Les situations linguistiques des populations migrantes dans l’espace francophone européen, et plus particulièrement en France et en Suisse, ont commencé à être étudiées à partir des années 1970. Ce nouveau terrain d’observation, véritable « laboratoire pour l’étude du bilinguisme » (Lüdi et Py, 1986/2002), a provoqué des changements de perspectives sur le bi-plurilinguisme, qui ont permis de renouveler à la fois ses approches et ses définitions et aussi de penser autrement les liens entre ce phénomène de bilinguisme social et celui de l’enseignement-apprentissage des langues, pour déboucher sur des propositions alternatives ou complémentaires à celui des langues dites d’origine. La marque de fabrique des travaux menés à Grenoble sous la houlette de Louise Dabène a été de travailler conjointement les deux volets en construisant des repères sociolinguistiques sur le bilinguisme pour faire évoluer la didactique des langues vers celle du plurilinguisme (Billiez, éd., 1998). Mais cette évolution s’est opérée, en l’espace de ces trois décennies, selon trois grandes phases que je distingue dans les orientations et problématiques de recherche ainsi que dans les réponses apportées sur le terrain éducatif, phases qui seront ici brossées à grands traits forcément réducteurs.
1. Première phase (années 1970) : d’un monolinguisme à l’autre ou le bilinguisme transitoire de la « première génération »
1.1. Une focalisation sur la langue du pays d’accueil : du « mono » avant toute chose
Au cours de cette phase, qui correspond grosso modo aux années 1970, la situation linguistique migratoire est appréhendée comme le passage d’un monolinguisme à un autre1, d’une langue « maternelle » appelée langue « d’origine » vers une autre, celle du pays dit d’accueil. La plupart des travaux se penchent sur les modalités de ce transfert et se focalisent donc surtout sur l’appropriation du français par les migrants dits de la première ou deuxième génération. La langue « d’origine », qu’on suppose en usage au sein de chaque communauté migrante, ne fait l’objet d’aucune investigation. Cette langue « d’origine » est uniquement sollicitée pour expliquer des erreurs, des interférences, des calques, bref un certain nombre de perturbations dans la maîtrise du français. Certains travaux font toutefois exception, notamment ceux menés dans le cadre de la Fondation européenne de la science et par des équipes qui, en France, participent au Greco 13 Migrations internationales du CNRS (voir, entre autres, Vasseur, 1990).
Les usages des deux langues par les parents comme par leurs enfants ne sont pas étudiés ou, quand ils le sont, l’orientation privilégiée au cours de cette phase est celle de la comparaison avec des monolingues dans chacune des deux langues. La notion utilisée ou qui sous-tend les études est celle de semilinguisme (Skutnabb-Kangas et Toukomaa, 1976), forgée selon une conception du bilinguisme comme la somme idéale de deux monolinguismes juxtaposés auxquels les migrants et leurs enfants ne peuvent correspondre, comme c’est le cas pour tout bilingue d’ailleurs puisque les besoins communicatifs ne sont jamais équivalents dans chacune des langues.
1.2. Avancées vers des enseignements de langues de migrants à des locuteurs francophones
L’équipe grenobloise va être amenée à se dégager de cette problématique à la faveur de deux circonstances particulières :
- premièrement, par le fait qu’elle s’intéresse dès le départ à plusieurs communautés, celles d’origine espagnole et portugaise et, à leurs côtés, à celle d’origine algérienne, ce qui nous conduit à prendre rapidement la mesure de la diversité des situations (Dabène, 1981) ;
- deuxièmement, par le fait qu’elle souhaite répondre à des besoins de formation du personnel médico-hospitalier qui s’inscrivait à des cours de langue arabe (il n’y avait pas de demande de cours d’espagnol ou de portugais) dans le cadre de la formation continue d’adultes (« formation permanente » créée en 1971), l’objectif visé étant l’amélioration de la communication avec les malades migrants originaires d’Algérie (sujet de ma thèse de 3e cycle : Billiez, 1979).
Cette problématique que beaucoup ont, à l’époque, jugée loufoque a été le déclencheur d’une réorientation de la recherche — en tout cas à Grenoble — pour prendre en compte le véritable contact des langues chez ces migrants d’origine algérienne et initier les membres du secteur médical à l’arabe parlé.
Sur le terrain de l’enseignement-apprentissage des langues, ce sont donc les cours d’arabe parlé qui sont dispensés à l’université à destination des personnels francophones en contact avec les migrants et, plus généralement à l’échelle nationale française, des cours d’alphabétisation en français pour les migrants eux-mêmes dans le cadre essentiellement associatif. La question des jeunes descendants de la migration et de l’enseignement de leur langue d’origine dans le cadre scolaire ne commence à être timidement posée que pour ceux qui sont originaires de la péninsule ibérique. Il s’agit donc, de façon très pragmatique et transitoire, de favoriser la communication entre groupes dans le pays d’accueil en faisant en sorte que les migrants s’approprient le plus rapidement possible le français tout en répondant, fait somme toute exceptionnel en tout cas à Grenoble, à la demande urgente d’une formation en langue arabe parlé pour des besoins professionnels.
2. Deuxième phase (années 1980/1990) : le bilinguisme en observation chez les descendants de migrants et l’enseignement-apprentissage des « langues et cultures d’origine » à l’école
Au cours de la deuxième phase, à partir du début des années 1980, l’objet privilégié dans les investigations des chercheurs2 devient le bilinguisme des jeunes descendants de la génération ayant effectivement migré. De même que se développent les réflexions sur ce que l’école peut faire pour mieux les accueillir.
2.1. Observations écologiques du bilinguisme et nouveaux outils de description du fait bilingue
Au cours de cette phase, la plus longue (et la plus lente), un tournant de grande envergure s’opère dans les travaux : on se dégage peu à peu de l’emprise de « l’idéal monolingue » (Lüdi et Py, 1986/2002). Les travaux des sociolinguistes vont remettre en cause cette idéologie monolingue à la faveur d’études fondées sur des recueils de données en situations écologiques, en observant les pratiques bilingues effectives au sein des familles et des groupes de pairs. L’analyse de ces données va montrer le rôle complémentaire des langues dans les usages, marqués par une grande diversité et des modalités de combinaisons complexes. Les chercheurs du domaine sont alors conduits à emprunter ou à élaborer de nouveaux outils, de nouvelles notions, entre autres, celles de « parler bilingue », d’alternances codiques, celles de fonctions remplies par ces alternances ou choix de langues, la notion de répertoire verbal forgée par J. Gumperz (1964) et qu’on utilise à Grenoble dès 1982 (Dabène et Billiez, 1984), celle de stratégie communicative de convergence ou de divergence. Ces notions se substituent à celles qui étaient en usage jusque-là, mais qui étaient bien peu aptes à pouvoir rendre compte des phénomènes de contacts de langues observés dans les familles, comme la notion de « langue maternelle », puisque au moins deux langues sont d’emblée présentes dans la cellule familiale3 et, qui plus est, sont employées non pas selon des principes de cloisonnements (une personne / une langue) mais selon des modalités multiples où le bilinguisme de réception (à la place de « passif » puisqu’il s’agit là d’une véritable compétence) occupe une large place.
L’abord de ces pratiques bilingues amène ainsi à reconsidérer les notions héritées de la période précédente et Louise Dabène (1994) tente de forger des notions nouvelles comme « langue d’appartenance » ou « langue de référence », mais elles ont un peu de mal à s’installer. Cela est dû, en partie, au fait que les représentations que les locuteurs se font de leurs usages — et que l’on interroge aussi pour croiser les discours sur leurs pratiques avec les pratiques elles-mêmes — reposent sur ces catégories courantes que sont celles de langue « maternelle », « étrangère », souvent confondues d’ailleurs avec la seule langue officielle du pays et qui servent donc à identifier l’autre dans une langue « d’origine » confrontée à une autre langue, celle du pays « d’accueil ». Toutes ces catégories, qui se déclinent sur un mode binaire spéculaire (donc mono), sont inadéquates et introduisent plusieurs types de brouillages chez les sujets auprès desquels on mène des entretiens compréhensifs de type semi-directif (Dabène et Billiez, 1984 ; 1987).
2.2. Sortir d’une conception « bi-monolingue » : défense et illustrations
Pour être plus concrète, quelques exemples peuvent illustrer des phénomènes rencontrés dans les discours, qui nous ont donné du fil à retordre dans les analyses, mais qui ont eu le grand mérite de nous éloigner d’une approche binaire simpliste et réductrice.
Un exemple que je ne me lasse pas de répéter reprend la déclaration d’un jeune homme qui nous avait affirmé au cours d’un entretien : « ma langue c’est l’arabe mais je la parle pas ». Elle est devenue emblématique à la fois de la complexité des relations possibles entre un sujet et l’une de ses langues identitaires, et de la difficulté des sujets à concevoir leur bilinguisme et/ou les langues avec lesquelles ils sont en contact. On peut en effet se demander ce que « parler » une langue veut dire. En particulier ce sujet-là comprenait l’arabe parlé par ses parents, mais il estimait le « parler comme un âne » (Dabène et Billiez, 1984).
Un autre extrait d’entretien permet de mettre en évidence l’une des ambiguïtés de la notion de langue « maternelle », qui est d’un usage très répandu et qui entre en résonance avec l’expression identitaire, celle-ci ne pouvant pas, à son tour, se concevoir au pluriel. Il est d’ailleurs notable que dans de très nombreux questionnaires sociolinguistiques cherchant à rendre compte de situations plurilingues, l’une des premières questions posée soit celle de la langue maternelle au singulier. L’enquêté est alors contraint de répondre par une langue unique et, la plupart du temps, il choisit docilement en essayant au mieux d’apporter un argument, même s’il perçoit que la notion est très impropre pour rendre compte des contacts de langues tels qu’il les vit ou les a vécus.
Quelques extraits d’entretien peuvent éclairer et illustrer cet aspect. Lorsque, dans le cadre d’un dossier servant de contrôle continu, une étudiante de licence a posé à une mère d’origine espagnole la question de savoir quelle était la « langue maternelle » de son fils, elle a répondu avec une grande assurance : « l’espagnol puisque c’est la première qu’il a entendue et parlée » alors que le fils a répondu à cette même question : « le français, c’est celle que j’utilise le plus souvent, celle du pays où j’habite ». S’agissant de sujets plurilingues, il ne faudrait pas, à l’évidence, poser la question sous cette forme qui les somme de répondre par une langue unique qui leur paraît en outre définir, face à l’enquêteur, leur identité, qui ne peut être elle-même conçue que comme une et indivisible. On retrouve aussi derrière cette question une conception assez figée du bilinguisme qui correspondrait à la somme de deux monolinguismes précoces (pour rivaliser avec les natifs correspondants), envisagés la plupart du temps soit sous un mode successif (une langue « maternelle » familiale puis une autre langue, celle de l’environnement et de l’école par exemple4) soit sous un mode disjonctif — pour la rime — (la mère parle une langue et le père une autre, l’enfant adhérant aux choix de langue — réguliers et exclusifs — de ses parents)5. Or l’étude des pratiques nous montre au contraire qu’il s’agit de bi-plurilinguisme actif, qui entremêle les langues en fonction des besoins communicatifs et qui, de ce fait, se trouve en reconfiguration au fil des expériences et des rencontres de la vie. Il nous faut donc l’appréhender avec une vision plus dynamique, plus souple et moins encombrée d’idéologies, sans faire appel à ces catégories qui ne peuvent pas refléter les usages.
De jeunes enfants à l’école primaire ne sont pas encore totalement imprégnés par ce type d’idéologies comme en témoignent les échanges suivants avec l’enquêtrice (Sabatier, 2004), à qui l’un d’entre eux demande s’il peut déclarer qu’il a deux langues maternelles :
— Quelle est ta langue maternelle ?
— Madame est-ce que je peux dire que j’en ai deux ?
Alors que si la question est plus large les enfants peuvent répondre sur un mode plus « pluriel » :
— (…) Alors à la maison dans ta famille quelle(s) langue(s) utilise-t-on ?
— Ben on utilise l’arabe, le français et puis des fois ben on utilise le chaoui. (corpus Sabatier, 2004 : 64)
et/ou avec davantage de pertinence en faisant référence à la situation de communication (bien souvent occultée dans les modalités de questionnements fermés comme les questionnaires) :
— En quelles langue(s) te parle ton père ?
— Ça dépend où on est, si on est à la maison, il va parler plus arabe, mais s’il y a des copains avec moi, il va parler français.
— Et toi tu lui tu réponds en quelle(s ?) langue(s ?) ?
— Ça dépend, si on est entre nous je parlerai arabe. (Sabatier, 2004 : 296).
Et un autre du même âge, de descendance tunisienne (p. 334) lui répond également :
— Des fois je parle français, des fois je parle tunisien (…) c’est comme ça la double langue !
Ces enfants n’ont, de même, pas encore intégré cette représentation sociale d’un bilinguisme idéal, très prégnante dans les esprits des adultes, qui se retrouve dans des définitions comme la « maîtrise parfaite et équivalente », « et à l’oral et à l’écrit » de deux langues, incarnées dans des standards officiels enseignés à l’école.
Cette vision idéalisée du bilinguisme, en grande partie plus ou moins implicitement transmise par l’école, n’est pas sans conséquence et va, par exemple, jusqu’à empêcher certains sujets de se reconnaître comme bilingues parce qu’ils n’accordent pas la même valeur à leurs compétences acquises en milieu non-scolaire, qu’ils estiment trop limitées et pas assez conventionnelles. Autrement dit, l’acquisition informelle d’une compétence langagière ne leur semble pas aussi légitime que celle plus formelle résultant de l’apprentissage scolaire. On ne peut devenir bilingue que si l’on a appris la langue à l’école, que si l’on a bénéficié d’un enseignement académique de la langue, et à l’écrit et à l’oral, et pendant de nombreuses années, avec des livres de grammaire, de vocabulaire, des dictionnaires, etc. Nombreux sont les sujets dans nos enquêtes qui véhiculent cet idéal bilingue et peinent donc à reconnaître leurs acquis extra-scolaires6.
Comme cette étudiante (20 ans, en BTS « diététique » au moment où je l’interroge7) dont les parents sont d’origine sicilienne (« deuxième génération » par son père et « troisième génération » par sa mère8), qui me confie ses regrets de ne pas être bilingue sicilien/français, alors qu’elle pratique les deux langues dans des échanges qu’elle a elle-même enregistrés et qu’elle pratique également l’italien dont elle dit d’ailleurs, sans percevoir la contradiction, qu’elle ne l’a pas choisi au collège parce qu’elle le « savait déjà ». Elle me déclare qu’elle se sent davantage bilingue français/anglais, donc avec sa première langue scolaire qu’elle étudie encore au lycée :
— C’est dommage parce que si mes parents avaient continué, je pense, à parler italien à la maison, on aurait pu être bilingues, mais totalement bilingues quoi, bien savoir parler sicilien quoi
Enq. Parce que là vous ne vous considérez pas comme bilingue ?
— Non, je m’en sors mais je peux pas dire que je suis autant bilingue que si j’ai… comme l’anglais que je peux avoir quoi
Enq. Ah oui, vous vous sentez plus bilingue en anglais ?
— Parce que j’ai eu ma théorie puisque j’ai eu les cours, ça a été, j’ai baigné aussi dedans… toute… pendant que j’ai été au collège ou au lycée quoi, le sicilien aussi je veux dire mais c’était pas régulier, c’était pas la même… parce que pour moi le sicilien c’est plutôt les moments de convivialité et… alors que l’anglais c’est plus pour les cours et puis pour la vie de tous les jours je dirais, donc je me sens plus bilingue c’est sûr en anglais parce que j’ai plus de pratique et de théorie qu’en sicilien…
On peut noter l’alternance qu’elle fait tout au long de l’entretien entre italien et sicilien, non pas qu’elle les confonde, mais elle exprime à travers ce phénomène la difficulté à penser son héritage plurilingue dont les composants identitaires, sicilien et italien, sont entremêlés, ce qui se manifeste à plusieurs reprises au cours de l’entretien à travers son usage singulier de la catégorie d’italsicilien, qu’elle a elle-même forgée.
2.3. Enseigner les « langues et cultures d’origine » aussi aux futurs maîtres d’école : des actions d’accueil et des ELCO intégrés
Au cours de cette période, nos orientations en matière d’enseignement-apprentissage des langues pour ces enfants et adolescents vont dans le sens de l’enseignement des langues et cultures d’origine (ELCO) à l’école primaire et secondaire, mais de la manière la plus intégrée possible, c’est-à-dire sur le temps scolaire, ce qui suppose un travail en équipe, assorti d’une formation des maîtres d’école français dans le cadre des Écoles Normales9 et de celle des enseignants en provenance des pays d’origine des parents dans le cadre des CEFISEM, qui ont vu progressivement le jour à partir de 1975. Parallèlement, plusieurs travaux d’autres chercheurs comme Gabrielle Varro (1990 ; 1997) se penchent sur les structures mises en place dans le système éducatif français comme les CLIN, CLAD et les CRI pour les enfants nouvellement arrivés. Nous allons réaliser, quant à nous, des travaux d’observation dans des classes primaires de l’agglomération grenobloise et découvrir tous les écueils liés à ces enseignements de LCO (Dabène, coord., 1989).
3. Troisième phase à partir des années 2000 : le bi-plurilinguisme conçu dans une perspective dynamique
3.1. Passer de « bi » à « pluri » enfin !
A partir des analyses d’extraits d’entretiens comme ceux qui ont été indiqués, on est en fait entré progressivement dans une troisième période qui correspond à une autre orientation de recherche : celle que je m’étonne tous les jours de ne pas avoir entrevue plus tôt. Dans cette nouvelle perspective, on quitte enfin, dans les années 2000, cette conception statique et binaire sous l’emprise du monolinguisme. On tente aussi d’abandonner l’idée que les fonctions notamment identitaires, cryptiques ou ludiques, seraient attachées spécifiquement à chacune des langues de façon figée et immuable.
On entre véritablement dans l’appréhension du bilinguisme dans sa dimension dynamique, ce que des chercheurs comme Christine Deprez (la première à avoir attiré mon attention là-dessus) réclamaient haut et fort depuis la fin des années 90 (Deprez, 2000). En quelques années, c’est cette dimension dynamique qui va être mise au jour pour que l’on regarde enfin ce que l’on ne voyait pas à cause de lunettes trop réglées sur la forme de communication monolingue envisagée comme parfaite et seule complète. Ces lunettes déformantes entravaient l’observation scientifique du fait plurilingue et empêchaient d’apprécier à sa juste mesure son caractère mouvant et évolutif.
Plusieurs travaux sur des contextes migratoires différents10 vont révéler que les répertoires d’une grande majorité de sujets s’étendent au lieu de se restreindre. Ils sont marqués par un plurilinguisme complexe qui fait apparaître aux côtés du français l’usage d’autres langues pouvant être soit une langue locale, sorte de langue-pont, d’intégration vers le français (le picard dans une étude de Jean-Michel Eloy, 2003 ; le provençal chez Philippe Blanchet, 2003), soit la langue officielle ou une autre langue parlée du pays d’origine.
Dans la migration d’origine italienne (très importante à Grenoble), on a ainsi montré que l’italien avait réellement pris place dans les échanges d’adultes d’origines régionales différentes sans qu’il ait provoqué la disparition complète des langues parlées au début de la migration comme le sicilien, le sarde, le coratin, etc. et que les deux langues avaient été transmises aux enfants (Billiez et al., 2000). Ce constat est contraire à l’idée très répandue, qui est presque devenue la règle, selon laquelle le bilinguisme migratoire ne représenterait qu’un passage, qu’une étape intermédiaire d’un monolinguisme à un autre (cf. la première phase). On l’a vu précédemment, la même chose se produit chez la jeune fille dont les parents sont aussi d’origine sicilienne.
Au moment précis des interactions enregistrées, ces locuteurs offrent au regard des chercheurs des répertoires verbaux plurilingues, qui s’actualisent, dans les corpus mis à leur disposition, sous forme de « parlers bilingues » et aussi parfois, et même assez souvent, de « parlers plurilingues ».
Les biographies langagières (Thamin, 2007) telles que les révèlent des récits de vie de migrants ou de leur descendance permettent également de montrer les relations entre la mobilité spatiale (que ce soit des changements de pays ou de régions de résidence) et les recompositions des répertoires verbaux : des usages de langues nouvelles, des langues dont les sphères d’usage se rétrécissent à un moment donné puis qui sont réactivées, des fluctuations de langues (Grosjean, 1984), des effets balanciers (Deprez, 1994), bref tout cet aspect dynamique qui laisse voir également une dynamique des identités qui se construisent et se déclinent de façon différente selon les contextes des plus « macro » aux plus « micro », celui des interactions. Ces recompositions en relation à l’espace et au temps, nous avons essayé (Billiez et Lambert, 2005) de les représenter à l’aide de schémas qui mettent en évidence ces phénomènes de plurilinguisme, notion qui me paraît être la bienvenue pour qu’enfin on se détourne de la conception « bi », de la conception additive de deux monolinguismes, afin qu’on reconnaisse cette forme de communication selon sa propre écologie et qu’on l’étudie selon des analyses qui lui seraient en partie propres. Nous sommes, nous chercheurs, enfin sur le chemin de la libération « du parti pris monolingue », selon la formule de François Grosjean (1984).
Travailler dans une perspective sociolinguistique sur les contacts de langues en relation à la didactique des langues (voire à celle plus tard du plurilinguisme, Billiez, éd., 1998) a sans doute contribué à ce qu’on commence, certes avec lenteur, à se dégager de cette emprise. C’est aux travaux de l’équipe de Daniel Coste (2001) que l’on doit cette idée du plurilinguisme qui s’accompagne d’un renouveau dans la réflexion sur les compétences, en posant la notion de « compétences partielles » dans les langues composant chaque répertoire verbal. Compétences elles aussi dynamiques, toujours en mouvement, qui peuvent se construire, se développer par l’action éducative aussi, en prenant appui sur l’ensemble des ressources d’un sujet et en travaillant les stratégies de passage d’une langue à l’autre, d’une compétence à l’autre (Moore, 2006).
3.2. Lancer des actions linguistiques d’ouverture à la pluralité linguistique
C’est dans cette phase que des innovations pédagogiques comme l’Eveil aux langues en France ou EOLE en Suisse (Perregaux et al., 2003) vont prendre une ampleur européenne dans un vaste programme expérimental sous la houlette de Michel Candelier (dir., 2003).
L’origine des travaux grenoblois dans cette voie est plus ancienne (cf. deuxième phase) et même s’ils étaient encore exploratoires, il me semble intéressant d’en rappeler ici la genèse parce qu’elle a été une réponse apportée à une demande émanant du terrain, celle d’une école primaire qui accueillait une grande proportion d’enfants migrants de toutes origines et qui avaient mis en place plusieurs cours de LCO (portugais, italien, arabe tunisien et algérien). Les maîtres et le directeur avaient, comme nous, milité pour l’intégration des cours ELCO, mais le dispositif les laissait eux aussi très insatisfaits. Classes volières, enfants renfrognés qui quittaient le groupe classe habituel en pleurant ou en faisant la tête parce qu’ils allaient manquer d’autres activités d’éveil (musique, sport, piscine, etc.). La demande de l’équipe de cette école a été qu’on les aide à mettre en place dans les classes, devant tous les élèves et pour tous, des activités interculturelles pour créer ou soutenir la motivation des élèves à l’égard des ELCO, qu’ils jugeaient nécessaires pour le développement harmonieux de l’élève.
C’est là qu’en cherchant, nous avons, grâce à Michel Candelier, découvert le courant de Language Awareness, initié Outre-Manche par Eric Hawkins. Dans cette école, on a alors conçu, avec les instituteurs après la classe et le maître algérien qui assurait les cours d’arabe, des activités que les maîtres mettaient en œuvre dans les classes qu’on allait observer. On a alors pris la mesure de l’intérêt manifesté par ces élèves qui réfléchissaient sur les langues, toutes les langues mises sur un pied d’égalité, et des aspects positifs engendrés par ce type d’activités à la fois pour les élèves descendants de la migration et pour les autres.
C’est donc avec conviction et enthousiasme qu’aux côtés, entre autres, de l’équipe suisse (EOLE), l’équipe de Grenoble s’est lancée dans le projet européen Evlang, pour y réaliser des supports pédagogiques (dont un sur le plurilinguisme — I live in New York but je suis né en Haïti — afin de sensibiliser enseignants et élèves au fonctionnement plurilingue), et y mener l’ensemble des tâches prévues dans le projet.
Ce type de programme a débouché dans plusieurs pays d’Europe et au Canada sur des actions pédagogiques soutenues par les systèmes éducatifs, mais il n’a pas été retenu en France. C’est un enseignement massif de l’anglais qui a été préféré. Il entre en concurrence fort déloyale avec d’autres langues plus minoritaires voire minorisées comme les ELCO, qui ont alors été repoussées hors du champ scolaire (en cours différé). Parallèlement les actions de formation des professeurs des écoles à la diversité linguistique et/ou aux phénomènes migratoires ont été peu à peu abandonnées au profit de modules de formation en langues à enseigner dès l’école primaire (l’anglais essentiellement). Les ELCO, lieux d’exclusion plus que d’inclusion, accusent alors une baisse importante des effectifs. Et des langues de la migration, particulièrement stigmatisées comme l’arabe, ne représentent un atout aux yeux des élèves hors de la communauté d’origine que timidement au niveau du choix de la troisième langue dans certains lycées, ou plus largement sur la base d’un double cursus dans l’enseignement universitaire11.
3.3. Concevoir au pluriel les langues et les identités entremêlées
Avant de conclure, je voudrais brièvement évoquer la dimension identitaire (entrevue plus haut) qui vient complexifier l’abord scientifique des phénomènes de plurilinguisme des migrants et de leur descendance ou, pour être plus précise, de certaines populations migratoires.
Les analyses des représentations de ce type de bi-plurilinguisme que l’on a pu réaliser révèlent qu’en contexte français, les sujets ne le vivent pas souvent avec fierté. On découvre que si certains sujets sont tentés de valoriser leurs ressources plurilingues, ils expriment aussi des regrets, des souffrances, des insatisfactions, quand d’autres ne se reconnaissent pas comme plurilingues alors qu’ils le sont effectivement. On découvre, exprimés dans les discours, davantage de troubles et de conflits, alors que les « parlers plurilingues » laissent voir un contact plus harmonieux (Matthey et De Pietro, 1997). Ces difficultés renvoient, entre autres, aux représentations collectives qui circulent sur les langues (les catégories et notions en usage) et, comme on l’a entraperçu ici, le bilinguisme « idéal » (ses définitions en termes d’addition de capacités de monolingues scolarisés). Ces représentations sociales ne permettent pas aux sujets de concevoir la complexité des situations linguistiques qu’ils vivent et donc d’appréhender leur plurilinguisme. Elles ne les autorisent pas à se reconnaître sereinement comme des « êtres plurilingues », avec ces « compétences partielles » et hétérogènes dans les diverses langues de contact, qui ne devraient pas les constituer pour autant comme des êtres singuliers marqués par une incomplétude.
L’étudiante dont les parents sont d’origine sicilienne emploie le terme négatif de « lacune » construit à partir des jugements reçus de la part de « natifs » qui les (elle et son frère) stigmatisent parce qu’ils seraient censés parler le sicilien « correctement » :
Des fois ils nous disent : « dis donc vous n’y arrivez pas ». On comprend les choses, on sort quelques mots mais on n’arrive pas à faire une phrase spontanément, à parler comme ça, enfin, ça dépend, certaines choses, et c’est vrai que souvent ils nous disent : « oh là là vos parents ils sont siciliens et vous êtes pas capables de parler sicilien correctement etc. », mais bon, c’est cette lacune-là qu’on a eue dès l’enfance.
alors qu’ils devraient être perçus et s’auto-percevoir comme des sujets dotés de ressources et d’atouts (Perregaux, 1993). Pour en arriver là, il nous faut remettre en cause le paradigme bilingue et reconsidérer toute une série de notions qui ne sont plus pertinentes dans le paradigme plurilingue, comme celles de « langue d’origine », de « langue maternelle » et enfin « d’identité », que l’on a encore trop tendance à concevoir comme devant être un acte d’allégeance à une communauté unique (véhiculée par une langue unique) au lieu de l’appréhender également sous l’angle de la pluralité. Ce qu’illustre de manière convaincante l’écrivain Amin Maalouf (1998 : 9-14), en montrant, dans Les identités meurtrières, comment ses interlocuteurs français ne peuvent concevoir son plurilinguisme et son identité plurielle :
Depuis que j’ai quitté le Liban en 1976 pour m’installer en France, que de fois m’a-t-on demandé, avec les meilleures intentions du monde, si je me sentais « plutôt français » ou « plutôt libanais ». Je réponds invariablement : « L’un et l’autre ! » (…) Ce qui fait que je suis moi-même et pas un autre, c’est que je suis ainsi à la lisière de deux pays, de deux ou trois langues, de plusieurs traditions culturelles (…). Parfois, lorsque j’ai fini d’expliquer, avec mille détails, pour quelles raisons précises je revendique pleinement l’ensemble de mes appartenances, quelqu’un s’approche de moi pour murmurer, la main sur mon épaule : « vous avez eu raison de parler ainsi, mais au fin fond de vous-même, qu’est-ce que vous vous sentez ? ».
Et Amin Maalouf poursuit en expliquant que cette « interrogation insistante » lui paraît dangereuse parce qu’elle suppose « “au fin fond” de chacun, une seule appartenance qui compte (…), déterminée une fois pour toutes » que les individus sont sommés de choisir et d’exhiber pour se définir. On retrouve une posture similaire chez Henri Lopes12 qui, après avoir déclaré « je suis fier d’être un SIF, un Sans Identité Fixe » se réclame d’au moins trois appartenances :
trois identités, donc trois cordes d’une même guitare, qu’il s’agit de pincer, isolément l’une de l’autre, ou deux, ou toutes, ensemble, en veillant à n’en casser aucune, pour ne pas que la musique perde son harmonie (2003 : 11, 20).
Il en va donc de l’identité comme du plurilinguisme, elle est aujourd’hui également appréhendée par les chercheurs, spécialistes du domaine, comme plurielle, dans une vision plus dynamique des phénomènes sociaux.
Conclusion
Pour terminer je m’interroge sur le fait qu’on est peut-être en train de vivre, en France et en Suisse (recherches que je connais le mieux), une quatrième phase que je caractériserais volontiers comme étant une période de tensions dans les travaux et entre les chercheurs : tensions entre les tenants d’un plurilinguisme prôné et soutenu par les instances européennes qui serait disqualifié par d’autres, un peu comme lors de la première phase, parce que l’essentiel serait d’intégrer d’abord la personne migrante en la dotant au plus vite des compétences minimales indispensables dans la langue majoritaire du pays d’accueil (en France, le français) afin de favoriser son insertion dans le tissu social et son accession à un emploi. Cette orientation se rattache, à l’évidence, à la mise en place en France des « contrats d’intégration », selon une conception de cette intégration comme étant univoque alors qu’il ne s’agit pas d’un état, mais d’un processus qui s’effectue dans des interactions réciproques marquées par le respect et la reconnaissance des personnes, de leurs langues comme de leurs identités qui peuvent être multiples.