Piero S. Colla, Bénédicte Girault, Sébastien Ledoux (dir.), Histoires nationales et narrations minoritaires. Vers de nouveaux paradigmes scolaires ? xxexxie siècles

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Piero S. Colla, Bénédicte Girault, Sébastien Ledoux (dir.), Histoires nationales et narrations minoritaires. Vers de nouveaux paradigmes scolaires ? xxexxie siècles, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2024, 265 p.

Texte

Une abondante historiographie a déjà abordé la manière dont l’État a pris en charge en France l’enseignement de l’histoire nationale et les politiques narratives et, partant, la façon dont l’école a permis aux enfants de se projeter dans le « corps héroïque, spirituel, mystique de la nation » (Loubès, 2001 : 15). Bien sûr, ces dispositifs n’ont jamais eu vocation à homogénéiser strictement les comportements : le projet de l’école républicaine a consisté à édifier le sentiment national tout en exaltant les petites patries et leur terroir, l’inclination pour ces dernières devant progressivement permettre un transfert affectif vers la grande patrie (Chanet, 1996 ; Thiesse, 1997). Ces travaux ont permis d’éclairer la complexité des mécanismes d’acculturation nationale et la manière dont la question des minorités (linguistiques, ethnoculturelles, etc.) a été appréhendée dans l’enseignement de l’histoire en France.

Le présent ouvrage collectif, dirigé par Piero S. Colla, Bénédicte Girault et Sébastien Ledoux, se propose d’approfondir et d’élargir cette problématique en poursuivant plus particulièrement deux objectifs : le premier consiste à se décentrer du cas français pour mesurer la grande diversité des mécanismes de construction du récit national et de prise en compte des questions minoritaires ; le second vise à comprendre comment ces dernières sont actuellement appréhendées, dans un contexte de « légitimité croissante des narrations minoritaires dans les canons d’enseignement de l’histoire » (p. 9). Selon les auteurs en effet, une attention plus vive est portée aujourd’hui à ces « mémoires de minorités culturelles oubliées, marginalisées ou discriminées », au point de devenir un « impératif éthique majeur » (p. 13). Cette reconnaissance résulte à la fois d’un long travail mené, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, par les instances internationales (Unesco, Commission des droits de l’homme des Nations unies, Conseil de l’Europe), mais aussi du croisement de différentes dynamiques : l’émergence de politiques mémorielles et de patrimonialisation, la diffusion de la « conception multiculturelle de la citoyenneté » (p. 14) d’inspiration anglo-saxonne ou encore la montée du paradigme individualiste et de groupes revendiquant des identités particulières.

Cet intérêt grandissant pour les narrations minoritaires, conjugué à l’élargissement de la définition des groupes susceptibles de les incarner, ont conduit selon les auteurs à une « recomposition narrative des histoires nationales scolaires » (p. 16). L’analyse des conditions de ces « reconfigurations saisies par la primauté du droit des minorités » (p. 16) constitue l’enjeu princeps de l’ouvrage, qui se propose d’en explorer plus particulièrement trois facettes.

La première partie (« Entre européanisation et autonomisation des récits scolaires : une impasse pour les canons nationaux ») aborde la manière dont s’est opérée l’intégration des narrations minoritaires dans l’enseignement scolaire de l’histoire au sein de territoires marqués par des clivages nationaux et linguistiques (région périphérique, état fédéré, nation pluriculturelle composée de nombreuses minorités). Soutenu par les instances européennes, soucieuses de prendre en compte les autonomies locales et de respecter les droits des minorités, ce processus a connu des sorts variés. Pour la partie germanophone du Tyrol du sud italien (ou Trentin-Haut-Adige), Andrea Di Michele montre que les récits et programmes scolaires ont été différenciés de ceux dispensés au reste de la population italienne afin de valoriser l’identité particulière d’une communauté attachée par sa langue et ses traditions à son héritage autrichien. Dans ce cadre, l’histoire locale a été préférée, dans les écoles de langue allemande, à l’histoire italienne, quand bien même la manière de l’enseigner a évolué, passant d’une histoire martyre (la souffrance et la victimisation) à une histoire positive (le succès économique). Cette situation a contribué à renforcer l’autonomie locale aux dépens de l’Italie mais aussi de l’Autriche, et plus récemment à une pacification des rapports entre les différentes communautés. Karel van Nieuwenhuyse montre pour sa part, en étudiant le cas de la Belgique, que les tensions entre Wallons et Flamands ont été contenues par la minimisation de la narration nationale – éminemment problématique après 1945 en raison de conflits liés à la fracture entre anciens collaborateurs et résistants – au profit d’un enseignement de la construction identitaire de l’Europe occidentale et de l’intégration de ses valeurs. Dans ce cadre, si l’histoire régionale a été autant minorée que l’histoire nationale, y compris dans les Cantons de l’Est, germanophones, une « offensive identitaire régionale sans précédent » (p. 62) a eu lieu depuis 2015 en Flandre, visant à imposer dans les programmes l’idée d’un « canon historique [de cette région] » (p. 65), très ethnocentré, au détriment de l’étude du caractère pluriel de l’histoire flamande. Outre ces équilibres complexes entre politiques scolaires nationales et régionales, des problématiques liées aux formes et aux niveaux d’intégration des narratifs minoritaires peuvent également se faire jour. Mirela-Luminița Murgescu et Gabriela Avram, qui s’intéressent au cas de la Roumanie post-communiste, analysent en ce sens les effets des politiques scolaires nationales visant tout à la fois la création d’un « espace éducatif spécifique bien délimité à l’intérieur du système éducatif général » (p. 69) afin de permettre la reconnaissance identitaire de chaque minorité nationale (l’enseignement dans le secondaire d’une matière intitulée « Histoire et traditions de la minorité » et dispensée dans la langue maternelle), et l’inclusion de leur histoire particulière dans des enseignements concernant ensemble des élèves roumains. Si ces politiques semblent avoir favorisé la connaissance et la reconnaissance des minorités, leurs ambitions d’ouverture et de promotion de la diversité restent cependant profondément ambiguës puisqu’elles ont conforté le nationalisme ethnocentrique (l’appartenance à un groupe particulier) au détriment du nationalisme civique (la citoyenneté et l’allégeance à l’État).

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée aux effets du tournant postcolonial sur les histoires nationales européennes et nord-américaines. Elle propose un autre regard sur les minorités puisqu’elle aborde le cas des populations colonisées ainsi que des « peuples originaires » (autochtones ou indigènes), tous deux majoritaires dans leur espace de vie mais traditionnellement « envisagés comme minorités dans les histoires nationales scolaires » (p. 92). Les premières, dont Gildas Riant étudie la place dans les manuels scolaires d’histoire en France et en Allemagne (1980-2010), ont fait l’objet d’un changement de représentations. Il s’est caractérisé par le passage, dans les récits scolaires, d’une approche géopolitique et européocentrée, invisibilisant les populations colonisées, à une plus grande attention portée à leurs spécificités et leur autonomie d’action, ainsi qu’à la production d’un regard plus critique sur la colonisation. Cette évolution n’a pas empêché l’expression de singularités nationales, qui mettent en lumière le poids des héritages et des traditions propres à chaque pays : la focalisation sur les inégalités des sociétés coloniales et sur la question algérienne en France, la centration sur les violences et le cas namibien en Allemagne. Pour leur part, Miriam Hernández Reyna, Juan Castillo Cocom et Andrés Camarillo Quesada étudient, à partir de l’exemple du Mexique, la place des peuples originaires et leur reconnaissance actuelle dans les récits scolaires. Ils insistent sur le travail entrepris par les autorités pour réparer les méfaits de la colonisation par l’émergence d’un « nouveau pacte social » visant à « inculquer les principes de l’interculturalité » (p. 152). Ils montrent cependant la tendance à la réification de l’histoire de ces populations, qui sont désormais présentées à l’aune d’une vision romantique et essentialiste (proximité avec la nature, rôle de gardiens des coutumes, des traditions et des langues ancestrales), ainsi que l’oubli des rapports sociaux créés sur le temps long par la situation coloniale. Marc-André Éthier et David Lefrançais, à travers leur étude comparée des récits fondateurs aux États-Unis, au Canada et au Québec, mettent au jour un autre modèle politique d’intégration des groupes minoritaires, consistant à s’appuyer sur des programmes d’histoire nationale centrés sur « l’appartenance collective à des institutions abstraites (langue, territoire, droits de la personne) » (p. 118). L’objectif est alors de valoriser, à travers cette forme de nationalisme civique, des expériences communes aux groupes majoritaires et minoritaires en termes « de valeurs et d’évolutions » (p. 117), et de fédérer ainsi des groupes différents n’ayant pas eu le même statut en situation coloniale. Les débats politiques autour de la mise en place de ces dispositifs d’enseignement de l’histoire témoignent néanmoins des fortes résistances au changement du récit fédérateur.

La troisième partie (« La renationalisation récente des histoires nationales ») aborde la question du « retour du référent national » dans l’histoire, « y compris scolaire », depuis les années 1990 (p. 21). Les tentatives de dépassement des nations, conjuguées au phénomène de mondialisation économique et culturelle, semblent avoir créé en retour une crispation identitaire caractérisée par la peur d’une évanescence des repères territoriaux et des cadres communs qui ont structuré les univers mentaux des populations nationales depuis le xixe siècle. Cette situation donne lieu à des débats, parfois vifs, entre « universalisme et particularisme, mais aussi entre récits du commun, récits partagés et de la diversité » (p. 159). Elle témoigne au demeurant d’une reprise en main du narratif national par les « centres politiques » au détriment de ceux produits par les marges et les périphéries. Cette situation s’exprime différemment selon les contextes. Arthur Chapman montre que, au Royaume-Uni, le déclin de l’Empire britannique a rendu difficile le maintien d’un narratif autour d’un État multinational exerçant sa domination sur l’histoire mondiale, et a débouché à compter des années 1980 sur une « refonte populiste autoritaire conservatrice de la britannicité ». Celle-ci s’incarne dans une « histoire nationale continue » très anglo-centrique (p. 166-167), que les autorités souhaitent voir enseignée à l’école mais aussi intégrée par les candidats étrangers au statut de résident puis de citoyen. Reprenant la problématique des conditions d’accueil des migrants, Emma Fiedler analyse dans les espaces nationaux français et allemand le processus de nationalisation et de « fabrication de cohésion » qui s’opère dans le cadre de cours d’intégration, et la manière dont se construit, à l’aune de ces enseignements comportant notamment de l’histoire et de l’éducation civique, une définition (qui s’apparente en fait à une réification) de l’identité et de l’altérité. L’enseignement de l’histoire nationale est également un sujet central pour le pouvoir turc selon Elif Can, qui montre comment ce dernier s’emploie à revisiter l’histoire des mouvements de gauche dans le pays à travers un ensemble de réformes curriculaires, cela pour tenter de contrôler la socialisation politique de la jeunesse ; et comment cette dernière, à l’instar d’élèves des minorités kurdes et alévies du quartier de Gazi (Istanbul), tente de résister à l’imposition de ce récit scolaire au moyen de sources extrascolaires. Enfin, Ewa Tartakowsky évoque l’enseignement de l’histoire des Juifs et de la Shoah en Pologne. Elle explique que la chute du communisme s’est traduite par la construction de nouveaux paradigmes favorisant le développement de cet enseignement, qui a en outre profité de la dynamique démocratique traversant le pays, propice au renforcement de la place des minorités et au rejet de l’antisémitisme et de la xénophobie. À compter de 2015 cependant lui a succédé un « nationalisme héroïco-victimaire » (p. 240), cherchant à masquer l’antisémitisme passé d’une partie de la population polonaise derrière une « certaine homogénéité de l’expérience nationale collective » (p. 240).

Au final, l’ouvrage dirigé par Piero S. Colla, Bénédicte Girault et Sébastien Ledoux livre un bel aperçu théorique et un riche panorama empirique du renouvellement des connaissances et des questionnements autour de la manière dont l’école s’empare des narrations minoritaires et propose, selon les territoires et les contextes, des formes variées d’appropriation de l’histoire nationale.

Bibliographie

CHANET Jean-François, 1996, L’école républicaine et les petites patries, Paris, Aubier.

LOUBÈS Olivier, 2001, L’école et la patrie. Histoire d’un désenchantement (1914-1940), Paris, Belin.

THIESSE Anne-Marie, 1997, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme.

Citer cet article

Référence électronique

Sébastien Stumpp, « Piero S. Colla, Bénédicte Girault, Sébastien Ledoux (dir.), Histoires nationales et narrations minoritaires. Vers de nouveaux paradigmes scolaires ? xxexxie siècles », Cahiers du plurilinguisme européen [En ligne], 17 | 2025, mis en ligne le 15 décembre 2025, consulté le 16 décembre 2025. URL : https://www.ouvroir.fr/cpe/index.php?id=1843

Auteur

Sébastien Stumpp

Maître de conférences HDR à la faculté des sciences du sport de l’université de Strasbourg, UMR LinCS. Ses travaux, situés au croisement de l’histoire et de la sociologie, concernent les usages politiques du sport en Europe, notamment dans les espaces-frontières et les régions à forte identité. Dans ce cadre, il s’intéresse plus particulièrement au cas alsacien.

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