la rhétorique contrastive l’a démontré (Kaplan 1966, Connor et Kaplan, 1987, entre autres), les normes culturelles concernant la structuration du discours varient en effet en fonction des langues-cultures : l’anglais manifeste une préférence pour le développement linéaire, qui va « droit au but » (straight to the point), alors que les langues romanes adoptent généralement une linéarité avec digressions et les langues orientales préfèrent un développement circulaire, avec une approche indirecte et progressive. Lorsqu’ils apprennent à pitcher, qu’ils le fassent en anglais ou dans d’autres langues, les locuteurs non-anglophones sont amenés à se conformer aux normes discursives du monde anglo-saxon et, plus précisément, à la culture néolibérale typique de la Silicon Valley, qui valorise la brièveté, l’efficacité et la force de persuasion. En ce sens, nous pouvons considérer que le pitch fait partie de ce que Scollon et ses collègues appellent « Utilitarian discourse system », c’est-à-dire le système discursif du capitalisme international, dans lequel on attend des locuteurs qu’ils soient clairs, directs et concis, et qu’ils évitent « les digressions inutiles » (Scollon et al., 2012 : 118, notre traduction). Comme le souligne Wilson (2022 : 172), en adhérant aux normes du « Utilitarian discourse system », les locuteurs neutralisent leurs différences culturelles au point que le modèle discursif adopté apparaît comme « naturel », allant de soi. C’est ce qui arrive avec le pitch et les autres genres de la New Oratory : Rossette-Crake a montré en effet que la diffusion mondiale de ces formes n’a pas amené à des variations culturelles significatives et que la New Oratory constitue « un exemple de pratique discursive standardisée qui peut être considérée comme une menace pour la diversité culturelle » (2020b : 573, notre traduction).

2. Terrain et méthodologie

Cette étude se base sur une enquête ethnographique menée dans le cadre d’un programme d’accompagnement pour créateurs de start-ups dans une grande ville de province française. Le programme, financé par des organismes publics et privés, propose douze journées de formation sur des thématiques liées à l’entrepreneuriat (de la recherche de financements à la vente, en passant par le design, le réseautage, le mindset5 de l’entrepreneur et, bien sûr, le pitch), ainsi que des évènements variés, pendant trois mois environ. Les séances se déroulent dans plusieurs structures mises à disposition par les partenaires privés du projet. Les formateurs sont des professionnels de différents domaines qui interviennent à titre gratuit dans le but d’obtenir de la visibilité et des contacts. Plusieurs d’entre eux sont des anciens participants de cette même formation. Ce système se base donc sur une forme de circularité : par exemple, une ancienne participante à la formation, ayant développé une entreprise de coaching pour le bien-être des entrepreneurs, peut intervenir dans la formation (gratuitement) pour présenter ses services (payants) et trouver ainsi de nouveaux clients.

Les participants, sélectionnés sur dossier, sont une centaine environ. Leurs profils sont assez variés : la plupart ont entre vingt et trente ans, et se lancent dans un projet entrepreneurial après avoir terminé leurs études, mais nombreux sont aussi les participants plus âgés, qui effectuent une reconversion professionnelle ou cherchent à acquérir de nouvelles compétences. La répartition hommes-femmes est d’environ 70 % pour les hommes et 30 % pour les femmes.

La participation au programme est gratuite, mais les participants sont obligés de suivre un nombre minimum de séances et de participer à un concours de pitch, qui se déroule en trois phases (trois « rounds ») éliminatoires. Pour préparer les participants à ce concours – et aussi, plus largement, à tous les pitch qu’ils devront faire dans leur parcours entrepreneurial – la formation prévoit quatre interventions centrées sur le pitch, avec quatre formateurs différents. Nous les résumons dans le tableau 1 ci-dessous.

Tableau 1 : Les différentes interventions sur le pitch

Pseudo Profil Type d’intervention Durée
FO1 Entrepreneur (ancien participant de cette même formation) Leçon générale sur le pitch et sa structure 3h00
FO2 Coach, chanteuse et comédienne Atelier théâtral de groupe 2h30
FO3 Coach en pitch (ancien participant de cette même formation) « crash tests » (entraînement avec un groupe d’environ quinze participants) 3h00
FO4 Conseiller en stratégies financières Leçon sur le pitch du point de vue de l’investisseur 2h00

Notre analyse se fonde sur les interventions de ces quatre formateurs, que nous avons filmées et transcrites selon la convention ICOR, développée au sein du laboratoire ICAR de Lyon6. L’analyse se nourrit également de considérations issues de notre observation participante au sein de la formation.

3. Analyse

Au cours de notre enquête, nous avons été frappée par la place très importante que la maîtrise formelle de l’exercice du pitch occupe au sein de la formation – et, plus largement, dans l’univers start-up. Au-delà du fait que le nombre d’heures consacrées au pitch (10h30 en total) est très important, ce qui nous paraît intéressant, c’est que les compétences visées par ces interventions sont essentiellement rhétoriques. Les différents formateurs insistent d’ailleurs sur le fait que, dans le pitch, la forme est aussi importante que les contenus. Lorsque les participants s’entraînent en répétant leur pitch (pendant les « crash tests », mais aussi lors de l’atelier de FO2), les retours des intervenants ne portent jamais sur les projets (s’agit-il d’un bon projet entrepreneurial ?) mais exclusivement sur la forme (le pitch est-il clair et convaincant ?). Chaque intervenant se focalise sur des aspects particuliers. Si FO2 dispense surtout des conseils sur la posture et la diction, FO3 insiste beaucoup sur l’adoption de la « bonne » structure et propose aux participants un modèle infaillible – le même modèle qui a été précédemment présenté par FO1. Dans les différentes interventions, les participants sont aussi encouragés à simplifier leur langage, à éviter (ou réduire fortement) le recours à des notions abstraites, en les remplaçant toujours par des exemples concrets. En particulier, on leur conseille d’adopter une structure narrative, en partant toujours du problème d’une persona, i.e. un personnage fictif (ex. je vais vous raconter l’histoire de mon ami Patrick, qui un jour…). Dans l’ensemble, au fil de la formation, on assiste à une forte homogénéisation des présentations : moulés sur le modèle fourni, les différents pitch finissent par tous se ressembler. Ce phénomène d’homogénéisation a d’ailleurs été signalé parmi les risques de la pratique-enseignement du pitch par Gabay-Mariani et ses collègues, d’après qui, lors des concours de pitch, « les projets semblent interchangeables tant les trames sont similaires à force de répétitions » (Gabay-Mariani et al., 2021 : 51).

La maîtrise du pitch est en somme une question d’art oratoire. Toutefois, les différents intervenants n’ont aucune formation en rhétorique, en narratologie ou dans des disciplines proches. Tout en ayant des profils différents, ils ont tous suivi des parcours entrepreneuriaux – une exception partielle étant constitué par FO2, qui a une trajectoire plus artistique. Le savoir qu’ils délivrent est donc expérientiel : ils ont gagné de (nombreux) concours de pitch (FO1 et FO3) ou ont été membres de jury dans ces concours (FO4). C’est cette compétence spécifique qui semble leur donner une légitimité en tant que formateurs. Cela est très évident dans l’extrait 1 ci-dessous.

Extrait 1

01 FO3 moi j’ai gagné quarante mille euros en concours de pitch
02 PA5 okay (0.3) vous portiez quel projet/
03 FO3 dans : (inaud.) un projet de microscopie
04 PA5 oui (inaud.) pardon et ça a (inaud.)/
05 FO3 non : je l’ai planté au bout de cinq ans
06 PA5 ben cinq ans
07 FO3 qu’est-ce que c’était nul comme projet
08 AUD ((rires))
09 FO3 la techno était génialissime à changer le monde mais alors :
10   ((FO3 secoue la tête))
11 PA5 et ça a été récupéré par [(un autre)/
12 FO3                                                   [le projet c’était pas bien
13 FO3 c’est reparti dans le : domaine public j’en sais rien je :
14   <<((en riant)) j’en veux plus entendre parler>>

À la fin de la séance de « crash tests », FO3 explicite le montant qu’il a gagné grâce à ses victoires aux concours de pitch (l.01). Cette information déclenche une question d’un participant (PA5) sur l’ancien projet entrepreneurial de FO3 (l.02). PA5 fait ainsi glisser la conversation de l’expérience d’orateur de FO3 à son expérience d’entrepreneur. Après une réponse assez synthétique de FO3 (l.03), PA5 pose une nouvelle question sur la destinée du projet (l.04). C’est à ce moment que le formateur commence à prendre de la distance de son projet entrepreneurial : en adoptant une posture auto-ironique, qui déclenche d’ailleurs les rires de l’auditoire (l.08), il dénigre son propre projet, qu’il définit « nul » (l.07) et « pas bien » (l.12), tout en valorisant la technologie qui le caractérisait (l.09). Face à l’insistance de PA5 qui continue de l’interroger (l.11), FO3 finit par avouer – en riant – qu’il ne veut plus entendre parler de ce projet (l.14). Ainsi, il montre de manière assez claire que son échec entrepreneurial n’est nullement pertinent aux fins de la formation, car ce qui compte, c’est sa réussite au concours de pitch. En d’autres termes, le fait d’être un bon pitcheur ne semble avoir aucun lien avec le fait d’être un bon entrepreneur.

Pourtant, dans ce programme d’accompagnement pour créateurs d’entreprise, la maîtrise du pitch représente un enjeu central et occupe une place très importante parmi les préoccupations des participants. Pour essayer de comprendre ce phénomène, dans les sections qui suivent, nous allons aborder les représentations qui circulent dans ce contexte vis-à-vis du pitch. Notamment, nous allons observer comment les discours des formateurs contribuent à créer des attentes partagées sur l’expérience du pitch chez les participants à la formation, attentes qui peuvent engendrer ou renforcer une anxiété vis-à-vis de cet exercice.

3.1. La peur du pitch

Lors de notre observation, nous avons pu remarquer que le sujet du pitch émerge dans les discours des entrepreneurs même en dehors des séances dédiées et qu’il est souvent accompagné de manifestations d’inquiétude. Par exemple, pendant la journée sur le mindset de l’entrepreneur, lorsqu’une intervenante demande à l’auditoire quelles sont leurs plus grandes peurs, une participante prend la parole pour évoquer le sentiment d’angoisse que lui cause le fait de devoir prendre la parole en public, notamment, pour pitcher son entreprise. Cette peur du pitch n’est jamais atténuée par les formateurs, qui au contraire l’évoquent très souvent et la normalisent.

Extrait 2

01 FO3 euh : y en a qui aiment pas ça/ parmi vous l’exercice du pitch
02   (1.5)
03 PA2 ben c’est pas::
04 PA3 c’est jamais très agréable
05 FO3 pas trop/
06 PA4 ouais non
07   (0.8)
08 FO3 y a une MAJORITÉ d’entre vous soit qui ment soit qui a
09   pas encore réalisé
10 AUD ((rires))
11   (0.7)
12 FO3 parce qu’en fait le la prise la la: tsk parler en public
13   (0.3) c’est la peur la plus partagée dans le monde (0.5)
14   vous saviez ça/ (0.5) les gens ont plus peur de parler en
15   public que de mourir
16   ((rires))
17 FO3 non mais : c’est vrai\ ou de choper une maladie horrible :
18   (0.3) les : c’est la peur la plus partagée dans le monde
((quelques lignes omises))
34 FO3 euh : oui c’est absolument normal d’avoir peur (0.8) c’est
35   vraiment normal de pas être à l’aise\ (0.2) et si vous avez
36   pas encore (0.6) ressenti ça (0.4) peut-être parce que : vous
37   avez un peu d’expérie:nce dans : chais pas les prés’ d’études et
38   tout ça (0.4) quand vous allez avoir la combinaison de (0.4)
39   beaucoup d’infos à donner (0.2) parce qu’on en attend beaucoup
40   de votre part (0.2) un temps très court et un enjeu pour vous
41   personnellement (0.9) là vous allez:: <((en riant)) là vous
42   allez sentir passer> (0.8) là vous allez sentir passer

La question de FO3 (l.01) projette clairement des réponses positives (du type « oui, on n’aime pas le pitch »). Toutefois, les réactions des participants ne sont pas très nombreuses et sont assez mitigées (l.03-04). Le formateur relance alors sa question (l.05), puis fait un commentaire qui vise à disqualifier les réactions des participants (l.08-09), en sous-entendant que ce n’est pas possible qu’ils aiment le pitch. Ensuite, il argumente ses propos en affirmant que la peur de parler en public est la plus répandue dans le monde (l.13-18). Si le discours du formateur vise – et réussit (l.10, 16) – à faire rire les participants, il se présente néanmoins comme un discours sérieux, délivrant une donnée exacte. Notons par ailleurs que FO3 n’indique pas la source de cette information et que personne, dans l’auditoire, ne met en discussion cette donnée statistique. Après quelques échanges avec les participants (omis dans la transcription), le formateur poursuit son argument et donne une justification des réactions mitigées des participants vis-à-vis de sa question initiale : si pour certains, à ce stade, le pitch ne suscite pas de peur ou de malaise, c’est parce qu’ils n’ont pas encore vécu la vraie expérience du pitch (avec un temps limité et des enjeux forts) (l.35-42). Dans la représentation du formateur, il n’est donc pas envisagé que certaines personnes puissent vivre sereinement cet exercice. Seulement deux cas de figure sont pris en compte : soit les participants ont déjà expérimenté la peur du pitch, soit ils la ressentiront bientôt. L’énoncé répété deux fois « là vous allez sentir passer » (l.41-42) sonne en ce sens presque comme une menace.

Dans l’extrait 2, FO3 parle de la peur du pitch comme quelque chose d’universel, ce qui laisse entendre que lui-même en a fait l’expérience. Dans d’autres cas, les formateurs (FO3 inclus) parlent de manière plus explicite de leurs émotions. À plusieurs reprises, ils racontent leurs premiers pitch, pour mettre en avant les nombreuses erreurs qu’ils faisaient au début et montrer qu’eux aussi – comme les participants à la formation – sont passés par là. Dans ces récits, le stress et l’angoisse sont très souvent évoqués. Ces émotions fort négatives ne sont toutefois pas présentées comme un problème qui touche uniquement les débutants, au contraire les formateurs affirment les ressentir encore aujourd’hui.

Extrait 3

01 FO1 euh:: l’idée c’est de prendre du plaisir dans l’exercice euh du
02   pitch (0.6) ça va pas être (0.3) évident au début (0.8) vous
03   allez:: si vous êtes comme moi vous allez angoisser les:: trente
04   minutes avant le début du pitch ça va être : l’enfer sur terre
05   (0.2) euh si vous êtes plutôt comme ma conjointe ça va être :
06   la veille vous allez pas dormir (0.5) chacun gère son stress
07   comme il veut chacun vit son stress comme il peut aussi

FO1 est en train de commenter une des dernières diapositives de son diaporama, intitulé « Amusez-vous ! ». Le conseil affiché dans le diaporama est toutefois contredit par le discours du formateur7, qui souligne la difficulté de prendre du plaisir dans l’exercice du pitch (l.01-02). Ensuite, FO1 donne des exemples des réactions émotionnelles que le pitch peut déclencher. Il décrit notamment deux profils psychologiques, en prenant comme exemple sa propre réaction (l.03-04) et celle de sa conjointe (l.05-06). Si l’on peut remarquer que sa réaction à lui est présentée comme plus modérée que celle de la conjointe (son stress a une durée plus courte), il n’en reste pas moins que les deux cas de figure sont très négatifs. Le fait que même un formateur, se présentant comme très expert en pitch, affirme vivre des émotions semblables à chaque fois, contribue à normaliser complètement ces sentiments, et à les présenter comme inhérents à l’exercice du pitch. Encore une fois, la possibilité que quelqu’un puisse faire un pitch sans (ou avec peu de) stress, n’est pas envisagée. La gestion du stress lié au pitch (l.07) est présentée ainsi comme une compétence nécessaire pour les entrepreneurs. Cette vision est d’ailleurs cohérente avec la psychologie dominante dans la Silicon Valley, qui valorise la résilience et considère les émotions comme des obstacles à surmonter (voir, Cook 2020).

L’exercice du pitch est en somme représenté comme éprouvant d’un point de vue psychologique. Si notre méthodologie ne permet pas de questionner les raisons et les intentions des formateurs, nous pouvons néanmoins nous demander si cette représentation n’entre pas dans une stratégie d’auto-promotion des formateurs – la valeur de leur expertise étant proportionnelle à la difficulté de la tâche – voire même dans une stratégie marchande, dans le cas des coachs qui proposent des services payants en dehors de la formation.

La peur du pitch est présentée comme une évidence, qui n’a pas vraiment besoin de justification. Toutefois, certains aspects susceptibles de provoquer l’anxiété des orateurs sont souvent mis en avant. Nous en abordons certains dans la prochaine section.

3.2. La responsabilité de l’orateur

À plusieurs reprises, les différents formateurs insistent sur l’importance de capter et de maintenir l’attention du public. L’obtention de l’écoute des membres du jury lors des concours (ou d’éventuels investisseurs ou autres acteurs à qui les entrepreneurs seront amenés à pitcher leur projet) est présentée comme un enjeu primordial, un objectif difficile, qui demande l’adoption de stratégies oratoires particulières. Les auditeurs sont décrits comme des participants tendanciellement passifs, qui ne vont faire aucun effort pour écouter et comprendre le discours de l’orateur, mais qui peuvent à tout moment se distraire. Plusieurs raisons sont évoquées pour ce faible niveau d’engagement. En premier lieu, les formateurs parlent du seuil d’attention très bas comme d’un phénomène cognitif de notre époque, qu’ils mettent en lien – de manière plus ou moins explicite – avec l’utilisation des réseaux socionumériques.

Extrait 4

01 FO2 vous savez quand vous êtes dans une configuration où plusieurs
02   personnes vont pitcher (0.4) l’attention finalement tend à diminuer
03   (0.3) en sachant qu’en deux mille quinze elle était de : huit secondes
04   alors qu’il y avait pas encore les réseaux sociaux donc imaginez
05   que euh : aujourd’hui c’est encore:: ben (0.3) deux fois pire

Pour inciter les participants à capter l’attention par leur présence scénique, FO2 s’appuie sur une donnée statistique – qu’elle présente comme exacte, sans toutefois citer sa source – quant au seuil d’attention moyen (l.01-02). Cette donnée ferait référence toutefois à une étude de 2015, époque à laquelle, d’après FO2, il n’y aurait pas encore eu les réseaux sociaux, par conséquent le seuil d’attention pourrait avoir baissé aujourd’hui jusqu’à être « deux fois pire » (l.05) – c’est-à-dire quatre secondes à peine. Dans un autre extrait que nous ne reproduisons pas ici pour des contraintes d’espace, FO3 tient un discours similaire mais propose une donnée un peu moins pessimiste (toujours sans citer ses sources) : le seuil d’attention oscillerait entre 20 et 30 secondes.

La conséquence de cet état des choses est que les orateurs doivent s’efforcer de capter l’attention de l’auditoire, notamment dans les premières secondes. Ils doivent également veiller à éviter toute notion abstraite ou terme complexe qui pourrait causer un désengagement des auditeurs. Juste avant l’extrait 5 ci-dessous, FO3 a par exemple sanctionné l’usage de certains termes trop techniques utilisés par un participant lors de son pitch. Pour appuyer ses propos, il propose une représentation métaphorique du jury.

Extrait 5

01 FO3 vous voyez ce que je veux dire\ votre : il faut imaginer (0.4)
02   que vous allez parler à un panel de golden retriever (0.3) c’est
03   ça la bonne cible
04 AUD ((rires))
05 FO3 il faut bien qu’ils comprennent c’que vous : c’que vous racontez
06   comme ça vous oblige (0.4) à diminuer votre niveau de langage (0.6)
07   et des fois à faire un peu de : (0.3) de l’explication de métaphores
08   ce genre de trucs

Dans le discours de FO3, le jury d’un concours de pitch est comparé à « un panel de golden retriever » (l. 02). Comme nous avons remarqué ailleurs, le discours du formateur a certes une visée ironique – et provoque en effet les rires de l’auditoire (l. 04) – mais il est toutefois sérieux. Cette image provocatrice vise à souligner l’importance d’adopter un langage et une structure discursive extrêmement simples (l.05-08).

À aucun moment le fait que les membres de jury, dans des concours qui sont financés en bonne partie par de l’argent public, ne fassent aucun effort pour écouter et comprendre les présentations des orateurs n’est questionné, ni par les formateurs ni par les participants à la formation. Au contraire, les formateurs soulignent que la responsabilité de la transmission des informations lors du pitch repose entièrement sur l’orateur et qu’en aucun cas on peut considérer que la « faute » d’une mauvaise compréhension reviendrait aux auditeurs. Une diapositive de F04 affirme à ce sujet : « La qualité d’une communication se mesure à la compréhension de celui qui écoute et non à la qualité d’expression de celui qui parle ». Le formateur ne spécifie pas comment cette compréhension se mesurerait, mais laisse entendre qu’une mauvaise compréhension de la part des auditeurs peut déterminer l’échec du pitch (c’est-à-dire, un mauvais classement lors d’un concours ou le refus du financement demandé à un investisseur).

Dans l’extrait 6, FO3 va plus loin, en décrivant un problème qui serait récurrent parmi les entrepreneurs français et qu’il appelle « le biais du prof ».

Extrait 6

01 FO3 plus on a fait d’études (0.3) plus ce biais il est fort chez nous
02   parce que qu’est-ce qu’on fait plus tard quand c’est notre tour
03   de monter sur scène/ (0.3) et ben on dit ben chuis sur scène (0.5)
04   DONC (0.5) les gens vont m’écouter ils me DOIVENT l’attention (0.6)
05   comme les élèves doivent l’attention à un prof (0.9) dans le monde
06   des projets c’est PLUS vrai du tout\ je vous disais votre projet
07   tout le monde s’en fout\ (0.7) PARCE QU’il est en concurrence (0.3)
08   avec plein d’autres (0.9) l’enjeu de la transmission de l’information
09   a changé de bord\ (0.6) maintenant c’est l’orateur rice (1.6) qui a
10   un enjeu (0.4) à ce que l’information soit bien transmise (0.7) et
11   il y a un enjeu à ce qu’on: (0.3) il y a un enjeu à être intéressant\

D’après FO3, le biais du prof est le fruit d’une habitude de pensée qui relie la dynamique orateur/auditeur à la relation professeur/élève et qui voit donc le second comme étant dans l’obligation d’écouter le premier (l.01-05). Or, le formateur explique que ce modèle ne s’applique pas du tout à la situation du pitch. Pour expliquer cette différence, il ne s’appuie pas sur le rapport de pouvoir entre les participants, qui est clairement inversé – pour filer la même métaphore, on pourrait dire que le pitch rassemble plutôt à l’exposé d’un étudiant (l’entrepreneur), qui monte certes sur scène mais sous le regard du professeur qui va l’évaluer (le jury). FO3 présente plutôt cette différence comme dépendant à la fois du contexte très concurrentiel (l.06-08), et d’une évolution historique et culturelle qui semblerait toucher de manière plus large la relation entre orateur et auditoire (« ce n’est PLUS vrai du tout », l.06 ; « maintenant c’est l’orateur·rice qui a un enjeu », l.09-10). Le résultat est que dans cette situation « tout le monde s’en fout » (l.07) des projets des entrepreneurs qui ont donc intérêt à captiver leur auditoire.

Cette idée que l’orateur est entièrement responsable de la transmission de l’information nous semble faire écho à des notions issues de la rhétorique contrastive (jamais mentionnées par les formateurs), notamment à la distinction établie par Hinds (1987) entre des langues « writer responsible », comme l’anglais britannique et nord-américain, dans lesquelles on considère que l’écrivain (ou l’orateur) doit faire un effort pour rendre son message compréhensible, et des langues « reader responsible », comme le japonais, dans lesquelles la responsabilité de construire le sens repose davantage sur le destinataire. Ce qui était à l’origine une différence entre cultures communicatives, est présenté par les formateurs comme une différence entre époques : il y aurait un avant (l’époque des profs), où l’auditeur serait obligé de faire des efforts, et un après (l’époque des projets) où « l’enjeu de transmission de l’information a changé de bord » (l.08-09). À partir de ces considérations, on pourrait se demander si ce glissement ne serait le signe d’une homologation des pratiques discursives sur le modèle nord-américain – autrement dit, une manifestation concrète de la menace envers la diversité culturelle dénoncée par Rossette-Crake (2020b : 573).

Quoi qu’il en soit, nul doute que l’insistance des formateurs sur la responsabilité de l’orateur et sur la forte difficulté de garder l’attention du jury ne peut qu’alimenter l’anxiété des entrepreneurs vis-à-vis de l’exercice du pitch.

4. Discussion et conclusions

Un slogan très répandu dans l’écosystème start-up affirme que « anybody can be an entrepreneur ». Cela veut dire que, pour devenir entrepreneur, il n’est pas nécessaire d’avoir un gros capital de départ ou un diplôme prestigieux, mais que ce qui compte est d’adopter la bonne attitude et d’être déterminé. Des dispositifs d’accompagnement comme celui que nous avons observé contribuent à soutenir cette idée, en se présentant comme des portes d’entrée dans le monde de l’entrepreneuriat pour des personnes provenant de tous horizons. Parmi les compétences que ces formations visent à développer chez les participants, la maîtrise formelle du pitch occupe une place très importante. Celle-ci est présentée en effet comme une compétence clef pour monter une start-up, notamment à travers la participation à des concours de pitch. Cette représentation peut cependant être questionnée à plusieurs niveaux.

En premier lieu, on peut se demander si l’importance du pitch n’est pas surjouée par les formateurs en raison de leur intérêt personnel et si, en dehors de ce microcosme, la maîtrise formelle du pitch a vraiment un impact déterminant sur les chances de succès des entrepreneurs. En effet, si en théorie « n’importe qui peut devenir entrepreneur », les études en sociologie du travail ont montré qu’en vérité le milieu start-up est marqué par de fortes inégalités de classe et de genre, car les entrepreneurs qui réussissent sont en grande majorité des hommes, issus des classes supérieures et diplômés des grandes écoles de commerce et d’ingénieurs (voir Flécher, 2019) – des personnes en somme qui disposent d’un capital économique et social très important et qui n’ont peut-être pas besoin de passer par des concours de pitch pour lancer leur entreprise.

En second lieu, même si l’on considère que ces concours peuvent être réellement déterminants et qu’ils constituent de vraies opportunités, permettant à n’importe qui d’obtenir des financements ou d’autres aides sur la base de leur pitch, on peut toujours se demander si les contraintes formelles de cet exercice ne finissent pas par reproduire les mêmes inégalités socio-économiques déjà présentes dans le milieu entrepreneurial. En effet, la sociologie a depuis longtemps démontré que les compétences langagières et oratoires ne sont pas également réparties dans la société, mais qu’elles sont généralement l’apanage des membres des classes supérieures, qui les acquièrent dès le plus jeune âge (Bourdieu, 1982 ; Siroux, 2011 entre autres). Ces derniers disposent donc d’un capital linguistique et symbolique leur permettant de s’approprier facilement cette « part oratoire du travail », alors que, pour des personnes dépourvues de ces compétences, le pitch peut devenir une barrière à l’entrée du monde de l’entrepreneuriat. Ainsi, un aspirant entrepreneur portant un très bon projet de start-up pourrait être pénalisé par une performance oratoire insatisfaisante, tandis qu’un bon orateur portant un projet médiocre pourrait plus facilement obtenir des financements. La corrélation existante entre stratégies discursives adoptées et sélection des projets a été d’ailleurs clairement montrée (voir Gabay-Mariani et al., 2021 : 56). Nous pourrions en ce sens compléter le slogan précédemment mentionné et dire que « anybody (who can pitch) can be an entrepreneur ».

Si des formations gratuites – comme celle que nous avons observée – existent et peuvent fournir des outils précieux aux entrepreneurs ne disposant pas des ressources linguistiques et discursives nécessaires, notre étude montre que les mécanismes de financement de ces formations (basés sur des interventions gratuites de prestataires du privé) entraînent des dynamiques paradoxales, créant ou renforçant des attentes anxiogènes vis-à-vis de l’exercice du pitch. En ce sens, ces formations contribuent à une marchandisation (Duchêne, 2021) de ces compétences oratoires, qui, à son tour, peut creuser davantage les inégalités – seules les participants les plus favorisés pouvant se permettre de payer des services de coaching pour améliorer leur performance.

Pour finir, le pitch étant un format très fortement marqué par la culture nord-américaine et par une vision ultra-libérale du monde l’entreprise, un système qui utilise cet exercice comme moyen d’évaluer les projets ne peut que pénaliser des entrepreneurs adoptant des systèmes d’expression et d’organisation de la pensée issues d’autres cultures ou reposant sur d’autres paradigmes idéologiques. Bien évidemment, nos observations sont issues d’une étude qualitative et d’autres recherches seraient nécessaires pour déterminer dans quelle mesure nos résultats sont généralisables. Toutefois, il nous semble que le contexte observé est assez représentatif de l’écosystème start-up français et que, plus largement, l’engouement pour le pitch participe d’un mouvement plus large de valorisation des formes orales argumentatives (pensons par exemple à la diffusion des concours d’éloquence, voir Facq-Mellet, 2021), ainsi qu’au formatage culturel sur le modèle néolibéral nord-américain. Ce phénomène se reflète fortement dans nos formations universitaires, dans lesquelles – comme nous l’avons indiqué dans l’introduction – le pitch et d’autres formes discursives similaires s’imposent de plus en plus. Pour cette raison, il nous semble assez urgent d’engager au sein de la communauté scientifique une réflexion critique sur ces genres discursifs et sur la vision du monde qu’elles véhiculent.

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Anmerkungen

1 Par exemple la mission French Tech ([https://lafrenchtech.gouv.fr/], consulté le 14 novembre 2025) et bpifrance ([https://www.bpifrance.fr], consulté le 14 novembre 2025). Zurück zum Text

2 Réalisée sur le modèle de Shark Tank, émission de téléréalité américaine diffusée sur ABC à partir de 2009. L’émission montre les participants pitcher leurs projets entrepreneuriaux devant un jury composé par des entrepreneurs célèbres devenus investisseurs. Zurück zum Text

3 Lancé en 2008 par l’université du Queensland (Australie), ce concours s’est ensuite diffusé dans le reste du monde anglophone et compte aujourd’hui plus de 200 universités participantes. Zurück zum Text

4 Il nous parait intéressant de signaler que le terme « pitch » et le verbe dérivé « pitcher » se sont diffusés dans le vocabulaire commun français aussi dans une acception plus large de présentation courte et convaincante. Dans le Petit Larousse, le terme « pitch » a été notamment intégré dès 2008 pour désigner « un bref résumé accrocheur destiné à promouvoir un film, un livre, etc ». En 2020, l’Académie française a d’ailleurs inséré cet anglicisme dans sa rubrique « Dire, ne pas dire » ([https://www.academie-francaise.fr/pitcher-un-projet], consulté le 14 novembre 2025). Zurück zum Text

5 Le terme mindset est souvent utilisé dans l’écosystème start-up pour indiquer la posture et l’état d’esprit propres à l’entrepreneur (voir Piccoli, à paraître). Zurück zum Text

6 [https://icar.cnrs.fr/documents/2013_Conv_ICOR_250313.pdf], consulté le 30 octobre 2025. Zurück zum Text

7 FO1 a précédemment affirmé que ce n’est pas lui qui a préparé le diaporama (sans préciser qui l’aurait fait). Par conséquent, on peut considérer qu’il ne partage pas forcément tout ce qui y est écrit. Zurück zum Text

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Elektronische Referenz

Vanessa Piccoli, « La part oratoire du travail : un regard sociolinguistique sur le pitch », Cahiers du plurilinguisme européen [Online], 17 | 2025, online gestellt am 15 décembre 2025, aufgerufen am 17 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1787

Autor

Vanessa Piccoli

Sociolinguiste, spécialisée dans l’étude des interactions dans des contextes professionnels plurilingues et interculturels. Après une recherche doctorale en cotutelle entre l’université Lyon 2 et l’université de Bologne (2013-2017), elle a été maîtresse de conférences à Paris Nanterre (laboratoire MoDyCo) entre 2022 et 2025, avant d’être nommée à l’UJM Saint-Etienne (laboratoire ECLLA). Elle est également chercheuse associée au laboratoire ICAR de Lyon.

vanessa.piccoli@univ-st-etienne.fr

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