L’archipel de Porto Rico occupe une situation particulière vis-à-vis des États-Unis. Situé à quelque 1600 kilomètres au sud-est des premières côtes de la Floride, l’archipel jouit d’un statut politique hybride officiellement appelé « État libre associé » (Estado Libre Asociado) qui lui confère une large autonomie politique dans un cadre néanmoins défini par les États-Unis. Ce compromis élaboré difficilement dans la première moitié du vingtième siècle a été régulièrement remis en question depuis. Le sort réservé aux centaines de milliers de Portoricains émigrés aux États-Unis dans les années 1960 et 1970 a ainsi révélé les limites de cette « association » ; victimes de discriminations multiples, notamment linguistiques, ces Portoricains revendiquèrent des droits en tant que citoyens américains et hispanophones.
Cet article a pour objet d’établir la généalogie des revendications linguistiques des Portoricains et de les situer parmi leurs autres revendications, qu’elles aient été formulées sur l’archipel ou le continent. En tant qu’objet de revendication, le droit linguistique se révèle étroitement lié à son contexte. En d’autres termes, il s’élabore sur la base d’autres droits déjà établis. Ceci explique pourquoi il est essentiellement reconnu comme un droit négatif, c'est-à-dire comme une protection contre toute discrimination linguistique.
1. De l’affaire de l’U.S.S. Maine à la guerre hispano-américaine
Au matin du 16 février 1898, le monde apprit avec émoi la destruction du croiseur cuirassé américain U.S.S. Maine dans le port de la Havane. Les premiers récits firent part d’un bilan humain lourd, d’autant que la source de l’explosion était localisée à la proue du bâtiment, juste en dessous du quartier des marins. Tout en relatant cet évènement dans ses moindres détails, la presse quotidienne américaine se fit l’écho des nombreuses hypothèses expliquant cette explosion : la surchauffe d’un générateur fut d’abord présentée comme la cause la plus probable. Mais très vite, la rumeur prit le dessus, et après le sabotage de la coque par de mystérieux plongeurs scaphandriers, il fut établi que l’explosion d’une mine sous-marine espagnole avait été à l’origine de cet attentat ayant causé la mort de deux cent soixante-six hommes. Telle fut la conclusion officielle de la commission d’enquête mandatée par la marine américaine.
Au début du printemps 1898, l’issue de l’affaire de l’U.S.S. Maine était pourtant incertaine : si l’opinion publique américaine, attisée par une presse sensationnaliste (yellow press), considérait cet évènement comme une véritable déclaration de guerre adressée par l’Espagne aux États-Unis, le président américain William McKinley restait circonspect. Il ignora l’avis de la commission aux affaires étrangères du Congrès, tout comme les résolutions adoptées par les sénateurs républicains va-t-en-guerre, Joseph B. Foraker et William P. Frye. En revanche, il proposa une médiation diplomatique aux Espagnols et aux indépendantistes cubains pour tenter de mettre un terme à des décennies d’insurrection et de guerre civile. Il obtint de la Couronne espagnole la promesse d’un armistice, mais ses diplomates ne parvinrent pas à faire admettre à Madrid l’indépendance complète de Cuba. En conséquence de cet échec diplomatique, et face à un Congrès et une opinion publique acquis à la cause cubaine, le président McKinley n’eut, semble-t-il, d’autre choix que de déclarer la guerre à l’Espagne le 20 avril 1898.
La guerre hispano-américaine fut une guerre très rapide : il ne fallut à l’armée américaine, aidée par les indépendantistes, guère plus de quatre mois pour s’emparer de Cuba. Les autres colonies espagnoles dans la Caraïbe (Porto Rico) et dans le Pacifique (Guam, les Philippines) impliquées dans ce conflit ne résistèrent pas davantage1. En vertu du traité de Paris signé le 10 décembre 18982, les États-Unis acquirent l’ensemble de ces îles et archipels. C’est ainsi qu’en quelques mois, les États-Unis héritèrent des restes de l’un des plus grands empires coloniaux de l’histoire pour devenir à leur tour une puissance coloniale.
À plus d’un égard, l’explosion de l’U.S.S. Maine ressemble à ces évènements qui firent basculer le cours de l’histoire au dix-neuvième ou au vingtième siècle : quelques coups de semonce tirés en direction du navire Star of the West en janvier 1861 suffirent à entraîner les États-Unis dans une guerre civile, la guerre de Sécession3 ; l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand plongea l’Europe dans la Première Guerre mondiale. Mais à l’évidence, ces évènements eurent de telles répercussions parce qu’ils se produisirent dans des contextes très particuliers. La guerre de Sécession eut pour origine des décennies de lutte contre l’esclavage, d’antagonismes économiques entre Nord et Sud, de compromis intenables sur l’avenir de « l’institution particulière4 » dans les nouveaux territoires créés à l’ouest. Les causes de la Première Guerre mondiale sont aussi bien connues : il ne fait nul doute que le système d’alliances entre puissances européennes, lancées en outre dans une course à l’armement, fut à l’origine de la grande guerre.
Il est en revanche plus difficile d’identifier les causes profondes de la guerre hispano-américaine, et surtout de l’empire colonial américain qui en résulta. En effet, ces développements semblent constituer une véritable rupture dans l’histoire de la politique étrangère des États-Unis. Depuis la fin de la guerre de Sécession, priorité avait été donnée à l’expansion économique : l’industrie américaine avait besoin de conquérir de nouveaux marchés pour soutenir sa très forte croissance ; elle avait tout autant besoin de sécuriser ses sources d’approvisionnement en matières premières. L’expansion territoriale n’était donc pas à l’ordre du jour : en 1867, le traité d’achat de l’Alaska fut voté avec difficulté par le Congrès, au terme d’un an de débats. Mais deux ans plus tard, l’annexion de Saint Domingue, projet cher au président Ulysses S. Grant, fut rejetée par le Congrès. De la même manière, les législateurs américains refusèrent d’annexer l’archipel d’Hawaii, avec qui ils signèrent pourtant sans hésiter un traité de libre-échange en 1875.
Les origines de l’empire colonial américain font aujourd’hui l’objet d’un débat historiographique intéressant. De nombreux historiens soulignent le caractère exceptionnel de cet épisode colonial, et défendent la thèse selon laquelle la guerre hispano-américaine fut une « guerre non-voulue », une guerre qui s’imposa aux États-Unis (Lafeber, 1995 : 202 ; Offner, 1992 : ix-x). Ces interprétations se fondent sur une analyse du contexte immédiat. En dépassant ce cadre chronologique, d’autres considèrent cette guerre comme la suite logique d’un mouvement d’expansion territoriale commencé au lendemain de la révolution américaine. L’historienne Aïssatou Sy-Wonyu défend cette thèse, et explique en ces termes comment l’ancienne colonie britannique émancipée avec fracas un siècle auparavant avait pu endosser les habits du colonisateur (2004 : 9) :
Ainsi se dessine une figure des États-Unis comme antinomique du colonialisme, défini comme l’assujettissement et la prise de contrôle politique de territoires que l’on a ainsi privés de leur droit à l’autodétermination. Ils en sont même les garants, devenant les ennemis des ennemis de la liberté, suscitant l’espoir des peuples opprimés, sur le plan économique et politique.
2. La langue dans la politique coloniale américaine
L’objet de cet article n’est pas de trancher en faveur de l’une de ces deux interprétations ; précisons toutefois qu’un tel arbitrage nous semble assez périlleux, car les discours légitimant cette guerre et le maintien de cet empire colonial varièrent en fonction des territoires : les Américains distinguèrent très nettement la valeur de Porto Rico de celle de Cuba, celle des Philippines de celle de Guam, etc. Mais notre perspective apporte à ce débat de nouveaux éléments : grâce à l’analyse de la politique linguistique instaurée à Porto Rico au lendemain de sa conquête et des revendications linguistiques qui lui répondirent, nous pouvons affirmer que la politique coloniale américaine se construisit essentiellement par improvisation. Cet argument valide aussi bien la thèse d’une « guerre non voulue », d’une colonisation par accident, que celle d’une « république impériale », car dans cet exercice d’improvisation, les Américains firent appel à des valeurs constitutives de leur république.
Ce qui distingue la politique coloniale américaine de cette époque, c’est un besoin impérieux, un effort constant de justifier l’expansion territoriale. Soulignons également que cet effort est postérieur à la conquête, qu’il ne la précède pas. L’année 1898 marque ainsi le début d’une période de redéfinition du projet politique américain pour y inclure l’entreprise coloniale. C’est cette entreprise de justification qui conduisit le président McKinley à présenter au mois de mars de l’année 1900 la colonisation comme une nouvelle chance de mettre en œuvre les idéaux de la révolution américaine (New York Times, 4 mars 1900) :
Les libérateurs ne seront jamais des oppresseurs. Un peuple souverain (self-governed) ne laissera jamais le despotisme s’instaurer dans aucun des gouvernements qu’il a créés et qu’il soutient. […] Il est impossible que 75.000 Américains, des hommes libres, ne soient pas capables d’instaurer liberté, justice et de bons gouvernements dans nos nouvelles possessions. Ce fardeau est notre chance. Cette chance est plus importante que ce fardeau. Que Dieu nous donne la force de le supporter. Qu’il nous éclaire pour nous permettre de protéger dans nos lointaines possessions « la vie, la liberté et la quête du bonheur » (life, liberty, and the pursuit of happiness)5.
Dans cette entreprise de justification postérieure, la langue anglaise fut appelée à jouer un rôle d’une importance considérable pour deux raisons. Tout d’abord, l’anglais fut investi d’une valeur civique : apprendre à le parler devint preuve d’adhésion à un ensemble d’idéaux politiques. À la grammaire de l’anglais correspondit une grammaire de la citoyenneté articulée autour de principes élémentaires, comme le respect de la constitution de 1787. L’une des premières missions de l’administration coloniale fut donc de supplanter les langues vernaculaires au profit de l’anglais pour remplir cette mission civilisatrice et émancipatrice, justifiant de ce fait la colonisation. Cette politique linguistique eut également pour objectif d’asseoir l’autorité de la nouvelle puissance coloniale : elle fixa les règles du jeu politique et permit de créer un cadre favorable à l’investissement des capitaux américains.
L’anglais eut donc pour second rôle d’assurer le développement économique des colonies américaines. Le premier guide pédagogique adressé aux instituteurs de Porto Rico assigna sans ambages un rôle distinct à l’espagnol et à l’anglais (Teachers’ Manuel : 70) :
Ce qui justifie l’étude des deux langues, c’est que l’une [l’espagnol] est la langue maternelle d’une grande majorité des élèves de l’île et qu’elle est destinée à rester la langue vernaculaire de la population pour de nombreuses années à venir. L’exclure du programme la condamnerait à dégénérer en un patois, qui ne perdrait pas pour autant son attrait, mais qui cesserait d’instruire et d’éclairer le peuple. L’autre langue [l’anglais] est vouée à devenir la langue des affaires et de la politique sur cette île ; elle doit être enseignée aux nouvelles générations pour leur donner les mêmes chances de réussir une carrière dans les affaires ou en politique que leur compatriotes vivant sur le continent.
La somme de ces efforts de justification postérieure apporte le premier argument du caractère improvisé de cette politique coloniale. Le second élément soutenant notre interprétation a trait à la question linguistique. Comme l’indique la citation précédente, les premiers diagnostics de la situation linguistique à Porto Rico laissaient entrevoir la formulation d’une politique linguistique tendant à la diglossie. Il était prévu que cet objectif soit atteint en une génération ; les autorités coloniales firent d’ailleurs preuve d’une grande confiance dans sa réalisation car, pour reprendre les termes du Commissaire aux affaires de Porto Rico (Carroll, 1899 : 59) : « Ils [les Portoricains] apprendront nos us et coutumes puisqu’ils sont meilleurs que les leurs ; ils apprendront notre langue de la même façon. ». La suite fut tout autre. L’anglais fut imposé brusquement à l’ensemble de l’île par la première administration coloniale qui ne tint compte ni des diagnostics effectués au préalable, ni des réalités sociolinguistiques complexes de Porto Rico. Elle consista pour l’essentiel à transposer à Porto Rico des règles utilisées sur le continent.
3. L’ère du tout-anglais
Revenons brièvement sur la spécificité de la situation de Porto Rico : avant la guerre hispano-américaine, le sort de cet archipel n’avait guère été débattu à Washington, car c’est bien Cuba qui était au cœur des préoccupations. Plus précisément, c’est la question du statut politique de Cuba qui fut le principal objet des débats ; sur ce point, Démocrates et Républicains démontrèrent leurs divergences et ce furent ces derniers qui réussirent à faire entendre leur voix le plus distinctement en faisant adopter « l’amendement Teller », une résolution votée par les deux chambres pour garantir l’indépendance de Cuba après la guerre. Conformément à cet amendement, Cuba put déclarer son indépendance en 1902. La suite de l’histoire de cette île, et de ses relations avec les États-Unis, fut, on le sait bien, plus compliquée6.
Le sort de Porto Rico fut décidé après coup, après la victoire éclair de l’été 1898. Pour le gouvernement des États-Unis et son état-major, plusieurs facteurs plaidèrent en faveur de son annexion : la superficie modeste de cette île (d’environ neuf mille kilomètres carrés) promettait d’en faire un territoire facile à occuper. La situation de Porto Rico dans la Caraïbe en ferait aussi une base navale idéale : elle permettrait le ravitaillement des navires américains sur la route du futur canal de Panama7. Porto Rico pourrait également contribuer à l’expansion économique des États-Unis, en servant de plateforme d’échange dans la région. C’est cette dernière fonction qui donnera aux défenseurs du bilinguisme leur argument le plus efficace.
La dernière justification de l’annexion de Porto Rico paraîtra surprenante, même si à son époque, elle eut un poids décisif. Aux États-Unis, l’un des principaux arguments utilisé par les opposants à la colonisation était d’ordre racial : la ligue américaine anti-impérialiste, créée au mois de juin 1898 pour s’opposer à l’annexion des Philippines, cherchait à répandre l’idée selon laquelle il serait néfaste d’incorporer à la nation américaine des millions de personnes d’une race dite inférieure8. Dans cette hiérarchie des races, les Portoricains étaient bien situés, c’est-à-dire presqu’en haut d’une échelle au bas de laquelle se trouvaient les Philippins. D’éminents universitaires comme le futur président de l’université d’Harvard furent d’ailleurs mobilisés pour relayer cette thèse (New York Times, 8 avril 1899) :
Il existe en réalité une différence essentielle entre Porto Rico et les Philippines. À Porto Rico, comme aux États-Unis, la civilisation est essentiellement européenne : notre objectif doit donc être de faire évoluer ce peuple selon nos principes. Leur situation est comparable à la nôtre, et leur climat n’est pas tropical au point de constituer un obstacle insurmontable. Et s’il est possible de les élever à notre niveau de développement politique, social et économique, tous ceux qui sont attachés à leur bien-être comme au nôtre doivent s’employer à le faire.
Les conditions semblaient donc réunies pour faire de Porto Rico un modèle de colonisation réussie. Certains pensent même que Porto Rico fut destiné à servir de laboratoire d’américanisation, permettant ensuite d’assimiler d’autres minorités ethno-raciales (Caban, 1999 : 16). L’enjeu était de taille, et pour réussir cette expérience inédite, la langue allait être appelée à jouer un rôle plus important.
Au lendemain de la signature du traité de Paris, Porto Rico fut placé sous l’autorité directe du ministère américain de la guerre et de son bureau aux affaires insulaires. L’une des premières missions de l’administration coloniale fut de doter l’île d’un nouveau système scolaire ; cette mission fut exécutée très rapidement : le 1er mai 1899, un nouveau code de l’éducation, élaboré sur le modèle de celui en vigueur dans le Massachussetts, fut adopté. Il prévoyait la création de conseils d’établissements dans chaque municipalité (municipal school boards) et établit le principe du financement local des établissements scolaires. Les instituteurs portoricains furent sommés d’apprendre l’anglais, sous peine de perdre leur autorisation d’enseigner. L’anglais devint la priorité du cycle d’enseignement primaire, et l’unique langue d’enseignement du cycle secondaire.
La radicalité et la soudaineté de ce changement se retrouva dans tous les autres champs d’intervention du pouvoir colonial lancé dans une politique d’américanisation générale. Le système judiciaire fut considérablement restructuré : les lois espagnoles furent remplacées par un code civil et un code pénal directement inspirés des codes de la Californie et du Montana. Un nouveau système de cours d’appel fédérales fut également instauré, dans lequel l’anglais fut seul autorisé. Mais le bouleversement le plus important se produisit dans le domaine de l’activité économique ; à Porto Rico, celle-ci était principalement concentrée autour de la culture du café et de la canne à sucre. L’une des conséquences de l’annexion fut la levée des tarifs douaniers américains : les Portoricains pouvaient librement exporter café et sucre aux États-Unis, mais en revanche, ces denrées étaient désormais soumises aux barrières douanières de Cuba et de l’Espagne. Or ces deux pays, avec la France, étaient avant l’annexion les principaux acheteurs du café et du sucre portoricain. Le marché domestique américain ne put absorber cette production, essentiellement pour des raisons économiques. Les conséquences de cette reconfiguration des marchés, conjuguée à d’autres facteurs (climatiques, fiscaux et monétaires) marqua le début d’un processus au terme duquel les petits propriétaires terriens, puis les industriels portoricains furent forcés de vendre leurs terres et leurs biens, le plus souvent à des groupes agroalimentaires américains. Il s’ensuivit une paupérisation des campagnes, un mouvement d’exode vers les villes et plus tard, vers le continent.
À la tutelle militaire directe succéda un gouvernement civil en vertu du Foraker Act de 19009. La représentativité de ce gouvernement fut limitée, puisque le gouverneur et les onze membres du conseil exécutif étaient directement nommés par le président des États-Unis. Néanmoins, cinq des membres de ce conseil devaient être des citoyens portoricains, et une chambre des représentants élue fut instaurée. Enfin, un commissaire aux affaires insulaires fut nommé pour représenter au Congrès les intérêts de Porto Rico, mais sa fonction était essentiellement consultative, car il n’avait pas de droit de vote.
Ces gages de représentativité n’infléchirent pas la politique linguistique sur l’île. Officiellement, le bilinguisme fut instauré à tous les échelons de l’État en vertu de la loi du 21 février 1902, mais puisque ce texte prévoyait l’utilisation de l’espagnol ou de l’anglais dans les débats à l’assemblée et dans tous les documents officiels, il revint à autoriser l’utilisation exclusive de l’anglais. La mainmise coloniale s’étendit davantage dans le domaine scolaire, puisque les conseils d’établissements instaurés dans chaque municipalité furent placés sous l’autorité exclusive du conseil exécutif. Les municipalités étaient donc tenues de financer des écoles sans pouvoir contrôler leur programme. La question du contrôle des conseils d’établissements se retrouvera au cœur des revendications linguistiques des Portoricains tout au long du vingtième siècle, sur l’île puis sur le continent.
La dernière étape dans cette prise de contrôle de l’école portoricaine eut lieu au cours de l’année 1903-1904, quand l’anglais devint l’unique langue d’enseignement dans les écoles primaires et secondaires de l’île (Negron de Montilla, 1975 : 97-102). Pour faire appliquer cette nouvelle politique linguistique, une centaine d’instituteurs anglophones fut recrutés sur le continent chaque année, et la mission de l’école normale créée au sein de la nouvelle université de Porto Rico fut d’apprendre aux instituteurs portoricains à enseigner en anglais. De plus, des cours d’été furent dispensés dans les universités de Harvard et de Cornell (Caban, 1999 : 131-133). Le commissaire à l’éducation Roland P. Falkner (en fonction de 1904 à 1907) mit en place un système d’évaluation progressive pour s’assurer chaque année des progrès des instituteurs portoricains.
4. Les premières revendications linguistiques
Face à ces bouleversements, les premières revendications linguistiques furent logiquement formulées par des instituteurs. Dès l’année 1900, Francisco Vincenty, le premier président du syndicat des instituteurs portoricains, exprima son point de vue sur l’imposition de l’anglais dans une revue pédagogique intitulée « La Educacion Moderna » :
De la même façon que les instituteurs acceptent d’appliquer toute innovation représentant un progrès pour notre système éducatif, il est de notre devoir de résister avec sérénité et persévérance à toute réforme incompatible avec nos conditions particulières. Le programme d’enseignement de l’anglais fait partie de cette dernière catégorie de réformes… Nos enseignants actuels ne possèderont jamais une maîtrise suffisante de l’anglais pour pouvoir l’enseigner. (Negron de Montilla, 1975 :105)
Soulignons que la position des instituteurs portoricains fut nuancée : leur opposition à l’anglais se justifia avant tout pour des raisons pédagogiques. C’est le bien-fondé de l’utilisation de l’anglais comme langue d’enseignement dans le cursus primaire qui fut le principal objet de leur critique, non l’enseignement de l’anglais, ou même le bilinguisme. Leur critique put se radicaliser au fil des années, mais leurs revendications doivent être distinguées de celles émises par les partis politiques portoricains et leurs représentants. Celles-ci furent formulées avec beaucoup plus de virulence, et exprimèrent un refus catégorique de l’anglais. Citons cet article au titre évocateur « Le joug de la langue » écrit en 1903 par Luis Munoz Rivera, l’un des premiers leaders indépendantistes de l’ère coloniale américaine :
Le despotisme qui pèse sur Porto Rico se manifeste de différentes façons, mais aucune n’est plus odieuse que la façon brutale avec laquelle l’anglais nous est imposé comme langue officielle. Les Américains ne se souviennent pas, et ne veulent pas se souvenir que parmi les neuf cent cinquante mille habitants de l’île, neuf cent quarante-cinq mille ne parlent que l’espagnol et ne sauront jamais parler une autre langue. (Algren De Guitierrez, 1987 : 55)
La première tentative d’infléchir la politique du tout-anglais remonte au mois de janvier 1915, lorsque la Chambre des représentants de l’île adopta une loi déclarant l’espagnol langue officielle de Porto Rico. Mais elle fut immédiatement frappée du veto du conseil exécutif. Cette tentative témoigne du développement d’un sentiment nationaliste et indépendantiste dans l’île dans les années 1910 ; c’est à cette époque que se forgea une identité portoricaine distincte, qui se définit par opposition aux États-Unis, à l’anglais, et qui s’appropria, en le magnifiant, l’héritage culturel et linguistique castillan (Torres-González, 2002 : 120).
Afin d’endiguer cette poussée indépendantiste, les États-Unis dotèrent Porto Rico d’une nouvelle loi organique en 1917, le Jones-Shafroth Act10. Un sénat portoricain vit le jour, le Commissaire aux affaires insulaires devint une fonction élue et une charte des droits (bill of rights) fut adoptée. La provision la plus importante du Jones-Shafroth Act est celle qui attribua la citoyenneté américaine à tous les Portoricains. C’est cette mesure de naturalisation en masse qui était destinée à calmer les velléités indépendantistes. À cet infléchissement de la politique coloniale correspondit un retour de l’espagnol dans le système scolaire : cette langue retrouva son rôle de langue d’enseignement lors des quatre premières années du cycle primaire, avant de céder progressivement sa place lors des quatre années suivantes.
Ces évolutions ne réglèrent pas la question du statut de Porto Rico, loin s’en faut. Le Jones-Shafroth Act attisa les débats sur cette question, entrainant de ce fait une recomposition du paysage politique de l’île. La question linguistique resta à l’ordre du jour, et elle devint à partir de cette époque intimement liée à celle du statut de l’île. C’est ainsi que l’un des plus anciens partis portoricains, le Partido Unionista de Puerto Rico majoritaire dans les deux chambres en 1917, commença à se scinder en deux camps, l’un favorable à une plus grande autonomie de Porto Rico au sein des États-Unis, et donc favorable à l’enseignement en l’anglais, alors que l’autre camp indépendantiste entendait privilégier l’espagnol (Algren De Guitierrez, 1987 : 80-81).
Toutefois, cette correspondance ne se vérifie pas à toutes les époques ; l’histoire des partis portoricains et de leurs positions sur la question du statut de l’île est d’ailleurs assez complexe, car ponctuée de recompositions et réalignements. Des partis d’ordinaire opposés sur les questions de politique intérieure purent se rejoindre sur la question du statut ; ainsi, en 1932, en pleine récession, le parti socialiste et le parti républicain créèrent une coalition originale dans le but d’apaiser les conflits sociaux. Tous deux plaidèrent pour l’incorporation de Porto Rico au sein des États-Unis, en qualité d’État. Cette aspiration de longue date des Républicains étaient devenue celle des Socialistes, qui virent en cette solution un moyen de lutter contre les ravages du « capitalisme absentéiste », c'est-à-dire la mainmise sur l’économie insulaire de propriétaires résidant aux États-Unis le plus clair du temps (Caban, 1999 : 226-227). Le parti socialiste portoricain et les grands syndicats de l’île contribuèrent ainsi à l’effort d’américanisation à la grande satisfaction des gouverneurs de l’époque.
5. La question linguistique sur le continent
La question linguistique ne fut réglée sur l’île qu’après la Seconde Guerre mondiale, à la veille de changements politiques importants. En 1950, le Congrès vota une loi autorisant les Portoricains à rédiger leur propre constitution et à la ratifier par référendum. En 1952, plus de 80% de la population vota en faveur d’une nouvelle constitution de facture assez classique, mais maintenant l’île sous tutelle américaine. Porto Rico devint un « État libre associé » (commonwealth) aux États-Unis ; selon cette formule singulière, les Portoricains conservent leur citoyenneté américaine, sans pouvoir toutefois être représentés au Congrès ou voter aux élections présidentielles.
Dans ce contexte de transfert progressif de souveraineté, l’espagnol retrouva son rôle de langue d’enseignement dans les cycles primaires et secondaires en 1949, après des décennies d’expérimentations aussi hasardeuses qu’inefficaces, puisqu’à cette époque, le pourcentage de personnes âgées de plus de dix ans déclarant savoir parler l’anglais ne s’élevait pas à plus de 27%11. Pour autant, l’anglais ne fut ni banni des écoles de l’île, puisqu’il resta enseigné comme langue seconde, ni des institutions politiques, puisque la constitution de 1952 précise dans son troisième article12 que les députés doivent savoir parler soit l’anglais, soit l’espagnol. L’anglais demeura la seule langue utilisée dans les cours d’appel fédérales de l’île.
Au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, les Portoricains continuèrent de se mobiliser pour la défense de leurs droits linguistiques, non plus à Porto Rico, mais aux États-Unis, plus précisément dans la ville de New York. En naturalisant tous les Portoricains, le Jones-Schafroth Act de 1917 entraîna un phénomène « migratoire » immédiat. Celui-ci fut d’abord assez modeste, puisque pendant l’entre-deux guerres, cette migration intérieure fut essentiellement temporaire, c'est-à-dire que les Portoricains restèrent à New York pendant une durée moyenne de cinq ans (Sanchez-Korrol, 1994 : 52). La majorité de ces travailleurs migrants était peu qualifiée, et vivait regroupée dans des petits quartiers portoricains appelés « colonias ». La question linguistique ne se posait alors guère : l’espagnol était l’idiome des colonias ; c’était en somme la langue de la solidarité et de l’entraide. L’anglais était l’unique langue tolérée dans le monde du travail, cependant la plupart des emplois occupés par les Portoricains (dans des usines, des blanchisseries ou sur des chantiers de construction) ne nécessitaient pas de connaissances linguistiques particulières.
Une fois de plus, c’est la question scolaire qui réveilla les consciences. Un premier épisode de mobilisation linguistique eut lieu au milieu des années 1930 : l’affaire débuta lorsque la chambre de commerce de la ville de New York entreprit une étude pour mesurer l’intelligence de deux cent quarante élèves portoricains. Ces tests administrés en anglais, langue que ces élèves comprenaient peu ou prou, conclurent à la débilité mentale de ces élèves. L’une des plus importantes associations de Portoricains du continent, La Liga Puertorriqueña e Hispana, lança au printemps 1936 une campagne pour démentir ces conclusions et dénoncer l’ensemble des évaluations menées en anglais dans les écoles de la ville, en particulier dans celles du quartier portoricain de East Harlem. Au terme de cette campagne, une première association de parents d’élèves vit le jour : les Madres y padres pro niños hispanos. Leur revendication principale fut l’instauration d’un cursus d’enseignement bilingue ; elle ne fut pas entendue, mais les autorités scolaires de la ville de New York acceptèrent de changer leurs critères d’évaluation pour ne pas pénaliser les élèves allophones.
La condition des élèves portoricains dans les écoles de New York n’évolua que très lentement ; cette évolution fut marquée par de nombreuses études entreprises par les autorités scolaires de la ville pour prendre la mesure d’un problème pourtant déjà identifié. La plus importante de ces études rendit ses conclusions en 1957. The Puerto Rican Study, une étude menée pendant quatre ans, avait pour but de déterminer la meilleure méthode d’enseignement pouvant garantir la réussite des quarante mille élèves portoricains allophones scolarisés dans les écoles de New York. Au lieu d’une méthode, elle préconisa la mise en place d’un protocole d’accueil permettant une intégration progressive dans le système scolaire régulier. Mais ce protocole d’accueil ne fut pas appliqué, principalement à cause du conservatisme d’un corps enseignant anglophone craignant de devoir subir la concurrence d’enseignants bilingues. En revanche, elle eut pour effet de ranimer les débats au sein de la communauté portoricaine : de nombreuses associations s’emparèrent de cette question, menèrent leurs propres enquêtes, tout en continuant à réclamer l’application des mesures préconisées par The Puerto Rican Study.
Il faudra attendre plus d’une vingtaine d’années pour voir le droit linguistique des élèves portoricains être enfin reconnu ; cette victoire fut d’ailleurs précédée par une autre d’égale importance. Avant de détailler les modalités de ces changements, il est important de comprendre pourquoi les Portoricains ne parvinrent pas à faire valoir leurs droits linguistiques pendant plusieurs décennies. Cet examen nous permettra aussi de comprendre les raisons de leur succès.
En 1963, une étude sociologique des différentes minorités établies à New York se démarquait pour son originalité : dans Beyond the Melting Pot, deux sociologues américains réputés étudièrent sous l’angle ethno-racial les parcours d’assimilation (définie à l’époque comme objectif) des Noirs, Portoricains, Juifs, Italiens et Irlandais. L’un des mérites de cette étude critiquable fut précisément de susciter de nouveaux débats sur la condition minoritaire et de mettre en évidence la persistance de la ségrégation. Le verdict des auteurs sur le cas portoricain était assez sévère : en comparaison avec les autres groupes étudiés dans leur travail, les Portoricains apparaissaient comme défaillants en tous points (Glazer et Moynihan, 1970 : 88, 90). Cette description semble avoir réellement marqué les Portoricains vivant aux États-Unis ; elle a aussi suscité une recherche d’une grande qualité13 qui permet aujourd’hui de connaître leur histoire.
Plusieurs facteurs expliquent la difficulté des Portoricains à faire valoir leurs droits. Le premier est identifié de longue date par Glazer et Moynihan eux-mêmes (1970 : 110). En 1930, le ministère portoricain du travail instaura un service à l’émigration qui ouvrit plusieurs agences dans les grandes métropoles américaines. Outre leur fonction première de recruter et d’orienter les candidats à l’émigration sur le continent, ces bureaux s’imposèrent comme les seuls représentants légitimes de cette population ; ils traitèrent directement avec les autorités municipales pour faciliter l’assimilation des Portoricains dans tous les domaines. Leur légitimité sera ouvertement remise en question dans les années 1960.
Un second facteur d’importance explique la lenteur avec laquelle les Portoricains firent valoir leurs droits linguistiques : celui-ci a trait à la culture politique des porte-parole de cette communauté. Les écrits autobiographiques de Jesus Colon et Bernardo Vega, deux journalistes membres du Parti Communiste des États-Unis (Communist Party USA) sont particulièrement instructifs : ils nous permettent de comprendre que les droits linguistiques étaient à cette époque loin de constituer l’une de leurs priorités. Ces deux écrivains n’ignoraient pas l’existence de la discrimination linguistique, loin s’en faut… Jesus Colon rapporte ainsi l’histoire d’un Portoricain lynché à mort pour avoir parlé espagnol dans un bar de Brooklyn (1993 : 126-128). Mais Colon et Vega envisageaient les problèmes de leurs pairs en les replaçant dans une perspective beaucoup plus large : celle du statut de Porto Rico, celle de la lutte des classes et de la lutte contre la colonisation. Ils n’envisageaient guère de pouvoir faire valoir les droits linguistiques des Portoricains avant d’avoir résolu ces questions beaucoup plus larges. Ainsi Jesus Colon termine le récit du lynchage de son compatriote en appelant les Portoricains à se mobiliser pour faire valoir leur droit de vote (1993 : 128).
Cette dernière recommandation était judicieuse, mais d’autres facteurs concoururent à changer la donne. Le premier est d’ordre démographique : l’immigration portoricaine à New York continua de croître dans les années 1950 et 1960, au point d’atteindre une masse critique rendant cette communauté incontournable dans le jeu électoral. Le nombre de Portoricains vivant dans cette ville fut multiplié par dix en vingt ans, passant de soixante et un mille en 1940 à six cent dix mille en 1960.
Le contexte politique et juridique évolua aussi radicalement pour devenir favorable à la reconnaissance des droits civiques de l’ensemble des minorités ethno-raciales à travers le pays : grâce à la somme des efforts des Afro-Américains, la ségrégation raciale fut progressivement démantelée, tout d’abord dans les écoles grâce à l’arrêt Brown v. Board of Education de 195414, puis dans l’ensemble de la vie publique en vertu de deux lois sur les droits civiques adoptées en 1964 et 196515.
La reconnaissance des droits linguistiques des Portoricains intervint au terme d’un processus de prise de contrôle des moyens de leur représentation politique. Une première victoire fondamentale fut remportée en 1966, lorsque la Cour Suprême valida une provision du Voting Rights Act interdisant de conditionner l’exercice du droit de vote à la réussite d’un examen d’anglais16. Les Portoricains ne jouèrent aucun rôle dans cette victoire, même s’ils avaient tenté de faire condamner cette pratique discriminatoire dix ans auparavant17. Mais ils s’engagèrent pour étendre les garanties du Voting Rights Act et parvinrent à faire amender la loi en 1975 pour mettre à la disposition de tous les allophones des bulletins de vote bilingues et des interprètes dans tous les bureaux de vote18.
La reconnaissance des droits linguistiques des élèves portoricains suivit un processus similaire. Tout commença avec une loi fédérale, le Bilingual Education Act de 196819, qui prévoyait d’allouer des fonds à tout district scolaire instaurant des programmes prenant en compte les besoins spécifiques des élèves allophones. Mais le rectorat (board of education) de la ville de New York ne s’empressait pas de solliciter ces fonds fédéraux pour scolariser les enfants portoricains. Les Portoricains de New York ne purent se satisfaire de ces lentes évolutions et saisirent la justice le 20 septembre 1972. L’objectif de leur plainte fut remarquablement ambitieux ; en effet, celle-ci concerna non seulement les douze mille élèves complètement allophones, mais aussi les cent soixante-dix mille autres maîtrisant imparfaitement l’anglais. En outre, les plaignants ne se contentèrent pas de vagues promesses, mais exigèrent au contraire la mise en place de programmes bilingues et biculturels. Afin d’éviter un procès très long, les parties s’engagèrent dans des négociations et conclurent un accord en août 197420. Cet accord fut le fruit d’un compromis : il prévoyait de mettre en place un programme original combinant des cours intensifs d’anglais langue seconde, des cours d’espagnol ainsi que l’enseignement de certaines matières en espagnol. Il fut transcrit dans la loi de l’État de New York huit ans plus tard.
L’histoire de la mobilisation des Portoricains en faveur de la reconnaissance de leurs droits linguistiques est riche d’enseignements. Elle nous rappelle que la revendication de ce type de droits est bien plus qu’une réaction à une situation d’injustice patente. Les premières revendications linguistiques des Portoricains furent une réponse à un discours colonial sur les vertus civilisatrices de l’anglais. Très vite, la question linguistique devint symbolique du statut de l’île, et la revendication d’un droit à étudier ou à travailler en espagnol traduisit une volonté d’indépendance politique plus large. Les Portoricains de New York mirent plus de temps à percevoir les implications de leur situation linguistique, car celle-ci est plus complexe. Mais leur statut de minorité ethno-raciale leur rappelait les origines problématiques de leur citoyenneté américaine, une citoyenneté coloniale ne leur garantissant pas leurs droits civiques. C’est dans cette citoyenneté problématique que se trouvent les origines insulaires des revendications linguistiques des Portoricains aux États-Unis. En revendiquant leurs droits linguistiques, ces derniers cherchèrent à retrouver le contrôle de leurs vies, à garantir leur égalité des chances, ou comme le rappelle l’historienne Lorrin Thomas (2010 : 243), à recouvrir un peu de leur souveraineté.