Il peut paraître présomptueux de vouloir analyser soixante-dix ans de politique d’immigration en France, dans un pays d’immigration qui a tardé à se reconnaître comme tel, où la politique publique a été davantage, sauf exception, le résultat de décisions prises dans l’urgence que le fruit de réflexions mûries dans le temps.
La politique française d’immigration est en effet marquée par les hésitations permanentes entre une politique dirigiste et une politique libérale, entre l’ouverture et la fermeture des frontières, entre l’État et le marché. L’opinion publique, la mobilisation des immigrés et des associations de défense de leurs droits ont souvent été considérées par les décideurs publics comme un obstacle à l’affirmation de politiques clairement affirmées ; les politiques migratoires tendent plutôt à répondre à des impératifs à court terme.
La politique d’immigration est constituée de deux volets : celle régissant les flux migratoires (entrée et conditions de séjour), à laquelle s’adjoint de plus en plus l’asile, bien qu’il soit pour l’essentiel régi par la Convention de Genève de 1951 et les accords européens de Dublin, et celle régissant les stocks, c’est-à-dire les populations installées, c’est-à-dire le « vivre ensemble ». Aussi la politique des flux est-elle indissociable de celle de la nationalité et elle est aussi conditionnée par le regard porté sur l’intégration de ceux qui sont là.
Deux périodes distinguent ces soixante-dix années de politique publique : les années 1945‑1974, caractérisées par une tentative de définition d’une politique de l’immigration, dépassée par les besoins de main-d’œuvre ; les années 1974‑2015, que l’on peut résumer à une logique de fermeture, doublée de la question de l’intégration. Ces deux grandes périodes seront appréhendées ici dans leur seul contexte juridique et institutionnel.
I. Une tentative de politique de l’immigration, dépassée par les besoins de main-d’œuvre (1945‑1974)
Trois épisodes partagent ces trente années, qui sont aussi appelées les « Trente Glorieuses » :
- 1945-1955 : l’échec de l’immigration contrôlée ;
- 1956-1965 : l’essor de l’immigration spontanée ;
- 1966-1974 : l’essai de reprise en main de la politique migratoire.
1. L’échec de l’immigration contrôlée (1945-1955)
En 1945, les principaux acteurs de la politique d’immigration cherchent à définir une politique volontariste, tendant à trier les immigrés entre ceux qui ont vocation à l’installation et à devenir Français par la redéfinition des conditions d’accès à la nationalité et ceux qui ne seront qu’une simple main-d’œuvre temporaire dans une période de pénurie de « bras ». Leurs préoccupations sont économiques, démographiques et « éthiques ». L’adoption de l’ordonnance de 1945, qui crée l’Office National de l’Immigration (ONI), chargé du monopole du recrutement des travailleurs étrangers, concomitante de la rédaction d’un nouveau code de la nationalité, atteste de la tentative de réinsérer la politique d’immigration dans une logique étatique plutôt que de la laisser aux mains du patronat, comme c’était le cas dans l’entre-deux-guerres avec la Société Générale d’Immigration. Un discours assimilationniste prône une immigration « équilibrée » ethniquement, géographiquement, culturellement, dont la naturalisation serait le terme et le sceau de l’appartenance à la nouvelle communauté nationale.
Trente ans plus tard, en juillet 1974, la décision de suspendre l’immigration de travail salariée par le nouveau Secrétaire d’État à l’immigration André Postel-Vinay, nommé par Valéry Giscard d’Estaing1, marque la fin d’une période caractérisée par la croissance, l’échec de l’immigration contrôlée, sa gestion en amont par les employeurs et en aval par les pouvoirs publics à travers les régularisations, la rotation de la main-d’œuvre étrangère parfois qualifiée de « noria » et le manque d’intérêt prêté par les pouvoirs publics à cette question.
La première période est marquée par la primauté de la stratégie des acteurs publics sur les autres partenaires (partis, syndicats, associations). Le choix d’une politique publique de l’immigration est appuyé par un courant d’opinion issu de la gauche (Parti communiste et CGT notamment), en réaction contre la domination patronale exercée par la Société Générale de l’Immigration. Mais très vite les idéaux d’instauration d’un régime de « stabilité » et de « confiance » grâce à un statut démocratique des immigrés et à une politique d’assimilation « équilibrée » ouvrant la voie à la naturalisation s’effacent devant la nécessité de fournir à l’économie la main-d’œuvre d’appoint au fur et à mesure de ses besoins. Très tôt, il s’avère que la France n’aura pas de politique d’immigration, l’État n’intervenant qu’a posteriori pour confirmer, institutionnaliser, régulariser des mouvements qui s’étaient créés spontanément à la demande des entreprises.
Cette tendance se double d’une tentative de dépolitisation de la question migratoire par les pouvoirs publics, analysée par Gary Freeman (1979). Celle-ci se caractérise par l’absence de débat public sur l’immigration : aucune loi n’est venue définir la politique d’immigration entre 1945 et 1980 (loi Bonnet2). C’est le règne de l’« infra-droit » comme l’écrit Danièle Loschak (1976), et la gestion « à la carte » par les bureaux de l’immigration comme l’analyse Alexis Spire (2005). La dépolitisation de la question apparaît aussi dans l’approche spécialisée, voire catégorielle de celle-ci, hors des grands débats de politiques publiques. Il s’agit de limiter la question à sa dimension économique et conjoncturelle, de tenir les immigrés éloignés de la lutte politique et syndicale. C’est ce dont attestent les propos de Georges Pompidou3, en septembre 1963 : « L’immigration est un moyen de créer une certaine détente sur le marché du travail et de résister à la pression sociale » ou de Georges Gorse, ministre de l’Emploi et de la Population, en juin 1973 : « Il est clair, dans le climat d’expansion que connaît la France, que l’immigration est une nécessité de la croissance », ou encore ceux d’Eugène Claudius-Petit4 : « Ces hommes sont venus chez nous chercher des moyens d’existence, pour eux mais aussi pour leurs familles ; ils ne sont pas venus pour participer à des luttes qui ne sont pas les leurs ». Enfin, le discours dominant sur l’assimilation tendait à faire penser que les mécanismes individuels d’insertion par le travail conduisaient automatiquement à la disparition dans la société française. C’est ce qu’exprime déjà Albert Bayet en 1945 : « L’immigré doit être regardé comme un futur citoyen du pays dont il a mérité la nationalité par son travail » (Bayet, 1945). Des enquêtes de grande ampleur, comme celle d’Alain Girard et de Jean Stoetzel (Girard/Stoetzel, 1953-1954), recensent les facteurs répulsifs et favorables à l’adaptation selon les nationalités considérées.
De 1945 à 1955, le trait saillant de la période est la tentative des pouvoirs publics d’élaborer une politique migratoire visant à gérer le séjour et l’emploi des étrangers alors que celle-ci n’est intervenue que pour « conformer, institutionnaliser, contrôler des mouvements qui s’étaient créés spontanément pour répondre aux besoins des entreprises françaises » (Tapinos, 1974). Très tôt, la contradiction se creuse entre le choix initial d’une immigration d’installation répondant à des choix démographiques et assimilationnistes, inspirés par Alfred Sauvy5, et la recherche immédiate d’une immigration de passage non qualifiée d’hommes jeunes et seuls.
En 1945, le gouvernement français estime à cinq millions le volume d’immigrants nécessaire pour le relèvement du pays. Le 2 mars 1945, le général De Gaulle informait l’Assemblée consultative qu’un grand plan était tracé « afin d’introduire, au cours des prochaines années, avec méthode et intelligence, de bons éléments d’immigration dans la collectivité française ». L’ordonnance du 2 novembre 1945, qui crée l’Office National d’Immigration (ONI), suivie de près par la loi du 19 octobre 1945 qui redéfinit le code de la nationalité, hiérarchise les cartes de travail et de séjour, mais « la rigidité de ses dispositions avait enfermé l’administration dans un cadre si étroit que toute possibilité lui était par avance enlevée de mettre en œuvre une politique d’immigration digne de ce nom » (Lannes, 1953). La crise du logement, les préoccupations de dosage ethnique (afin de privilégier les populations voisines de la France) et le passif du conflit franco-allemand (interdiction dès 1946 de l’immigration en provenance d’Allemagne) et l’hostilité à une introduction massive de travailleurs immigrés de la part du Commissaire Général au Plan ont conduit le ministère du Travail à une interprétation restrictive de l’ordonnance de 1945. Le ministère du Travail fixait le volume de main-d’œuvre souhaitée, tandis que le ministère de la Santé publique et de la population fixait les critères qualitatifs relatifs à une immigration ethniquement équilibrée et veillait, parallèlement à l’introduction d’une immigration de main-d’œuvre, à l’assimilation d’une immigration familiale.
Mais l’immigration désirée est venue en nombre moindre que celui qui était prévu : 500 000 au lieu des cinq millions escomptés, dans un contexte où la population étrangère résidente était faible (1,7 million au recensement de mars 1946). De préférence en exclusives, on s’était tourné vers les Italiens, si décriés dans l’entre-deux-guerres, par une série d’accords bilatéraux conclus entre février et novembre 1946, mais ceux-ci viennent peu nombreux. En septembre 1947, la libre circulation est instituée entre la France et l’Algérie, constituant une offre illimitée de main-d’œuvre et réglant le vieux conflit qui opposait les entreprises françaises aux colons qui se disputaient ces travailleurs. Les pouvoirs publics semblent continuer à préférer l’utilisation provisoire de prisonniers de guerre allemands afin de reculer le moment où ils auraient à faire appel à l’immigration permanente. Mais, contrairement à leurs vœux, le libéralisme l’a emporté sur le volontarisme, ou plutôt sur la rigidité de l’ONI et l’économie sur la démographie. Dès 1949, tous les espoirs de politique volontariste de l’immigration se trouvent déçus. À partir de 1954, la phase de reconstruction est à peu près terminée, tandis que se profile le conflit algérien. L’immigration libre progresse au détriment du contrôle de l’ONI. Un accord de recrutement est conclu avec la Grèce en 1954.
2. L’essor de l’immigration spontanée (1955‑1966)
Les années 1955‑1966 ouvrent une seconde période pendant laquelle l’immigration continue à croître, par suite de la reprise économique, tandis que l’État perd progressivement le contrôle de celle-ci qui, de contractuelle, devient spontanée. Quelques éléments nouveaux marquent la période : la guerre d’Algérie, qui perturbe les flux migratoires qui ne reprendront librement qu’après la signature des accords d’Évian en mars 1962, la diversification des sources d’immigration par la multiplication des accords de main-d’œuvre : Espagnols dès 1956, suivis par les Portugais, puis par les Tunisiens, Marocains, Yougoslaves, Turcs, Maliens, Mauritaniens et Sénégalais dès les années 1960. L’immigration familiale croît de façon importante entre 1955 et 1965, le volume des entrées triple (1 500 000 étrangers au 31 décembre 1955 et 2 300 000 au 31 décembre 1965), les régularisations se multiplient.
Les pouvoirs publics tentent de reprendre en main l’immigration à travers leurs organismes spécialisés et un ensemble de circulaires, d’accords bilatéraux et de règlements communautaires (la libre circulation des travailleurs européens n’intervient qu’en 1968) : création du Fonds d’Action Sociale en 1958, chargé de réaliser un programme d’action sociale en faveur des travailleurs algériens et de leurs familles, naissance de la SONACOTRA, en charge des logements pour travailleurs algériens, création de la Direction de la population et des migrations au ministère du Travail en 1966. Cependant, en 1968, l’ONI ne contrôle plus que 18 % des entrées, le reste se faisant de façon clandestine suivi de régularisations, à raison de plus de 100 000 par an à partir de 1962. Dans le discours expansionniste qui domine alors et la vague optimiste dans laquelle baigne la période, l’immigration a pour rôle de réduire les tensions mais n’est nullement envisagée comme une question de société. L’immigration saisonnière progresse, les Espagnols prenant le relais des Belges et des Italiens et constituant les deux tiers des entrées.
De 1962 à 1973, les entrées de travailleurs étrangers deviennent massives tandis que la demande patronale continue à croître dans l’industrie et le bâtiment. Seule l’immigration saisonnière commence à décroître dans les grandes exploitations agricoles. C’est le temps de l’immigration « sauvage », les mesures de contrôle l’emportent sur les mesures d’accueil. Tout est organisé en fonction des besoins de main-d’œuvre et la volonté de contrôle intervient tardivement, à partir de 1966.
3. L’essai de reprise en main du mouvement migratoire (1966‑1974)
Les années 1966-1974 constituent une période charnière quant au rôle de l’État dans sa tentative de définition d’une nouvelle politique de l’immigration, qui se veut sélective et coordonnée. De 1966 à 1968, on observe une volonté de remise en ordre, qui s’avère être un échec face à une immigration qui s’installe : les pouvoirs publics commencent à prendre conscience des dangers du laisser-faire, comme l’écrit Georges Tapinos :
Alors que, au fil des ans, l’État avait pratiquement abandonné aux entreprises la direction des mouvements migratoires, les inconvénients qu’il y avait à laisser se développer une immigration strictement soumise aux besoins de l’économie […] vont passer au premier plan des préoccupations gouvernementales (Tapinos, 1974 : 69).
En 1966, l’ONI contrôle 23 % des nouveaux entrants contre 77 % de régularisations (Espagnols et Portugais en majorité) et en 1968, l’ONI contrôle 18 % des entrées contre 82 % de régularisations alors qu’en 1948, l’ONI introduisait 74 % des travailleurs étrangers contre 26 % de régularisés a posteriori.
En juillet 1966 est créée la direction de la Population et des migrations au sein du nouveau ministère des Affaires sociales, qui accompagne le processus migratoire depuis le recrutement jusqu’à la naturalisation. En septembre 1966, les compétences du Fonds d’Action Sociale se trouvent élargies. En haut lieu, les pouvoirs publics découvrent que l’immigration a cessé d’être une question marginale. Ainsi Maurice Schumann6 déclare en 1969 qu’
un phénomène que nous sommes tentés de considérer comme marginal cesse progressivement de l’être. […] Ainsi le volume de l’immigration étrangère, son rythme de développement et les changements intervenus dans l’origine des immigrants posent aux pouvoirs publics des problèmes très nouveaux auxquels ils convient d’apporter une réponse elle-même nouvelle (Schumann, 1969)
ou Michel Massenet, directeur de la Population, indique en 1970 que
l’immigration a cessé de représenter un phénomène marginal dans l’évolution de notre société. Facteur décisif de notre développement industriel, l’immigration étrangère représente un facteur plus décisif encore de notre croissance démographique […]. Il y aurait lieu de s’en réjouir sans réserve si l’immigration étrangère n’était pas, depuis plus d’une décennie, une immigration d’un type nouveau dont les capacités d’adaptation et plus encore d’assimilation à notre vie sociale ne sont pas évidentes. […] Il faut maîtriser le mécanisme de l’immigration (Massenet, 1970).
L’adoption d’une nouvelle politique d’immigration se fait en deux phases : de 1968 à 1972 et de 1972 à 1974 dans le sens d’un freinage plus strict des flux spontanés, marqué par la circulaire Marcellin-Fontanet7 sur l’arrêt des régularisations de 1972. En 1970, l’immigration étrangère s’élève au plus haut niveau jamais atteint depuis 1945 : trois millions d’étrangers au 1er janvier, selon le ministère de l’Intérieur, sans compter les clandestins. La mise en œuvre, en 1968, du traité de Rome sur la libre circulation des travailleurs européens (articles 48 et 49) a peu d’effet, car l’immigration de main-d’œuvre communautaire ne représente plus que 30 % de l’immigration totale à cette date. L’accord franco-algérien du 27 décembre 1968 constitue le second volet d’une politique de libre circulation dans l’esprit des accords d’Évian, pouvant être réduite à 35 000 entrées par an « en cas de crise grave affectant la situation de l’emploi en France ». Celle-ci passe de 471 000 au recensement de 1968 à 710 000 au recensement de 1975. Avec le Portugal, un contingent annuel d’admissions est prévu.
Malgré cette politique mêlant la libre circulation, les quotas de main-d’œuvre et les préoccupations démographiques, l’immigration clandestine se poursuit. Une première circulaire du 29 juillet 1968 sur le taux de régularisation marque un point d’inflexion (le taux de recouvrement des entrées par l’ONI est porté à 39 % en 1970 et à 56 % en 1972). Elle est suivie par le rapport Calvez de 1969, qui énonce les principes d’une nouvelle politique axée sur les besoins de main-d’œuvre et les chances d’insertion selon les nationalités. La circulaire Marcellin-Fontanet du 16 octobre 1972 amorce une immigration sélective en unifiant les procédures de délivrance des titres de séjour et de travail, accompagnée d’une autre circulaire du 23 février 1972 qui met fin aux régularisations automatiques et impose des conditions plus strictes pour l’octroi d’une carte de séjour (certificat de travail et logement). Elle aura une très grande résonance dans l’opinion publique. Ce n’est que quelques circulaires plus tard (Gorse, 5 septembre 1972, 14 juin 1973, 26 septembre 1973) que la date limite des régularisations sera portée au 31 octobre 1973.
Suit un inventaire des coûts et avantages de l’immigration avec le VIe Plan (1971-1975) : améliorer les procédures d’introduction par la baisse du taux de régularisation, éviter que la présence des étrangers n’accélère la dégradation des conditions de travail des nationaux et ne perpétue des structures peu productives, assurer la prise en charge des coûts sociaux de l’immigration pour éviter les réactions de l’opinion publique, accroître la capacité concurrentielle de la France à l’égard de l’Allemagne, mettre en œuvre une politique de coopération avec les pays de départ. La mode est à la rationalisation des choix budgétaires (RCB). Une étude RCB est confiée à la Direction de la prévision du Ministère des Finances (Anicet Le Pors) qui dément les rumeurs sur un coût de l’immigration supérieur à ses avantages (Le Pors, 1977).
Tandis qu’on débat en haut lieu, les grandes villes françaises sont entourées de bidonvilles (393 recensés en 1970) pour lesquels le premier ministre Jacques Chaban-Delmas lance le pari qu’ils seront supprimés en 1973. Un ensemble de mesures législatives et réglementaires sont prises pour lutter contre les marchands de sommeil (loi Vivien8 de juillet 1970). Des programmes de formation des migrants sont lancés par les pouvoirs publics en 1971. En 1972, on dénombre 3,6 millions d’étrangers : un chiffre resté stable jusqu’à aujourd’hui. Dans le même temps, un arsenal, législatif cette fois-ci, fait progresser les droits des étrangers. Une loi du 27 juin 1972 leur reconnaît l’égalité des droits de représentation dans l’entreprise avec les nationaux (électorat et éligibilité pour les élections des membres de comités d’entreprise et des délégués du personnel). Comme beaucoup d’immigrés sont encore illettrés, à la condition de « savoir lire et écrire en français », exigée initialement, est substituée celle de « pouvoir s’exprimer en français ». Une loi du 1er juillet 1972, relative à la lutte contre le racisme, est obtenue après treize ans de luttes antiracistes, à l’initiative notamment du MRAP (Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples). Elle condamne les provocations à la haine raciale (articles 1er et 2), les diffamations et injures racistes (articles 3 et 4), le racisme dans les services publics et l’administration (article 6), dans les lieux publics et le logement (article 7), dans l’emploi (articles 7 alinéa 3) et prévoit que la poursuite peut être exercée soit d’office par le ministère public en cas de diffamation ou d’injures contre une personne ou un groupe, soit par plainte avec constitution de partie civile d’une association de lutte contre le racisme (articles 5, 8, 10). Enfin, une loi du 9 janvier 1973 réforme le droit à la nationalité. Complétée par un décret du 10 juillet 1973, elle élargit l’accès à la nationalité par rapport à la loi de 1945 : égalité dans la transmission de la nationalité entre parents et entre enfants légitimes ou naturels (l’enfant est Français dès lors qu’un seul de ses parents est Français), égalité de traitement entre les hommes et les femmes quant aux conditions d’acquisition de la nationalité entre les conjoints, simplification de la naturalisation et de la réintégration dans la nationalité française, modification des dispositions de perte de la nationalité française en cas d’acquisition volontaire d’une nationalité étrangère. Quelques circulaires viennent compléter cette panoplie de nouveaux droits : citons notamment la circulaire du 30 mai 1973 du ministre du Travail organisant un réseau national pour l’accueil, l’information et l’orientation des travailleurs étrangers et de leurs familles.
On ne peut qu’être frappé par les tendances contradictoires reflétées par la politique d’immigration : souci de limiter le coût social de l’immigration tout en étendant les droits sociaux, laisser-faire accordé aux employeurs pour répondre aux pénuries de main-d’œuvre et souci de reprise en main de l’immigration par les pouvoirs publics par crainte de ne pouvoir assimiler les nouveaux venus et de voir un mécontentement de l’opinion publique. L’appareil de décision, tiraillé entre l’État et le marché, répond par des orientations politiques débattues en haut lieu mais par des mesures à court terme de contrôle des flux. On peut citer à cet égard la phrase de Jean Marcel Jeanneney, ministre des Affaires sociales, qui estime, le 28 mars 1966 que « l’immigration clandestine n’est pas inutile, car si l’on s’en tenait à l’application stricte des règlements et accords internationaux, nous manquerions peut-être de main-d’œuvre » et le propos de Georges Gorse, ministre de l’Emploi et de la Population, du 14 juin 1973 où il indique qu’
il est clair, dans le climat d’expansion que connaît la France, que l’immigration est une nécessité de la croissance […]. Mais elle doit être contrôlée et organisée si l’on veut offrir aux travailleurs étrangers que nous accueillons sur notre sol des conditions de travail et d’existence décentes comparables à celles des Français et en même temps respecter les exigences de notre propre développement. Nous devons combattre l’immigration clandestine et anarchique.
La loi du 6 juillet 1973, relative aux « marchands d’hommes » suivie d’une autre loi sur l’hébergement collectif contre les « marchands de sommeil » s’inscrit dans le cadre de la politique de réforme annoncée par le ministre du travail.
C’est dans ce contexte politique quelque peu brouillé que survient l’explosion raciale de Marseille de l’été 1973, à la suite de l’assassinat d’un conducteur de tramway par un malade mental algérien. Le président de la république Georges Pompidou marque, en septembre 1973, un souci d’apaisement face aux émeutes raciales survenues dans la foulée :
La France est profondément antiraciste […]. Je crois que la seule solution, c’est un contrôle commun et réel de l’immigration, et c’est d’autre part un effort français du gouvernement, du patronat, pour la répartition des immigrés sur le territoire national, pour qu’ils ne soient pas obligatoirement concentrés sur les mêmes points et aux mêmes tâches, pour qu’on réhabilite certaines tâches difficiles dont les Français ne veulent pas, de façon à ce que progressivement nous soyons en mesure de garder nos 3,5 millions d’étrangers et nos 700 000 et 800 000 Algériens, sans qu’il y ait de problèmes qui puissent s’apparenter au racisme […]. De racisme, il n’y en a pas et en tout cas il ne doit y en avoir9.
Ce climat tendu semble être à l’origine de la décision du gouvernement algérien de suspendre dès le 20 septembre 1973 l’immigration de travail algérienne vers la France, alors même que le contingent annuel, passé de 35 000 à 25 000 par an en 1973 n’était pas atteint. Le débat se politise également à travers la quête de nouveaux droits : en mai 1973, le Parti communiste avait déjà déposé une proposition de loi pour un statut démocratique et social des travailleurs immigrés et demande l’égalité des droits syndicaux avec les Français, la revendication pour les droits politiques et le droit d’association des étrangers prend de l’ampleur.
Le printemps 1974, avec la mort de Georges Pompidou qui ouvre la voie à de nouvelles élections présidentielles, marque la fin d’une période de dépolitisation du problème par les pouvoirs publics. Avec l’élection de Valéry Giscard d’Estaing, un premier Secrétaire d’État aux travailleurs est créé depuis 1945, avec la nomination d’André Postel-Vinay en juillet 1974. Quelques jours après sa nomination, face au refus de se voir accorder les crédits nécessaires au logement qu’il a demandés, il démissionne après avoir pris une décision lourde de conséquences pour la suite : la suspension des flux de main-d’œuvre salariée, qui va ouvrir une nouvelle période dans la politique migratoire.
II. Une logique de fermeture, doublée de la question de l’intégration (1974‑2006)
On distingue trois périodes :
- de 1974 à 1981 : l’infra-droit et les débuts d’une politique d’intégration, sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing ;
- de 1981 à 1995 : une frénésie législative, accompagnée d’espoirs et de reculs ;
- 1995-2006 : une politique d’immigration marquée par les aléas de l’opinion et par l’Europe.
1. L’infra-droit et les débuts d’une politique d’intégration (1974‑1981)
1.1. La nouvelle politique de l’immigration de Paul Dijoud (1974‑1977)
L’année 1974 marque un grand tournant dans l’histoire de l’immigration en France : c’est la fin des années de croissance, la hausse des produits pétroliers depuis 1973 et, progressivement, la lente exportation de l’islam par les pays du Golfe dans les pays d’origine des migrants (Algérie, Turquie). C’est aussi l’année du blocage de la rotation des flux migratoires, qui va accélérer le regroupement familial, les migrants préférant s’installer que de risquer de ne plus pouvoir revenir travailler en France. La plupart des autres pays d’immigration européens ont aussi arrêté leurs flux de main-d’œuvre étrangère en 1973 (Allemagne, Danemark, Belgique, Pays-Bas, Autriche) et le Royaume Uni dès 1962. Mais les motifs de l’arrêt de l’immigration sont davantage de nature politique qu’économique, les débuts de la crise servant plutôt d’alibi. Comme le mentionne un rapport de l’OCDE en 1974 :
Ces mesures unilatérales, dont certaines peuvent paraître, dans le temps, liées à la crise de l’énergie et aux difficultés financières internationales, sont inspirées par des motifs d’ordre essentiellement politique […]. Tout s’est passé comme si l’approche d’une phase conjoncturelle basse, plutôt prévue que ressentie d’ailleurs, avait constituée une occasion et servi à faire admettre les décisions restrictives prises en fonction de la situation sociale et politique (Rapport SOPEMI, 1974).
Le tournant de 1974 est aussi lié, en France, à l’inflexion donnée sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing. Celle-ci s’articule autour de deux périodes.
De 1974 à 1977, une nouvelle politique migratoire est mise en œuvre. Lors de la création, le 8 juin 1974, du secrétariat d’État chargé des travailleurs immigrés, la question du logement des migrants est une préoccupation majeure. Le premier titulaire du poste, André Postel-Vinay, précédemment directeur de la Population et des Migrations au Ministère du Travail, victime, six semaines après son entrée au gouvernement, de la politique d’austérité budgétaire, démissionne le 22 juillet 1974, n’ayant pu obtenir les crédits suffisants pour le logement des immigrés. Auparavant, il signe deux circulaires essentielles : celle du 5 juillet 1974 sur la suspension de l’immigration des travailleurs et celle du 19 juillet sur l’arrêt de l’introduction des familles (celle-ci, d’une légalité incertaine, sera annulée par la suite par une nouvelle circulaire du 21 mai 1975). À cet éphémère Secrétaire d’État à l’immigration, succède Paul Dijoud, qui annonce une nouvelle politique de l’immigration : maintien provisoire de la suspension de l’immigration (septembre 1974) et plan d’action de vingt-cinq mesures (octobre 1974) : organiser l’immigration et contrôler les flux migratoires, loger progressivement tous les étrangers dans les mêmes conditions que les Français, organiser une structure d’adaptation, de formation et de promotion professionnelle, mettre en place des instruments de promotion sociale des travailleurs immigrés et de leurs familles, égaliser progressivement les droits et devoirs des étrangers travaillant en France avec ceux des Français, proposer aux partenaires européens de la France une politique concertée de l’immigration, élaborer un « livre blanc » sur la politique d’immigration pour les années à venir. Au Conseil des Ministres du 9 octobre 1974, Valéry Giscard d’Estaing commente en ces termes ce programme : « Changer aussi rapidement que possible la condition des immigrés. […] La fraternité française s’étend aux travailleurs immigrés qui contribuent à notre production et à notre progrès ». Dans le même esprit, il invite des éboueurs maliens à venir partager avec lui un petit-déjeuner à l’Élysée. Et Paul Dijoud déclare : « Cette politique, si elle parvient à ses buts, modifiera radicalement notre société. Mais cela exige une profonde transformation des habitudes collectives et individuelles et une étroite coopération avec les pays d’origine » (Dijoud, 1974). Le ton est donné : il faut transformer la société française, conquérir l’opinion publique, donner une image positive de la France dans les pays de départ. Mais la politique de contrôle des flux, orchestrée par le VIIe Plan, qui cherche aussi à remplacer progressivement une partie des travailleurs étrangers par des nationaux (Rapport SOPEMI, 1975 : 27) ne parvient à freiner ni l’immigration familiale, ni l’immigration clandestine. Avec la crise et les débuts de la désindustrialisation, le nombre de demandeurs d’emploi étrangers augmente plus rapidement que le nombre de demandeurs d’emploi français pour chaque secteur d’activité et pour une même qualification professionnelle (Wihtol de Wenden, 1976). La question du coût économique et social de l’immigration devient un thème politique.
Un décret du 21 décembre 1975 simplifie les titres de séjour et de travail et les réduit au nombre de trois, selon le principe d’une « prime à l’ancienneté ». Les titres de séjour et de travail sont d’une durée concordante : carte de résidence temporaire et carte A, valable un an et renouvelable, donnant droit à une activité déterminée dans le ou les départements mentionnés, carte de résidence ordinaire et carte B, valable trois ans et renouvelable, limitée professionnellement et géographiquement, carte de résident privilégié et carte C, valable dix ans et renouvelable, pour toute la France métropolitaine, au bout de quatre ans de travail. Ce dispositif vient compléter la circulaire du 26 novembre 1974, portant interdiction générale des régularisations.
L’organisation de l’immigration s’accompagne de mesures d’insertion sociale : au recensement de 1975, la France compte 4,1 millions d’étrangers soit 7,7 % de la population totale dont 1,9 million d’actifs. Il s’agit, selon la commission « Vie sociale » du VIIe Plan de « faire une meilleure place aux immigrés et de respecter leur personnalité », tout en réprimant l’immigration « sauvage ». Il y a une inflexion libérale dans ce discours par rapport à l’assimilation des années passées, tandis qu’à l’inverse, le contrôle se fait plus ferme que lors du laisser-faire des années de croissance. Ainsi, Paul Dijoud, en 1976, organise des « semaines du dialogue » avec les immigrés :
Toute politique d’immigration repose, par nature, sur une interrogation : doit-elle s’efforcer d’intégrer, parfois brutalement, l’immigré dans la société d’accueil et donc effacer sa particularité ? Doit-elle au contraire, considérer l’immigré comme quelqu’un qui n’est que de passage et avec lequel, par conséquent, il convient de n’entretenir que des contacts strictement utiles ? Choisir l’une de ces deux options serait absurde et inhumain, chacune d’elles méprisant et rejetant à sa manière tout ce qu’il y a d’authentique et d’enrichissant chez l’immigré. Par conséquent, toute politique humaine d’immigration est condamnée à établir un compromis entre ces deux choix extrêmes. […] C’est pourquoi j’ai choisi un chemin étroit, celui qui consiste à respecter le libre choix de l’immigré entre ses deux patries (Dijoud, 1976).
Le réseau d’accueil, créé le 30 mai 1973 mais mis en place en 1974, est l’une des chevilles ouvrières de cette politique d’ouverture. En mai 1975 naît un Office de la promotion culturelle qui organise des émissions télévisées et des manifestations culturelles.
Le deuxième volet de cette politique est l’égalité des droits : une victoire importante est obtenue dans les milieux syndicaux avec le vote de la loi du 11 juillet 1975 permettant aux étrangers d’être délégués syndicaux dans les mêmes conditions que les Français (être âgés de 18 ans accomplis, travailler dans l’entreprise depuis un an au moins et n’avoir encouru aucune des condamnations prévues aux articles L5 et L6 du code électoral). En revanche sur la question des droits politiques, Paul Dijoud ne propose rien d’autre que l’acquisition de la nationalité française :
La participation comme citoyen à la vie politique d’un pays implique que l’on ait choisi ce pays. L’immigré est un homme en instance de choix : nier ce fait reviendrait à nier sa liberté. En effet, l’étranger qui souhaite devenir Français le peut toujours avec une grande facilité, c’est la demande de naturalisation qui marque le véritable choix politique (Dijoud, 1976).
Le troisième volet concerne le respect des différences et de l’identité. Dans la perspective du retour au pays, des efforts sont faits pour maintenir des liens étroits entre l’immigré et sa culture d’origine grâce à des programmes et spectacles télévisés produits par l’Office de promotion culturelle.
Mais cette image moderne ne doit pas faire oublier que le « libéralisme responsable » tant proclamé est un libéralisme à usage interne. Le quotidien est davantage occupé par la politique du guichet, la difficulté des relations à l’administration et leur arbitraire, facilité par une réglementation souvent non écrite, changeante, touffue, mal connue faute de lois dans ce domaine. C’est l’« infra-droit », décrit par Danièle Loschak :
Les travailleurs étrangers sont souvent régis par des textes confidentiels dont on ne leur donne connaissance qu’au moment où on les leur oppose, et que l’on modifie au gré des circonstances sans respect des droits acquis. Il s’y ajoute un pouvoir discrétionnaire de l’administration à laquelle les textes laissent souvent toute latitude pour apprécier l’opportunité des mesures (Loschak, 1976).
D’autres obstacles viennent freiner une politique d’insertion réussie. Contrairement aux prévisions, la crise économique n’a pas provoqué de retours massifs et l’immigration s’installe. Le cercle vicieux de la « dynamique des métiers médiocres », décrit par Georges Tapinos se poursuit malgré l’arrêt de l’immigration : plus les métiers sont pénibles et mal payés, plus il y a d’immigrés qui y travaillent, ce qui retarde le processus de modernisation de ces emplois et conduit à l’emploi de main-d’œuvre immigrée (Tapinos, 1975). Dans certains secteurs, il y a beaucoup d’étrangers parce que les conditions du travail sont mauvaises, mais les conditions du travail sont mauvaises parce qu’il y a beaucoup d’étrangers. Le marché unique de l’emploi fait place à une balkanisation du marché du travail constituée d’une pluralité de marchés relativement cloisonnés. Ainsi, en 1976, 40,5 % des immigrés travaillent dans le bâtiment, 34,4 % dans les travaux publics, 30,4 % dans l’hygiène, 25,9 % dans la construction automobile, 16,7 % dans l’industrie du caoutchouc, 16,1 % dans la métallurgie. On les trouve surtout dans les tâches peu qualifiées, pénibles et dévalorisées : 75 % d’entre eux ont une qualification de manœuvre ou d’OS, 10 % seulement occupent un emploi qualifié et sur 100 salariés étrangers, 92 sont ouvriers. La ségrégation dans le logement se poursuit : les programmes de rénovation parquent les immigrés dans des quartiers excentrés qui deviennent des ghettos. Les isolés se heurtent aux sociétés gérantes de foyers, ce qui va conduire à l’un des plus longs conflits immigrés : celui de la SONACOTRA, de 1976 à 1978 où se mêlent des revendications relatives aux loyers, au règlement intérieur, à l’absence de salles de prière dans les foyers. Un cinquième de la population immigrée vit dans des taudis et 24 % des mal-logés sont des immigrés. Les enfants d’immigrés (estimés à un million en 1976) commencent à rencontrer l’échec scolaire et les conflits identitaires. Des associations comme la FASTI (Fédération des Associations de Solidarité avec Tou.te.s les Immigré.e.s) dénoncent l’absence de représentation politique, ne serait-ce que locale des étrangers dans la vie publique, ce qui contribue à la dépolitisation du débat (Wihtol de Wenden, 1978).
1.2. La période de Lionel Stoléru (1977‑1981)
À partir de 1977 s’amorce un durcissement de la condition juridique des étrangers (loi Bonnet de 1980). Avec la mise en œuvre de la politique de retour et la tentative de substitution de travailleurs français aux travailleurs immigrés par le nouveau Secrétaire d’État au travail manuel, puis à la Condition des travailleurs immigrés (le titre a changé), Lionel Stoléru, dans le second gouvernement constitué par Raymond Barre à partir de 1977, une sélection ethnique et politique des étrangers se dessine, caractérisée par la distinction entre « bons » et « mauvais » immigrés, tandis qu’un dispositif légal et réglementaire est mis en place à l’encontre des « inutiles » que l’on assiste et des « suspects » que l’on emploie (projet d’Ornano). En septembre 1977, la France renforce le dispositif de contrôle des entrées de travailleurs permanents et suspend pour trois ans l’immigration familiale à des fins économiques, ce que confirment le décret du 10 novembre 1977 et la circulaire du 2 décembre 1977 qui ne maintiennent qu’un droit au séjour familial, sans possibilité de travail. Les immigrés réagissent à cette situation tendue avec les pouvoirs publics par de multiples grèves et manifestations (jeunes de la banlieue lyonnaise protestant contre le racisme « institutionnel » pratiqué par la police, grève des nettoyeurs du métro parisien, grèves de la faim de clandestins). C’est le temps de la « mal vie » (Karlin/Lainé, 1978).
Le gouvernement verrouille les entrées et incite au départ. À partir de 1978, il indique sa politique qu’il qualifie lui-même de « politique à l’allemande de l’immigration » : réduction de la population étrangère de 200 000 personnes par an. La politique de retour, qu’il mène à grand bruit, mise en place le 1er juin 1977, ne produit que des résultats médiocres : ceux que l’on voulait conserver, les Portugais et les Espagnols partent en touchant le « million » (de centimes) proposé alors que ceux que l’on voulait voir repartir, les Maghrébins, restent en France malgré la crise, car tous les candidats doivent remettre leur titre de séjour et renoncer à leurs droits sociaux. De juin 1977 à décembre 1978, la procédure d’attribution a concerné environ 45 000 personnes, demandeurs ou membres de familles, auquel il faut ajouter le même nombre de retours intervenus sans recourir à ces mesures. Pour beaucoup, le retour devient plus souvent un mythe qu’un projet. Quand il se concrétise, il s’agit davantage d’un retour à la retraite que d’une mise à son compte, faute de qualification appropriée. De leur côté, certains pays de départ se résignent difficilement à l’arrêt de l’immigration en raison des transferts de fonds qu’elle apporte tandis que d’autres tentent d’adopter une nouvelle politique de retour négociée, comme l’Algérie.
En un an, 37 décrets, circulaires et notes de service avaient été pris au sujet des immigrés. Par quatre arrêts, rendus le 7 juillet et le 24 novembre 1978, le Conseil d’État en a annulé les principales dispositions au motif qu’elles avaient été prises par une autorité incompétente. L’essentiel des mesures prises par Lionel Stoléru sont concernées ainsi qu’une partie de celles de Paul Dijoud. En forme de réponse, le gouvernement tente d’adopter en 1979 la voie législative sous la forme de projets de loi (Stoléru, Barre-Bonnet, Boulin-Stoléru) qui ne verront pas le jour. Après de longs débats parlementaires confinant au blocage et sous le feu de la mobilisation politique, associative et syndicale dénonçant « la loi des suspects », la loi Bonnet sur l’entrée et le séjour des étrangers est la seule à être votée le 10 janvier 1980, au bout de plus d’un an, mais ne sera jamais appliquée du fait de l’alternance politique de 1981. De 1980 à 1981, des orientations nouvelles comme l’insertion des étrangers et des secondes générations dans la société française par l’action culturelle10, la lutte contre l’immigration clandestine11 et la création d’une nouvelle forme de coopération internationale par le droit au retour volontaire sont lancées. Sous la pression des grèves de la faim de clandestins, Lionel Stoléru se déclare prêt à étudier quelques cas individuels de « sans-papiers » et à régulariser « au coup par coup ». Les Turcs en ont été les principaux bénéficiaires. Quant au droit au retour volontaire, il est de plus en plus négocié avec chaque pays d’origine. Comme le définit Lionel Stoléru :
Le droit au retour, dans son acception la plus large, doit s’exercer comme une action commune des pays d’origine et des pays d’accueil pour offrir un libre choix concret à certains travailleurs et pour faire de leur retour un acte humain raisonné en même temps qu’un acte de coopération utile pour les deux pays.
L’exemple le plus accompli est l’échange de lettres franco-algérien du 18 septembre 1980 qui prévoit un retour de 35 000 travailleurs par an, soit environ 70 000 personnes, étendu sur trois ans et trois mois jusqu’au 31 décembre 1983. Des formules voisines sont envisagées, en janvier 1981, avec le Maroc et la Tunisie.
La période est également riche en propositions relatives à la représentation politique locale des étrangers et Jacques Chirac, maire de Paris, se déclare même très favorable au droit de vote municipal pour les immigrés ayant au moins cinq ans de résidence dans la commune d’accueil12. Cette proposition figure également dans les 110 propositions du Programme commun de la gauche en 1981 mais ne sera pas suivie d’effet. À titre expérimental, des commissions consultatives extra-municipales voient le jour. À l’échelon local également, la question du logement continue à alimenter les polémiques à tel point que, dans un coup d’éclat fin 1980, les maires communistes de Vitry et de Montigny repoussent au bulldozer l’installation d’immigrés africains dans des foyers de leurs communes. Lionel Stoléru saisit l’occasion pour se présenter comme antiraciste et libéral, parlant de « tolérance et d’hospitalité », accusant le maire de Vitry de se livrer au « racisme du vote » en faisant allusion au rejet de ses électeurs et en assurant ses interlocuteurs du soutien du gouvernement français dans cette « épreuve cruelle » et en recevant, le 1er janvier 1981, l’ambassadeur du Mali et des résidents du foyer de Vitry. Plus tard, en février 1981, il se présente comme le défenseur des immigrés à propos du « pogrom de Montigny ». Tandis que Georges Marchais, secrétaire général du Parti communiste, parle de « ghetto asiatique » à propos du 13e arrondissement de Paris, Gilbert Bonnemaison, élu socialiste de Seine-St-Denis, déclare que « la concentration des immigrés dans les cités ouvrières, au-delà d’un certain seuil, entraîne inévitablement des difficultés »13. Les soutiens aux immigrés viennent essentiellement du monde associatif et syndical (FASTI, MRAP, Églises, CFDT), solidaire des luttes qu’ils mènent à la veille des élections présidentielles de 1981.
2. Une frénésie législative, accompagnée d’espoirs et de reculs (1981‑1995)
Cette période est celle du double septennat de François Mitterrand, où le programme de la gauche est entrecoupé des alternances de la droite au gouvernement. Cette situation va se solder en une bataille législative sur l’immigration, qui contraste avec la quasi-absence de législation sur la question de la période 1945-1980. Chaque nouvelle majorité va élaborer une nouvelle loi, réformant tantôt l’ordonnance de 1945 sur l’entrée et le séjour des étrangers, tantôt le droit de la nationalité, avec pour arrière-fond la menace que représente le Front national dans la façon dont il s’approprie le débat sur l’immigration.
Trois périodes peuvent être distinguées :
- de 1981 à 1986, caractérisée par un renouvellement de la législation, hautement chargée de restaurer les symboles de la légalité dans ce domaine ;
- de 1986 à 1993 : période de bataille législative autour du contrôle des frontières et de la réforme du code de la nationalité ;
- de 1993 à 1995 : changement de ton sous la pression de nouveaux enjeux (migrations à l’est, européanisation de la politique migratoire, menace terroriste).
2.1. Une nouvelle législation riche en symboles (1981‑1986)
Bien que l’immigration soit restée un thème assez discret de la campagne de la gauche et davantage encore de la campagne de la droite aux élections présidentielles du printemps 1981, l’arrivée de la gauche au pouvoir conduit au vote d’une nouvelle législation cherchant à restaurer à la fois l’image du contrôle de l’État, de la légalité et des Droits de l’Homme. Il s’agit moins de mener « une action en faveur de » qu’à « accorder des droits aux étrangers ». En août 1981 est nommé un nouveau Secrétaire d’État chargé des immigrés, François Autain, qui sera en fonction jusqu’au 31 août 1983. Quelques mesures spectaculaires, marquant une rupture avec la période précédente sont adoptées : la régularisation massive des sans-papiers, la loi du 9 octobre 1981 sur l’égalité du droit d’association des étrangers avec les Français (abolition du décret-loi de 1939 qui soumettait les associations étrangères à une autorisation préalable du ministère de l’Intérieur et nécessité, comme pour les nationaux, d’une simple déclaration préalable), la loi du 17 octobre 1981 sur l’emploi des travailleurs étrangers en situation irrégulière (sanctions contre les employeurs) et la loi du 29 octobre 1981 sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France (réforme de l’ordonnance de 1945). La politique annoncée se présente en deux volets, le premier étant envisagé comme la condition de l’autre : la suspension d’une nouvelle immigration et la lutte contre l’immigration clandestine, l’amélioration des conditions de vie des immigrés déjà installés en France. Cette réorientation sera réaffirmée, en septembre 1983, par Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales (« les clandestins gênent l’insertion des étrangers »).
Aux termes de la loi du 29 octobre 1981, pour séjourner en France au-delà de trois mois, tout étranger âgé de plus de seize ans doit être muni d’une carte de séjour. Le résident temporaire n’est plus assujetti à la délivrance d’une autorisation préalable du ministère de l’Intérieur pour se marier. Mais la loi reprend et renforce même les dispositions de la loi Bonnet du 10 janvier 1980 en ce qui concerne les garanties de rapatriement et les documents nécessaires à l’exercice d’une activité professionnelle. Diverses garanties sont destinées à protéger l’étranger refoulé à la frontière contre les abus de l’administration. Certaines catégories d’étrangers se voient reconnaître par la loi un véritable droit au séjour : les jeunes étrangers de la « seconde génération » résidant de longue date avec leur famille en France, les résidents de longue durée, les conjoints de Français, les parents d’enfants français, les accidentés du travail en France, les petits délinquants. L’expulsion devient une mesure exceptionnelle et soumise à conditions (condamnation à une peine d’au moins un an sans sursis, menace grave pour l’ordre public). Une circulaire du 11 août 1981 stipule que les étrangers en situation irrégulière pouvant prouver qu’ils étaient en France avant le 1er janvier 1981 et qu’ils disposent d’un emploi stable pourront être régularisés. Sur 150 000 demandes, plus de 140 000 sans-papiers seront régularisés, le délai de régularisation ayant été prolongé jusqu’à la fin du premier trimestre 1982. Parallèlement, la possibilité est offerte aux employeurs de régulariser leur situation avant le 1er janvier 1982. Cette opération est considérée par le gouvernement comme un succès. Une autre mesure est adoptée, promise à un long avenir : la création des ZEP, zones d’éducation prioritaire dans les secteurs défavorisés.
Telles sont les grandes orientations de la nouvelle politique migratoire de la gauche avec des avancées mais aussi des non-décisions : le droit de vote des étrangers aux élections municipales a été mis en veilleuse malgré les déclarations de Claude Cheysson, ministre des Affaires étrangères à Alger durant l’été 1981. Ainsi François Autain « rattrape le coup » de ce qui est présenté comme une gaffe :
Je considère que toute précipitation en la matière serait préjudiciable aux intérêts bien compris des immigrés et sans doute non conforme à leurs aspirations […]. Aussi serait-il préférable d’attendre que tous les droits qui conditionnent leur insertion dans la vie quotidienne soient acquis pour envisager ensuite d’aller plus loin14.
Des résistances constitutionnelles (mode d’élection des sénateurs par les maires, les délégués des conseils municipaux qui seraient partiellement élus par des étrangers), politiques (l’opinion publique), idéologiques (dissociation de la citoyenneté d’avec la nationalité) empêchent la gauche, divisée sur ce point, d’aller plus loin. La question de la double nationalité est loin d’être résolue. Nombre de jeunes (Algériens notamment) la revendiquent alors que se pose pour eux l’épineuse question du service militaire (qui sera réglée par un accord franco-algérien de 1983). Les lenteurs des négociations avec les États d’origine révèlent de part et d’autre les réticences à une banalisation de la nationalité, surtout quand celle-ci a été acquise de haute lutte avec l’indépendance des États. Enfin, l’opposabilité de l’emploi (impossibilité d’employer un étranger nouvel entrant si un concurrent français est candidat pour le même emploi dans la même région) continue à constituer une entorse de taille à l’égalité des droits des étrangers avec les Français. Il faut aussi y ajouter les effets pervers des mécanismes institutionnels.
L’été 1983 amorce un tournant dans la politique migratoire socialiste : de nouvelles mesures réglementant l’immigration sont adoptées au Conseil des ministres du 31 août 1983, présentées, comme en 1981, en un diptyque : lutte contre l’immigration et le séjour illégal, insertion de la population immigrée et issue de l’immigration. La France compte quatre millions d’étrangers, un chiffre qui se stabilise, la population européenne en représente désormais moins de la moitié, les Maghrébins en forment 38,5 %, la population masculine diminue et la part des urbains augmente. Les Portugais sont les plus nombreux, dépassant les 800 000 au recensement de 1982. Sous la pression du Front national qui a fait une percée aux élections municipales de 1983, cette situation est vécue comme un défi : défi devant l’angoisse de voir éclater l’unité nationale et le mythe de la société homogène face à la concomitance du « boom » de l’immigration familiale et de la crise du modèle assimilationniste français (Lesourne, 1985)15.
Plusieurs séries de mesures viennent concrétiser la nouvelle inflexion. La plus spectaculaire est la carte de dix ans, votée à l’unanimité par la loi du 17 juillet 1984, considérée comme l’une des revendications de la « Marche des beurs ». Le 1er décembre 1983, arrivait à Paris cette marche, partie à pied de Marseille pour revendiquer l’égalité des droits et la lutte contre les discriminations, profondément inspirée par les grèves de la faim de la banlieue lyonnaise du début des années 1980, soutenues par le père Christian Delorme et par les JALB (Jeunes Arabes de Lyon et banlieues avec à leur tête Djidda Tazdaït). Le titre unique séjour-travail, valable dix ans, renouvelé automatiquement, est délivré de plein droit à certaines catégories d’étrangers (conjoint ou enfant d’un ressortissant français, parent d’un enfant français, réfugié ou apatride, résident en France depuis plus de quinze ans) et confère à son titulaire le droit d’exercer toute activité professionnelle sur l’ensemble du territoire français. La campagne « Vivre ensemble » cherche à soutenir et à développer des actions de participation à la vie locale. L’opération « Banlieues 89 » cherche à améliorer la cohabitation entre tous les habitants. Les contrats de plan État/région et les contrats d’agglomération facilitent la gestion conjointe des zones sensibles. Le Conseil national des populations immigrées (CNPI) créé en juillet 1984 est un organe représentatif des immigrés, des syndicats, du patronat et des associations, destiné à conseiller le gouvernement tandis que la Commission nationale pour le développement social des quartiers (DSQ) touche cent quartiers « à problèmes » de plusieurs villes. Le Fonds d’action sociale est régionalisé en janvier 1983. Des commissions extra-municipales sont créées sur incitation gouvernementale à partir d’août 1983.
Mais, au conseil des ministres du 10 octobre 1984, un dispositif administratif et policier est décidé pour lutter contre l’immigration clandestine, tandis que le regroupement familial et le droit d’asile sont soumis à des conditions limitatives. La politique du retour, mise en veilleuse jusque-là par la gauche, est réactivée par une politique d’aide à la réinsertion au cours du premier semestre 1984. Le droit au retour, encadré financièrement, vient compenser la perte du droit au séjour et du droit à revenir. Pourtant, l’immigration est devenue un dossier explosif. Ainsi, à Toulon, le maire UDF Maurice Arreckx se pose en redresseur de torts :
En tant qu’élu, j’ai le devoir de dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas et n’ose plus dire […]. Notre pays est devenu une poubelle où sont recueillis des révolutionnaires, des anarchistes et des délinquants de tout poil. Il faut les chasser […]. Que ce soit la droite hier ou la gauche aujourd’hui, tout le monde a des complexes sur le problème des immigrés16.
À Dreux, l’immigration est devenue une arme politique et le secrétaire national du Front national Jean-Pierre Stirbois affirme que « des commandos d’étrangers encadrés par des communistes et la CGT font la loi et pratiquent l’intimidation et la violence à l’égard des travailleurs »17. Jean-Marie Le Pen, de son côté, affirme que la France pourrait subir « un génocide par substitution sous le nombre de ses envahisseurs »18. Ces années sont aussi le théâtre d’une intense effervescence dans les milieux associatifs civiques issus de l’immigration ainsi que dans l’entreprise où des conflits d’OS immigrés dans l’automobile chez Renault et Citroën marquent l’inquiétude des immigrés face à la désindustrialisation et l’émergence d’autres revendications, comme les salles de prière sur les lieux de travail. Pierre Mauroy, Premier ministre et Jean Auroux, ministre du Travail, sonnent l’alarme en dénonçant l’infiltration de groupes religieux musulmans dans ces conflits19.
2.2. Durcissement du contrôle et réforme de la nationalité (1986‑1993)
La période qui suit s’annonce sous le signe de la fermeté. Aux élections législatives de 1986, la droite a obtenu la majorité et le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, est déterminé à mener une politique musclée de l’immigration. En octobre 1986, il décide de faire voter une loi qui annule la plupart des bénéfices de la loi de 1981, sans toutefois toucher à la carte de dix ans. Des charters sont organisés conjointement et se soldent par la reconduction de 101 Maliens qui sera fortement médiatisée (parce que certains n’étaient pas expulsables). De retour aux affaires, la droite lance également un grand projet sur la réforme du code de la nationalité. Celle-ci a été amenée au cœur des débats politiques par le Front national et le Club de l’Horloge, auteur de deux ouvrages sur l’accès à la nationalité française sur le thème « être Français, cela se mérite et il y a des Français sans le vouloir, des « malgré eux » ». En 1987, le gouvernement de Jacques Chirac décide de créer une commission des Sages pour faire des propositions de réforme du code de la nationalité. Celui-ci était fondé, au terme de plusieurs réformes successives, dont la dernière datait de 1973, sur un équilibre entre le droit du sol et le droit du sang. Les riches débats auxquels a procédé la Commission, dont les travaux n’aboutiront pas pour cause d’approche des élections présidentielles de 1988, ont conduit à une inversion des positions entre la gauche et la droite sur le droit du sol et le droit du sang. Tandis que la droite veut restreindre l’accès à la nationalité pour les jeunes nés en France de parents étrangers et les conjoints de Français, citant le « Qu’est-ce qu’une nation » d’Ernest Renan et insistant sur l’importance du contrat social et du vouloir vivre collectif comme fondateur de l’identité nationale, la gauche insiste sur le droit du sol, cher aux traditionalistes du début du 20e siècle (Barrès, Maurras) et la résidence comme élément de socialisation essentiel fondant l’appartenance à la communauté nationale. La question de l’islam avec en filigrane « Comment peut-on être Français et musulman ? » émerge aussi des débats ainsi que celle de la double nationalité, des Franco-Algériens notamment, avec la question du service militaire alors que très peu d’entre eux font leur service en Algérie. Malgré le report de ses travaux, la Commission a eu le mérite, forte de ses multiples auditions, de mettre sur la table un sujet sensible portant sur la place de l’immigration dans l’identité française et la façon dont la France se vivait, malgré elle, comme pays d’immigration (Commission Marceau Long, 1989).
Le retour de la gauche au pouvoir amène au vote d’une nouvelle loi sur l’entrée et le séjour. La loi Joxe, adoptée en mai 1989, restaure le contrôle du juge et consolide les conditions d’entrée et de séjour des étrangers. Elle introduit également une procédure de régularisation non dite des étrangers en situation irrégulière. Pierre Joxe, ministre de l’Intérieur, procède également à la première tentative de dialogue de la République avec l’islam. Des travaux comme ceux de Bruno Étienne (1989), de Gilles Kepel (1987), de Rémy Leveau (Leveau/Kepel, 1988) ont commencé à alerter l’opinion sur l’émergence de l’islam dans l’immigration : un islam populaire porteur de revendications dans la cité comme l’organisation du marché de la viande halal, de carrés musulmans dans les cimetières, de la célébration des fêtes rituelles, de la construction de mosquées. La réponse ministérielle est la création du CORIF, le Conseil de réflexion sur l’Islam en France, présidé par le recteur de la mosquée de Paris, Dalil Boubaker. Celui-ci prônera un islam respectueux des valeurs de la république parfois qualifié par certains de gallican.
En 1991, la guerre du Golfe vient semer des troubles supplémentaires dans les interrogations de la société française et du gouvernement sur les allégeances des jeunes issus de l’immigration. Travaillés par le projet de réforme du code de la nationalité, beaucoup d’entre eux, d’abord tièdes quant à leurs appartenances, ont proclamé haut et fort leur attachement à la nationalité et à l’identité françaises et certains ont même brigué des mandats aux élections municipales de 1989 sous l’impulsion de l’association France Plus. D’autres au contraire ont marqué leur dissidence en criant « Vive Saddam » dans les banlieues, par provocation. Mais les associations ont su canaliser les esprits et afficher un légitimisme sans faille à l’égard de la France (Wihtol de Wenden, 1991). La question de l’islam en France prend de l’ampleur, dans un contexte qui se confond parfois avec la question urbaine.
Depuis les années 1980, le phénomène des banlieues ne cesse de tarauder les débats publics. Héritières des impensés de la construction à la hâte des grands ensembles dans les années 1960 à 1980, elles encerclent la plupart des grandes métropoles françaises et n’ont cessé de s’ethniciser sous l’influence de l’accès à la propriété du monde ouvrier français et des classes moyennes. Devenues lieux de révolte, de délinquance, de désocialisation dès la fin des années 1970, mais aussi d’invention culturelle, elles ont fait l’objet d’une politique de prévention et de développement social qui donne naissance, en 1990, à la politique de la Ville, dotée pour la première fois d’un ministre et dont le deuxième occupant du poste sera Bernard Tapie. Une série de mesures accompagne cette politique qui met l’accent sur le localisme, la participation, la citoyenneté, sans parvenir à impulser davantage de mixité sociale ni de mobilité géographique pour les habitants.
C’est dans ce contexte où monte le sentiment d’insécurité, de perte d’identité sur fond de chômage que la droite accède à nouveau au pouvoir en 1993 et met en œuvre le dispositif préparé par Charles Pasqua. Deux lois sont votées dès 1993, une seconde loi Pasqua sur l’entrée et le séjour, qui précarise la condition de nombre d’étrangers, dans un contexte où se profile le dispositif sécuritaire européen (accords de Schengen sur la fermeture des frontières extérieures de l’Europe et, de Dublin sur l’asile) et la loi Méhaignerie sur la réforme du code de la nationalité qui, pour la première fois depuis le code civil, supprime l’accès automatique à 18 ans à la nationalité, fondé sur le droit du sol chez ceux qui sont nés en France de parents étrangers (introduction de critères), durcit les conditions de l’acquisition à la nationalité française par mariage et met fin aux réintégrations dans la nationalité française des ressortissants de pays d’Afrique noire. Des rumeurs ont couru sur des femmes algériennes venant accoucher en France, sur les mariages blancs et de complaisance qui ont contribué à aggraver la teneur restrictive de cette loi.
La période se termine par une vague d’attentats terroristes dans le métro parisien et le RER ainsi que sur les rails du TGV près de Lyon, en 1995. Un jeune de la banlieue lyonnaise, Khaled Kelkal, auteur de l’attentat du TGV, est abattu par la police après avoir raconté, lors d’un précédent séjour en prison comment il est passé d’un parcours ordinaire en banlieue émaillé du sentiment de discrimination, à des camps d’entraînement en Algérie. Le thème de la « fracture sociale » est introduit dans la campagne présidentielle de 1995 par le candidat Jacques Chirac, élu président de la République.
3. À la recherche d’une politique de l’immigration (1995-2006)
Quelques éléments nouveaux vont acquérir une place importante dans l’élaboration de la politique publique d’immigration : le poids de la politique européenne, qui se construit dans un esprit de dissuasion, de répression et de lutte contre l’immigration clandestine, l’impact limité mais réel de nouvelles migrations venues d’Europe de l’est et de régions du monde avec lesquelles la France avait peu de liens (Sri Lanka, Pakistan, Afghanistan), et surtout le poids du terrorisme islamique, dont le 11 septembre 2001 vient aggraver l’impact en impulsant une dimension sécuritaire riche en amalgames. Les années 2000, marquées par un nouveau débat, à l’initiative des Nations Unies et de l’Union européenne, introduisent la question de l’entrouverture des frontières nécessitée par le vieillissement européen et les pénuries de main-d’œuvre à concilier avec un renforcement de la lutte contre l’immigration clandestine. Deux périodes peuvent être distinguées pour marquer l’évolution du contexte institutionnel : 1995-2002 (premier septennat de Jacques Chirac) et 2002-2007.
3.1. De l’arsenal sécuritaire à la non-décision (1995-2002)
En mai 1995, Jacques Chirac est élu président de la République et nomme Alain Juppé comme Premier ministre. Fort du dispositif mis en place en 1993 par Charles Pasqua, celui-ci commence à calmer le jeu à la suite des attentats terroristes du RER Port Royal et n’introduit pas de nouvelles lois sur l’entrée et le séjour. Mais les lois Pasqua ainsi que la crise du droit d’asile, où la plupart des candidats se retrouvent déboutés, conduisent, en 1996, à une mobilisation des sans-papiers d’abord dans l’église Saint-Ambroise, puis rue Pajol, puis à Vincennes et enfin, durant l’été 1996, à l’église Saint-Bernard dans le quartier de la Goutte d’Or à Paris. Le 26 août 1996, un coup de hache est donné par la police dans une porte de l’église Saint-Bernard où les sans-papiers poursuivaient leur grève de la faim. Leur évacuation va être le déclencheur d’un fort mouvement de solidarité qui discrédite la politique gouvernementale à leur égard.
En 1997, une commission des sages est créée, présidée par Stéphane Hessel, pour faire des propositions sur ce dossier, mais ses travaux seront court-circuités. Le changement de majorité qui mène Lionel Jospin aux fonctions de Premier ministre conduit à une vague de réformes législatives. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, décide par circulaire d’une régularisation exceptionnelle (150 000 candidats, 90 000 régularisés) et fait voter une nouvelle loi sur l’entrée et le séjour en 1998. Inspirée par Patrick Weil20, elle innove sur plusieurs points sans toutefois revenir sur le principe de la fermeture des frontières : des facilités sont accordées pour l’entrée aux hommes d’affaires, experts, visiteurs âgés des familles, malades. Le droit d’asile se décline entre l’asile conventionnel de la Convention de Genève, l’asile constitutionnel pour les combattants de la liberté et l’asile territorial pour ceux qui ne remplissent pas les conditions de Genève tout en étant menacés (cas notamment des Algériens des années 1995). Le code de la nationalité est modifié par la loi Guigou21 de 1998. Celle-ci revient à la loi de 1973, rétablissant l’accès automatique à la nationalité par l’effet du droit du sol pour les enfants nés en France de parents étrangers à l’âge de la majorité. Cette disposition est inchangée jusqu’à aujourd’hui sans que le débat sur le code de la nationalité soit revenu sur la place publique.
Mais d’autres revendications se font jour et la situation de certains immigrés se dégrade. À Sangatte, où un centre de la Croix-Rouge a été établi dans les hangars de construction de l’Eurotunnel, des candidats à l’immigration vers le Royaume Uni s’accumulent dans l’espoir de traverser clandestinement la Manche : Afghans, Kurdes, Pakistanais veulent y demander l’asile, car ils y ont des proches, ils parlent l’anglais, il n’y a pas de contrôles d’identité une fois entrés et on a le droit de travailler quand on est demandeur d’asile en se fondant dans les communautés déjà installées. Malgré le pourrissement de la situation, aucune décision n’est prise. On constate le même immobilisme à propos de deux autres revendications portées par la gauche : le droit de vote local et la double peine. Enfin, les clandestins non régularisés par la circulaire de 1997 sont encore 60 000 à attendre. Là encore aucune solution ne leur est proposée. C’est par frilosité à l’égard de l’éventuelle montée du Front national que la gauche n’a pas voulu s’engager sur le chapitre de l’immigration pendant cette période. Mais elle a déçu des militants, qui sont allés chercher plus à gauche des réponses à leur mobilisation.
3.2. La politique de Nicolas Sarkozy (2002‑2006)
La réélection triomphale de Jacques Chirac et la défaite de la gauche aux présidentielles de 2002 portent au ministère de l’Intérieur Nicolas Sarkozy. Aussitôt arrivé, celui-ci s’empresse de faire voter deux nouvelles lois sur l’immigration : la loi sur l’entrée et le séjour de novembre 2003 et la loi sur l’asile du 10 décembre 2003. La première durcit les conditions d’entrée et de séjour, la migration matrimoniale et le regroupement familial. La seconde restreint le droit d’asile en supprimant l’asile constitutionnel (qui ne représentait que très peu de bénéficiaires) et l’asile territorial et introduit de nouvelles notions restrictives telles que l’asile interne (quand les conditions de sécurité sont assurées dans un périmètre de sécurité d’un pays en crise) et une liste de pays sûrs d’où il est très difficile de demander l’asile.
La loi sur l’interdiction du port de signes religieux à l’école est votée en 2004.
À l’automne 2005, la crise des banlieues se manifeste par l’incendie de voitures dans la banlieue parisienne, suite à des violences policières.
Puis, le ministre de l’Intérieur remet en chantier un nouveau dispositif, qui aboutira au vote, le 3 juin 2006, de la loi sur l’entrée et le séjour qui a pour slogan « oui à l’immigration choisie, non à l’immigration subie ». Celle-ci entrouvre les frontières à une élite de personnes très qualifiées et de créateurs (une carte « capacités et talents » est créée à cette fin), de qualifiés et de saisonniers (à la condition de ne pas travailler plus de six mois trois ans durant). Mais elle continue de restreindre le regroupement familial et l’immigration matrimoniale. Un mois à peine après le vote de cette loi, sous la pression de réseaux militants (le RESF, réseau Sans Frontières) destinée à soutenir les enfants soumis aux reconductions à la frontière du fait de la clandestinité de leurs parents, il est acculé à la régularisation de plusieurs milliers de familles.
III. La période 2007‑2017
1. Du côté des politiques publiques
Quelques décisions phares marquent la période en France : la loi Sarkozy de 2006 sur l’« immigration choisie » (qui est présentée comme l’antithèse des migrations dites subies, regroupement familial, droit d’asile, sans papiers), la création, en 2007, d’un ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale avec Brice Hortefeux puis Éric Besson comme titulaires du portefeuille, l’éradication de la « jungle » de Calais, en 2009, suite à une première fermeture du centre de Sangatte en 2002 par Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur, où s’entassaient les candidats au départ pour l’Angleterre, la tentative de retour à plus de droit du sang dans le code de la nationalité et, dans ce contexte restrictif et sécuritaire, la création du Musée de l’immigration, alors appelé Cité nationale de l’Histoire de l’Immigration, un projet refusé par Lionel Jospin en son temps, puis accepté par Jacques Chirac et qui ouvre ses portes sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy avec pour formule « Leur histoire est notre histoire ». Le climat est donc à la confusion des messages, et le musée ne sera inauguré que sous le quinquennat de François Hollande, par le président de la République, en 2014. La politique très dure à l’égard des nouveaux arrivants nuit à l’intégration des nouveaux Français, à l’inverse de la formule qui avait longtemps couru selon laquelle les sans-papiers nuisaient à l’intégration de ceux qui étaient là… Mais le terrorisme qui frappe en France en 2015, puis l’arrivée de demandeurs d’asile, peu nombreuse au regard des chiffres allemands en 2015 (76 000 demandeurs en France) et le projet de déchéance de la nationalité par le gouvernement socialiste ne contribuent pas à renouveler le discours sécuritaire ni à l’injonction à l’intégration.
2. Les acteurs associatifs
Durant cette période, l’une des difficultés de la politique d’accueil a été à la fois de contribuer à la mise en œuvre de la politique publique, l’intégration à la française, et de conserver un esprit militant en faveur du respect des droits des étrangers. Car comment peut-on accueillir d’un côté si l’on mène une politique restrictive à l’entrée et au séjour de l’autre, qui nuit à l’intégration future des nouveaux entrants ? Tel a été le dilemme, car beaucoup de décideurs politiques ont considéré que les « clandestins nuisaient à l’intégration de ceux qui sont là ».
Nombre d’associations nationales mais aussi avec leurs antennes régionales et locales, comme RESF, la Ligue des Droits de l’Homme, la FASTI, le MRAP, le Secours catholique, la CIMADE, l’ACAT et quelques autres ont su fédérer autour d’elles des militants du quotidien qui s’occupent d’une autre forme d’accueil : celui des sans-papiers, des déboutés du droit d’asile, des individus isolés et des familles en instance de reconduction à la frontière en les aidant à constituer leurs dossiers de régularisation et parfois aussi en leur apportant des soins de première nécessité (couvertures, nourriture, abri). Elles agissent souvent dans l’urgence, dans l’affrontement avec les pouvoirs publics, dans le plaidoyer national et parfois international (Forums sociaux mondiaux). De son côté, Forum réfugiés et France Terre d’Asile se spécialisent dans l’accueil des demandeurs d’asile. Un autre dilemme de l’accueil se profile : faut-il faire avec ou lutter contre ? Beaucoup d’associations sont partagées par l’une et l’autre fonction, collaborative et tribunicienne.
Dans le passé, la politique d’accueil à la française a institutionnalisé le mouvement associatif au service de la politique publique d’intégration, dans une logique de « faire faire », de délégation de compétences aux associations à l’échelon local, dans un souci d’efficacité et avec moins de moyens. Peut-être verra-t-on à leur tour les associations de soutien aux migrants d’aujourd’hui s’insérer dans la société civile à laquelle font appel les modes de gouvernance, multilatérale, régionale ou mondiale des migrations. Il faut pour cela que l’accueil s’internationalise dans ses thématiques et ses causes et soit en mesure d’élaborer des formes de mobilisations transnationales. Mais la tâche est immense, car la mobilité du monde est en marche et les deux tiers de la population de la planète n’ont pas le droit de circuler librement.
3. L’opinion publique
La France est un pays d’immigration qui s’ignore, a écrit la sociologue et politologue Dominique Schnapper. La France est en proie à la montée de l’extrême droite, arbitre de la décision concernant les thématiques de l’accueil et de l’intégration, de l’islamisme radical sur fond de chaos international et de la passion française pour l’intégration, au sens où l’entend l’historien anglais Theodore Zeldin. C’est au nom de l’opinion publique que, durant trente ans, le droit de vote n’a toujours pas été accordé aux étrangers non européens, que l’idée est répandue que plus on accueille mal les nouveaux venus, moins ils viendront, que « l’effet d’appel » tient lieu de règle de conduite pour les tenants de la politique restrictive, des idées toujours contredites par les faits. Depuis 2002, le Front national est aux portes du pouvoir lors des élections présidentielles, ce qui a eu pour effet soit de mettre l’immigration au cœur de la campagne, comme en 2012, soit d’en parler le moins possible pour ne pas radicaliser le débat, comme en 2017.